Contestation créatrice
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Contestation créatrice
les débats du dd, dans l’auditorium du « monde » à paris, le 8 décembre Développement durable Contestation créatrice « Entreprendre autrement pour changer le monde », c’est le credo d’une jeunesse qui veut être actrice de son avenir ILLUSTRATIONS : ISABEL ESPANOL F ut un temps où l’on disait « Sous les pavés, la plage ! » Aujourd’hui, certains jeunes adoptent des moyens aux antipodes de ceux de Mai 68 pour remettre en cause l’ordre établi. Ils créent leur entreprise pour remédier au réchauffement climatique, aider les exclus, favoriser le rapprochement entre des populations qui s’ignorent. Onze d’entre eux viennent exposer leurs projets et réalisations, lundi 8 décembre, à l’auditorium du Monde, à Paris, dans le cadre des Débats du développement durable (Débats du DD) organisés par Le Monde et McDonald’s, en partenariat avec l’Ecole nationale supérieure des mines de Paris et la chaire développement durable de Sciences Po. Ils ont décidé d’« entreprendre autrement pour changer le monde », thème de cette troisième édition des Débats du DD. Nous ne pensons pas qu’il s’agisse d’initiatives isolées, marginales, menées par des individus privilégiés du fait de leur classe sociale ou de leur énergie supérieure à la moyenne. Une étude publiée en octobre par TNS Sofres pour la Fédération des pupilles de l’enseignement public nous a mis la puce à l’oreille. Si la moyenne des Français estime que c’est avant tout à l’Etat et à l’école de faire en sorte que la société soit plus intégratrice, les jeunes de 18 à 24 ans ne croient plus que faiblement en ces acteurs institutionnels. En revanche, ils citent les entreprises et les médias comme « acteurs les plus capables » d’atteindre ce but. Les entreprises le seront d’autant plus qu’il s’agira de sociétés nouvelles ayant une vision à long terme, un esprit collaboratif et citoyen. Ou d’entreprises traditionnelles, dirigées selon ces critères, avec des règles de management non plus fondées sur l’autorité et le contrôle, mais sur la confiance et la collaboration menées par des Cahier du « Monde » No 21738 daté Dimanche 7 - Lundi 8 décembre 2014 - Ne peut être vendu séparément « entrepreneurs d’avenir », ainsi baptisés par Jacques Huybrechts, fondateur du mouvement du même nom, et participant des débats. L’innovation, une désobéissance réussie Ces deux générations d’entreprises ont bien compris qu’elles avaient besoin l’une de l’autre. Olivier Kayser, créateur d’Hystra, une société de conseil en stratégie hybride, en est convaincu depuis longtemps. Ainsi que les autres acteurs du changement qui participent aux deux tables rondes des Débats du DD. Qu’il s’agisse d’Ashoka, réseau de 3 000 entrepreneurs sociaux dans 80 pays, ou de MakeSense, « organisateur d’actions collectives autour de projets d’entrepreneuriat social », qui souhaitent monter des partenariats avec des grands groupes, ou de Christian de Boisredon, dont l’entreprise Sparknews s’est donné pour mission de faire connaître ces initiatives dans les médias. Quelques collectivités territoriales mettent en place des structures spécifiques pour aider ces jeunes pousses à émerger et à se développer. Comme le Solilab de Nantes. Et des institutions financières se sont créées avec des offres adaptées, qu’il s’agisse de fonds d’investissement tel Citizen Capital ou de plates-formes de prêts participatifs à l’instar de KissKissBankBank et sa petite sœur HelloMerci. « Le futur ne peut être une projection de notre présent. Car nous ne vivons pas une crise, mais une métamorphose de notre société », estime Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental, qui doit introduire les débats. « L’innovation est une contestation. C’est une désobéissance réussie », ajoute-t-il. Pour que, sur les pavés, se créent des emplois de qualité économiquement viables pour une société plus harmonieuse. p annie kahn 2 | développement durable 0123 DIMANCHE 7 - LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014 De jeunes entreprises engagées Science, démocratie, réseaux, agriculture, financement, consommation... L’innovation sociale et sociétale se niche partout. La preuve par l’exemple I ls ont un peu plus ou un peu moins de la trentaine et ont décidé de créer leur entreprise ou de lancer une association. Pour améliorer l’environnement, réduire les fractures sociales ou sociétales. Ils sont venus présenter leurs réalisations et leurs projets lundi 8 décembre, à Paris, aux Débats du développement durable. Microdon Le ticket de caisse solidaire « Si, cerveza, beso » (oui, une bière, un baiser) étaient les trois mots que PierreEmmanuel Grange connaissait à son arrivée au Mexique pour une mission confiée par une multinationale. Lors de l’étape cruciale des premières courses, face à la question inintelligible de la caissière, il répond « si », plus convenable à son goût que « cerveza », et beaucoup moins osé que « beso ». Plus tard, il s’apercevra qu’il a dit oui à l’arrondissement du montant de ses achats à une somme supérieure au profit d’une œuvre de charité ! Conquis par cette idée, Pierre-Emmanuel décide de créer la « première entreprise sociale française proposant des outils de microcollecte de fonds auprès des consommateurs et des salariés ». Concrètement, cela consiste à faire un don de quelques centimes à quelques euros récupérés sur les factures, les bulletins de paie, les tickets de caisse et les achats en ligne des personnes le souhaitant. Microdon permet de « diversifier et d’augmenter les ressources des associations », explique son fondateur. Microdon a été créé à Paris en 2009 et aidé par Planet Finance. « Nous avons mis en place un partenariat avec Franprix, qui a déployé notre outil, l’Arrondi en caisse, au profit d’antennes locales de la Croix-Rouge et du Secours populaire français », dit Pierre-Emmanuel Grange. Environ 300 supermarchés proposent désormais cette solution et 100 % des dons collectés sont reversés aux associations partenaires. Pour ancrer son projet dans la durée, Pierre-Emmanuel et son équipe ont établi des partenariats avec les principaux éditeurs de logiciels de bulletins de paie et d’encaissement, et des institutions financières ou de conseil telles que BNP Paribas, Accenture, NYSE Euronext. L’outil, en place dans plus de 30 entreprises, a recueilli près de 1 million d’euros de dons depuis sa création en 2009. Microdon a financé ses premières années en levant des fonds auprès des principaux financeurs solidaires et de la Caisse des dépôts. L’entreprise bénéficie également du programme PM’up, mis en place par la région Ile-de-France pour soutenir le développement des PME innovantes en les aidant pendant trois ans. Microdon atteint l’équilibre économique grâce à la vente de ses services de mise en place de programmes solidaires aux entreprises traditionnelles. Démocratie ouverte Participation citoyenne Directement inspirée de la démarche d’Open Government lancée par le président Barack Obama aux Etats-Unis, l’association Démocratie ouverte milite pour de nouveaux modes de gouvernance. Elle promeut ainsi une plus grande transparence des données publiques, et propose des outils et prestations pour faire participer les citoyens aux décisions qui les concernent, en recueillant leurs avis, critiques et suggestions. Née sous forme de collectif, Démocratie ouverte est désormais une association consacrée à la conception et l’expérimentation de projets d’Open Government Partnership (OGP). Il s’agit d’une initiative mondiale lancée en 2011 pour mettre en réseau les Etats s’engageant dans la voie de l’open government. Cyril Lage et Armel Le Coz sont à l’origine du projet en France en janvier 2012. Ils sont très vite rejoints par d’autres acteurs engagés en France, en Tunisie, au Québec, en Suisse et en Belgique. « Il est encore compliqué de trouver des fonds sur ce qui touche à la démocratie. Nous surmontons ces difficultés temporairement en nous engageant beaucoup bénévolement. Ce système montre ses limites », explique Armel Le Coz. L’association a aujourd’hui un budget de moins de 25 000 euros et un seul salarié, en emploi aidé depuis cet été. Si le financement reste délicat, les projets ne manquent pas : Démocratie ouverte lance la plate-forme Parlement & Citoyens, dont le défi est de permettre à tous d’influer sur la construction des lois et de mettre à disposition des députés et des sénateurs des outils d’intelligence citoyenne collective. Le programme Territoires hautement citoyens vise pour sa part à accompagner les collectivités dans les transitions démocratiques locales en laissant beaucoup plus de place aux citoyens dans la gouvernance de l’espace public et des biens communs. Pour Armel Le Coz, « il faudrait créer des maisons des citoyens partout sur le territoire, transformer le Conseil économique, social et environnemental [CESE] en maison mère des citoyens ! Ce type d’institution devrait s’ouvrir dans un maximum de villes et villages en Europe. Ces “tiers-lieux” citoyens constitueraient un environnement propice à l’entrepreneuriat social et sociétal ». Leka Jouet éducatif pour enfant autiste A première vue, l’interaction sociale est difficile à décoder par une machine. Mais avec leur première création, les ingénieurs de Leka, jeune start-up installée à Neuville, dans le Val-d’Oise, sont parvenus à créer un « smart toy robotisé, ludique et interactif », personnalisable, facilitant le lien entre la personne handicapée et son environnement. Conçue spécialement pour les enfants autistes, Moti est une sphère qui stimule leurs sens grâce à des mouvements autonomes et à l’émission de musique, de couleurs et de vibrations. Elle a aussi pour fonction de compiler des données dont pourront se servir parents, éducateurs et médecins pour mieux cerner le modèle d’interaction de chaque enfant. L’idée est venue à Ladislas de Toldi en 2012 lors d’un cours de design. Elle s’est concrétisée dans un autre cours, sur la création d’entreprise. Preuve que le cadre universitaire peut être propice à l’émergence d’innovations. Le créateur de Moti est rejoint plus tard par Marine Couteau, et ensemble ils créent Leka en 2013. L’équipe espère démarrer la commercialisation de son premier produit en 2016. Les jeunes entrepreneurs ont bénéficié de l’accompagnement de l’incubateur Val-d’Oise Technopole, puis du soutien d’Antropia, l’incubateur social de l’Essec. Le financement de la jeune entreprise est assuré par les fonds récoltés lors de concours et par un prêt d’honneur de Scientipôle Initiative. Ce prêt à taux zéro, remboursable sur cinq ans, est destiné aux entreprises franciliennes innovantes de moins de trois ans d’activité. Pour la production industrielle à venir de Moti, Leka espère lever des fonds plus conséquents. Selon Ladislas de Toldi, l’ancrage de l’entrepreneuriat social dans le paysage socio-économique en France passe par un rapprochement avec le monde des start-up : « Il faut conjuguer la rigueur et les fonds importants de l’entrepreneuriat classique porteurs de projets, qui manquent d’impact social, avec l’énergie et la volonté de changer le monde de l’entrepreneuriat social. » Naïo Technologies Le robot est dans le pré Lors d’une discussion avec plusieurs agriculteurs en 2010, à la Fête de l’asperge à Pontonx-sur-l’Adour (Landes), Gaëtan Severac se rend compte d’un problème sérieux : à cause de leur poids et de leur fragilité, les outils mécaniques de désherbage dont les agriculteurs ont besoin sont trop difficiles à déplacer. Par conséquent, les agriculteurs se servent de désherbants chimiques, fortement nuisibles à l’environnement. Développer un robot qui puisse transporter ces outils d’un endroit à l’autre serait une solution écologique, pense alors le jeune ingénieur. Il en parle à deux amis d’école, diplômés comme lui depuis quelques années. Ils montent leurs premiers prototypes dans un garage, avec l’aide du FabLab de Toulouse, un lieu d’échange d’idées et de bricolage commun. Des professionnels du milieu agricole, des structures d’accompagnement telles que l’incubateur Midi-Pyrénées et des représentants du pôle de compétitivité agricole Agrimip Sud-Ouest Innovation leur prêtent main-forte. La faisabilité technique étant prouvée, ils créent leur société en novembre 2011. L’équipe fait alors du porte-à-porte chez les agriculteurs pour leur présenter Oz et Sam, les compagnons-robots qui diminuent la pénibilité du travail. « Au début, il était difficile de trouver un financement parce qu’il n’y avait pas encore de ventes, explique Gaëtan Severac, mais aujourd’hui nous avons pu réunir 730 000 euros grâce au crowdfunding. » Plusieurs agriculteurs du sud de la France en sont désormais équipés. Un partenariat avec la région Midi-Pyrénées permet en outre à l’entreprise de créer un laboratoire de recherche pour un nouvel engin travaillant dans les vignes. L’entreprise devrait atteindre son équilibre financier en 2016, date au-delà de laquelle l’équipe souhaite se développer à l’international. Simone Lemon Un restaurant sans gaspillage Alors que 3 millions de tonnes de fruits et légumes sont jetés chaque année en France car jugés inesthétiques ou hors calibre, la future enseigne de restauration Simone Lemon veut minimiser les pertes alimentaires en utilisant ces ingrédients « hors normes », achetés chez des producteurs locaux. Elle sera également l’un des rares restaurants français facturant ses plats au poids. « Pour consommer selon son appétit et donc… ne pas gaspiller ! » expliquent les deux cofondatrices, Elodie Le Boucher et Shéhrazade Schneider. Au menu, des entrées originales comme le mélange croustillant de fenouil, poires et pancetta, des plats complets tel le curry aux sept fruits et légumes. Le prix est unique, 2,50 euros les 100 g, afin d’attirer un public plus nombreux et diversifié que celui de la plupart des enseignes « bio » ou « fait maison ». Ce concept de vente au poids remporte déjà un franc succès à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, en Allemagne ou encore au Brésil. Les invendus seront redistribués à des associations partenaires s’occupant principalement de sans-abri. Elodie et Shéhrazade, deux anciennes de l’Ecole supérieure de commerce de Paris, se sont réparti les tâches : marketing et développement durable | 3 0123 DIMANCHE 7 - LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014 voit aussi de réaliser des documentaires télévisés sur cette première édition, tout en préparant le Tour 2015. Station Energy Des « stations solaires » en Afrique Sur les quelque 1,6 milliard de personnes privées d’électricité dans le monde, plus de 500 millions vivent sur le continent africain. A sa sortie de l’Ecole des mines de Douai et de HEC, Alexandre Castel s’est attaché à trouver une solution à cette situation. Avec deux entrepreneurs déjà expérimentés, Jérôme Brasseur et Patrick Reynaud, il développe Station Energy, une entreprise distribuant des « stations solaires », dans les zones rurales d’Afrique subsaharienne, grâce à un réseau de revendeurs locaux franchisés (Le Monde du 6 janvier 2014). Ces stations solaires alimentent les habitations en électricité, ainsi que des espaces commerciaux réfrigérés proposés à la location, des pompes, des lampadaires, des cybercafés, des services de rechargement de téléphones mobiles. Ce qui permet à une économie locale de se développer. Selon le jeune entrepreneur, « un foyer moyen d’Afrique subsaharienne dépense l’équivalent de 10 euros par mois pour des solutions chères et de mauvaise qualité telles que les bougies et les lampes à pétrole pour l’éclairage, et les piles non rechargeables pour les appareils électriques. Station Energy propose des solutions durables pour moitié moins cher ». Il prévoit également de relier des centres de santé pour faciliter les campagnes de vaccination dans les zones les plus reculées d’Afrique. Lancée en 2012, la jeune entreprise compte déjà une dizaine de distributeurs franchisés dans chacun des pays où elle est installée : Sénégal, Burkina Faso, Comores et Côte d’Ivoire. Station Energy, qui emploie 80 personnes, dont cinq en France, vise un chiffre d’affaires de 1,5 million d’euros en 2014, cinq fois plus qu’en 2013. p SoScience La science avec conscience PROGRAMME « ENTREPRENDRE AUTREMENT POUR CHANGER LE MONDE » Journée débat lundi 8 décembre, de 9 heures à 17 heures dans l’auditorium du Monde. Les débats seront introduits par Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental (CESE). « Nouveaux modèles : comment passer de l’émergence à l’évidence » Table ronde, de 10 h à 12 h 40. Six entreprises présentées par leur créateur : Leka, Expliseat, Démocratie ouverte, SoScience, Simone Lemon, Ticket for change. Avec, pour en débattre, Amandine Barthélémy (Essec, Sciences Po, Odyssem), Christian de Boisredon (Sparknews), Jacques Huybrechts (Entrepreneurs d’avenir), Sarah Mariotte (Ashoka), Christian Vanizette (MakeSense). Et des étudiants de l’Ecole des mines. « Quel ancrage durable au-delà de l’innovation ? » Table ronde, de 14 h à 16 h 30. Cinq entreprises présentées par leur créateur : Spear, Microdon, Naïo Technologies, Station Energy, Demain, le film. Avec, pour en débattre, Mahel Coppey (Ville de Nantes), Olivier Kayser (Hystra), Laurence Méhaignerie (Citizen Capital), Vincent Ricordeau (KissKissBankBank), Delphine Smagghe (McDonald’s France). Et des étudiants de Sciences Po. Entrée libre, sur inscription. distribution, pour la première, restauration, logistique et développement pour la seconde. L’incubateur de l’Essec, Antropia, les a aidées à définir leur business plan. Le réseau Ashoka les a conseillées pour leur levée de fonds. Ce qui a amené un certain nombre de grandes entreprises (LVMH, Deloitte, Crédit suisse…) à les soutenir en leur apportant leur expertise. Elles ont obtenu un prêt d’honneur de 20 000 euros de la part du comité d’investissement d’Antropia et une subvention de 50 000 euros pour des projets socialement innovants de la région Ile-de-France. Simone Lemon a réuni près des deux tiers des fonds nécessaires à son démarrage. A court terme, leur objectif est donc de lever le tiers manquant, d’obtenir un local à Paris, et de lancer les travaux pour assurer l’ouverture en avril 2015. Sur le long terme, elles souhaitent « démontrer qu’il est possible de faire de l’entrepreneuriat social tout en étant ambitieux et rentable ». Spear Crowdfunding coopératif « Lorsque des épargnants déposent leur argent dans une banque classique, ils ne savent souvent pas à quoi cette somme est utilisée entre la date de son dépôt et celle de son retrait », explique Nicolas Dabbaghian. En 2011, il a créé Spear à Paris, une plate-forme de crowdfunding sous forme de coopérative, avec François Desroziers, également jeune diplômé. Leur initiative veut rendre plus transparente l’utilisation de l’épargne, tout en ayant un fort impact social, environnemental ou culturel. Pour atteindre ce but, Spear a choisi de promouvoir la finance participative au service de petits projets. L’entreprise joue en effet un rôle d’intermédiaire entre le porteur d’un projet en besoin de financement et les personnes prêtes à placer leur argent. En plus du taux d’intérêt, Spear a mis en place un système qui permet à l’épargnant de bénéficier de déductions fiscales liées à l’investissement dans des PME, car l’épargnant ne prête pas directement au porteur de projet, mais achète des parts sociales de la coopérative. Les projets proposés sont sélectionnés en fonction de critères de viabilité économique et d’impact positif sur la société. Spear fait un premier tri. Puis des banques partenaires (le Crédit coopératif, la Société générale et le Crédit municipal de Paris) décident en dernier ressort, et déterminent la durée et le taux de l’emprunt. Sur le site Internet de Spear, l’épargnant peut alors choisir quelle somme il souhaite investir dans son projet préféré. L’épargnant paie 3 % de frais à la plateforme. « Grâce à l’argent des épargnants de Spear, ses banques partenaires accordent un prêt à taux minoré aux porteurs de projet », précise Nicolas Dabbaghian. Depuis sa création, la plate-forme a contribué au financement d’une vingtaine de projets à hauteur de 2,5 millions d’euros. Ticket for Change Des trains pour trouver sa voie Tout commence en Inde, en décembre 2012, lorsque Matthieu Dardaillon, 25 ans, embarque pour le Jagriti Yatra, un voyage en train avec 450 jeunes – une majorité d’Indiens et une poignée d’étrangers chanceux –, sélectionnés parmi 18 000 candidats. Ils parcourent ainsi 8 000 km pour faire découvrir la réalité du pays, et rencontrer des personnalités « inspirantes » pour entreprendre. Il s’inspire de cette expérience pour créer Ticket for Change (T4Change). Après avoir été incubé à HEC pendant quatre mois, le projet est finalement lancé en janvier 2014. En septembre, 50 jeunes ont rencontré 40 entrepreneurs pionniers, pendant douze jours dans six villes de France, parcourant ensemble 3 000 km. Ils ont pu discuter avec des personnalités engagées en faveur de l’entrepreneuriat social tel l’écologiste Pierre Rabhi, le directeur général de Danone Emmanuel Faber, le président de Planet Finance Jacques Attali, le président du Conseil économique, social et environnemental (CESE) Jean-Paul Delevoye, ou encore le cuisinier Thierry Marx, l’ingénieure Thanh Nghiem et la consultante Marie Trellu-Kane. Le projet a un triple but. La sensibilisation d’abord : T4Change cherche à donner une image positive et dynamique de l’entrepreneuriat social en France et à déclencher une vague d’engagements dans le pays. Susciter un déclic, ensuite, et aider des jeunes en quête de sens à trouver leur voie et à mettre leurs talents au service de la société. Enfin, offrir aux participants un accompagnement personnalisé de dix mois. Chris Delepierre, 24 ans, a ainsi lancé son projet d’entreprise qui vise à utiliser l’impression 3D pour venir en aide aux aveugles. Alice Müller, 21 ans, développe un projet d’association proposant à des étudiants d’accompagner et aider scolairement des enfants roms, afin de favoriser leur intégration à l’école. Avec un budget initial de 600 000 euros, T4Change compte aujourd’hui une équipe de sept personnes, âgées de 25 à 33 ans. Elle prépare le lancement du MOOC « Devenir entrepreneur du changement » prévu pour février 2015. Pour permettre au plus grand nombre de personnes de bénéficier du programme pédagogique et des conseils des 40 pionniers qui participent au projet. Elle pré- SoScience entend mettre la recherche scientifique au service de l’innovation sociale, soutenir la recherche et le développement des entrepreneurs sociaux, en les aidant à concevoir un produit innovant ou un procédé de développement. L’idée, née lors d’une discussion entre amis fin 2011, est mise en œuvre l’année suivante. Des chercheurs impliqués dans SoScience travaillent par exemple avec Faso Soap, entreprise du Burkina Faso qui intègre des principes actifs antimoustiques dans les savons pour lutter contre le paludisme. D’autres, de jeunes ingénieurs, mettent au point des fours propres pour l’entreprise indienne Prakti Design. Une troisième équipe conçoit un tapis de jeu pour intégrer les enfants aveugles au Guatemala. Entre autres. En lançant son projet, Mélanie Marcel, 24 ans, cofondatrice du projet avec Eloïse Szmatula, 25 ans, n’avait pas l’impression de choisir de devenir entrepreneure : elle souhaitait « juste que l’idée devienne réalité ». L’entreprise bénéficie aujourd’hui du soutien de partenaires importants, comme le réseau d’entrepreneurs sociaux Ashoka, l’incubateur de l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec) Antropia, le réseau de femmes European Professional Women’s Network, le soutien aux projets L’Echappée volée, le programme de mentorat Moovjee, et l’observatoire d’innovation sociale Noise. SoScience participe activement à des groupes de réflexion sur la recherche, tel De l’innovation en Europe, dirigé par le mathématicien Cédric Villani. Mélanie Marcel a créé le groupe de travail Réseau recherche responsable. « Nous travaillons aussi avec des entreprises plus classiques pour lancer des programmes d’innovation responsable en interne », explique-t-elle. Selon la jeune entrepreneure, « le plus important n’est pas de monter une boîte, mais de faire preuve d’un esprit d’initiative fort et de croire en ses idées, même si l’on rejoint la fonction publique ou le secteur privé. C’est ce qui peut faire avancer une structure, quelle qu’elle soit, start-up ou non ». p hajar benmoussa, nicola grellmann, tais niffinegger, desire zongo avec amandine barthélémy 4 | développement durable 0123 DIMANCHE 7 - LUNDI 8 DÉCEMBRE 2014 « Un rare succès de crowdfunding » | Grâce aux dons collectés sur la plate-forme de financement participatif KissKissBankBank, Cyril Dion réalise, avec Mélanie Laurent, le film « Demain », qui s’intéresse aux initiatives d’entrepreneurs écologistes et humanistes témoignage E n janvier 2007, Pierre Rabhi, pionnier de l’agriculture biologique et expert en sécurité alimentaire, m’avait demandé de mettre sur pied un mouvement autour de ses idées, un mouvement en faveur d’un nouveau modèle de société fondé sur l’écologie et l’humanisme, ce qui allait devenir le mouvement Colibris. J’assistais alors à de nombreuses conférences pour me faire une idée de ce que la sphère écologique proposait en France. Rapidement, il m’est apparu que la plupart des acteurs passaient beaucoup de temps à expliquer ce qui n’allait pas dans notre société, à décrire par le menu les catastrophes qui nous attendaient, mais que personne, ou presque, ne cherchait à mettre bout à bout les solutions que nous connaissons déjà pour élaborer une vision cohérente et désirable du futur. Or, il me paraissait difficile de demander à la majorité des gens d’abandonner leurs habitudes, leurs repères, sans leur proposer de perspectives… L’idée du film Demain venait de germer. « A la fin de la campagne, nous avions réuni pour notre long-métrage près de 445 000 euros, apportés par environ 10 500 donateurs » Il fallut attendre fin 2010 pour que je commence à l’écrire et à le faire connaître. Le projet suscitait généralement un certain enthousiasme, mais personne ne semblait disposé à y investir de l’argent ou de l’énergie. Jusqu’à la rencontre avec Mélanie Laurent, à l’automne 2012. Nous nous étions connus fin 2011, à l’occasion d’une campagne de Colibris, et lorsque je lui ai proposé de coréaliser le film, elle n’a pas mis plus d’une dizaine de secondes à accepter. Et elle s’est immédiatement mise au travail. Pendant l’automne 2013, nous avons réuni quelques dizaines de milliers d’euros auprès de mécènes privés, qui nous ont permis de faire un premier tournage à La Réunion. A partir de ces images, nous avons pu élaborer un teaser de deux minutes. Et, subitement, tout a changé. Nos interlocuteurs voyaient ce que nous voulions faire et des distributeurs se sont intéressés au projet. Quelques semaines plus tard, nous avons rencontré Philippe Martin, alors ministre de l’écologie [du développement durable et de l’énergie], qui s’enthousiasma pour Demain, et nous suggéra de le sortir au moment du Sommet mondial sur le climat de décembre 2015, où journalistes, militants et politiques du monde entier seraient réunis. Mais, pour y parvenir, il nous fallait tourner pendant l’été et, malgré un Mélanie Laurent et Cyril Dion, qui ont coréalisé le film « Demain ». PHILIPPE QUAISSE/PASCO préengagement de Mars Films, nous avions toujours très peu d’argent. C’est alors que vint l’idée d’un financement participatif. Accompagnés par l’équipe de la plate-forme de financement participatif KissKissBankBank, nous avons passé plusieurs semaines, début 2014, à élaborer la campagne. Nous avions fait le pari de réunir 200 000 euros en deux mois. A quelques heures du lancement officiel, j’étais mort de trouille. L’échec enverrait un très mauvais signal et serait susceptible de décourager de futurs partenaires et spectateurs. Le soir, nous avions organisé une fête chez nos amis de Veja, dans leur boutique de vêtements éthiques. Près de 300 personnes étaient venues nous soutenir. Nous avions disposé des ordinateurs pour qu’elles puissent donner en ligne et partager messages et photos sur les réseaux sociaux. Le site était ouvert depuis 14 heures, le rendezvous était à 19 heures, et à 23 heures nous avions atteint près de 57 000 euros… Nous n’arrivions pas à y croire. Nous avions, en tout et pour tout, fait un post sur la page Facebook de Colibris et sur celle de Pierre Rabhi. La réaction avait été immédiate et une déferlante s’abattait sur le site de KissKissBankBank, dont l’équipe était aussi éberluée que nous. Après trois jours, nous avions dépassé l’objectif. Nous étions à la fois stupéfiés et transportés. A la gratitude se mêlait un immense sentiment de responsabilité envers ces personnes qui nous accordaient une confiance aussi franche et immédiate. Nous avons pu tourner presque tout l’été, avons régulièrement documenté nos pérégrinations sur les réseaux sociaux et à la fin de la campagne, le 26 juillet, nous avions réuni près de 445 000 euros apportés par environ 10 500 donateurs. La France n’ayant quasiment jamais connu de tels succès dans le crowdfunding, on nous demande régulièrement quelles en ont été les recettes, avec l’idée de pouvoir les reproduire. A vrai dire, je ne sais pas si nous-mêmes pourrions reproduire quoi que ce soit. Il semble que notre association avec Mélanie ait été un facteur favorable. Nous apportions, chacun dans un domaine, une compétence crédible. Il est certain que les sept années passées à rassembler la communauté des Colibris ont été déterminantes. Mais c’est avant tout le projet qui a rencontré un très large écho. Encore plus important que ce que nous pouvions espérer. En trois jours, nous avons juste eu le temps de partager la vidéo de campagne et n’avons pu mettre en œuvre aucune stratégie. Nous sommes arrivés au bon moment avec un projet qui faisait sens pour une communauté de personnes que nous avions la possibilité d’activer. Et nous avons eu la chance que la magie opère. Nous sommes désormais en montage, la sortie est prévue en novembre 2015, et nous faisons tout pour nous montrer à la hauteur de l’enthousiasme que nous avons suscité… p cyril dion Cyril Dion est le cofondateur du mouvement Colibris Des sièges plus légers pour des avions moins polluants Les fauteuils conçus par la jeune entreprise française Expliseat réduisent de 5 % les émissions de CO2 des appareils S amedi 6 décembre, l’Airbus A321 d’Air Méditerranée décollant de Monastir (Maroc) pour Paris aura relâché dans l’atmosphère 5 % de CO2 de moins que d’habitude. Et il en sera désormais ainsi chaque fois que cet avion sera utilisé. Après un an de rotation, le bénéfice pour l’environnement sera similaire à celui qui résulterait de la plantation de 45 000 arbres. La compagnie aérienne française a en effet équipé l’appareil de sièges trois fois plus légers que les fauteuils standards, parce que fabriqués en fibres de carbone et de titane, et non plus en acier ou en aluminium. La jeunesse des inventeurs explique paradoxalement cet exploit. A la différence des trois acteurs qui se partagent environ 90 % du marché – le français Zodiac Aerospace, l’américain B/E Aerospace et l’allemand Recaro –, eux ne sont pas du métier, et n’appartiennent pas à une entreprise dont il faut rentabiliser les investissements passés. Ils avaient toute liberté pour concevoir un nouveau siège. « Nous sommes partis d’une feuille blanche », explique Jean-Charles Samuelian, directeur général et cofondateur d’Expliseat, la société qu’il a créée en mars 2011 avec deux amis, Vincent Tejedor et Benjamin Saada. Ils avaient alors entre 23 et 25 ans, et étaient encore étudiants. Vincent était à l’Ecole normale supérieure, Benjamin à l’Ecole nationale supérieure des mines de Paris, et Jean-Charles à l’Ecole nationale des ponts et chaussées. Trois amis originaires de Marseille. Benjamin et JeanCharles se connaissent depuis l’enfance. Ils ont rencontré Vincent au lycée Thiers, en classe préparatoire scientifique. Douze brevets, 600 essais Personne ne leur avait passé commande. « Il y a cinq ans, après un vol catastrophique, Benjamin est venu nous voir, Vincent et moi, raconte Jean-Charles Samuelian. Il fallait faire quelque chose pour améliorer le confort médiocre des voyages en classe éco. Nous nous sommes rendu compte que les sièges étaient technologiquement désuets, alors que l’avion est une invention magnifique. » Les deux élèves ingénieurs et le scientifique de la bande – Vincent Tejedor a reçu le Prix Le Monde de la recherche universitaire en 2013 pour des travaux sur les trajectoires, non pas des avions, mais de vésicules lipidiques qui circulent dans nos cellules – se sont donc attelés à résoudre le problème : concevoir un siège d’avion léger, facile à entretenir et confortable. « Nous nous sommes inspirés de la chaise translucide de Starck, raconte M. Samuelian. Nous avons lu les 1 000 pages des normes de sécurité concernant les sièges d’avion, qui doivent résister aux crashs, au feu, être industriellement irréprochables, ce qui nous a amenés à déposer douze brevets. On a repris nos bouquins de mécanique, ouvert les portes des labos de nos écoles, contacté d’anciens élèves, comme Christian Streiff [ancien des Mines et ex-PDG de PSA et d’Airbus], qui ont mis nos idées à l’épreuve et investi plusieurs millions d’euros dans la société. L’aventure leur plaisait. » Le développement du siège a pris trois ans, dont de nombreux mois consacrés à plus de 600 essais. En mars, il obtenait la certification de l’Agence européenne de sécurité aérienne (AESA), et, en juillet, celle de la Federal Aviation Administration (FAA) pour les Etats-Unis, ce qui leur assure l’agrément partout dans le monde. Rentable dès 2014 ? Leur premier modèle de siège est destiné aux avions de type mono-couloir pour court-moyen-courriers, soit 75 % des vols, explique le jeune entrepreneur. Outre Air Méditerranée, la Compagnie africaine d’aviation a signé un contrat pour équiper quatre de ses avions, dont deux sont déjà livrés. Deux autres compagnies aériennes, basées respectivement au Moyen-Orient et en Asie, ont passé commande. D’autres seraient sur le point de signer. Ce qui pourrait permettre à Expliseat d’être rentable dès 2014 et « en tout cas, en 2015 », affirme M. Samuelian. Le bureau d’études est situé à Paris et hébergé par Agoranov, un incubateur de la ville et de la région Ile-de-France. La fabrication est confiée à des équipementiers du secteur automobile et aéronautique. L’assemblage se fait à Toulouse. « Au début, aucun industriel français ne nous parlait. Nous avons réalisé nos premiers prototypes en Allemagne, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ce qui nous a freinés au démarrage. Mais dès les premières preuves de concept, les entreprises françaises nous ont ouvert leurs portes », se souvient M. Samuelian, mettant en lumière ce mal français bien connu qu’est le manque de confiance des entreprises tricolores envers les jeunes sociétés innovantes du pays. Expliseat compte aujourd’hui 20 personnes et continue de recruter. « Tous nos bénéfices sont réinvestis. Notre objectif est de devenir le numéro un mondial du marché du siège de classe éco d’ici à 2017 », affirme M. Samuelian. La feuille de route est claire : continuer d’innover, élargir la gamme, ouvrir des filiales à l’étranger. p annie kahn