logiques de stigmatisation et identification de leviers d`action

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logiques de stigmatisation et identification de leviers d`action
Settoul Elyamine
Chercheur postdoctoral à l’INED
[email protected]
Communication pour le colloque ARDIS « Discriminations : Etat de la
recherche »
Vendredi 13 décembre 2013 – Université de Marne le Vallée
Notre proposition vise à saisir les différents phénomènes de stigmatisation et de
discrimination que subissent les segments de population issus de l’immigration à l’intérieur de la
sphère militaire. Elle tente de décrypter la disparité interne et les caractéristiques de ces
phénomènes socioprofessionnels ainsi que les freins et les leviers d’action susceptibles de faire
évoluer cette problématique.
Comme il a été développé la question de la gestion de la diversité ethnoculturelle des forces
armées fait l’objet d’une plus grande reconnaissance depuis quelques années. La création d’une
aumônerie militaire musulmane en 2006 ainsi que les conventions de partenariat établies avec
HALDE1 matérialisent la prise en compte grandissante et obligée de la composante ethnique et
religieuse des soldats. Cette dernière génère des effets ambivalents puisque si elle se déploie le
plus souvent comme un facteur de fierté et une ressource opérationnelle pour les institutions
militaires, l’expérience des engagés montre qu’elle est également à l’origine de tensions
interindividuelles au sein des unités. L’un des éléments marquants entourant la problématique
des discriminations au sein des forces armées tient à un certain décalage de perception que l’on
constate respectivement chez les hauts-gradés et chez les militaires issus de l’immigration. Le
croisement et l’analyse des données relatives au ressenti des officiers et celles recueillies auprès
des soldats concernés s’avère heuristiquement pertinents pour comprendre et interpréter la
genèse de cet écart.
Conventions de partenariat signées en 2007 avec le ministère de la Défense et la gendarmerie. La Halde, le Haut
Commissariat à l’Intégration (HCI) ainsi que le Médiateur de la République fusionnent en 2011 pour donner une
entité unique, le « Défenseur des droits », ce qui ne remet pas en question le partenariat antérieurement contracté
puisque celui-ci est transféré à la nouvelle entité sus-nommée. Voir la convention en annexes n°8.
1
Le républicanisme comme grille d’interprétation
La perception des officiers supérieurs : de la matrice républicaine à une vision
« républicaniste »
Du fait qu’elle s’inscrit aux antipodes de l’idéal républicain porté et valorisé par l’institution, la
question des discriminations demeure de facto un sujet sensible et évoqué avec parcimonie au sein
du milieu militaire. La retranscription du colloque « L’intégration au regard de la culture
militaire », organisé à l’Ecole militaire le 2 juin 2008, est à cet égard très significative de la
difficulté à appréhender cette problématique. En dépit de deux heures de conférence consacrées
à la dimension intégratrice de l’institution militaire et à la question de la place des militaires issus
de l’immigration, les termes relevant du champ lexical des « discriminations » ou des
« stigmatisations » demeurent totalement absents dans les interventions des hauts cadres
militaires en présence2. Ce premier constat d’asymétrie s’accompagne du faible nombre d’articles
abordant explicitement ce phénomène dans la réflexion académique et scientifique des questions
de société en rapport avec le monde de la défense3. De ce fait, on relève que la communication
sur ce thème survient uniquement en aval d’affaires médiatiques mettant en cause des membres
de l’institution. La plupart des haut-gradés que nous avons interviewés tendent à « désethniciser »
la question des discriminations et des conflits interindividuels susceptibles de s’exprimer au sein
de la communauté militaire. Les propos rapportés par ce haut responsable du recrutement
reflètent l’ancrage de la philosophie de « l’intégration à la française » fondée sur la « cécité » aux
notions de « race/couleur/ethnie »
(cf. l’expression anglophone color blindness). Le port
de l’uniforme qui, comme le terme l’indique, « uniformise » est simultanément considéré comme
le symbole et le vecteur de ce principe. Le point de vue de ce général responsable d’un état-major
de région représente un exemple particulièrement illustratif de « désethnicisation » des tensions
interindividuelles : « J’ai toujours considéré que chez nous, on ne voyait pas la différence, c'est-àdire que lorsque nous faisons un parcours, une marche commando, ou un quelconque effort, on est
tous logé à la même enseigne. Quand il y a un niveau de fatigue ou de stress conséquent par exemple,
le facteur des origines ethniques et culturelles peut ressortir. Mais on connaît surtout des problèmes
de relations humaines comme dans toute communauté humaine. (…) Je vérifie très souvent les
En revanche les intervenants évoquent la question du communautarisme, voir la retranscription intégrale de ce
colloque en annexes, Général de Bavinchove, Général Pichot de Champfleury, Général Frétille, Colonel Carrey,
Colonel Simonet, Conférence « L’intégration au regard de la culture militaire », 2 juin 2008, Ecole Militaire, Paris.
3 WIHTOL DE WENDEN, Catherine, BERTOSSI, Christophe, op. cit. Quelques articles de presse abordent
ponctuellement la question des discriminations raciales. Voir notamment BOURTEL, Karim, « L’armée s’ouvre
timidement aux beurs », Le Monde Diplomatique, septembre 2001 et plus récemment SETTOUL, Elyamine, « La
grande muette prend des couleurs », Courrier de l’Atlas, n°36, avril 2010.
2
messages qui circulent dans notre intranet militaire pour vérifier les incidents quotidiens qui ont lieu
dans les régiments. Je reçois tous les jours des messages et il n’y a jamais de problème de racisme ».
Général Malaussène, Chef d’Etat-major de la région Sud-Est.
Les réflexions de ces cadres traduisent un fort enracinement du discours républicain, qui tend à
évacuer le jeu des caractéristiques ethniques et culturelles dans l’explication des conflits
interpersonnels. Nous nous interrogeons si cette posture constitue un objectif, un procédé ou
une conséquence. L’évocation par l’un des généraux du risque du communautarisme révèle en
filigrane une forme de républicanisme, que Michel Wieviorka définit comme un dévoiement de
l’idéal républicain. Pour cet auteur, « le républicanisme prône un universalisme abstrait sans souci des
réalités concrètes, et met en avant un principe d’égalité dont l’application rigide et automatique aboutit à renforcer
les inégalités. Le « républicanisme » voit une expression de communautarisme dans toute affirmation identitaire,
même parfaitement conforme au droit et aux valeurs conjuguées de la République et de la démocratie ; il confond
communauté et communautarisme et croit qu’il suffit de clamer haut et fort le caractère indépassable des principes
de la République et de sommer tous les nouveaux venus sur le sol national et leurs enfants de s’intégrer pour que se
réalise notre belle promesse, inscrite au fronton de nombre d’établissements publics d’égalité et de fraternité4 ». Le
glissement vers une forme de républicanisme conduit les acteurs institutionnels à sous-estimer les
impacts, positifs ou négatifs, des spécificités ethniques et culturelles dont les militaires issus de
l’immigration sont les porteurs. C’est ce que relate cet officier qui écarte de manière tranchée
l’influence des origines nationales des militaires dans l’exercice de leur fonction : « Nous formons
tous nos militaires français avec la même méthode. Ce qui déterminera leur efficience sur le terrain,
ce ne sont ni leurs origines ni leur couleur de peau mais leurs comportements et les attitudes qu’ils
adopteront. Et ce comportement est avant tout lié aux principes qu’on leur inculque et le respect du
code du soldat ». Officier, Centre de sélection de Vincennes
Les résistances au processus de communalisation
Les phénomènes de discriminations : une problématique complexe
La question des discriminations et de son ampleur constitue à plusieurs égards un phénomène
éminemment complexe à appréhender. Le premier tient au fait que les restitutions d’expérience
laissent une place importante à la subjectivité et à la personnalité des acteurs. Un même fait
pouvant être sujet à des interprétations très variables selon les individus et les contextes. Cette
idée se traduit précisément dans l’anecdote de ce chef de section d’origine maghrébine: « Dans
WIEVIORKA, Michel, La diversité ; rapport à la Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Paris : Robert
Laffont, 2008, p. 55.
4
ma section, y a des militaires français de toutes les couleurs. Un jour un gars croise mes hommes et
moi sur la base et nous dit : « Tiens voilà la section de la Légion Etrangère ». Et bien dans le groupe,
y en a qui ont rigolé et puis d’autres qui ont fait la gueule. Personnellement, je ne voyais pas le mal
là-dedans, pour moi c’était juste de l’humour (…). Faut pas tomber dans la paranoïa, sinon on n’en
finit plus ». Sous-officier d’origine maghrébine
Le second facteur à l’origine de cette complexité tient au fait que le stigmate, tel que le définit
Goffman, est une source d’information sociale mobilisable par les acteurs dans une démarche
stratégique. Ainsi, il arrive que des candidats l’instrumentalisent en vue de s’exonérer de certaines
tâches ou obtenir des avantages:
« J’ai vu des jeunes qui refusaient d’aller s’entraîner, d’aller
courir parce que c’est ramadan. Et si on leur imposait, ils se plaignaient de notre intolérance voire de
notre racisme. Pour moi l’armée ne peut pas accepter cela. Quand ils ont signé, ils ont dit qu’ils
étaient aptes donc ils se doivent de tenir leur engagement ». Sous-officier, orienteur- recruteur,
CIRFA de Saint-Denis
D’autres peuvent invoquer le prétexte de leur « différence » afin de contester une décision
administrative ou professionnelle qui leur est défavorable : « Y’a des gars qui jouent de leurs
origines et critiquent l’armée en disant qu’elle est discriminante. Je connaissais un militaire noir qui
n’avait pas été renouvelé dans son contrat. Tout de suite il a accusé les militaires d’être « racistes ».
Mais la vérité, c’est que le gars n’était pas bon, il venait juste pour les thunes. Il arrivait tous les
jours en retard et se mettait toujours en arrêt. Il avait un dossier de merde. Donc faut faire
attention des deux côtés ». Sous-officier, État-major RTSE, Lyon. La recension de ces abus informe
des diverses stratégies mises en place par les acteurs et doit nous inciter à adopter une vision
dynamique et interactive des phénomènes de stigmatisation. Il convient pour cela de se défaire
d’un regard manichéen qui consisterait à incriminer unilatéralement les modes de
fonctionnement de l’institution militaire ou, a contrario, à mettre en accusation le seul
comportement des militaires impliqués dans ces faits. Les phénomènes de discriminations à
l’intérieur du champ militaire ont été abordés sous un angle très exhaustif dans l’investigation
menée en 2005 par Catherine de Wenden et Christophe Bertossi. Le rapport mettait en lumière
une série de difficultés organisationnelles auxquelles étaient spécifiquement confrontés ces
segments de population. Réalisée peu de temps avant l’instauration de l’aumônerie musulmane,
l’étude réaffirmait certaines déficiences dans la prise en compte des prescriptions islamiques (cf.
chapitre 7, section 6.8.2). Dans un autre ordre d’idée, les militaires issus de l’immigration peuvent
se heurter à des limitations professionnelles motivées par des raisons de sécurité interne. Le
service de la Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense (DPSD), en charge
d’attribuer les avis à l’habilitation « confidentiel défense » ou « supérieure », enquête
systématiquement sur les candidats d’ascendance étrangère, ou ayant un conjoint étranger, afin
de déterminer leur degré de vulnérabilité à des pressions extérieures. Se fondant sur des données
officielles telles celles émanant des autorités judiciaires, cette Direction peut émettre des avis
restrictifs, voire défavorables, au nom des principes de sûreté. Bien qu’il s’agisse de simples avis
que les membres du commandement peuvent contourner à leur guise, ces prises de décisions
étaient vécues par les interviewés comme une forme de « discrimination institutionnelle »
remettant en cause leur appartenance nationale. Au-delà de ces obstacles fonctionnels, les auteurs
pointaient surtout l’existence de tensions interindividuelles liées à des formes plurielles de
stigmatisations. Malgré le port de l’uniforme et le principe théorique d’égalité statutaire, certains
militaires issus de l’immigration se sentaient renvoyés à leurs origines nationales ou voyaient leur
degré d’allégeance questionné par leurs pairs. Cette sensation de relégation, réelle ou symbolique
selon les situations, s’alimente des stéréotypes négatifs auxquels sont régulièrement associés les
héritiers de l’immigration. Les remarques dont ils sont les victimes amalgament indistinctement
leur différence ethnoculturelle (couleur de peau, faciès..), leur « responsabilité » dans ce qui est
communément appelé « le malaise des banlieues » (délinquance, insécurité), ou encore, pour les
musulmans, le sentiment d’altérité et de menace que génère la perpétration d’actes terroristes
commis au nom de leur religion. Plusieurs militaires de notre échantillon ont fait référence à ces
phénomènes, dont seraient victimes les populations issues de l’immigration en premier lieu
desquelles figureraient les militaires français d’origine maghrébine et africaine. Si toutes ces
diverses manifestations d’exclusion symbolique concourent à assigner ces citoyens à des
positions d’outsiders, une analyse plus approfondie des restitutions montre que les expériences de
différenciation sont polymorphes et résultent en réalité de logiques plurielles. Nous en
distinguons principalement deux types : la première, largement dominante, est imbriquée dans les
caractéristiques et les modes de fonctionnement structurels à l’institution et, pour cette raison,
nous la qualifions de « systémique » tandis que la seconde, minoritaire, a un caractère
périphérique et se fonde sur le comportement de militaires partageant une orientation
idéologique explicitement hostile à l’égard des militaires issus de l’immigration. Bien qu’elles se
confondent dans leurs définitions respectives, nous avons tenu à dissocier les notions de
« différenciation » et de « discrimination ». Par « différenciation systémique », nous désignons
l’ensemble des manifestations et des expériences donnant, à certains segments de militaires5, le
sentiment d’être en décalage avec la norme dominante ou valorisée. Nous utilisons le terme
négativement connoté de « discrimination » pour décrire des faits de stigmatisation commis de
Nous évoquons ici le cas spécifique des militaires issus de l’immigration, mais il serait possible de dresser des lignes
de comparaison avec d’autres groupes possiblement considérés comme « outsiders » (femmes, homosexuels…).
5
manière intentionnelle. Dans la réalité des expériences militaires, la frontière entre ces deux
logiques n’est pas aussi clairement lisible que ne laisse suggérer notre présentation. Ces deux
phénomènes se chevauchent et s’interpénètrent diversement au gré des circonstances et des
acteurs impliqués dans les interactions.
Les logiques de différenciation systémique : la contrainte des injonctions normatives
L’usage de la notion de différenciation nous permet de faire référence à tous les éléments
objectifs ou subjectifs donnant aux membres de notre échantillon le sentiment d’être en décalage
avec le reste de la communauté militaire. Les armées sont fières de défendre l’image d’une
institution égalitaire ne prenant en considération que le mérite personnel des individus. Le
principe d’égalité statutaire entre les militaires constitue un socle fondamental qui se vérifie
autant d’un point de vue formel (uniforme) que pécuniaire (égalité salariale entre les sexes).
Erigée en véritable doxa, c'est-à-dire en croyance qui s’impose de manière préréflexive et
indiscutable6, la dimension méritocratique de l’organisation militaire est aussi, comme l’a illustré
notre analyse typologique, un puissant facteur d’attraction pour tous les candidats. D’ailleurs,
durant les conférences, les hauts cadres militaires ne manquent jamais d’user de la métaphore de
« l’escalier social »7 pour décrire les opportunités de promotion sociale et professionnelle que
propose l’institution. A ces occasions, ils soulignent de manière quasi-constante le fait que « 50%
des officiers proviennent des rangs de sous-officiers et que 50% de ces derniers sont d’anciens militaires du rang »,
ce qui en fait une organisation dotée de fortes possibilités de mobilité socioprofessionnelle
interne pour qui accomplit les efforts nécessaires. De plus, comme le reflète notre description
des processus de formation des militaires, l’armée constitue une entité collective à l’intérieur de
laquelle les individus s’effacent et relèguent leur singularité. A travers leur action
homogénéisante, les armées produisent des groupes dont les modes de fonctionnement et les
comportements ne peuvent se réduire à l’addition de ceux de ses membres. Pour y parvenir, elle
use d’une gamme variée de techniques destinées à permettre aux individus de transcender leur ego
et de rendre effective l’émergence d’une cohésion interne. Grâce à ce travail de socialisation
institutionnelle, les individus acquièrent une grammaire mentale et comportementale commune.
6
7
BOURDIEU, Pierre, Questions de sociologie. Paris : Editions de Minuit, 2004.
Par opposition à « l’ascenseur social », qui ne nécessite pas d’effort particulier pour s’élever.
Cependant, si ces valeurs cohésives et méritocratiques participent indubitablement du processus
webérien de communalisation des groupes humains, elles n’empêchent pas l’existence de lignes
de clivages qui fragmentent la communauté militaire selon des modalités diverses. En effet, dans
le prolongement des observations effectuées par Catherine de Wenden et Christophe Bertossi,
les militaires issus de l’immigration tendaient à se sentir en décalage avec l’institution qu’ils
avaient choisi d’intégrer. Par exemple, nos interlocuteurs nous ont fréquemment relaté le
sentiment diffus de devoir « fournir plus d’efforts que les autres » pour être totalement bien vus.
Ces affirmations prenaient des tournures très variables : « on doit travailler deux fois plus », « pour
nous, c’est plus dur » ou « pour nous, y’a pas de cadeau » mais toutes traduisaient l’idée de devoir
produire un investissement professionnel supplémentaire par rapport à leurs collègues non issus
de l’immigration. Paradoxalement, ces allégations ne se sont à aucun moment vérifiées au cours
de nos « pérégrinations » ethnographiques. Il n’a jamais été recensé de déséquilibres dans les
charges de travail imparties aux militaires ou de quelconque forme d’exploitation qui aurait pour
fondement l’origine nationale ou le caractère ethnique des membres. Les emplois du temps
professionnels qui leur étaient attribués respectaient systématiquement le principe d’équité dans
la distribution du travail. Dès lors, comment interpréter ce hiatus entre la perception subjective de
militaires éprouvant le sentiment « de devoir en faire plus que les autres » et nos observations
empiriques reflétant un traitement égalitaire de la gestion de la ressource humaine? En fait,
l’origine de cet écart provient de l’inadéquation de la formule utilisée par ces militaires pour
qualifier la différence de traitement qui marquerait leur condition. Ce n’est pas tant le fait qu’il est
exigé davantage de ces segments de population que l’idée que le seuil de tolérance à l’égard de
leur éventuelle défaillance professionnelle est plus bas. Leurs erreurs suscitent davantage de
réactions et sont potentiellement corrélées aux marqueurs qui fondent leur différence : « En fait,
quand t’es bon dans l’armée, ça se sait et tu es respecté peu importe qui tu es. Même si on ne
t’apprécie pas toi personnellement, la qualité de ton travail sera toujours reconnue par les collègues.
Par contre si tu fais une connerie, tu peux être sûr que tu vas morfler deux fois plus que les autres
surtout si t’es pas dans le moule ». Bassir
Les témoignages de nos militaires se rejoignent. Ils révèlent que la compétence des individus est
reconnue quelles que soient les caractéristiques physiques, sociologiques ou idéologiques du
militaire. En revanche, dans les circonstances d’une faute professionnelle, leur position d’outsiders
(en tant que femmes ou représentants de minorités ethniques, de minorités sexuelles,..) tend à
resurgir et à devenir un point de fixation. Il s’établit alors, de manière plus ou moins consciente,
un lien de causalité entre leur différence et leur défaillance. Telle une épée de Damoclès, les
éléments qui fondent leur distinction (ethnique, de sexe…) tendent à maintenir une pression
latente qui dans des cas extrêmes, s’assimilent à une forme de harcèlement. Elle leur donne
également le sentiment d’être à la périphérie d’un système organisationnel et humain dont le
noyau central serait composé d’une population de référence fortement normée (masculine,
hétérosexuelle, catholique, non issu des minorités visibles). Nous n’approfondirons pas ici les
tensions bien réelles que génère le processus de féminisation, perçu par certains des militaires de
sexe masculin « facteur de déstabilisation » et de transgression d’un certain nombre de normes
sociales, morales et institutionnelles qui demeurent très ancrées dans l’institution militaire et la
société civile8. En revanche, un consensus se dégage parmi les femmes de notre échantillon pour
désigner les effets du « stigmate sexuel » comme prédominant sur le stigmate des origines9 : « Le
moule militaire ça reste quand même un monde d’hommes. Quand tu entends durant un exercice des
encouragements du style : « Allez on n’est pas des gonzesses », tu te poses des questions ! ». Fatou
Dans ses travaux relatifs à la féminisation des armées, Emmanuelle Prévot illustre la force des
injonctions normatives qu’impose l’institution militaire sur les femmes qui, par conformation,
tendent à intérioriser les stéréotypes masculins, notamment celui voulant que le métier des armes
reste avant tout un métier d’hommes. Ces incitations à adopter les normes du « moule militaire »
transparaissent de manière encore plus éclatante durant certaines pratiques quotidiennes
destinées à fortifier la cohésion interne. La consommation de boissons alcoolisées est un
exemple particulièrement illustratif.
Les ambivalences de l’alcool au sein de la sphère militaire : vecteur de cohésion ou
d’exclusion
Dans la sphère militaire, la consommation d’alcool représente une activité dont la fonction
dépasse le simple cadre de la détente. Elle participe étroitement de la construction identitaire de
la militarité à travers un certain nombre de rituels plus ou moins institutionnalisés. Observant le
fonctionnement d’une unité combattante durant une année, Emmanuelle Prévot restitue les rôles
éminemment cohésifs et identificatoires du « boire militaire ». Citant une enquête de Michel
réalisée dans des ateliers d’usine, Emmanuelle Prévot rapporte que : « Boire ensemble, c’est affirmer
que l’on fait partie du même monde, un monde fraternel et viril, un monde de valeurs partagées où l’on parle la
SORIN, Katia, Femmes, en armes, une place introuvable ?, Le cas de la féminisation des armées françaises. Paris : L’Harmattan,
2003. Pour une étude de cas autobiographique sur les difficultés d’être femme au sein des armées, voir l’ouvrage de
BARON, Marine , Lieutenante : Etre femme dans l’armée française. Paris : Editions Denoël, 2009.
9 Un rapport du Conseil Economique et Social indiquait en 2004 que 68% des femmes de la gendarmerie considérait
que la misogynie était un problème important au sein de leur métier. MONRIQUE, Michèle, Place des femmes dans la
professionnalisation des armées. Avis et rapports du Conseil Économique et Social, n°20, 2004, p. 64.
8
même langue10 ». La vie des régiments s’articule autour de pratiques d’alcoolisation, qui ne relèvent
pas seulement d’une volonté de rompre la routine ou d’une forme d’exutoire face aux nombreux
désagréments du métier (éloignement familial, disponibilité conséquente…) mais aussi de modes
de renforcement des liens interindividuels. Dans la communauté militaire, ces pratiques revêtent
des enjeux plus forts du point de vue symbolique. Elles sont constitutives d’une sociabilité
rituelle destinée à signifier son appartenance au groupe et la volonté d’en partager la destinée.
Présentes dans toutes les armes, les « popotes »11 constituent le lieu de célébration des étapes qui
jalonnent les carrières des individus (pot d’arrivée, pot de départ, pot d’avancement..). A ces
occasions se mettent en place des cérémoniaux dont la nature varie selon les corps d’armée et les
spécialités, mais qui supposent assez fréquemment de consommer des boissons alcoolisées. Ces
pratiques ancrées dans les traditions militaires tendent à exclure les individus qui ne s’y adonnent
pas. La trajectoire religieuse atypique de Bakar est intéressante. Eduqué dans la culture
musulmane, il s’est éloigné durant plusieurs années de cette religion, puis a décidé d’y revenir
quelques mois après son engagement. Il évoque ainsi l’importance de l’alcool dans les processus
d’intégration : « Ah oui, je suis catégorique, c’est beaucoup plus simple si tu bois de l’alcool. Quand
j’ai voulu respecter les traditions musulmanes c'est-à-dire ne pas boire de l’alcool et ne pas manger
de porc j’ai trop galéré. Quand tu bois, les autres te voient comme eux et ils t’adoptent beaucoup plus
facilement. Quand on te propose une bière et que tu refuses, ils ne comprennent pas toujours. Ils se
disent : « t’es un exclu, un solitaire », c’est certain, c’est des différences qui pèsent beaucoup mine de
rien ». Bakar Plus le régiment implique un degré élevé de cohésion et de militarité, plus la
pression collective sur les individus est intense. Le témoignage relaté par cet officier de Légion
Etrangère pour l’ADEFDROMIL (Association de Défense des droits des militaires) illustre la
dimension très ambivalente de l’alcool, simultanément puissant vecteur d’identification au groupe
ou de ségrégation : « Très vite, j’ai découvert le milieu très particulier des officiers de la Légion. Dès
mon arrivée au 4ème RE, j’ai pu rapidement constater que la prise d’alcool n’était pas seulement
occasionnelle mais une obligation permanente que ce soit à l’apéritif ou au cours du déjeuner. Lors
de ma première popote lieutenant, j’ai été obligé, sous peine d’être viré du régiment, de boire cul sec
une dizaine de verres de vin. A la fin du repas, pour tester ma résistance, j’ai dû tenir une cible sur
laquelle les autres lieutenants étaient chargés de lancer des fléchettes ! Raccompagné dans mon
bureau par mon prédécesseur au poste d’officier juriste qui, ce jour là, devait me transmettre les
consignes, j’ai très vite perdu connaissance et dû être emmené d’urgence à l’infirmerie où j’y ai passé
tout l’après-midi. « Les popotes lieutenants avaient lieu tous les jours dans le sous-sol du Mess et se
PIALOUX, Michel, « Alcool et politique, une usine de carrosserie dans les années 1980 », Genèses, vol. 7, n°7, mars
1992, p. 102, cité par PREVOT, Emmanuelle, op. cit., p. 170.
11 Forme d’association de type « amical » dans les collectifs de travail militaire (section, compagnie, service etc..ou
par catégorie hiérarchique), mais qui désigne généralement le lieu de détente qui y est associé : « la popote section ».
10
transformaient souvent en de véritables beuveries au cours desquelles la nourriture était gaspillée
(…). Mon refus de boire sur ordre a immédiatement été considéré comme un refus de m’intégrer dans
le moule Légion ». A partir de là, les intimidations, les brimades de toutes sortes et les menaces se
sont succédées. Tout a été fait pour me faire « craquer » et démontrer que je n’étais pas fait pour
l’institution12 ».
L’extrait rapporté par cet officier traduit de manière extrême le rôle cohésif dévolu à l’alcool. La
signification du « boire » ne se cantonne pas à la démonstration d’une virilité fraternelle, mais
revient également à reconnaître les frontières du groupe et à s’y intégrer. Symétriquement, le
refus d’adhérer à cette pratique peut être mésinterprété comme une volonté de ne pas partager
les valeurs de cette même collectivité. Quoique très prégnants, ces phénomènes ne doivent pas
éclipser l’existence de dynamiques d’adaptation et de recomposition des rites destinées à faciliter
l’inclusion de tous les militaires. C’est ce que reflète l’expérience de « baptême chasseur » vécu
par Sabri : « Quand tu arrives dans la collectivité des chasseurs alpins, y a un rituel obligatoire qui
s’appelle le « baptême chasseur », qui consiste à passer plusieurs épreuves intellectuelles et
alimentaires. Une des épreuves est de consommer une cuillerée de gros sel avec du champagne. Etant
musulman, je l’avais fait avec de la limonade, et je peux te die que ça remue bien quand même ! Sur
le moment, comme je ne l’ai pas fait en respectant scrupuleusement la tradition c'est-à-dire le faire
avec du champagne, je me suis dit : « Qu’est ce qu’ils vont penser de moi ? ». Et là sans même leur
demander, ils avaient anticipé et respecté le fait que je ne boive pas. Ils ont respecté ma culture et
l’ont fait aussi avec un autre camarade non musulman qui ne buvait pas. » Sabri Des phénomènes
de réappropriations s’observent identiquement pour des rites plus répandus tel celui de la
« poussière »13 : « Comme j’étais sur le tableau d’avancement, j’ai été reçu par le chef qui m’a
personnellement félicité. Comme la coutume le veut, j’ai mis ma tenue officielle pour faire la tournée
des popotes de chaque compagnie. Chaque commandant te paye un coup à boire. Pour le folklore de
la poussière, je l’ai fait avec du jus de raisin. » Slimane, militaire du rang
Ces deux exemples témoignent du caractère non figé des traditions militaires. C’est donc
lorsqu’elles s’appliquent avec rigidité, que les traditions militaires peuvent être à l’origine de lignes
de fracture entre les soldats et d’un profond sentiment d’altérité, voire d’illégitimité, pour ceux
qui ne les partagent pas. Sentiment dont l’intensité n’est visiblement pas toujours mesurée à sa
juste valeur par l’environnement immédiat. En revanche, lorsque la communauté militaire en
Témoignage rapporté dans le Rapport sur les droits de l’homme dans l’armée française 2005-2008, ADEFDROMIL, pp.
71-72, 2009.
13 La tradition la plus répandue est la « poussière ». Cette cérémonie semble tirer son origine d'une coutume de
l'Armée d'Afrique, et notamment des colonnes mobiles qui arpentèrent les régions du sud. La raréfaction de l'eau
amenait parfois les hommes à rincer les verres poussiéreux avec des boissons alcoolisées. Parfois cet acte se faisait
avec une goutte de vin que les militaires ne manquaient pas de boire par la suite.
12
question fait œuvre d’une flexibilité créative et que le sens symbolique du rituel prime sur ses
modalités concrètes d’application, ces lignes de fragmentation du corps militaire tendent à
s’effacer.
Les logiques de discrimination périphérique
Les pratiques de discriminations verbales
Avant toute chose, précisons que l’évocation de « tensions raciales » au sein de ce sous-chapitre
ne part pas du postulat d’une existence supposée de races humaines. En revanche, il s’agit de
prendre en considération le fait qu’il existe, aussi bien dans le lexique du sens commun que dans
les relations sociales, des groupes définis comme tels, soit par eux-mêmes (phénomène
d’ « autoracisation ») soit par d’autres (phénomène d’ « hétéroracisation »). Au sein de notre
échantillon, plusieurs militaires reconnaissent avoir été en contact avec des collègues dont les
propos ou les attitudes révélaient une teneur ouvertement raciste. Ceux-ci se cristallisent à
différentes étapes des carrières militaires. Ainsi, Khadidja s’est sentie mise à l’écart dès sa période
de formation militaire : « Durant mes classes à l’EFSOAA (Ecole de Formation des Sous-officiers de
l’Armée de l’Air) à Rochefort, j’ai voulu faire le ramadan mais on avait que très peu de temps pour
manger, seulement 20 à 25 minutes. C’est peu quand tu jeûnes la journée car le soir tu ne peux pas te
jeter sur la nourriture sinon ça te fait mal à l’estomac. Comme on passait souvent par brigade, j’ai
demandé à passer avec les premiers, pour avoir 40 minutes et pouvoir manger, boire de l’eau etc.
J’ai demandé cette faveur et ça a été refusé. Les collègues m’ont dit :" tu nous fais chier avec ta
religion, démerdes toi !" Du coup, j’ai abandonné le ramadan ». De même, au cours de sa
formation à l’EOGN, Adil a été témoin de propos qu’il juge « indignes » de la fonction à laquelle
aspirent les élèves. Il met en cause des réflexes discursifs qui tendent à « essentialiser » certains
groupes ethnoculturels : « La différence entre nous et la police, c’est qu’on travaille plus souvent sur
des zones rurales, donc c’est vrai qu’on a plus d’altercations avec les gitans qu’avec les jeunes des
cités. On va dire que pour les gendarmes, les gens du voyage, c’est presque « l’ennemi numéro 1 » et
du coup ils en parlent en mal. Quand j’entends les élèves utiliser le mot de « manouche », je me dis
que ce n’est pas digne d’un comportement d’officier. Et quand j’entends « manouche », je ne vois pas
que les manouches derrière, je pense qu’il y a aussi d’autres groupes derrière ce mot. Ils disent
« manouches » mais ils pourraient très bien dire « jeunes de cités » ou « cailleras », ça reviendrait
exactement au même. Et quand tu leur fais une remarque sur leur manière de parler, ils te répondent
« tu verras quand tu te feras tirer dessus par un manouche ». Ils prennent l’extrême et ils englobent
tout le monde dedans ». Adil. Pour Baraka et Mehdy, les pratiques discriminatoires ont émergé
durant la vie régimentaire. Ils rapportent des conflits avec des sous-officiers aux propos racistes :
« Une fois je passais dans un couloir et je me suis embrouillé avec un adjudant-chef « Front
National » qui m’avait dit : « Allez bougnoule ramasse les branches ! ». J’ai failli en venir aux mains
mais j’ai préféré rester calme. Je lui ai dts : « ce n’est pas une manière de parler ça, tu parles
comme ça à qui tu veux mais pas à moi » et il m’a répondu : « Bougnoule ce n’est pas un terme
raciste », je lui ai dit que « j’en avais rien à secouer, ce n’est pas une manière de parler » et là il s’est
énervé encore plus fort. Ça s’est réglé dans le bureau du capitaine et on a remis les points sur les
« i ». (…). Bakar
Les théâtres d’opérations extérieures constituent les moments où se cristallisent les excès
les plus spectaculaires notamment lorsque la consommation d’alcool se conjugue à
l’éloignement : « Au début de ma carrière, en Centrafrique, j’ai vu mon commandant d’unité
lever un drapeau nazi en plein milieu de la concession à Bangui. Je te le jure sur la tête de mes
enfants. Aujourd’hui il a été muté à la Légion Etrangère. Lui il était lieutenant chef de section
et il est devenu capitaine par la suite, tu rentres dans son bureau et quand tu es caporal et que
tu espères progresser, qu’est ce que tu veux attendre d’un mec comme ça ? Tu chopes la
« grina » (terme arabe pour désigner la colère ou la folie) ». Sous-officier, base RTSE de Lyon
Les militaires soulignent également des différences de perception et de classement à
l’intérieur des processus d’ethnicisation : « Il faut aussi dire une chose, c’est qu’on n’est pas
tous logé à la même enseigne. On va dire qu’il y a une hiérarchie. T’es issu d’un pays
d’Europe ça passe bien, si tu viens des îles ou que t’es asiatique ça passe mieux que si t’es
d’origine maghrébine ou africaine. C’est comme dans le civil. » Miloud « Nous je crois qu’on
porte l’image négative des banlieues. Les gars des îles, ils sont mieux vus et en plus t’as pas le
frein de la religion. L’islam ça fait peur. (…) Les fils de Portugais, Espagnols, Polonais, ils
sont carrément invisibles. » Yanis « T’es maghrébin, on va te voir comme un gars issu de
quartier même si t’as grandi à la campagne. Parce qu’un "beur de campagne" (rires) ça ferait
trop bizarre ! » Tarek « Si les ultramarins des Antilles ou de Polynésie se regroupent sur une
base, ce sera vu comme du folklore. D’ailleurs dans les régiments ou il y a beaucoup de
Polynésiens tu peux assister à des "hakas" (danse rituelle du peuple maori).
Mais des
musulmans qui se regroupent, tout de suite ça peut être vu comme un danger pour la
cohésion. » Slimane
L’analyse détaillée de ces différentes restitutions met en lumière un certain nombre de
récurrences. En effet, les témoignages relatifs aux pratiques discriminatoires permettent de
dégager au moins quatre lignes de force. La première est que ces frictions peuvent s’incarner à
travers tous les aspects de la vie militaire (en amont ou au cours de leur vie régimentaire).
D’autres insistent sur des obstacles ressentis au cours de leur vie régimentaire. Le deuxième
aspect tient à une forme de hiérarchie des rejets. Les représentants des « minorités visibles »
issues de l’immigration maghrébine ou africaine se considèrent comme davantage stigmatisées
par comparaison aux autres groupes (Ultra-marins, fils d’immigrés européens..) et ce, non
seulement en raison d’éventuels facteurs culturels qui pèsent sur la dynamique de
communalisation précédemment décrite (non-consommation d’alcool, pratique d’une autre
religion…) mais également aux stéréotypes et à l’imaginaire négatif associé au « monde des
banlieues ». C’est ce que traduisent les propos de Slimane qui note une différence de perception
entre les regroupements de Polynésiens ou d’Antillais sur certains sites militaires appréhendés
sous l’angle du « folklore exotique » et les regroupements de Franco-maghrébins générant, selon
lui, une forme d’anxiété. Nous avons pu vérifier empiriquement ces phénomènes de
rassemblement au sein de la base aérienne 117 de Balard, où se constituent régulièrement des
groupes de militaires Antillais conversant en créole.
Dans tous ces processus, il importe peu que le ou la militaire concerné(e) soit issu d’un quartier
dit « sensible » ou qu’il partage réellement une confession différente puisque l’ethnicisation
fonctionne ici comme une assignation totalisante. Les indicateurs tels que le phénotype ou/et le
patronyme suffisent à classer et à dénier l’individualité des personnes. La troisième dimension qui
transparaît au fil des extraits est la polarisation des tensions racistes dans certains rangs
spécifiques de la hiérarchie militaire. A l’évidence, les galons et le grade agissent comme des
facteurs de protection face aux manifestations de racisme, au moins dans ses modes
d’expressions les plus frontales14. La très grande majorité des expériences de discriminations
verbales que nous avons relevées surviennent durant des interactions qui se nouent entre sousofficiers et militaires du rang. D’une certaine manière, l’on pourrait dire que la discrimination
« idéal-typique » mobilise un sous-officier abusant de sa position hiérarchique pour stigmatiser un
subalterne (généralement un militaire du rang). Sans faire explicitement référence à des tensions
de nature raciste, le général Irastorza, Chef d’État-major de l’armée de terre, reconnaît la
cristallisation d’incidents dans certaines strates spécifiques de la hiérarchie. Il interprète ce
phénomène comme la résultante et la survivance de pratiques héritées de la période de
A l’instar de la société civile, les manifestations du racisme tendent à être plus subtiles et moins brutales à mesure
que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale.
14
conscription. Il mobilise la notion plus globale de « commandement inadapté » pour qualifier
cette problématique : « On a clairement des phénomènes de « commandement inadapté » c'est-à-dire
que certains de nos sous-officiers ont un mode de fonctionnement basé sur une vision et des pratiques
qui sont dépassées. On ne doit plus parler à nos soldats professionnels, qui peuvent être dans certains
cas mariés et pères de famille, de la même manière qu’avec nos anciens conscrits qui étaient pour
une bonne part en fin d’adolescence et sortaient tout juste de l’école. Il y a un gros effort à réaliser de
ce côté-là au niveau du langage à tenir et du respect à montrer car cela rejaillit fatalement sur le
niveau d’attrition. (…) C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai créé les Centres de Formation
Initiale des Militaires du rang (CFIM). Il nous faut mieux contrôler les processus de formation et les
pratiques du commandement ». Général Irastorza, Chef d’État-major de l’armée de terre
La concentration des discriminations dans les strates intermédiaires ne signifie pas l’absence de
tensions raciales entre militaires du rang puisque nous avons répertorié au cours de cette
investigation de multiples incidents impliquant exclusivement des soldats issus de ces niveaux
hiérarchiques. Mais ces antagonismes étaient moins prégnants dans les interviews et il semblerait
que leur « régulation », si l’on peut utiliser ce terme, passait par d’autres canaux, notamment par
des règlements de compte à l’extérieur des enceintes militaires15. Enfin, nos interlocuteurs se
définissent comme les victimes d’individus aux convictions proches des mouvances politiques et
idéologiques d’extrême droite (« fachos », « racistes » « frontistes »).
Plusieurs militaires nous ont avoué avoir été témoin de « règlements de compte » entre collègues se déroulant à
l’extérieur des sites militaires et se soldant parfois par des violences physiques. Ces règlements de compte se
cristallisaient plus nettement dans les sections à forte militarité (Infanterie, troupes de combat…).
15
Les armées et la nébuleuse d’extrême-droite
Comme l’illustre par intermittence l’actualité nationale, leurs récits ne relèvent pas de cas isolés.
En 2008, trois militaires du 17ème régiment de génie parachutiste de Montauban se livraient à des
démonstrations pro-nazies en se photographiant en train d’effectuer le salut hitlérien drapés
d’une bannière à la gloire de cette idéologie16.
Figure 1 : Militaires du 17
ème
régiment de génie parachutiste de Montauban effectuant le salut hitlérien.
En 2009, six gendarmes mobiles français d’origine africaine et maghrébine du groupement blindé
de Satory portaient plainte auprès de la HALDE contre un capitaine pour « insultes racistes »
(« nègres, bougnoules ») et des notations administratives qu’ils jugeaient inéquitables en comparaison
de celles de leurs collègues17. Bien que s’exprimant, selon des modalités diverses, dans toutes les
armées, ces phénomènes demeurent difficiles à cartographier. A l’étranger, l’équipe de recherche
belge menée par Johan Leman est l’une des rares à avoir tenté d’appréhender cette
problématique sous l’angle quantitatif. Même s’il convient de manier les résultats de leurs
sondages avec précaution, ces derniers mentionnaient le fait que 31% des militaires du rang, 28%
des sous-officiers et 19% des officiers considéraient que les armées belges développaient des
attitudes racistes18. De facto, la part des militaires proches de ces mouvances politiques ou de cette
Il reste difficile d’établir avec certitude si c’est la doctrine nazie qui est ainsi glorifiée par ces soldats ou s’il s’agit
davantage d’une fascination pour les armées allemandes en tant que modèle d’organisation militaire par excellence.
La photographie laisse suggérer un degré de connaissance relativement restreinte de l’idéologie nazie. En témoigne
d’une part le fait que la bannière qu’ils étendent n’est pas positionnée dans le sens adéquat, la croix de fer devant
théoriquement se situer en haut à gauche et non en bas à droite. Par ailleurs, ces trois militaires issus du corps de
l’armée de terre portent un drapeau qui ne fait pas référence à leur corps d’armée mais à la Kriegsmarine c'est-à-dire à
la marine de guerre allemande de la décennie 1935-1945. Dans tous les cas, l'article R.6451 du Code pénal punit
d'une contravention de cinquième classe passible d'une amende le port ou l'exhibition en public d'un uniforme,
insigne ou emblème rappelant ceux portés par les membres d'une organisation déclarée criminelle par le tribunal de
Nuremberg (SS, la Gestapo, SD et corps des chefs nazis) ou par toute personne reconnue coupable pour crime
contre l'humanité. Sur cette affaire spécifique, voir l’article de VIRONNEAU, Fabrice, FRANCOIS, Jean-Pierre,
« Montauban. Rituels nazis chez les paras du 17ème RGP », La Dépêche du Midi, 3 avril 2008.
17 L’officier mis en cause a fait l’objet, à la suite d’une inspection interne à la gendarmerie, d’une sanction militaire
(blâme), d’un mois de mise à pied ainsi que d’une mutation d’office à Rennes.
18 LEMAN, Johan, Etude des mécanismes pouvant mener à des attitudes de racisme au sein de l’armée belge ; rapport final.
Bruxelles : Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, 1998.
16
nébuleuse idéologique, même si elle semble être marginale, reste impossible à évaluer en raison
du devoir de réserve auquel ils sont astreints. Officiellement, leur statut leur interdit de s’affilier à
un quelconque parti politique19, de s’exprimer dans les débats publics ou même de s’investir dans
des activités syndicales20 (article L4121-3 du code de la défense). Si l’article 7 du statut général des
militaires du 15 juillet 2005 stipule que leur opinion est libre, il précise cependant que c’est dans
un cadre externe aux enceintes militaires et aux heures de service. Pour des motifs aisément
intelligibles, il ne nous a pas été possible de rencontrer des militaires proches de ces tendances
idéologiques. A l’exception de deux protagonistes ayant accepté de livrer leur perception sous
couvert d’anonymat, les informations collectées sur ces acteurs ne provenaient jamais
d’entretiens en « face-à-face » mais toujours de sources secondaires et de descriptions faites par
des collègues de régiment. Bien qu’ils ne prétendent pas rendre compte d’une nébuleuse
regroupant des attitudes et des perceptions forcément clivées et disparates, les témoignages de
ces deux militaires proches de cette mouvance délivrent une matrice argumentative commune :
« Moi au départ, j’aime bien l’ordre, les cités t’as beau dire la délinquance, les émeutes faut pas se
voiler la face, c’est toujours les mêmes qui font les problèmes. Ici, oui y a des militaires d’origine
étrangère mais eux ce n’est pas pareil, ils ont choisi l’armée. Profiter de la CAF, de la sécu ça va un
moment. Maintenant le contribuable doit aussi payer les mosquées, c’est un peu « fort de café ». (…)
Jean Pax Méfret (chanteur), oui j’aime bien, il chante autre chose que de la variétoche, il a des idées
et des combats, ce qui devient rare de nos jours avec tous les gauchos bobos. (…) Mais j’écoute aussi
du hard-rock et plein de groupes pas toujours bien vus ». Antoine (pseudonyme) « J’ai voté FN parce
qu’ils n’ont pas peur de parler des vrais problèmes. La gauche, la droite ont eu le pouvoir, ils n’ont
rien fait. On a besoin d’un parti politique différent, qui applique de vraies politiques et qui s’intéresse
aux « petits Français » qui galèrent. On en fait trop pour les banlieues, la discrimination positive
pour les immigrés, y a aussi des gens en difficulté dans les campagnes ». Bertrand (pseudonyme). La
vision de Bakar vient tempérer l’idée d’une corrélation automatique entre adhésion à des
mouvances d’extrême-droite et attitudes discriminantes :« T’as de tout dedans (parmi cette
mouvance), des jeunes et des moins jeunes. Certains sont respectueux et d’autres te font chier quand
ils le peuvent. Ce n’est pas parce qu’ils votent pour tel parti très à droite qu’ils ne vont pas être
correct ou professionnel avec toi. (…) Souvent, ils aiment bien écouter Jean-Pax Méfret, un chanteur
La réalité est différente comme en témoigne par exemple la déclaration retentissante du bureau du Front National
indiquant que le 45ème soldat français décédé en Afghanistan (Laurent Mosic, sergent chef du 13ème Régiment du
génie de Valdahon) était également un militant actif de ce parti et membre de son DPS (Département Protection et
Sécurité).
20 Comme le démontre la controverse autour de l’ADEFDROMIL, cette question demeure sensible. Créée en 2001,
l’Association de défense des droits des militaires (statut loi 1901) a pour objet de défendre les droits, les intérêts
matériels, professionnels et moraux, collectifs ou individuels des militaires. Elle a sollicité à plusieurs reprises la
reconnaissance du droit d’association pour les militaires. Considéré par le cabinet du ministre comme une
association syndicale embryonnaire, ce dernier en a interdit l’adhésion aux soldats « sous peine de sanctions
disciplinaires ».
19
à fond à droite qui a la nostalgie de l’Algérie française, un chanteur qui chante la gloriole militaire et
tout ça».
Leurs témoignages reprennent un triptyque chômage/insécurité/immigration (ou islam) et une
dénonciation des partis politiques traditionnels, devenue centrale dans la rhétorique des
formations d’extrême-droite. Rappelons que la droite radicale française est extraordinairement
hétérogène et qu’elle englobe des tendances et des groupuscules extrêmement variés. Pour la
politologue Fiammetta Vienner, cette nébuleuse s’articule principalement autour de cinq grandes
familles qui sont les catholiques traditionnalistes, les nationaux-radicaux, le Front National, le
mouvement pro-vie et la mouvance royaliste21. Dans les récits d’expérience rapportés ci-dessus,
le parti du Front National constitue la référence politique la plus citée22. Le croisement des
données issues des entretiens et de celles relatives à la sociologie électorale de ce parti permettent
de dégager plusieurs lignes de congruence, voire des affinités électives23. Mickael Löwy définit ces
dernières ainsi : « l’affinité élective est le processus par lequel deux formes culturelles – religieuses, intellectuelles,
politiques ou économiques – entrent, à partir de certaines analogies significatives, parentés intimes ou affinités de
sens, dans un rapport d’attraction et influence réciproques, choix mutuel, convergence active et renforcement
mutuel ». L’auteur précise également qu’elle est une analogie encore statique qui crée la possibilité,
mais non la nécessité, d’une convergence active. La transformation de cette puissance en acte, la
dynamisation de l’analogie dépend de conditions historiques et sociales concrètes. De facto, même
s’il a connu de profondes mutations sociologiques depuis sa création en 1972, l’électorat du
Front National continue de rassembler, pour reprendre une formule de Nonna Mayer, un vote
traditionnellement « viril »24. Une grande partie de ses sympathisants et militants sont de jeunes
hommes d’extraction sociale modeste et scolairement peu qualifiés, c'est-à-dire d’individus
présentant des caractéristiques sociologiques comparables à celles d’une large partie du vivier de
recrutement que capte l’institution militaire25. De plus, on notera que cette formation partisane
soutient un système doctrinal et une vision du monde qui puisent abondamment dans
l’imaginaire et la symbolique du milieu militaire. Les guerres de décolonisation (Indochine,
Algérie) et, de manière plus globale le monde militaire, occupent une place fondamentale dans la
VENNER, Fiammetta, Extrême France : les mouvements frontistes, nationaux, radicaux, royalistes, catholiques traditionnalistes
et provie. Paris : Grasset, 2006.
22 Les phénomènes de catholico-centrisme recensés dans les rangs plus élevés de la hiérarchie laissent suggérer des
possibilités d’adhésion à d’autres familles de cette mouvance.
23 Ce terme fut d’abord mobilisé par Max Weber, qui l’emprunta à l’écrivain J. W. Goethe. Voir LÖWY, Michael,
« Le concept d’affinité élective chez Max Weber », Archives de sciences sociales des religions , n° 127,
juillet-septembre 2004, pp. 93-103.
21
MAYER, Nonna, Ces Français qui votent Le Pen. Paris : Flammarion, 2002, p. 39.
33% des militaires sont des enfants d'ouvriers. Chiffre cité par JANKOWSK, Barbara, « Les relations arméessociété en France », Pouvoirs, n°125, 2008, p. 101.
24
25
trajectoire personnelle du leader historique du Front National, Jean Marie Le Pen, qui a dernier a
développé une conception guerrière de la lutte politique et ne manque jamais de mettre en
exergue son admiration pour les combattants26. Dans l’élaboration de leur programme, les
stratèges de la communication politique de ce parti usent doublement des métaphores de la
guerre et de la résistance pour décrire l’état de la France, l’assimilant à une « patrie envahie »,
voire une « nation en danger ». Lors d’un colloque organisé le 15 mai 1993, Bruno Mégret, ancien
délégué général du FN, allait plus loin en dressant un parallèle entre la période d’Occupation
allemande et la sédentarisation des populations immigrées27. Plus récemment, Marine Le Pen a
réinstrumentalisé le thème de « l’occupation » pour dénoncer la réalisation de prières collectives
musulmanes dans les rues de plusieurs grandes villes françaises28. Tous ces facteurs conduisent le
sociologue Pascal Duret à affirmer qu’intégrer cette formation politique, c’est d'une certaine
manière entrer dans la peau d’un résistant et s’inscrire dans une mythologie héroïque permettant
de « se penser en Français Libre »29. Certes, l’identification de ces lignes de convergence ne forme
tout au plus qu’un faisceau de concordance rhétorico-symbolique mais elle permet de cerner les
liaisons à travers lesquelles peuvent s’opérer des translations entre ces catégories professionnelle
et politique. Du point de vue culturel, le chanteur Jean-Pax Méfret est une figure itérative de
l’univers des soldats gravitant autour de cette sphère idéologique30. Fervent partisan de l’Algérie
française, anticommuniste et antisocialiste, ce chanteur décline un répertoire de chansons
glorifiant l’engagement militaire et un ensemble de valeurs métapolitiques tels que la vérité,
l’honneur, l’abnégation... A partir de l’analyse biographique et musicale de son œuvre artistique,
l’historien Paul Airiau déduit un positionnement discursif intermédiaire situé entre la droite et
l’extrême droite de l’échiquier politique. Outre qu’elle assure l’interface entre ces deux familles
idéologiques, son œuvre contribue à politiser une jeunesse parmi laquelle figure une part
importante de militaires31.
MAYER, Nonna, Ibidem, p. 140.
DELY, Renaud, Histoire secrète du Front National. Paris : Grasset, 1999.
28 « Marine Le Pen compare « les prières de rue » des musulmans à une « occupation », Le Monde, 11 décembre 2010.
29 DURET, Pascal, Les larmes de Marianne, Comment devient-on électeur du FN ? Paris : Armand Colin, 2004.
30 On remarquera au passage qu’une grande partie des groupes de rock nationalistes empruntent des noms et des
tenues vestimentaires faisant explicitement référence au monde militaire (treillis, vestes de combat..). Parmi les plus
connus, figurent notamment Légion 88, Bunker 84, Insurrection, voir Rock Haine Roll. Origines, histoires et acteurs du
Rock Identitaire Français, une tentative de contre-culture d'extrême droite. Paris : Editions No Pasaran, 2004.
31 AIRIAU, Paul, recense par exemple que 16% des messages de fans rédigés sur le site officiel du chanteur sont le
fait de militaires, in AIRIAU, Paul, « Jean-Pax Méfret, chanteur anticommuniste et républicain populiste »,
Histoire@Politique 1/2009 (n° 07), p. 9.
26
27
Les limites des dispositifs institutionnels de lutte contre les discriminations
Regard ethnographique sur une « rencontre imprévue »
Lors d’un séjour d’observation dans une base du sud-est de la France (21ème RIMA de Fréjus), l’un des
militaires rencontrés par le biais d’un orienteur du centre de recrutement de Saint-Denis décide de m’inviter chez
lui. En arrivant dans sa demeure, je constate la présence de plusieurs militaires issus de l’immigration. Tous sont
en civils. Je suis visiblement « attendu » par ce groupe qui semble percevoir en moi une caisse de résonance
susceptible de faire « remonter » leurs difficultés.
Assis dans le salon, ils me font part au cours d’un échange conversationnel de plus de deux heures de difficultés
professionnelles diverses. Sans vouloir mentionner les noms des responsables, ils évoquent l’existence de tensions
internes et de formes de stigmatisations liées à leurs origines ou leur couleur de peau. L’un évoque la profération
banalisée d’injures racistes, un autre la circulation de photos de militaires français portant des uniformes de la
Waffen SS32. Un troisième me relate le port de tatouages racistes par certains collègues (croix gammée au niveau
du tibia, tatouage du numéro 8833). Deux d’entre eux sont des sous-officiers fils de harkis et ont une expérience de
plus de vingt années d’engagement. L’un d’eux me lance cette phrase marquante : « mon père ne s’est pas battu
pour la France en 1958 pour que je me fasse traiter de « bicot » en 200834 ».
Bien que les données recueillies durant ces interactions se sont avérées par la suite peu exploitables (enregistrements
de mauvaise qualité, dialogues hachés, volonté des acteurs de préserver l’anonymat..), la signification sociale de cette
rencontre totalement imprévue était heuristiquement intéressante et révélait simultanément un « besoin de
s’exprimer » et certaines limites des dispositifs actuels de médiation intra-militaire.
A l’instar de cette expérience impromptue, les restitutions de nos engagés ont fréquemment
souligné des déficits dans la prise en considération des tensions racistes auxquels ils se heurtaient.
Contrairement à de nombreux pays anglo-saxons, qui officialisent l’existence des communautés
ethniques et qui, par conséquent, tendent à créer des organes d’expertise et de régulation des
actes discriminatoires, les armées françaises ne disposent pas d’instances internes spécifiquement
consacrées à ces problématiques. Ainsi, aux Etats-Unis, cette question est traitée en amont par la
mise en place de modules de formation sur les thèmes de discrimination et de gestion de la
diversité destinés à sensibiliser tous les niveaux de la chaîne de commandement. En aval, les
auteurs reconnus d’actes de discrimination font l’objet de sanctions pouvant aller jusqu’à la
Je demeurai à ce moment de mon enquête très circonspect sur l’existence réelle de telles photos pensant qu’il
pouvait s’agir d’un effet d’exagération de mon interlocuteur destiné à m’impressionner. Mais quelques semaines
après cette rencontre éclatait l’affaire des « photos nazis » du 17ème Régiment du génie parachutiste de Montauban.
33 Le tatouage du numéro « 88 » renvoie à la huitième lettre de l’alphabet c'est-à-dire le « h ». Le double h désignant
le salut nazi « heil Hitler ».
34 A ce moment des échanges, l’émotion est palpable et le militaire sortira « prendre l’air » et fumer une cigarette.
32
radiation définitive. Le programme « Military equal opportunity assessment » assure la réalisation de
rapports et de comptes-rendus annuels permet de dresser un état des lieux actualisé de la
question. De plus, les militaires se sentant victimes de tels comportements bénéficient d’un
« numéro vert » de téléphone leur donnant la possibilité de se confier tout en conservant
l’anonymat. De même, avec la mise en place dès 1976 d’une Commission pour l’Egalité Raciale,
la Grande-Bretagne a pu développer des programmes de réflexion et de coopération entre les
différents services du Ministère de la Défense et cet organisme. Cette conscientisation précoce
n’a pas empêché la multiplication des affaires racistes durant les années 1980. Parmi les plus
célèbres, figurent notamment celle des « pionniers » Richard Stokes et Jake Malcolm. Richard
Stokes. Celui-là fut le premier soldat noir à effectuer les rotations de garde au Palais de
Buckingham et fit l’objet d’insultes racistes quotidiennes (« nègre ! », jets de bananes…) tandis
que le caporal Jake Malcolm s’était vu « déconseiller » de présenter sa candidature au sein du
prestigieux régiment de la Cavalerie Royale (Household Cavalry), sous prétexte que les Noirs n’y
étaient pas les bienvenus35. Au Canada, la création dès 1997 du Groupe Consultatif de la Défense
pour les Minorités Visibles (GCDMV), regroupant civils et militaires, vise à apporter des conseils
au commandement et à améliorer la qualité des relations professionnelles à l’intérieur de
l’institution. En France, ces dispositifs sont inexistants et les différentes écoles militaires ne
délivrent pas de formation spécifiquement orientée autour de la question de la diversité ethnique,
culturelle ou religieuse des soldats. La gestion des différences repose de manière aléatoire sur
l’expérience acquise « sur le tas », par les cadres. La problématique du racisme se dilue dans la
thématique plus globale des traitements discriminatoires qui se résolvent le plus souvent grâce à
l’intervention des présidents de catégories. Elus par leurs pairs et présents dans toutes les armées,
les « présidents de catégories » ont pour mission d’assurer l’interface entre leur catégorie et la
hiérarchie. Ils sont les interlocuteurs privilégiés des membres du commandement et jouent le rôle
de conseillers pour optimiser la cohésion et l’intégration des militaires. Lorsque la chaîne de
commandement est réactive, les incidents relatés par les plaignants sont transmis aux hautsgradés qui prennent les décisions. C’est ce que démontre l’expérience de Miloud, qui a vu sa
situation se dénouer suite à un signalement opéré auprès de son président de catégorie : « J’ai
signalé le problème que j’avais avec un collègue auprès du responsable. Le président de notre
catégorie a tout de suite réagi et le colonel m’a tout de suite défendu en me disant que je n’avais rien
Le caporal Jake Malcolm obtint gain de cause après avoir porté plainte. Voir les articles de SMALLEY, Mark,
Colour barred ? Unknown warriors, BBC News, 11 septembre 2006 et BELLAMY, Christopher, “Army pledges to
stamp out racism in ranks”, The Independent, 28 mars 1996.
35
.
à me reprocher. Je suis quelqu’un de sérieux, donc j’ai été protégé. Mais je sais que ça ne se passe
pas comme ça dans toutes les bases ». Miloud
Les facteurs d’inertie
Effectivement, comme le rapporte Miloud, il arrive que les responsables du commandement ne
fassent pas preuve de la même réactivité et que les requêtes des plaignants ne trouvent que peu
d’écho auprès de la hiérarchie militaire. Plusieurs facteurs s’entrecroisent pour expliciter cette
inertie. D’une part, ces stigmatisations, en actes ou en paroles, peuvent s’inscrire comme des
pratiques routinisées au niveau régimentaire ou à des échelons infra-régimentaires (section,
compagnie, etc.). Dès lors, ces agissements perdent de leur teneur exceptionnelle pour se fondre
dans une norme sinon acceptée, du moins tolérée par la collectivité concernée. Cet état de fait est
accentué par l’absence patente d’outils qui permettrait, notamment aux sous-officiers, de
décrypter avec objectivité des situations de discriminations.
La conjonction de ces deux
éléments contribue à créer parmi les rangs des sous-officiers un effet de minimisation de cette
problématique et une sorte de filtrage des signalements auprès des plus hauts-gradés. Mais cette
configuration n’est pas systématique. Dans d'autres cas, il n’y a pas rétention de l’information et
bien qu’avertis par leurs subalternes les plus hauts responsables des bases peuvent à leur tour
avoir tendance à minimiser l'expression des tensions internes. En effet, dans le cadre d’une
gestion de carrière optimale, les membres du corps des officiers ont tout intérêt à ne pas ternir la
réputation de leurs unités et à assurer une forme de paix sociale vis-à-vis du monde extramilitaire.
C’est ce que traduisent les propos de Bakar qui insiste sur le silence de sa hiérarchie face aux
comportements prohibés dont il est témoin : « Je t’explique : le capitaine il est là pour deux ans et
il a intérêt à ce que ce soit calme dans sa base et qu’il n’y ait pas de problèmes dans son régiment.
Comme ça il sera bien noté et il pourra faire l’Ecole de Guerre (actuel CID) ! L’objectif c’est de
garder une bonne réputation. Par exemple, il sait très bien que beaucoup boivent ou fument du shit
dans la base. Mais son objectif c’est que ça reste calme et « pas de vagues », comme ça il aura sa
promotion et ses galons ».Bakar. Les propos ci-dessous de ce commandant désireux de conserver
l’anonymat corroborent le récit de Bakar. Il met également en exergue les mécanismes à l’origine
du conservatisme caractérisant la vie des unités : « C’est simple, un officier reste généralement deux
années sur un régiment. Son principal objectif lorsqu’il arrive c’est de faire en sorte que cela se passe
bien et qu’il n’y ait pas de "bruits" dans son unité. Une affaire de racisme dans l’armée, ça fait
désordre et si c’est médiatisé, ça peut "flinguer" un dossier militaire. Et puis deux années ça passe
très vite donc même s’il a envie de changer des choses qui dysfonctionnent, ce sera très difficile pour
lui. (..). Donc "pas de vagues" ».
L’usage fréquent de l’expression « ne pas faire de vagues » est symptomatique du désir de
discrétion qui entoure la vie des différentes unités. Il s’agit avant tout de ne pas publiciser des
pratiques plus ou moins ancrées dans les régiments qui pourraient simultanément discréditer leur
image et infléchir négativement les trajectoires professionnelles de ceux qui les dirigent. Les
fréquentes mutations ponctuant les carrières des officiers (environ tous les deux ou trois ans)
rendent difficiles toutes velléités de transformation en profondeur des régiments dans lesquels ils
sont affectés. Ce turn-over professionnel des responsables d’unité apparaît comme un élément
explicatif fondamental de la perpétuation des pratiques (bonnes ou moins bonnes) en vigueur
dans les différentes unités. Par conséquent, ils tendent à opter pour le maintien d’un statu quo en
déléguant au corps des sous-officiers la gestion des relations humaines. Ces derniers tendent
naturellement à reproduire les normes, les schémas et les modes de fonctionnement qu’ils ont
eux-mêmes connus au fil de leurs parcours. Cette transmission implicite du pouvoir est d’autant
plus spontanée qu’il n’est pas rare de voir de jeunes officiers fraîchement formés diriger des
sous-officiers aux carrières bien entamées et qui, à défaut de bénéficier de la légitimité du grade,
ont pour eux celle de l’expérience qui confère une plus grande connaissance de la vie militaire
(OPEX…). Lorsqu’ils sont confrontés à un manque de réactivité de la part de la chaîne de
commandement, les victimes de discriminations peuvent adopter de façon générale trois types
d'attitudes : certains patientent en espérant que le jeu des mutations professionnelles les
positionne dans de nouvelles configurations relationnelles ; d’autres se mettent en congé ou
finissent par démissionner de leurs fonctions36 ; Une dernière alternative consiste à médiatiser
son affaire par l’intervention d’institutions externes. C’est l’option qu’ont choisie Jamel Benserhir
du 17ème Régiment de génie parachutiste de Montauban et les six gendarmes mobiles d’origine
maghrébine et africaine de la base de Versailles-Satory. Suite à l’épuisement des possibilités de
recours internes (signalements auprès des chefs de corps, courriers au ministre de la Défense..),
Jamel Benserhir a sollicité le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF) qui a
alerté à son tour le ministère de la Défense afin qu’il mène une enquête. Les gendarmes de
Versailles-Satory ont, eux, extériorisé leur affaire en saisissant la HALDE37. En relayant leurs
difficultés, ils adoptent une démarche similaire à celles effectuées deux décennies auparavant par
les anglais Richard Stokes et Jake Malcolm.
C’est notamment ce que nous ont confiés plusieurs aumôniers militaires musulmans qui de par leur
positionnement et la confiance qu’ils inspirent auprès des soldats, recueillent également de nombreuses informations
sur ce type de difficultés intra-militaires.
37 Malgré la signature en 2007 d'une convention de partenariat entre la gendarmerie et la HALDE.
36
Eléments de conclusion
L'analyse des limites et des formes de résistances au processus de communalisation nous permet
de tirer plusieurs enseignements. D'une part, nous avons pu mesurer, à travers la réalisation des
entretiens avec les hauts cadres des armées la prégnance de la matrice culturelle et idéologique
républicaine. Ceux-ci cultivent parfois une vision s’apparentant à du républicanisme et qui tend à
évacuer les dimensions potentiellement raciales des tensions intra-militaires. Dans cette logique
fondée sur le color blindness, les incidences des marqueurs ethnoculturels des individus sur leurs
expériences et leurs pratiques demeurent des terrains d'étude en friche. Ainsi et contrairement à
la sociologie militaire anglo-saxonne, aucune étude française n'a spécifiquement orienté son
regard sur l'impact de la diversité ethnoculturelle durant les contextes opérationnels (OPEX ou
OPINT). Ces angles de recherche sont (encore) marqués du sceau de l'illégitimité et constituent
de fait des « impensés sociologiques ». Par ailleurs, la compréhension des phénomènes de
différenciation ou de discrimination au sein de la sphère militaire est plus complexe qu'il n'y
paraît. Ceci tient en partie au fait qu'ils qu’ils mêlent en réalité plusieurs niveaux de lecture. Le
décryptage des expériences de nos engagés fait plus précisément apparaître deux types de frein au
processus de communalisation. Le premier, qualifié de différenciation systémique est
intrinsèquement liée aux caractéristiques sociologiques de l'institution militaire ainsi qu’à la
permanence de ses traditions et à son héritage. Nous distinguons à un second niveau ce que nous
avons défini comme des discriminations périphériques et qui résultent d'actes de stigmatisation
commis de manière intentionnelle. La différenciation systémique regroupe des constats
sociologiques et des pratiques institutionnelles pouvant donner le sentiment à des sous-groupes
de constituer des outsiders par rapport au reste de la communauté militaire. Les extraits
d’entretiens laissent transparaître l’idée selon laquelle certains segments de militaires se situeraient
à la périphérie d'un système dont le noyau central serait composé d'une version « idéale » du
militaire (blanc, catholique, hétérosexuel…). Cette relégation à la périphérie s’exprime
diversement selon les groupes. Pour les femmes, et malgré des efforts institutionnels indéniables
pour faciliter leur accueil, le décalage se cristallise essentiellement par rapport à une notion de
virilité qui demeure profondément associée à l’ethos militaire. Malgré son ouverture sur la société,
l’institution militaire demeure un univers culturel dont les normes, les valeurs et les repères
symboliques ont été forgés sous le registre du masculin.
Pour les militaires issus de
l’immigration, cette distance trouve sa source dans d’autres facteurs, lesquels sont pluriels et
tiennent notamment au constat d’une « ethnostratification » de la hiérarchie militaire matérialisée
par une faible présence de minorités visibles parmi les hauts-gradés. Cette distance trouve
également à s’exprimer lors des cérémoniaux impliquant la consommation de boissons
alcoolisées (popotes, pot d’arrivée…). Ces pratiques participent indubitablement de la cohésion
et de la construction identitaire de la militarité. Elles sont constitutives d’une sociabilité rituelle
censée symboliser son adhésion à la collectivité et signifier la volonté d’en partager la destinée.
Mais de manière ambivalente et quasi-symétrique, ce rôle cohésif attribué à la consommation
d’alcool peut se convertir en facteur d’exclusion pour les militaires qui refusent de s’y adonner.
Que l’on considère les expériences des femmes ou celles des minorités visibles, on observe
systématiquement une injonction à se conformer aux normes d’un noyau central qui incarnerait
l’idéal-type du militaire. Dans cette configuration, les militaires concernés tendent à s’adapter à
cette logique intégrationniste/assimilationniste en effaçant leurs particularités et en tentant de
minimiser tout ce qui peut apparaître comme des marqueurs d’altérité (féminité, orientation
religieuse…). Les restitutions d’expérience de Sabri et de Slimane témoignent également des
capacités d’adaptation et de transformation des traditions militaires. Sédimentées au fil de
l’histoire, ces dernières n’en demeurent pas moins flexibles et ajustables à différents publics. Les
lignes de fragmentation intra-communautaire que sont susceptibles de générer les rites alcoolisés
tels que « la poussière » ou les différents « baptêmes » (on pourrait ajouter les pots de départ,
d’arrivée…) peuvent être facilement surmontées lorsque l’environnement professionnel le
favorise (remplacement par une boisson non alcoolisée). Par ces dynamiques de recomposition,
la collectivité militaire démontre que la signification symbolique du rituel prime sur l’acte en luimême (boire de l’alcool) et renforce le processus recherché de communalisation. A ces logiques
de différenciation systémique, au sens où elles caractérisent des modes de fonctionnement
structurels à l’institution, se cumulent des phénomènes de discriminations périphériques. Ceux-ci
se manifestent par des actes de stigmatisation verbale commis de manière intentionnelle (propos
racistes…). Ils sont le fait d’acteurs dont la nature des discours et les orientations idéologiques
sont proches des mouvances d’extrême-droite. La restitution des expériences de discrimination
nous a également permis de mettre en lumière les limites des dispositifs actuels de régulation et
de médiation intra-militaire. Malgré l’existence de présidents de catégories et la signature en 2007
d’une convention de partenariat entre le ministère de la Défense et la HALDE, les propos des
engagés victimes de discriminations semblent corroborer l’existence de mécanismes favorisant,
sinon l’inertie, tout au moins une moindre réactivité de la chaîne de commandement. Cette
situation est aggravée par l’absence patente d’outils de formation et de réflexion clairement
formalisés qui permettraient aux cadres de mieux identifier ces problématiques. À cette lacune
pédagogique, vient se greffer un second élément explicatif qui nous semble tout aussi central
pour la compréhension de la perpétuation de ces pratiques, à savoir le turn-over régulier des
officiers qui commandent les régiments (tous les 2 à 3 ans) ne les incite pas à modifier en
profondeur les modes de fonctionnement des unités dans lesquelles ils sont affectés. Le jeu des
mutations professionnelles tend ainsi à conforter l’adoption d’une position conservatrice de statu
quo se traduisant dans les faits par la reproduction des pratiques en vigueur.