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Pourquoi lire Thérèse et Isabelle aujourd’hui ?
1
Parce que la question ne devrait pas se poser. — Se demanderait-on pourquoi lire
Madame Bovary ? Or Emma et Thérèse se ressemblent. Toutes deux jeunes filles de
province, cloîtrées dans un destin qui les ennuie, elles cherchent une échappatoire dans
la lecture et dans l’amour. Leur destin se rappelle cependant bientôt à elles par le
truchement de la censure qui sanctionne leur aspiration à la sensualité. Elles en sortent
toutes deux amputées. Même si pas tout à fait de la même façon. Flaubert est conscient
en écrivant son roman que celui-ci va choquer. Il est préparé au procès qui l’attend.
L’Histoire littéraire garde de celui-ci le tableau d’un combat héroïque entre l’artiste armé
de son seul style et la morale bourgeoise collet monté. En revanche, le refus de Gallimard de publier la première partie de Ravages (1955) tombe sur Violette Leduc tel le
couperet d’une guillotine. Vingt ans après l’écrivaine parle encore d’ “assassinat”1. Sa
protectrice et guide Simone de Beauvoir s’était elle-même rangée du côté des censeurs :
“Elle décrit par le menu comment une fille en dépucelle une autre, et ce qu’elle fait avec
ses doigts, et ce qui en découle dans le sexe de l’autre, un tas de tripatouillages atroces
qu’ensemble elles inventent avec du sang, de l’urine et ainsi de suite”, avait-elle écrit à
Nelson Algren2. Tandis que le réalisme de Flaubert suscite l’admiration, la crudité de
Leduc provoque le dégoût. Flaubert et son œuvre sortent grandis du procès de Madame
Bovary ; Violette Leduc mutilée de la censure de Ravages. Après le succès de La
bâtarde (1964) où l’épisode coupé a été partiellement repris, Thérèse et Isabelle (1966)
paraît enfin sous la forme d’un livre à part. Pour l’écrivaine, il s’agira toujours d’un
roman mort-né. “Pauvre poisson”, écrit-elle dans La chasse à l’amour (1973)3.
2
Parce qu’il s’agit “d’un des plus beaux textes amoureux de la langue française”4. – C’est Geneviève Pastre qui l’affirme. Autrement dit d’un classique. Comme
Tristan et Iseult. Comme Paul et Virginie. Thérèse et Isabelle appartiennent au
patrimoine littéraire français. Comme la princesse de Clèves. Comme Lol V. Stein. Et
comme Madame Bovary, le roman de Violette Leduc s’impose par le style. La grande
littérature amoureuse est fulgurance. Elle précipite ses personnages de la foudre au
foutre. Charles “sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle
se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l’épaule”5. Isabelle “a frôlé mon visage
[celui de Thérèse] avec ses cheveux pendant que je pensais à eux. Cela dépasse
l’imagination. Elle a rejeté sa chevelure pour me l’envoyer au visage. J’ai eu sa masse de
cheveux sur mes lèvres”6. Un frôlement est déjà un attouchement. Soudain, Emma se
trouve “courbée sous” Charles. Soudain, Thérèse a la chevelure d’Isabelle dans la bouche.
“Cela dépasse l’imagination”. La réalité bascule dans le fantasme. Les corps surgissent
tout d’un coup dans leur matérialité crue. Ils rougissent. Se touchent. Se troublent. Ils
chutent. C’est le premier récit. La fin de l’innocence. Le jardin d’Éden. Les personnages
se découvrent nus l’un devant l’autre. L’une pour l’autre. Le désir obstrue leur vue. Les
visages se dissimulent. Les amoureux s’épient par en-dessous. Emma regarde Charles
“par-dessus l’épaule”. Thérèse fixe les “cheveux” d’Isabelle. De l’effleurement à la
défloration il y a peu de pages. Flaubert a l’art de tout dire des illusions masculines et de
la condition féminine sans rien écrire ou presque. “Le lendemain” de sa nuit de noces,
Charles est “un autre homme”. C’est lui que l’on “eût pris pour la vierge de la veille,
tandis que la mariée ne laissait rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose”7. Tout
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Anaïs Frantz, Pourquoi lire Thérèse et Isabelle aujourd’hui ?
reste à “découvrir” pour Emma. Tout reste à écrire par Leduc en ce “où” pointé
ironiquement par Flaubert. L’ “endroit” où, selon Marguerite Duras8, les femmes aiment
et écrivent, est encore intact. “Isabelle écartelait et commençait à déflorer. Ils [les doigts]
m’opprimaient, ils voulaient, ma chair ne voulait pas”9. La défloration de Thérèse est
aussi celle de la littérature française. L’écrivaine force la langue, écartèle le lexique,
dépucelle les figures de rhétorique. “Elle donnait des coups, des coups, des coups… On
entendait les claquements de la chair. Elle crevait l’œil de l’innocente”10. Le texte se tend,
claque et crève comme la peau de Thérèse. Le texte est un hymen qui rompt sous la
lecture. “J’allumai, je regardai mes cheveux rouges”11. Thérèse et Isabelle “allument” les
ténèbres du texte. C’est du jamais lu.
3
Parce que ce roman marque un tournant dans l’histoire des représentations
littéraires. – Virginie Despentes le formule très bien : “1948, Antonin Artaud meurt.
Genet, Bataille, Breton ; les hommes font exploser les limites du dicible. Violette Leduc
entreprend la rédaction de ce qui deviendra Thérèse et Isabelle. Texte magistral.
Beauvoir à sa lecture écrit immédiatement : ‘Quant à publier ça, impossible. C’est une
histoire de sexualité lesbienne aussi crue que du Genet’ ”12. Écrire la “sexualité lesbienne”, au début des années 1950, reste de l’ordre de l’impensable, de l’indicible, de
l’illisible, alors que Genet est encensé par Sartre. L’année où Gallimard refuse la
première partie de Ravages, Jean-Jacques Pauvert publie Histoire d’O, roman érotique
signé “Pauline Réage”. Une écrivaine à l’identité masquée prouve qu’elle peut écrire “ce
genre de livres”, c’est-à-dire comme un homme. En regard des préceptes traditionnels
de la pudeur féminine, Histoire d’O apparaît certes subversif par sa mise en scène d’un
corps féminin ouvert, depuis le nom du personnage, O, tel un orifice anonyme, jusqu’au
dispositif au sein duquel O se trouve enchaînée, au château, où l’amant exige d’elle les
yeux baissés mais toutes les lèvres entrouvertes, l’absence de vêtements intimes de
manière à laisser le corps disponible, de même que la chambre reste accessible la nuit
aux valets. Mais cet abandon total, cet oubli de la retenue censée caractériser la féminité,
vise le plaisir sexuel et textuel masculin qu’aucun obstacle ne vient plus dès lors
entraver. Jean Paulhan a le bonheur d’y vérifier que “tout est sexe” chez les femmes,
“jusqu’à l’esprit”13. La publication de Thérèse et Isabelle en 1966 force les représentations à changer. Dès les premières lignes nous sommes introduits dans un univers
sensuel. Un univers de “frottements” dit Nina Bouraoui14. Un univers féminin pluriel qui
précède celui des romans de Monique Wittig. Elles rêvent, elles caressent, elles
mouillent, elles frottent. C’est dimanche soir dans la cordonnerie d’un pensionnaire de
province. Des collégiennes “rêvent” après leur sortie en ville, “languissent” sur leurs
chiffons, “caressent” avec la laine le cuir de leurs chaussures. Elles crachent et
“mouillent” le cirage, “frottent” leurs souliers sous le regard distrait de la surveillante. La
porte de la pension est close, la nuit tombe. Elles montent au dortoir accompagnées de
l’adjudant. Chacune regagne sa cellule, soulève le rideau de percale qui délimite sa
“chambre sans serrure”15. Remuements feutrés des étoffes ; froissement discret du linge
ôté. Murmures qui s’évanouissent au passage de la sentinelle dans l’allée. Le temps est
compté. Alors la narratrice n’attend pas. Dès l’incipit on est déjà “ce soir-là”. À la
deuxième page “Isabelle” se distingue parmi les collégiennes. “Nous l’attendions. Elle
croisait les jambes, elle frottait” (je souligne). Depuis le titre racoleur, tous les signes
indiquent un roman érotique : les murs d’une pension-prison, des “ordres stricts” qui
appellent la transgression, de longues chevelures blondes qui invitent à l’initiation. Or ce
n’est pas du tout “ça”. Thérèse et Isabelle n’est pas un roman “sale”, ni “mal”, ni mâle :
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Anaïs Frantz, Pourquoi lire Thérèse et Isabelle aujourd’hui ?
“le début de Ravages n’est pas sale. Il est vrai. Il salira celui qui veut être sali. C’est de
l’amour, ce sont des découvertes. Thérèse et Isabelle sont toutes neuves. Elles s’aiment
dans un collège pendant trois jours et trois nuits. Elles ne voient pas le mal. La censure
le verrait-elle où il n’est pas ? Thérèse et Isabelle sont trop authentiques pour être
vicieuses”16. Plus encore que le genre sexuel, la lecture de Thérèse et Isabelle trouble
l’horizon d’attente lié au genre textuel. Si on pense d’abord pénétrer dans un univers
pornographique classique, on se retrouve en vérité dans un roman poétique. “Elle nous
voulait osseuses, déchirantes. Nous nous déchiquetions à des aiguilles de pierre. Le
baiser ralentit dans mes entrailles, il disparut, courant chaud dans la mer”17. Aucun
baiser n’a encore jamais été décrit. Aucun roman n’a été écrit. Thérèse et Isabelle sont
bien “toutes neuves”. L’aurore se lève dans les entrailles de Thérèse, dans celles de la
littérature et de ses représentations aussi. “La pauvreté de mon vocabulaire me
découragea”, dit la narratrice. Violette Leduc, elle, fouille la langue à la recherche du mot
juste, de l’image “authentique”. Elle cherche “par la mémoire ou tout autre moyen (il lui
arrive, relate-t-elle, de se caresser en écrivant, afin de retrouver émotions et sensations
qu’elle s’efforce de décrire avec la plus grande ‘exactitude’)”18. Et elle trouve. Elle
déniche des tropes inédits. Des années durant, elle travaille quotidiennement à reconstituer “l’exactitude des sensations”19 éprouvées dans l’amour physique. À choisir les mots
pour dire l’ “indicible diffusion, l’indicible confusion” ressenties par une femme dans le
désir et le plaisir20. “La vague vint en éclaireur, elle grisa nos pieds, elle se reprit. Des
lianes se détendirent, une clarté se propagea dans nos chevilles. Ce déferlement de
douceur se finit. J’avais les genoux en cendres”21. La première partie de Ravages tire le
lecteur de son assise confortable, le bouscule dans ses habitudes et exigences de libertin
en posant un tout autre regard sur le corps et la sexualité féminins. Ceux-ci ne sont
même plus regardés. Ils sont incarnés. Thérèse et Isabelle met fin à “la primauté du sexe
et du regard masculins, qui pourrait être mise en cause par l’amour des femmes entre
elles, [mais qui] est dans la littérature érotique incontestée et incontestable”22. Monique
Wittig a parlé de révolution au sujet des écrivains qui rendent universel le point de vue
minoritaire23. Violette Leduc fait davantage. Thérèse et Isabelle ne parle pas seulement
aux lesbiennes. Le roman est une révolution pour toutes les lectrices. Deux jeunes filles
“découvrent le monde entre deux jambes”24 et elles n’ont besoin d’aucun pénis pour cela.
4
Parce que c’est le livre de référence de la littérature lesbienne. – Le désir et le
plaisir sexuels sont racontés par Leduc de façon inédite car en marge de la logique de la
domination masculine et de la séduction féminine. Outre les catégories patriarcales
masculin/féminin, sujet/objet, activité/passivité. Par-delà vices et vertus. Sans culpabilité ni éjaculation finale. “Elle folâtrait dans les aines, elle dessinait des huit affolants
qu’elle prolongeait, elle caressait en se courbant”25. Le corps féminin tant de fois mis en
scène et représenté, “occulté, sublimé, élevé, violé, voilé, vêtu, dévêtu, révélé, dévoilé,
revoilé, mythifié, mystifié, dénié, connu ou méconnu, en un mot vérifié”26 par les
peintres et les écrivains, surgit nu et inconnu à travers Thérèse et Isabelle, ces deux
Aphrodite “lesbiennes” au sens où Louise Labé entendait le mot, c’est-à-dire chantées
par une femme27. Aines, aisselles, coudes, gencives, œsophage, parois internes,
épiderme, gorge, anus sont créés par le verbe de l’écrivaine. Wittig pourra désormais à
son tour chanter le corps “lesbien”, cette fois au sens politique du terme. “Le soupir
tomba de l’arbre du silence, deux gorges s’élancèrent, quatre foyers de douceur
irradièrent. Des seins allaitaient mes seins, de l’absinthe coulait dans mes veines”28. La
métaphore de la mise au monde est filée tout au long de Thérèse et Isabelle. Les deux
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Anaïs Frantz, Pourquoi lire Thérèse et Isabelle aujourd’hui ?
jeunes filles s’accouchent et s’allaitent l’une l’autre. L’image de l’allaitement revient
plusieurs fois dans le roman. Violette Leduc ose associer geste maternant et sexualité.
Mais aussi sexualité et bienveillance. “Vous êtes bonne”, dit Thérèse à Isabelle29.
Sexualiser le corps féminin ne signifie pas pour l’écrivaine réduire celui-ci à un orifice
stérile et pénétrable. Les “foyers de douceur” sont multiples. Leur rayonnement se
propage en vagues de curiosité et de tendresse. “Les doigts d’Isabelle s’ouvrirent, se
refermèrent en bouton de pâquerette, sortirent les seins des limbes et des roseurs. Je
naissais au printemps avec le babil du lilas sous ma peau”30. Renée Vivien et Colette
appréciaient les violettes. Thérèse et Isabelle appartiennent résolument à cette lignée
“lilas” de la littérature. Et elles lui donnent les moyens d’affirmer sa dimension
universelle. “Il faut, à une femme, une grande et rare bonne foi, une modestie assez
noble pour juger ce qui, en elle, trébuche et verse du sexe officiel dans le sexe
clandestin”, pensait Colette31 qui préférait en Renée Vivien “le poète qui chante la pâleur
des amantes”32 à l’amie témoignant de sa “considération immodeste pour ‘les sens’ et la
technique du plaisir”33. Avec Violette Leduc, le “sexe clandestin” devient “officiel”. Il ne
“trébuche” plus comme chez Colette et ose s’affranchir du carcan de la “modestie”
féminine pour explorer “la technique du plaisir” sans pour autant “verser” dans la
vulgarité. “En relisant Thérèse et Isabelle, j’ai été très étonnée par la pudeur de ce texte”,
remarquait Carole Achache à l’occasion d’une table ronde composée également d’Anne
Garréta et de Cécile Vargaftig, animée par Catherine Florian, au colloque “Violette
Leduc” de 201434.
5
Parce que c’est une œuvre qui n’a encore jamais été lue. – C’était le projet de
Catherine Viollet, chercheuse généticienne, spécialiste des manuscrits de l’œuvre
leducienne, décédée à l’automne 2014 : publier Ravages dans son entier. Reconstituer le
roman tel que Violette Leduc l’avait porté. “On l’a contrainte à avorter de Thérèse et
Isabelle, insiste Michèle Causse. On l’a obligée à renoncer à ce qu’elle avait exprimé de
plus vrai, de plus intrépide et sincère. On l’a tout bonnement excisée”35. “Mon encre : du
plasma ; ma plume : un cordon ombilical. Mon texte dactylographié : un nouveau-né. La
censure a tout zigouillé”36, disait en effet Violette Leduc. L’écrivaine ne pensait pas faire
un roman “érotique” encore moins “pornographique” : en plaçant les amours des deux
collégiennes au début de Ravages, c’est-à-dire en ouverture d’un roman qui mettait en
scène un triangle amoureux (presque) classique, l’auteure témoignait de la volonté
d’inscrire leurs ébats dans le cadre de la littérature, point. C’était évidemment beaucoup
demander à l’édition française déjà mal à l’aise avec un livre qui par ailleurs faisait d’un
pénis l’objet de la convoitise d’un personnage féminin et décrivait un avortement comme
une renaissance. C’était mettre d’emblée le lecteur nez à nez avec “la viande d’un sexe
ouvert de femme”37, tableau plus cru non seulement que du Genet, pour reprendre la
formule de Simone de Beauvoir38, mais également plus cru que du Courbet dont
L’origine du monde n’était pas alors exposé au Musée d’Orsay. Or publier à part Thérèse
et Isabelle a eu une conséquence importante quant au genre – aux genres, textuel et
sexuel – du récit écarté. Il est passé de la catégorie “roman” à celle de “roman érotique”,
et de la catégorie “roman érotique” à celle de “roman lesbien”. D’une part, bien que le
récit devenu Thérèse et Isabelle ait été retiré de Ravages pour de “mauvaises” raisons,
puisqu’il s’agissait bien de sanctionner doublement une écriture féminine en coupant
des scènes sexuelles écrites non seulement par une femme mais encore au sujet d’une
relation entre deux femmes, la censure a, paradoxalement, propulsé le texte au rang
d’ouvrage révolutionnaire. Publié au début de Ravages, il n’aurait peut-être pas marqué
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Anaïs Frantz, Pourquoi lire Thérèse et Isabelle aujourd’hui ?
comme il l’a fait un tournant dans l’histoire des représentations littéraires. Car si avant
lui – avant elles – l’homosexualité féminine était présente dans la littérature érotique,
elle l’était “par rapport à l’homme” : décrite par un auteur ou pour un voyeur masculins,
en comparaison ou par assimilation avec la sexualité phallique39. Les “doigts” d’Isabelle
ne sont pas un substitut de pénis. Ils sont plus d’un. Ils vont, viennent, reviennent et
repartent par vagues sans début ni fin, pénètrent mais surtout caressent, révèlent le
corps qu’ils ne “possèdent” pas mais mettent au monde. Néanmoins, la censure a d’autre
part faussé l’entreprise romanesque de Violette Leduc qui était de raconter “les trois
liaisons qui avaient marqué [s]a jeunesse”40. Deux d’entre elles concernaient une
relation avec une femme, la troisième relatait la rencontre d’un homme. Autrement dit
le projet littéraire de Leduc était de ne pas séparer le sentiment amoureux et
l’expérience érotique, l’homosexualité et l’hétérosexualité. Ainsi Marie-Hélène Sam
Bourcier explique-t-il la censure par la nécessité d’opérer une coupure entre des
registres qu’il serait inconvenant de mélanger : “il ne fallait surtout pas que le reste du
texte puisse subir la contamination de la ‘partie pornographique’ et ce pour maintenir la
distinction entre littérature et littérature pornographique. Entre littérature et sexe.
Entre homme et femme”41. Eloigner les femmes de leurs corps, les couper de leur désir
d’écrire le plaisir, exciser leurs textes ; opposer sexualité active et corps en puissance de
procréer, érotisme et tendresse, homosexualité et hétérosexualité. Tout cela était en jeu
dans la censure de Ravages. Sans être consciemment engagée dans les revendications
qui allaient être quelques années après celles du Mouvement de Libération des Femmes
et de la littérature lesbienne, Violette Leduc les annonçait. Le projet de Catherine Viollet
reste d’actualité. Car tant que Thérèse et Isabelle sera réédité séparément comme le livre
le fut en 2000, tant que Ravages restera excisé du récit-clitoris par lequel le roman
s’ouvrait, l’entreprise révolutionnaire qui était celle de Violette Leduc et qui consistait
dans un récit qui embrassait sexe et sentiment, féminité et initiative sexuelle, érotisme et
vie quotidienne, désir pour des hommes et plaisir avec des femmes, cette entreprise
audacieuse, donc, demeurera irréalisée.
Anaïs Frantz
La Sorbonne Nouvelle-Paris 3
NOTES
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9
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Violette Leduc, La chasse à l’amour, Paris, Gallimard, 1973, <L’Imaginaire>, p. 24.
Simone de Beauvoir, Lettre du 19 octobre 1949, Lettres à Nelson Algren, Paris, Gallimard, 1997, p. 308.
Violette Leduc, La chasse à l’amour, op. cit., p. 24.
Geneviève Pastre “L’écriture et le désir chez Violette Leduc”, Triangul’ère, n°4, Christophe Gendron, 2003.
Le texte est disponible à présent sur le blog de la librairie parisienne Violette and Co, Club de lecture
Violette Leduc, url : http://www.obazar.net/VLeduc/Textes/GPastre.pdf.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, 2001, <Folio>, p. 63.
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle, Paris, Gallimard, 1966, p. 15. Edition postfacée par Carlo Jansiti.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 79.
Voir Marguerite Duras, Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Minuit, 1974 et Marguerite Duras, Michelle
Porte, Les lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977.
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle, op. cit., p. 63.
Ibid.
Ibid., p. 65.
Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Le Livre de Poche, 2006, p. 137.
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Anaïs Frantz, Pourquoi lire Thérèse et Isabelle aujourd’hui ?
Jean Paulhan, “Une révolte à la Barbade”, préface à Pauline Réage, Histoire d’O (1954/1972), Paris,
Pauvert, 1975, p. 10.
Nina Bouraoui dans “Littérature et homosexualité”, Le Magazine littéraire n°426, décembre 2003, p. 47.
Voir les premières pages de Thérèse et Isabelle.
Violette Leduc, La chasse à l’amour, op. cit., p. 22.
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle, op. cit., p. 26.
Catherine Viollet, “Relire Thérèse et Isabelle de Violette Leduc… à la lumière de sa genèse”, “Fictions de
soi”, numéro dirigé par Barbara Havercroft et Michael Sheringham, Revue critique de Fixxion française
contemporaine, n°4, 2012, §23.
Violette Leduc, La chasse à l’amour, op. cit., p. 23.
Violette Leduc, La folie en tête, Gallimard, 1970, p. 297.
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle, op. cit., p. 73.
Nancy Huston, Mosaïque de la pornographie, Paris, Payot, 2004, p. 109.
Monique Wittig, “Le point de vue, universel ou particulier (avant-note à La passion de Djuna Barnes)”, La
Pensée straight, tr. Marie-Hélène Bourcier, Paris, éd. Amsterdam, 2007.
Violette Leduc, La chasse à l’amour, op. cit., p. 22.
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle, op. cit., p. 68.
Jacques Derrida, “Prégnances. Sur quatre lavis de Colette Deblé”, Mireille Calle-Gruber (éd.), “La
Différence sexuelle en tous genres”, Littérature, n°142, 2006, p. 8.
Louise Labé, “Élégies”, Œuvres poétiques, Paris, Poésie Gallimard, 2006, p. 87.
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle, op. cit., p. 116.
Ibid., p. 27.
Ibid.
Colette, Le pur et l’impur (1941), Paris, Le Livre de Poche, 1971, p. 73.
Ibid., p. 103.
Ibid.
Table ronde avec les écrivaines Carole Achache, Anne Garréta, Cécile Vargaftig, présidée par Catherine
Florian, libraire à la librairie “Violette and co”, “La Bâtarde a cinquante ans”, colloque international
organisé par Mireille Brioude, Anaïs Frantz, Alison Péron, Maison de la Recherche de La Sorbonne
Nouvelle Paris 3, 17 octobre 2014. Carole Achache est depuis décédée.
Michèle Causse, entretien paru dans la revue Tessera, n° 21, Montréal, 1996, p. 78-84.
Violette Leduc, La chasse à l’amour, op. cit., p. 22.
Ibid., p. 23.
Lettre citée.
Voir Nancy Huston, ibid.
Voir la postface de Carlo Jansiti, Thérèse et Isabelle, op. cit.
Marie-Hélène (Sam) Bourcier, “Post-Porn”, Queer Zone. Politique des identités sexuelles et des savoirs,
Paris, Amsterdam Poches, 2006, p. 27.
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