Article intégral
Transcription
Article intégral
Histoire d’une photographie : Anonyme - L’enfant juif de Varsovie, 1943 Aujourd’hui je vais vous livrer l’histoire d’une photographie tristement célèbre, celle de « L’enfant juif de Varsovie, 1943 - Anonyme, Hulton-Deutsch Collection/Corbis ». Il s’agit d’un des clichés pris par les nazis issu d’une suite d’images intitulée « Familles juives du ghetto de Varsovie se rendant aux soldats nazis en 1943 ». Cette photographie était la 14ème parmi la cinquantaine de l’album du chef de la SS et de la police du district de Varsovie, le général Jürgen Stroop. Ce dernier a été chargé par Krüger et par Himmler de réprimer l’insurrection du ghetto de Varsovie entre mi avril et mi mai 1943. Au récit des opérations titrées « Le quartier juif de Varsovie n’existe plus ! », qu’il envoie à ses supérieurs, sont joints des télégrammes qui retracent chronologiquement les funestes évènements ainsi qu’un album de photographies. Les L’enfant juif de Varsovie, 1943 © Anonyme, Hulton-Deutsch Collection/Corbis courtes légendes qui accompagnent un certain nombre d’entres elles qualifient les habitants du ghetto en tant que « bandits », « traîtres » ou « juifs »... L’album illustre la liquidation du ghetto dans son ensemble. Les immeubles sont détruits, les cachettes mises au jour, les civils rassemblés, hommes, femmes et enfants se rendent aux militaires qui les entourent. Le compte rendu factuel et rigoureux détaille la mission accomplie. Les photographies montrent des bâtiments qui brûlent, des insurgés qui sautent par les fenêtres, des habitants réunis en groupes, bras en l’air ou mains posées sur la tête… L’album Stroop présente sous forme de photoreportage un état des lieux et des faits accomplis. Sa distance et sa neutralité sur la liquidation du ghetto tranche avec un autre témoignage d’un soldat allemand, recueilli deux ans plus tôt. Hostile aux nazis, le soldat Joe J. Heydecker se trouve incorporé à son corps défendant puis engagé dans les campagnes de France et de Russie. Travaillant ensuite à Postdam en Allemagne, puis en Pologne pour le compte du service photographique de l’armée, il se rend en 1941 dans le ghetto de Varsovie. Bouleversé par ce qu’il découvre, il décide de prendre des images que l’ennemi pourra utiliser à des fins de propagande. Page 1 Histoire d’une photographie : Anonyme - L’enfant juif de Varsovie, 1943 Son but est d’enregistrer l’infamie, convaincu « qu’un jour personne ne pourrait plus croire cela et qu’il fallait donc le fixer pour toujours et de façon irréfutable par l’image ». En février 1941, muni d’un appareil photo, il retourne sans autorisation dans le ghetto à ses risques et périls. Il traverse la foule qui s’écarte à la vue de son uniforme et réalise de nombreuses prises de vue, fixant des scènes de rue, parmi lesquelles beaucoup d’enfants misérables… La centaine de clichés prise et qui a été publiée en 1981, donne une idée des rudes conditions de vie du ghetto, quelques mois après octobre 1940, quand une ordonnance a instauré la séparation des populations juive et polonaise. Ces deux « reportages-photo » revêtent un caractère historique précieux par leur rareté documentaire sur ce lieu. Le premier sujet s’attache aux individus pris isolément tandis que le second montre des opérations de masse, et donc une vue plus large du même ghetto. Par ailleurs Varsovie 1941 © Joe J. Heydecker on remarque dans le compte-rendu de Stroop que la relation entre le photographe et ceux qui lui font face ou qui détournent le regard est rarement gommée. Si les habitants du ghetto se fondent dans la masse, à quelques rares exceptions, dont celle de l’enfant juif, le soldat Heydecker enregistre presque toujours l’horreur à visages humains. Dans son témoignage, les photographies d’enfants en guenilles et aux expressions apeurées n’en sont pour autant pas devenues le symbole d’une extermination programmée, comme le sera celle de l’enfant juif de Stroop. Dans la mémoire culturelle telle qu’elle s’est construite jusqu’à nos jours, l’image du petit garçon du ghetto de Varsovie a été promue au rang d’icône, c’est-à-dire en un signe diffusé et compris par le plus grand nombre. Mais le succès d’une photographie et sa divulgation, ne se produisent pas d’emblée, cela s’élabore peu à peu. Effectivement elle est devenue l’illustration par excellence de l’extermination des juifs Page 2 Histoire d’une photographie : Anonyme - L’enfant juif de Varsovie, 1943 par les nazis, pour plusieurs raisons. Ma collecte d’information sur cette photographie met en avant sa « plasticité » assez remarquable, pour les recadrages auxquels elle se prête, et pour les nombreux recyclages que lui feront subir les magazines, les couvertures de livre, les documentaires ou les séquences de films. Elle reste pourtant confidentielle jusqu’au procès de Nuremberg où elle est exposée comme élément à charge. L’accusation joindra l’album de Stroop mais la photographie, prise isolément, du petit juif du ghetto de Varsovie passera inaperçue. Ironie du sort : le document réalisé à la gloire de la liquidation du ghetto devenait une pièce à conviction accusatrice ! Stroop était absent à Nuremberg car il était alors jugé à Dachau pour d’autres crimes. Il y fut condamné à mort puis extradé en Pologne où il fut de nouveau jugé pour ses crimes dans le ghetto. Condamné à mort une nouvelle fois, il sera pendu le 6 mars 1952. Cela dit, l’iconisation de cette photographie reste à venir, elle résultera d’une succession d’évènements et surtout de la lente prise de conscience collective de l’horreur nazie. En 1956, dans le film « Nuit et brouillard » Alain Resnais lui consacre seulement quatre secondes en ne montrant que l’enfant et la Le crime absolu de Roger Manvell femme comme infime partie de l’image. Cinq ans plus tard, dans « Le temps du ghetto », Frédéric Rossif fait apparaître l’image en toute fin, avec comme légende : « Le dernier troupeau est déporté vers les camps de Majdanek et de Treblinka »… Elle est ensuite réinterprétée et recadrée dans des oeuvres documentaires comme « Mein Kampf » d’Erwin Leiser en 1960 ou « Persona » d’Ingmar Bergman de 1966. Elle servira de couverture à de nombreux livres, comme pour « L’insurrection du ghetto de Varsovie » de Borwicz en 1966, pour « Le crime absolu » de Roger Manvell et Heinrich Fraenkel en 1967, ou encore en 1969, dans « L’étoile jaune » de Gerhard Schoenberner, traduit en français en 1982. Page 3 L’étoile jaune de Gerhard Schoenberner Histoire d’une photographie : Anonyme - L’enfant juif de Varsovie, 1943 Peu à peu l’enfant figure seul, son visage se détache du fond. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’elle devient réellement l’une des images les plus célèbres de la Seconde Guerre mondiale. On la trouve sur des pochettes de cassettes, des jaquettes de CD comme sur « Europe et haines » du groupe de rock français Trust, sorti en 1996. On la retrouvera également pour illustrer des DVD, des affiches d’expositions ou des ouvrages, comme celui des « Cent photos du siècle » de Marie-Monique Robin, paru en 1999 aux Editions du Chêne. C’est dire que cette image est entrée dans la mémoire collective ! Désormais l’enfant juif n’appartient plus uniquement au ghetto de Varsovie mais représente le génocide tout entier. Puis cet enfant fera le tour du monde en tant qu’emblème de l’innocence, victime de la force brutale, avant que le Couverture de l’album « Europe et haines » de Trust souvenir de la révolte ne l’emporte, peu à peu, sur celui des persécutés… En 2009, « L'Enfant juif de Varsovie : Histoire d'une photographie » de Frédéric Rousseau paru aux éditions du Seuil, reprendra une nouvelle fois la photographie, mais cette fois dans son intégralité, pour illustrer son livre consacré entièrement à cette image. Au final on publiera ce cliché dans de nombreux manuels d’histoire destinés aux écoles. Cette photo réunit en un seul coup d’oeil un lieu, un récit, des personnages, des émotions, une aventure et surtout un moment important de notre histoire. Au fil du temps, plusieurs personnes se sont reconnues dans cet enfant du ghetto et ont même raconté dans quelles circonstances la photographie avait été prise. L’auteur de cette image est à ce jour toujours resté anonyme, et depuis, ce cliché a intégré la collection Hulton-Deutsch. De ce fait, on a longtemps cru que l'enfant qui lève les bras au premier plan, avait survécu. On sait Page 4 L'Enfant juif de Varsovie de Frédéric Rousseau Histoire d’une photographie : Anonyme - L’enfant juif de Varsovie, 1943 hélas aujourd'hui avec certitude qu'il a été déporté avant de mourir dans l’une des chambres à gaz de Treblinka. Cette image suggère encore de nos jours plusieurs types de lectures possibles. Au sens premier de la scène, c’est un enfant qui se rend à des soldats armés. On peut aussi y voir un garçon qui porte la casquette d’un Gavroche, un héros intemporel condamné. Il est possible dans ce cas de l’identifier au personnage de Victor Hugo, à l’enfant des barricades, archétype du gamin parisien. Pour d’autres, ceux qui connaissent ce triste épisode de la Deuxième Guerre mondiale, ils assimilent ce cliché à l’extermination des populations juives par l’Allemagne. Enfin, j’ai même lu qu’un chercheur du mémorial de l’Holocauste a déclaré que cet enfant anonyme faisait partie intégrante du mythe fondateur de l’Etat d’Israël, il incarne à lui seul le drame de la Shoah… Pour conclure l’histoire de cette image culte, son analyse montre plusieurs visages simultanément d’hommes, de femmes et d’enfants. Elle se distingue des autres photographies de l’album de Stroop par la description visuelle assez précise de la situation. Riche en informations, elle se prête à une exploration détaillée. Toutefois, eu égard à toutes celles qui l’entourent dans l’album, elle apparaît comme une image parmi d’autres, que rien ne prédestinait à sortir du lot. Elle cadre un espace à plusieurs plans et s’organise à la manière d’une scène dramatique de cinéma. Dans la partie droite de l’image, le premier plan montre un enfant à proximité d’une femme qui tourne la tête dans un mouvement d’effroi, alors que les plans plus éloignés regroupent des soldats qui les menacent. A gauche on voit des civils de tous sexes et de tous âges regroupés les mains en l’air. L’idée renvoyée est que les guerres raciales effacent la notion sacrée de clémence selon le sexe et l’âge. On pourrait presque penser à une mise en scène d’acteurs d’une tragédie. On ressent la vive intensité de l’oppression et la terreur imposées par la force et la contrainte des bourreaux. De plus cette impression est intensifiée par le regard de l’enfant qui n’est pas uniquement un témoin mais est aussi un acteur essentiel en face à face avec le photographe. Cette position modifie la lecture de l’image et provoque une forme de réaction de culpabilité compassionnelle chez chacun d’entres nous, car nous devenons des voyeurs, témoins de cette scène dramatique. Squal Page 5