Rouge, jaune, orange, bleu, vert…
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Rouge, jaune, orange, bleu, vert…
J E U N E S S E ENFANT par Michel DEFOURNY maître conférencier à l’ULg Rouge, jaune, orange, bleu, vert… De la couleur avant toute chose… Voici une sélection de cinq albums qui misent sur une couleur dominante, que celleci constitue le moteur de la narration, qu’elle contribue à créer une atmosphère, qu’elle singularise le récit ou qu’elle soit célébrée sous ses multiples nuances. 88 Rouge : Le Chat rouge par Grégoire Solotareff Le rouge est au cœur de la création de Grégoire Solotareff. Il suffit de regarder les couvertures de quelques-uns de ses albums ou leurs pages de garde. De Loulou à Gentil Jean, du Diable des Rochers à Moi, Fifi où le titre de l’album et le nom de l’auteur sont écrits en lettres rouges. Dans cet album, à nouveau publié par L’école des loisirs, c’est l’histoire d’un chat rouge qui nous est racontée. Une couleur pour le moins inhabituelle pour ces animaux ! Et l’on sait que la différence, fréquemment à l’origine de l’exclusion, est un thème cher à Grégoire Solotareff qui l’a admirablement traité dans Le Diable des Rochers. En raison de sa couleur, Valentin est rejeté par ses congénères qui se moquent de lui et le condamnent à la solitude de la forêt. Un jour, cependant, le chat rouge fait la connaissance d’une chatte au pelage blanc. Tous deux se plaisent. Elle s’appelle Blanche Neige. N’y voyez aucune allusion à l’histoire des sept nains. Sachez seulement qu’elle devient invisible lorsque tombe la neige. Par-delà, le nom de cette chatte aux beaux yeux verts fait basculer le récit dans l’univers des contes où les loups affamés et les sorcières, chapeau et nez pointus, guettent leurs proies. Mais Grégoire Solotareff est un maître de la pirouette narrative, aussi Chat rouge et Blanche Neige triomphent-ils du danger et des épreuves. L’amour ne pouvait que l’emporter, ainsi que le nom du chat rouge, Valentin, le laissait deviner. Les deux héros en- voient se promener le loup et la sorcière parce que « les chats sont comme ça, ils n’obéissent jamais ». Inutile d’insister sur l’art pictural de Grégoire Solotareff, dans cet hymne à l’amour et à la liberté ! Flamboiement des couleurs, expressionnisme des portraits, puissance des traits noirs et épais, efficacité des gros plans qui alternent avec de larges paysages, telles les images de la forêt suscitant l’effroi chez le lecteur. Jaune : Tandem par Séverine Vidal et Irène Bonacina À la grille de l’école, vélo à la main, la petite chouette attend patiemment son ami. Le rendez-vous avait été fixé à midi. Et il n’est pas là ! En retard, une fois de plus, ce drôle d’oiseau venu on ne sait d’où, qui, un beau jour de rentrée pluvieuse, a déboulé en classe et s’est assis juste devant elle. Dans la cour de récré, quelques mots avaient suffi pour que la chouette et le retardataire partagent des secrets et deviennent des amis inséparables. Le temps passe, la petite chouette s’impatiente, elle se fait du mauvais sang. Elle se tracasse, ne sait quelle contenance adopter. Doit-elle rentrer à la maison, déçue à tout jamais ? Ses yeux se remplissent de larmes… Mais le voilà, il finit par arriver tout souriant avec le gâteau qu’il avait promis d’apporter. L’excursion aura bien lieu. Tous deux enfourLectures 191, mai-juin 2015 J E U N E S S E cheront le vélo. Heureux, ils fileront vers la rivière, vers le bonheur. Une belle histoire d’amitié entre enfants, presque une histoire d’amour racontée avec beaucoup de délicatesse. Aussi poétiques que le texte de Séverine Vidal, les dessins d’Irène Bonacina, proches de la caricature ou plutôt de Sempé, impressionnent par leur expressivité, leur vivacité, leur humour, leur douceur. Voyez les mimiques de la petite chouette, comparez les deux doubles-pages de la cour de l’école, lorsqu’elle est vide et lorsque les enfants s’y adonnent à leurs jeux. Aux dessins au trait, l’illustratrice a ajouté çà et là des touches de couleur jaune qui illuminent chaque scène : ainsi en est-il des jolis pois jaunes de la petite robe de la chouette, de ceux qui encadrent le mot « école » sur la grille de l’entrée. Il y a aussi ces ronds jaunes qui figurent les phases de la lune ou encore le jaune des becs lorsque les deux amis se bécotent. Jaune solaire de la couverture et jaune des pages de garde. Cet album enchanteur est paru à La Joie de lire. Orange : Issun Bôshi, par Icinori Voilà un conte d’origine japonaise dont les auteurs ont conservé le titre en langue originale. Issun Bôshi est le nom du héros de l’histoire ; le sous-titre de l’album nous apprend sa signification : « L’enfant qui n’était pas plus haut qu’un pouce ». De même, Mayuni Otero et Raphaël Urwiller, qui ont choisi Lectures 191, mai-juin 2015 pour pseudonyme Icinori, nous donnent-ils, en japonais, le nom du maillet magique, l’un des ressorts du récit, Uchide no Kosichi, et sa traduction, « Celui qui exauce les souhaits ». Dans le même esprit, les auteurs ont multiplié les références à l’art de l’estampe japonaise. Au vu de certaines images, on pense à Hokusai ou à Hiroshige, aux masques de théâtre et à une certaine gestuelle propre à ce dernier. On ajoutera encore que le format en hauteur a souvent été utilisé dans l’édition japonaise. À la lecture du conte, le lecteur occidental ne manquera pas de se souvenir de Tom Pouce. Les deux récits et leurs deux héros sont proches par bien des points. Toutefois nombreuses sont les différences. Un couple se désespérait de ne pas avoir d’enfant, répétant sans cesse que, même un toutpetit petit serait le bienvenu. Et le miracle finit par se produire : Issun Bôshi naquit. Il avait la taille d’un pouce. En quinze ans, il n’avait pas grandi d’un centimètre. À cet âge, il décida de quitter ses parents. Avide de découvrir le vaste monde, il s’en alla avec pour tout bagage un bol à riz et une aiguille, deux objets qui se montrèrent bien utiles. En chemin, il rencontra un ogre qui le chargea de lui amener la fille du seigneur de la ville voisine. En récompense de quoi, grâce au maillet magique dont cet être maléfique était porteur, celui qui n’était pas plus grand qu’un pouce deviendrait un homme fort et puissant. La suite du récit est palpitante. Notons au passage que l’aiguille se révéla particulièrement efficace lorsque l’ogre, agacé, eut avalé Issun Bôshi. 89 J E U N E S S E Le récit nous est conté dans une langue rythmée et les épisodes s’enchaînent avec rapidité. Par-delà la découverte d’un conte japonais et les références à la culture nipponne, l’album se caractérise sur le plan plastique par ses formes à la fois simples et précises, ses silhouettes, ses visages vus de profil et, surtout, par ses couleurs. Mayuni Otero et Raphaël Urwiller en ont sélectionné quatre, du bleu, du jaune, un peu de vert et de l’orange, couleurs qu’ils superposent sans le moindre souci de réalisme. Guère de constance non plus dans leur emploi ; ainsi, le bol est tantôt orange, tantôt bleu. Toutefois, à mes yeux, c’est l’orange qui domine tout au long de l’album. Cette impression est renforcée par les pages de garde, le dos du livre et la couverture qui place en son centre le fameux bol à riz bien attaché au dos du héros, de même que la longue aiguille qu’il tient à la main et dont les fonctions seront multiples. Couleur chaleureuse, l’orange a connu un grand succès dans le design des sixties et chez les hippies, le voilà qui fait un retour remarqué et remarquable dans cet album paru chez Actes Sud Junior. Bleu : Hors-pistes, par Maylis de Kerangal et Tom Haugomat Dans la collection « Les Décadrés » publiée chez Thierry Magnier avec la complicité de la Galerie Jeanne Robillard et les éditions Hélium, un « illustrateur » travaille sur un thème, guidé uniquement par son imagination. Une fois ses 90 images achevées, un(e) auteur(e) « s’en empare et les organise comme il/elle veut pour inventer une histoire ». Le texte de Hors-pistes, deuxième titre de cette collection, est l’œuvre de Maylis de Kerangal, à partir des images de Tom Haugomat. Maylis de Kerangal est une écrivaine dont le talent a été récompensé par de nombreux prix, dont le Prix Médicis en 2010. Par ailleurs, en tant qu’éditrice, le monde du livre pour enfants lui est familier. Dans un premier temps, Maylis de Kerangal a trié et mis en ordre les images reçues pour faire naître un récit condensé et elliptique. En dehors de l’aventure elle-même, nous ne saurons pas grand-chose des héros dont les images de Tom Haugomat ne nous montrent pas les visages. Au lecteur de deviner à travers des indices disséminés çà et là la situation de Bruce, cet adulte qui entraînera l’enfant dans la montagne, et nous ne saurons presque rien de cet enfant dont nous ne connaîtrons jamais le nom. On apprend qu’il vit chez un oncle et préfère ne pas parler de ses parents… Si le récit s’apparente à la narration d’un fait divers, certaines réflexions que l’auteure attribue à Bruce élargissent le propos : il s’agit de « chercher la montagne en soi », de « découvrir ses volcans et ses glaciers intérieurs ». Des mots qui évoquent la quête de soi à travers un parcours initiatique qui pousse au dépassement. Le récit est mis dans la bouche d’un garçon d’une dizaine d’années. Celui-ci raconte comment il a été confronté à la montagne, à l’inviLectures 191, mai-juin 2015 J E U N E S S E tation d’un ancien ami de ses parents, subitement réapparu après trois ans d’absence. Faire du hors-piste, c’est découvrir « autrement » la montagne, sa beauté, sa majesté, mais c’est aussi s’exposer au danger. Lors de l’exploration d’une crevasse, Bruce est pris au piège ; le sol se fracasse. C’est alors au jeune garçon de vaincre ses peurs et de partir chercher du secours. Il trouve en lui l’énergie qui lui permet de réussir : les sauveteurs ont pu arriver à temps. Les retrouvailles sont évidemment heureuses et les deux amis se promettent de tenter ultérieurement une nouvelle aventure. Les images de Tom Haugomat à partir desquelles Maylis de Kerangal a écrit sa « nouvelle » sont d’une grande beauté formelle : géométrisation de l’espace et du paysage, perspectives fuyantes qui valorisent les obliques qui se croisent parfois, cadrages cinématographiques, plongées, contre-plongées, panoramiques… De plus, l’artiste n’a utilisé que deux couleurs, du magenta et du cyan lui-même réparti en deux nuances. En superposant le rouge et le bleu, il obtient un brun violet. On notera que dans l’album, le magenta a pris une teinte orangée. Le blanc, bien sûr, est omniprésent, neige immaculée, eau gelée et blanc de la page se confondent, tandis que le bleu du ciel et celui plus léger des ombres créent une lumière qui répond à la transparence de l’air en altitude. Plus que dans d’autres albums, le bleu mérite d’être catalogué parmi les couleurs les plus froides, un froid vif que ressent le lecteur. Lectures 191, mai-juin 2015 Vert : Vert par Laura Vaccaro Seeger Pas d’histoire dans cet album paru chez Kaléidoscope, mais un répertoire varié, instructif, farfelu, saugrenu qui rend hommage à la couleur verte. Les premières images célèbrent la variété et la richesse des verts dans la nature, depuis la forêt jusqu’aux petits pois en passant par la jungle ou le lézard… Par après, on bascule dans le nonsense lorsque les rayures du zèbre prennent la couleur de l’herbe qu’il mâche, on rigole bien en voyant le « vert lent » qui n’est autre qu’une chenille sur un pétale, on s’émerveille devant les « verts luisants » lorsqu’ils dansent dans la nuit, on s’arrête devant la plaque de signalisation « stop » toujours au rouge et jamais au vert, avant d’en revenir à une jeune pousse et au magnifique feuillage des grands arbres. Dans cet album, l’artiste joue non seulement avec la gamme des verts, avec les mots et les graphies, mais également avec de subtiles découpes qui créent la surprise. Tout en enchaînant les images les unes aux autres, elles se chargent de significations différentes, selon le fond de pages auquel elles se superposent. Des feuilles deviennent des poissons, les lucioles deviennent des pommes rouges et même des mots se cachent à travers la découpe de certaines fenêtres. L’association des bibliothécaires américains a inscrit Vert sur sa liste d’honneur. • 91