Qu`est ce que le fait religieux

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Qu’est ce que le fait religieux ?
Pierre Gire, Faculté de Philosophie, Université catholique de Lyon, 2004
En écho aux recherches, aux initiatives et aux débats contemporains en France, au sein de l'Education nationale,
sur la question religieuse, il nous paraît nécessaire de proposer - concernant le fait religieux lui-même, - une
réflexion épistémologique synthétique (1). Celle-ci, à nos yeux, devrait permettre non seulement de dissoudre des
partis-pris idéologiques et de dissiper des malentendus pédagogiques, mais aussi d'honorer sur le plan intellectuel
comme sur le plan existentiel ce qui, en toute civilisation, s'offre sous la forme d'une dimension anthropologique
irréductible. Nous envisageons schématiquement ici, à propos de cette thématique, trois moments critiques :
1) la double dimension du fait religieux,
2) les savoirs du fait religieux,
3) la dialectique entre la culture et le fait religieux.
1. La double dimension du fait religieux
L'expression : fait religieux interroge l'esprit sur l'essence même du fait dont l'étymologie latine factum évoque toute
donnée réelle de l'expérience (ce qui est produit). De l'analyse du fait, la philosophie a su distinguer l'interprétation
du phénomène comme ce qui se donne selon sa nature propre à la conscience intentionnelle du sujet (la
Phénoménologie). Il est, dans le fait, une insistance sur la positivité du donné opposé à la fiction, à l'illusion voire à
l'abstraction. Mais nous savons qu'il n'existe pas de fait pur (H. Poincaré, G. Bachelard...), parce que tout donné
advient pour l'homme dans un monde avec lequel il demeure en interaction, au sein d'une histoire où il reste
présent, en référence à une culture qu'il ne cesse de renouveler. De ce point de vue, le fait se rapproche du
phénomène, exigeant pour son intelligibilité, une méthode d'interprétation (les développements contemporains de
la Phénoménologie comme science de l'essence des phénomènes et de l'Herméneutique comme méthode intersubjective, historique, culturelle ... de compréhension du sens de toute donnée dans la civilisation).
Ainsi le fait religieux (qui est à distinguer du fait scientifique, du fait économique ou du fait artistique) se donne
dans l'humanité sous la forme d'un monde religieux structuré et dynamique, s'inscrivant dans un espace-temps
d'humanité et en capacité d'être interprété par des processus objectifs de déchiffrement. En ce sens, le fait
religieux a une dimension objective qui constitue sa part de visibilité dans la civilisation. Cette dimension apparaît à
l'intérieur de l'histoire de l'humanité sous la modalité d'une Tradition instituée (ex. : les monothéismes). Sur ce
point, nous avons à nous interroger sur les expressions « religieuses » déliées de toute Tradition instituée, à
savoir :
>> Les spiritualités (à distance des religions) impliquant dans leurs logiques existentielles, une forme de salut ;
>> Les expériences du Sacré (extérieures à toute Institution religieuse) émergeant d'un rapport de l'homme à une
forme de puissance supérieure, transformatrice du sujet (la Nature, la totalité sociale, une cause idéologique ...) et
générant des figurations rituelles.
En somme, il existe dans l'humanité des formes religieuses multiples que les essais d'anthropologie des religions
ont quelques difficultés à inscrire dans des classifications qui, par ailleurs, varient en fonction du choix de leurs
principes d'élaboration (religions naturelles, religions des morts, des esprits, religions avec dieux, religions de salut,
religion avec un Sauveur...). Face à cette multiplicité de l'expression religieuse, il y a nécessité de se donner
quelques invariants structurels fondamentaux et transversaux à même de soutenir une définition épistémologique
élémentaire du fait religieux (la symbolique, la ritualité, la communauté instituée, dans une tradition reconnue d'un
lien à l'Invisible (2).
Ainsi l'objectivité du fait religieux pourrait être envisagée comme l'articulation, dans l'espace-temps d'une
civilisation, de trois réalités humaines fondamentales autour d'un lien à la Transcendance :
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>> Une symbolique ou un langage englobant exprimant le Sens ultime du monde, de l'homme, du temps... en
relation avec l'Invisible (l'Absolu) ; cette symbolique s'offre dans un ensemble de mythes, de textes sacrés, de
représentations... reconnus par la communauté des croyants ;
>> Un ensemble ordonné de rites (exercices de prière, célébrations, sacrements...) et d'exigences éthiques
(commandements, préceptes, devoirs ... pour une orthopraxie) ;
>> Une communauté spirituelle et institutionnelle définie par son organisation propre dans la société.
Cette structure élémentaire a son inscription dans l'histoire sous la modalité d'une Tradition. De cette structure
dynamique se déduisent des productions linguistiques, artistiques, architecturales, des organisations
institutionnelles, des modes de vie, autant de réalités irréductibles qui créent une dialectique permanente entre le
fait religieux et son environnement culturel profane.
Cette dimension d'objectivité du fait religieux (en interaction avec le monde humain où il se pose) fait signe vers
une dimension d'invisibilité, celle de sa genèse métaphysique dans l'humanité. Il s'agit là de la relation de la vie
intérieure des hommes à la Divinité, sur l'horizon d'une épreuve fondamentale du destin de l'existence humaine.
Cette épreuve est celle d'un paradoxe métaphysique vécu comme une contradiction existentielle entre l'expérience
subjective de l'Infini (inscrit sous la forme du désir, de la pensée, du langage...) et la confrontation à la finitude
(ressentie comme extérieure) de la mort. Cette épreuve, dans la recherche de sens qu'elle induit, ouvre la question
de Dieu et du rapport avec Celui-ci, comme si la vie humaine éprouvée en son paradoxe ne pourrait pas avoir sa
vérité ultime enfermée à l'intérieur du monde (3). Ce que permet alors, sur ce plan, la position religieuse, c'est le
fait pour l'homme de se reconnaître comme vivant fini donné à lui-même par un Autre qu'il nomme Dieu.
Par sa symbolique, sa ritualité et sa communauté, une religion référée au lien qu'elle reconnaît comme structurel
avec la Transcendance, devient cet espace-temps d'humanité où s'interprète le destin de l'existence humaine
irréductible au monde des hommes. Cette épreuve fondamentale constitue la possibilité même du fait religieux, à
savoir sa genèse transcendantale, parce qu'il n'est d'expression religieuse possible que si le sujet humain
reconnaît l'inscription de sa propre vie dans la Vie absolue de Dieu. En soi, la reconnaissance n'est nullement
impossible, elle bénéficie des ressources de la raison, des apports de l'expérience, des richesses de la
civilisation... bref du « chemin long » de l'esprit qui, dans le monde, cherche la vérité ultime de la vie humaine. En
sa dimension d'invisibilité, le fait religieux revêt une profondeur d'être qui traverse sa surface de projection dans la
visibilité du monde; mais alors vient à l'esprit la question suivante : comment saisir le visible du fait religieux sans
déconsidérer son rapport à l'invisible de la vie humaine référée à la Transcendance ?
2. Les savoirs du fait religieux
En Occident, il existe des savoirs du fait religieux qui prétendent obéir à des exigences d'objectivité (référées à des
modèles de scientificité) : des méthodologies d'analyse, des objets de recherche délimités, des informations et des
observations contrôlées, des langages maîtrisés ... Ces savoirs constituent trois pôles fondamentaux d'objectivité :
Les sciences religieuses et théologiques
Ce sont les disciplines d'intelligibilité présentes à l'intérieur d'une Tradition religieuse (intelligibilité du contenu
dogmatique, des textes sacrés, de l'histoire institutionnelle, du rapport au monde...) ; cette intelligibilité implique
des médiations : interrogation critique sur le religieux, élaboration de problématiques, convocation de l'histoire,
usage des ressources culturelles disponibles ...
La philosophie de la religion
Elle s'est développée avec une certaine systématicité en Allemagne et en France depuis le XIXe siècle, à partir
des données des formes religieuses historiques (4). Aujourd'hui, elle maintient trois perspectives d'exercice :
- Une réflexion sur le monde religieux projeté dans le monde des hommes (avec ses structures, ses rapports, ses
dynamismes, sous l'angle d'une analyse phénoménologique),
- Une analyse du sujet religieux transcendantal qui s'éprouve dans son lien avec la Transcendance (aspects
anthropologique, herméneutique et métaphysique),
- Une élaboration de la question de la Transcendance en raison de problématique distinctes :
Révélation/manifestation, le texte sacré, l'expérience mystique... dans l'optique de la Phénoménologie et de
l'Herméneutique.
Les sciences humaines et sociales du fait religieux
Elles se caractérisent par une position épistémologique d'extériorité vis-à-vis de toute Tradition religieuse. Il est ici
question d'approcher le fait religieux selon la méthodologie des sciences humaines de l'homme et de la société :
observation/hypothèse/recherche de vérification/interprétation et formulation des résultats. Le fait religieux est à
considérer comme un phénomène humain observable (dans l'espace et le temps des hommes) par des
« processus scientifiques » ayant « fait leurs preuves » dans d'autres secteurs de la vie humaine (5).
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Ce sont là trois pôles de traitement du fait religieux qu'il importerait - pour une meilleure fécondité scientifique - de
mettre en dialectique. Quoi qu'il en soit, il reste possible de déduire, de ces approches disciplinaires quelques
résultats épistémologiques :
- Le fait religieux constitue une réalité humaine qui peut être saisie de l'intérieur et de l'extérieur (d'une Tradition)
en fonction de procédures d'intelligibilité objectives, ce qui lui confère une véritable reconnaissance culturelle,
- Le fait religieux se donne comme objet d'étude pour une pluralité d'approches disciplinaires, en conséquence de
quoi, il est irréductible à une seule perspective de déchiffrement,
- Le fait religieux se prête à un traitement interdisciplinaire, ce qui reste la condition même d'un enrichissement
continu sur le plan de son intelligibilité,
- Le fait religieux se révèle dans sa complexité comme une réalité humaine saisissable à plusieurs niveaux
d'intelligibilité :
Le niveau horizontal des phénomènes,
Le niveau vertical de l'intériorité de la vie référée à Dieu.
3. La dialectique entre la culture et le fait religieux
Sans doute faut-il observer que toute culture se réfère à une société humaine dont elle procède. Mais celle-ci se
soutient dans la durée par des lignes de force qui demeurent structurantes pour le corps social :
- La ligne de la représentation (connaissances, systèmes de pensée, arts, idéologies...).
- La ligne de la production (création/circulation/consommation des biens),
- La ligne de l'organisation (ordre institutionnel).
Dans cet espace humain s'inscrit le fait religieux. Cette prescription fait naître une dialectique entre la réalité
religieuse et son environnement culturel profane.
1. le monde culturel profane s'offre alors comme un milieu de ressources pour le déploiement du fait religieux, non
seulement en faveur de sa structuration propre mais aussi au bénéfice du développement de sa conscience (de sa
vérité doctrinale, de son rôle historique, de sa capacité de lien social, de sa puissance de salut) ; mais par ailleurs,
ce même monde se présente vis-à-vis du fait religieux, à la manière d'un principe de limitation :
- Il a, de fait, une position existentielle de résistance (athéisme, incroyance, indifférence), telle une altérité avec
laquelle il est possible d'organiser des relations contractuelles ;
- Il présente une dimension herméneutique de critique eu égard au fait religieux ; il s'agit de l'interrogation éthique
développée dans le monde culturel profane en direction des religions ; sont inscrits dans ce mouvement les
questionnements sur la violence religieuse, sur le caractère politique des formes religieuses, sur la prétention de
Salut des différentes religions...
2. le fait religieux projeté dans le monde culturel profane inscrit dans ce dernier son activité symbolique et son
rayonnement existentiel, ce qui induit des formes de rapports ou des modes d'être spécifiques et des questions
irréductibles vis-à-vis de son environnement :
- Des modes d'être spécifiques qui ont une visibilité sous la forme de rapports « politico-éthiques » des religions
avec l'Etat politique (domination, justification, affrontement), avec la société civile (témoignage / mission en vue
d'un idéal de fraternité humaine ...), avec la nature qui est à habiter dans un certain esprit (en fonction des textes
sacrés) ;
- Des questions irréductibles dont les plus vives aujourd'hui seraient celles-ci : l'homme est-il la mesure de
l'homme ? Ce qui entraîne une critique de la culture profane dans ses prétentions à absolutiser ses modèles
d'humanité (résistance aux totalitarismes) ; l'homme est-il réductible à ce qu'il montre de lui-même dans le
monde ? Ou bien : la vérité de la vie humaine est-elle enfermée dans le monde ? Il y a là un dynamisme
d'interpellation du monde culturel profane ;
Cette dialectique permet probablement de ne point marginaliser le fait religieux, de réguler celui-ci dans son
expression mondaine et de maintenir eu égard au monde culturel profane un questionnement permanent sur le
sens de la vie humaine.
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En conclusion de cette réflexion très schématique, nous retenons quelques propositions fondamentales et des
exigences épistémologiques décisives.
Des propositions fondamentales :
- Le fait religieux s'offre comme un univers complexe inscrit dans la culture; il est nécessaire de l'approcher avec
des invariants déterminants, sans pour autant faire disparaître sa double dimension ;
- Il constitue une réalité analysable, générant des savoirs et des perspectives d'intelligibilité ; en ce sens, il ne se
tient pas en-dehors de la raison ;
- La dialectique entre la culture et le fait religieux ne s'avère pas fictive dans l'histoire ; elle est en capacité de
soutenir un enrichissement réciproque de la réalité religieuse et du monde culturel profane.
Des exigences épistémologiques
- Respecter la complexité et l'unité du fait religieux dans l'humanité, donc dépasser une approche purement
fragmentaire et écarter toute tentation de réductionnisme ;
- Honorer la pensée symbolique qui sait conjuguer la forme et le sens (autrement qu'une pensée technicienne) ;
- Savoir viser la civilisation comme une totalité où l'homme est à l'épreuve dans la vérité de sa vie.
Le fait religieux peut être enseigné comme un fait de civilisation, parce qu'il a une épaisseur culturelle observable
et intelligible. Mais il est irréductible à cette épaisseur. Il y a de l'invisible dans le fait religieux, à savoir l'invisible de
la vie intérieure référée à la Transcendance. Il se pourrait alors que le propre de l'Enseignement Catholique, sur ce
point, soit de savoir révéler aux jeunes qu'il reçoit l'extraordinaire dialectique du visible et de l'Invisible.
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1) Debray R., « Qu'est-ce qu'un fait religieux ?», in Études, septembre 2002, n° 3973. Enseignement Catholique Actualités,
« Faut-il intégrer le fait religieux ? », novembre 2002, n° 268.
2). Traité d'anthropologie du Sacré (dir. J. Riès), Desclée, Paris, 1992. Éliade M., Traité d'histoire des religions, Payot, Paris,
1974. Dumézil G., Mythe et épopée, Gallimard, Paris, 1973.
3) Blondel M., L'action, P.U.F., Paris, 1973. Breton S., Du Principe, B.S.R., Paris, 1971. Bruaire C., L'affirmation de Dieu, Le
Seuil, Paris, 1964. Henry M., C'est moi la vérité, pour une philosophie du Christianisme, Le Seuil, Paris, 1996.
4) Concernant les sciences religieuses et théologiques, se reporter à Introduction à l'étude de la théologie (dir. J. Doré),
Desclée, Paris, 1991 ; quant à la philosophie de la religion, voir J. Greisch, Le buisson ardent et les lumières de la raison,
l'invention de la philosophie de la religion, Le Cerf, Paris, 2002.
5) Meslin M., Pour une science des religions, Le Seuil, Paris, 1973.
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