les zouaves les chasseurs a pied - alger-50
Transcription
les zouaves les chasseurs a pied - alger-50
LES ZOUAVES ET LES CHASSEURS A PIED En tant qu’utilisateur de ce site, vous vous engagez à respecter les règles de propriété intelectuelle des divers contenus proposés. Il est donc interdit de reproduire, résumer, modifier, altérer tout élément du site sans autorisation préalable de l'éditeur pour un usage autre que strictement privé, ce qui exclut tout usage à des fins professionnelles ou de diffusion. LES ZOUAVES ET LES CHASSEURS A PIED — — — — — — — ESQ UISSES H ISTORIQ UES — — — — — — — PARIS. — TYP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERF URTH, 1. — — — — — — — PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS RUE VIVIENNE , 2 BIS — — — — 1855 Les Éditeurs se réservent tous droits de traduction et de reproduction. PRÉFACE PRÉFACE — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — Ces esquisses, car elles ne méritent pas d'autre nom, ont été insérées dans la Revue des Deux Mondes 1 . venir et n'avaient sans Tracées de sou- documents d'autre objet officiels, que de elles rappeler quelques faits qui ne sont pas générale1 Livraisons des 15 Mars et 1er avril 1855. 4 PRÉFACE. PRÉFACE. ment connus ou qui ont pu être oubliés. les actions auxquelles se rattache leur nom, Tout il aurait fallu plus d'un volume; l'espace le monde a entendu prononcer le nom des zouaves et des chasseurs à pied; et personne également. Mais, lorsque n'ignore que ces deux cor ps, les matériaux nous 5 auraient notre manqué organisa- malgré leur création récente, sont déjà il- tion militaire est pour l'Europe un juste lustrés par plus d'un brillant exploit; mais objet d'admiration, il nous a paru que rien on ne sait pas aussi bien quelle fut leur de ce qui pouvait jeter quelque lumière origine, et quelques-uns des traits, parti- sur cette organisation même n'était sans culiers qui les distinguent ont pu échapper intérêt; et, au moment où tous les yeux, à bien des esprits. C'est, cette lacune que, tous les cœurs, suivent avec émotion notre pour une très-faible partie, nous avons es- brave armée d'Orient, nous avons espéré sayé de combler. qu'une simple ébauche, un modeste hom- Avons-nous besoin de dire que nous n’avons pas prétendu faire une histoire complète des zouaves ni des chasseurs ? Pour raconter tous leurs faits d'armes toutes mage rendu à cette armée, aurait un certain mérite d'opportunité. L'accueil bienveillant qui a été fait aux articles. de la Revue des Deux Mondes nous 6 PRÉFACE. PRÉFACE. décide à les reproduire. Nous le répétons : la famille qui n'ait compté un frère, un on ne trouvera pas ici une histoire de la parent, un ami, parmi nos soldats d'Afri- guerre d'Afrique; nous tenons pour établi que ? Quel est le, foyer où l'on n'ait écouté que le lecteur est initié au caractère et aux avec émotion quelque récit animé, quelque principaux événements de cette guerre, à souvenir de bivac ? Et, parmi ceux qui l'aspect et aux mœurs du pays, et qu'il ouvrent quelquefois un livre ou même un connaît un peu déjà les hommes et les journal, combien en est-il dont la mémoire choses 1 . Avec la composition essentiellement n'ait pas conser vé l'empreinte encore fraî- nationale che de notre armée, quelle est de quelque épisode 7 dramatique, de quelque piquant tableau ? Le lecteur nous 1 A ceux qui voudraient se bien rendre compte de la suite des événements accomplis en Afrique depuis 1830, nous recommanderons les Annales algériennes, ouvrage fort remarquable, dont l ’auteur, M. Pellissier, vient de donner une seconde édition, continuée jusqu'à 1854. Les Études de M. le général Daumas, d'autres travaux encore, jettent aussi beaucoup de jour sur les mœurs et les traditions arabes. permettra donc de le ramener, sans plus de préambule, vers cette seconde France, l'Algérie, patrie 10 avril 1855. militaire des zouaves. LES ZOUAVES I LES ZOUAVES — — — — — — — Au mois d'août 1830, le général Clauzel prit le commandement, de l'armée d’Afrique. La mission dont il était chargé, n'était ni facile à remplir, ni même bien clairement définie. Le gouvernement sorti de la Révolution de juillet n'avait pas refusé le legs glorieux de la 12 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 13 Restauration, mais il en était quelque peu em- mée fut considérablement réduit; mais le nom barrassé. Si le sentiment national repoussait seul du général appelé à remplacer le maréchal l'idée d'abandonner Alger, c'était une sorte de Bourmont indiquait assez que le commande- d'instinct plutôt qu'une résolution mûrement ment de l'armée d'Afrique restait une mission réfléchie qui liait la France à sa nouvelle con- sérieuse et importante. quête. Nul ne se rendait compte des difficultés Le général Clausel se trouvait donc à la tête ni même du but de l'entreprise, et si l'on eût d'une armée réduite, sans instructions bien alors, en face de l'Europe menaçante, proposé précises, entouré d'intrigues et de sollicitations de conquérir par les armes ce vaste empire que diverses, ayant devant lui un pays inconnu, à la France possède aujourdhui au delà de la peine décrit par quelques voyageurs oubliés, et Méditerranée, les esprits les plus aventureux une population plus inconnue encore, sauvage eussent reculé. On tenait bien à conser ver Al- et belliqueuse, mais habituée à recevoir ses lois ger; mais personne n’eût voulu accorder les d'Alger, et que la chute du dey plongeait dans moyens de soumettre la Régence, et c'était ce- l'anarchie. Pour comble d'embarras, on avait pendant une conséquence inévitable du renver- chassé tous les Turcs, objet du respect séculaire sement des autorités turques. Les mesures pri- des Arabes, habitués à les commander et à les ses par le gouvernement répondaient à cette combattre, et qui n'eussent pas mieux demandé double tendance des esprits : l'effectif de l'ar- que de ser vir fidèlement leurs vainqueurs. Cette 14 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 15 expulsion. des Turcs a été sévèrement jugée; au- taillons qui reçurent le nom de zouaves, en arabe jourd'hui il faut reconnaître que, quel qu'en zouaoua. fûtt le principe, les conséquences en ont été heu- Les Zouaoua sont une tribu ou plutôt une reuses ; forcés d'agir sans intermédiaires sur ,confédération de tribus kabyles qui habitent les populations indigènes, nous avons pu sor- les gorges les plus reculées du Jurjura, race tir de l'ornière où se traînent les sociétés mu- d'hommes fiers, intrépides, laborieux, dont la sulmanes, et le gouvernement des Arabes, soumission aux Turcs ne fuit, jamais que nomi- exercé par des officiers français, a déjà donné nale, mais fort connus à Alger, où les appelait des résultats qu'il n'eût jamais été permis d'es- sans cesse le besoin d'échanger leurs huiles et pérer du système turc. Alors néanmoins, dans les produits de leur grossière industrie contre les derniers mois de 1830, les inconvénients les denrées qui manquaient à leurs pauvres momentanés de la mesure se faisaient seuls sen- montagnes. Comme ils avaient la réputation tir, et le général Clausel, pour y remédier en d'être les meilleurs fantassins de la Régence, et partie, comme aussi pour augmenter l'effectif que dans certaines circonstances ils avaient loué de ses troupes, prescrivit l'organisation de corps leurs services militaires aux princes barbares- d'infanterie et de cavalerie indigènes. Un arrêté ques, leur nom fut donné à la nouvelle milice. du 1 er octobre 1830, approuvé par une ordon- Celle-ci cependant reçut dans ses rangs tous les nance royale du 21 mars 1831, , créa deux ba- indigènes, sans distinction d'origine, monta- 16 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 17 gnards ou hommes de la plaine, ouvriers des rageux, que n'attiraient ni l'appât d'une solde villes on laboureurs, Kabyles, Arabes ou Cou- plus forte, ni l'espoir de garnisons commodes, louglis ; mais il leur fallait des chefs. Des offi- et qui, sans être arrêtés par l'incertitude de la ciers et sous-officiers français furent chargés de récompense, affrontaient gaiement une vie toute les instruire et de les commander. C'étaient des de privations, de rudes travaux, de périls con- volontaires comme notre armée en fournira stants. Le commandement du premier batail- toujours, les uns déjà rompus au ser vice de lon fut donné, à un officier d'état-major distin- l'infanterie comme Levaillant 1, d'autres enga- gué, M. Maumet. Le deuxième bataillon, formé gés d'hier comme Vergé 2 , d'anciens philhel- peu après, fut confié au capitaine du génie lènes comme Mollière 3, des officiers d'armes spé- Duvivier, qu'un caractère ferme, un esprit ré- ciales comme Lamoricière, tous hommes pleins fléchi et des travaux remarquables 1 signalaient de jeunesse et d'énergie, désintéressés, cou- déjà à l'attention de ses chers. Comme le recrutement des indigènes n'était pas très-actif, 1 Le général de division Charles Levaillant, commandant aujourd'hui la cinquième division de l'armée d'Orient. 2 3 Aujourd'hui général de brigade. Mort en revenant du siège de Rome, où il avait gagné ses étoiles après avoir été un des plus brillants colonels de l'armée. comme il eût d'ailleurs été, dangereux de laisser 1 Le général Duvivier1 , mort à Paris au mois de, juin 1848 des suites de ses blessures, avait publié, avant 1830, une Étude intéressante sur les guerres de la succession d'Espagne. 18 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 19 le cadre français isolé au milieu d'hommes qui chef l'emmenait avec lui à la première expédi- ne pouvaient inspirer une entière confiance, et tion de Medeah. Les zouaves reçurent le bap- dont la langue était encore ignorée de tous leurs tême du feu au col de Mouzaïa, que plusieurs chefs, on jugea utile d'enrôler des Européens fois ils devaient arroser de leur sang et illus- dans les zouaves. Les premiers volontaires de la trer par leur valeur. Ils restèrent ensuite deux Charte, que le gouvernement avait dirigés mois à Medeah, où le général Clausel s'était sur l'Afrique, y furent incorporés : on y reçut décidé à laisser une petite garnison de Fran- aussi quelques étrangers ; mais bientôt, le nom- çais, et d'indigènes. Il est difficile de se figurer bre des uns et des autres s'étant singulièrement ce qu'il fallut de courage, d'industrie et de ré- accru, les Européens non français furent orga- signation aux premiers détachements laissés nisés en légion étrangère, et les nouveaux dé- dans les camps ou places de l'intérieur de l'Al- tachements qui arrivaient de la capitale for- gérie, sans cesse devant l'ennemi, veillant et mèrent le 67 e de ligne. Cependant on peut dire combattant nuit et jour, ne quittant le fusil que que le noyau des zouaves fut composé d'enfants pour prendre la pioche, forcés de tout créer, de Paris et d'indigènes des environs d'Alger. réduits aux derniers expédients pour vivre, Six semaines à peine s'étaient écoulées de- sans nouvelles, sans consolations d'aucun genre. puis l'arrêté de création de la nouvelle troupe, A Medeah, en 1830, les souffrances furent peut- que déjà elle tenait la campagne; le général en être un peu moins vives que durant les occu- 20 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 21 pations postérieures, parce qu'une partie de la d'un grenadier de l'île d'Elbe Peraguey 1, dont population était restée dans la ville. Cependant la tête grise avait si longtemps été entourée du c'était encore une rude épreuve, et les zouaves respect de ses jeunes camarades. la supportèrent vaillamment. La place fut sou- Medeah fut évacué par les troupes françaises vent attaquée; ils étaient toujours aux avant- au commencement de 1831; mais, au mois de postes. Un de leurs capitaines fut tué près de juin de la même année, le général Berthezène la ferme du Bey. C'est le premier sur la liste des y conduisit une partie de l'armée pour appuyer officiers zouaves tués en Afrique, longue et glo- l'autorité du faible bey que nous y avions éta- rieuse liste qui rappelle les plus illustres souve- bli. Au retour de cette expédition, l'arrière- nirs de l'ancienne et de la nouvelle France, où garde fut attaquée avec fureur, comme elle des- un fils du due d'Harcourt 1, qui avait porté le sac cendait du col de Mouzaïa. Les troupes étaient et le mousquet, figure à côté d'un Bessières 2 et fatiguées par une longue marche de nuit, épuisées par une chaleur accablante; la colonne 1 Tué en 1840; il venait d'être nommé sous-lieutenant. s'était allongée sur un étroit sentier de monta- 2 Neveu du maréchal due d'Istrie, tué à l'assaut de Laghouat en 1852. Un de ses frères avait déjà été tué en Afrique. Le capitaine Bessières a été amèrement regretté de tous ceux qui avaient pu apprécier son noble caractère et son admirable courage Dans son ancien régiment, le 17 e léger, on disait souvent « brave comme Bessières. » 1 Tué en 1845. Il était alors chef de bataillon. 22 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 23 gnes ; l'officier qui commandait à l'arrière- mée se ralliait, sans avoir abandonné un tro- garde tombe blessé, et ses soldats, isolés, sans phée à l'ennemi. chef, entourés par l'ennemi, reculent en désor- La retraite de Medeah fit le plus grand hon- dre, lorsque le commandant Duvivier, voyant neur aux zouaves et leur donna droit de cité le péril qui menace l'armée, accourt avec le dans l'armée française. Dans toutes les affaires deuxième bataillon de zouaves. Les indigènes où ïls furent engagés ensuite, ils soutinrent di- poussent leur cri de guerre; les volontaires de gnement la réputation qu’ils avaient gagnée la Charte, qui portaient encore la blouse gau- dans ce combat ; mais l'hostilité chaque jour loise, entonnent la Marseillaise, et tous ensem- plus vive des indigènes, la formation du 67 e de ble tombent sur les Kabyles, dont ils arrêtent ligne et de la légion étrangère rendaient leur la poursuite par cette remise de main inatten- recrutement difficile : on ne put compléter le due. deuxième bataillon, et un arrêté du général en Pendant tout le reste du j our, D uvivier chef réunit les deux en un seul. L'ordonnance couvrit la retraite secondé par d'intelligents royale du 7 mars 1833 fixe le nombre des com- officiers, maître de lui-même et de sa troupe, pagnies à dix, huit françaises et deux indigè- il se reploya de mamelons en mamelons, éche- nes; il devait y avoir douze soldats français dans lonnant ses compagnies, disputant le terrain, chaque compagnie indigène Cependant un ac- et arriva ainsi à la ferme de Mouzaïa où l'armée cident grave avait forcé le commandant Maumet 24 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 25 à rentrer en France; Duvivier avait été appelé temps qui n'était pas consacré, au travail se pas- à Bougie. Le commandement des zouaves avec le sait à perfectionner l'instruction militaire. Des grade de chef de bataillon fut donné au capi- courses continuelles dans le Sahel, dans la taine de Lamoricière, qui, entré dans le corps Mitidja, dans les premières gorges de l'Atlas, à sa formation, s'était plusieurs fois signalé de fréquents combats, rompaient la monotonie par sa valeur et ses qualités militaires, et qui, de la vie du camp. Chaque jour était marqué chargé récemment d'organiser le premier bu- par un progrès; chaque jour, les zouaves deve- reau arabe, avait montré dans ces fonctions naient plus industrieux, plus disciplinés, plus difficiles une connaissance déjà assez complète aguerris; ils apprirent à marcher vite et long- de la langue et des mœurs des indigènes, un. temps, à porter sans fatigue le poids de plusieurs esprit très-prompt , beaucoup d'audace et de jours de vivres, à manœuvrer avec précision, à prudence, beaucoup de finesse et de loyauté, combattre avec intelligence. L'uniforme et l'é- avec une infatigable ardeur. quipement furent réglés et perfectionnés; l'un On avait pris le parti de faire camper les et l'autre sont si populaires aujourd'hui, si con- troupes dans les environs d'Alger. Le poste de nus en France et en Europe, que ce serait peine Dely-Ibrahim avait été assigné aux zouaves : ils perdue de les décrire. C'est le costume oriental y créèrent seuls tous les établissements ; maçons, sous les couleurs de l'infanterie française, mais terrassiers, forgerons, ils suffisaient à tout. Le avec quelques modifications qu'un ceil exercé 26 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 27 aperçoit tout de suite, et qui, sans rien ôter à la tal, c'était la régularité, la propreté de la tenue grâce et à l'originalité des vêtements, en ont des zouaves. Aucun soin de détail n'y était né- fait le costume le plus leste et le mieux entendu, gligé. Ces soins peuvent paraître souvent mi- je crois, qu'ait jamais porté homme de guerre. nutieux et puérils à la garnison; mais à la Précieux pour les climats chauds, laissant les guerre ils sont comme le symbole de la disci- articulations libres, ne gênant ni la respiration pline, et influent plus qu'on ne le pense sur la ni les mouvements, il protège bien le soldat santé et le bon esprit du soldat. En somme, les contre les brusques changements de tempéra- zouaves, tout en conser vant cette intelligence ture, et se prête facilement à toutes les addi- individuelle qu'on remarque habituellement tions que peut rendre nécessaires un froid plus vif et plus constant. Il n'est pas jusqu'au turban, en apparence si incommode, qui n'ait son utilité, tantôt laissé flottant sur la nuque, qu'il abrite du soleil, tantôt employé comme cachenez, tantôt enfin, si la campagne est longue, s'en allant par pièces réparer les brèches de la veste et de la culotte. Ce qui n'avait rien d'orien- 1 Les officiers seuls avaient conser vé un uniforme eu- ropéen d'une élégante austérité. Pour être revêtu convenablement par des officiers, le costume oriental aurait dû être riche, fort coûteux, et assez difficile à porter sans échapper au ridicule. On y renonça avec raison; seulement quelques officiers, lorsqu'ils étaient en route, échangeaient leur képi contre ce chaud bonnet de laine rouge que les Turcs appellent fez et les Arabes chechia. M. de Lamoricière n'était connu dans la province d'Alger que sous le nom de Bou-Chechia (le père au bonnet), comme il le fut plus tard dans la province d'Oran sous celui de BouAraoua (le père au bâton). 28 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 29 dans les troupes irrégulières, tout en restant de Le maréchal Clausel revint en Afrique en 1835. véritables enfants de Paris par leur verve et leur Homme de guerre de premier ordre, il reconnut gaieté, eurent bientôt toute la solidité, toute la aussitôt toutes les qualités acquises par le corps précision du plus brillant régiment. Honneur qu'il pouvait justement s'enorgueillir d'avoir au digne chef qui a su obtenir un pareil résul- créé. Il voulut emmener les zouaves dans la tat, et qui a fait des zouaves ce qu'ils sont au- province d'Oran, où il allait entreprendre une jourd'hui ! Honneur aux soldats qui surent si série d'opérations plus importantes que toutes bien le comprendre, aux officiers qui l'ont si celles qui s'étaient succédé depuis 1830, opé- bien secondé, et qui presque tous aujourd'hui, rations parfaitement conçues et non moins bien s'ils ont échappé aux périls de la guerre, sont exécutées. Le maréchal Clausel avait admira- parvenus aux premiers grades de l'armée 1 ! blement compris la stratégie et la tactique qui convenaient à l'Algérie. Avec une armée plus Voici les noms de quelques-uns de nos généraux qui ont été officiers de compagnie ou même sous-officiers dans les zouaves : Levaillant, Ladmirault, Maissiat, Barral (tué en Afrique), Drolenvaux (prit sa retraite, bien jeune encore, après la Révolution de février, interrompant ainsi volontairement une carrière des plus brillantes), Blangini (mort en Afrique), Mollière (mort en 1849), Dautemarre, Répond, Bosc, Bisson, Gardarens, Bourbaki, Vergé. 1 nombreuse et mieux munie, avec un peu moins de confiance dans la rare habileté qu'il déployait sur le terrain, un peu plus de suite et d'application à profiter de ses succès militaires, il eût obtenu des résultats plus complets. Toujours est-il que les zouaves et leurs chefs reçu- 30 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 31 rent plus d'une bonne leçon de guerre en ser- le maréchal, qui connaissait le terrain, avait vant sous les ordres de celui qui avait sauvé mieux choisi son point d'attaque. Les zouaves l'armée française après le désastre des Arapi- furent chargés d'enlever les crêtes qui domi- les, et qui sut conduire la retraite de Constan- nent la route, et dont l'occupation fait tomber tine. Dans l'expédition de Mascara, ils combat- toutes les défenses du col. Malgré les horribles tirent sous les yeux du duc d'Orléans, qui ne difficultés du terrain, ils s'acquittèrent glorieu- manqua pas de les apprécier à leur juste va- sement de leur mission, et n'acquirent pas moins leur. A peine le prince royal était-il de retour d'honneur à défendre ensuite contre l'achar- à Paris, qu'une ordonnance du roi constitua le nement des kabyles les positions qu'ils leur régiment à deux bataillons de six compagnies avaient si vaillamment arrachées. Cependant chacun, mais pouvant être portées à dix. M. de le maréchal les laissa aux environs d'Alger, Lamoricière en conser vait le commandement quand il partit pour Bone; croyant avoir réuni avec le grade de lieutenant-colonel. sur ce dernier point des forces suffisantes, se Revenus dans la province d'Alger au com- faisant peut-être illusion sur la facilité de l'en- mencement de 1836, les zouaves suivirent le treprise où il allait s'engager, il craignait aussi gouverneur général sur le théâtre de leurs pre- de dégarnir le centre de nos possessions. Les miers exploits. Le col de Mouzaïa fut encore zouaves ne firent pas partie de la première ex- plus énergiquement défendu qu'en 1830; mais pédition de Constantine. L'année suivante, un 32 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 33 de leurs bataillons marchait à l'avant-garde sous l'esprit de corps, mais orgueil sans péril dans les ordres du due de Nemours, non pour une armée où il n'existe pas de priviléges, am- venger l'honneur de nos armes, qui certes était bition qui n'est avide que de labeurs et de dan- sauf, mais pour réparer par un succès éclatant gers. Pendant l'établissement des batteries, on l'échec de 1836. les vit en plein jour, sous le feu de la place, re- Le siège de Constantine est un des plus beaux lever et traîner jusqu’au sommet du Mansourah fleurons de la couronne guerrière des zouaves. les pièces de vingt-quatre que, dans la nuit, Ils y trouvèrent à côté d'eux de dignes rivaux, les chevaux de l'artillerie n'avaient pu arracher soit dans ces armes spéciales qui ont toujours à la boue. Le jour de l'assaut, ils obtinrent au service de la patrie un trésor de courage non l'insigne honneur de marcher en tête de la pre- moins que de science, soit dans les régiments mière colonne. Tous ceux qui ont parcouru les aguerris dont le général Damrémont avait com- galeries de Versailles se rappellent le saisissant posé son infanterie. Si dans cette noble lutte il tableau d'Horace Vernet : Lamoricière au som- ne fût pas possible aux zouaves de se montrer met de la brèche, où il allait disparaître bien- plus vaillants que leurs émules, ils ne négli- tôt, dans un nuage de fumée et de poussière au gèrent rien pour accaparer la plus grosse part milieu d'une effroyable explosion; à côté de lui, de gloire. Jamais peut-être ils ne se montrèrent le commandant Vieus, du génie, escaladant le plus animés de l'orgueil et de l'ambition de pan du mur sur lequel il allait être frappé à 34 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 35 mort, et déployant pour la dernière fois cette dernier vestige du gouvernement turc avait dis- force athlétique qui, au début de sa carrière, paru . Une période de paix relative commençait. le 18 juin 1815, avait enfoncé la porte de la Tandis que dans l'est nos généraux et nos offi- Haye-Sainte; à ses pieds, le capitaine Gardarens ciers, s'essayaient à administrer directement un tombé blessé au pied du drapeau qu'il avait vaste territoire et une nombreuse population planté sur la brèche et qu'il tient encore em- indigène, à l'ouest et au centre une autre ex- brassé; un peu plus bas, l'héroïque colonel périence était tentée; on allait chercher à créer Combes du 47 e, et tant d'autres braves que le des établissements, une société européenne à peintre n'a connus que par les regrets de leurs côté d'une société arabe organisée par le génie camarades ! La gloire se paye cher : le petit d'Abd-el-Kader, et se gouvernant elle-même bataillon de zouaves fût plus que décimé dans polir la première fois depuis plusieurs siècles. Le ce meurtrier assaut; plusieurs officiers étaient maréchal Valée conduisait ces deux entreprises restés morts sur la brèche; les autres, presque avec la sagacité et la persévérance qu'il appor- jusqu'au dernier, étaient ou grièvement bles- tait aux travaux de la paix comme à ceux de la sés, ou horriblement brûlés par l'explosion. guerre. L'occupation du mince territoire que La prise de Constantine est le dernier épi- nous nous étions réser vé aux environs d'Alger sode de la première époque des guerres d'Afri- fût complétée. P lacés aux avant-postes, les que; le traité de la Tafna était conclu, et le zouaves recommencèrent à Coleah l'œuvre 36 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 37 qu'ils avaient déjà accomplie à Dely-Ibrahim; digne chef de cette brave troupe, le capitaine c’étaient des abris à créer, des constructions à du génie Cavaignac, qui avait fait preuve, dans faire, des routes à ouvrir, des desséchements à ce commandement, de vertus militaires du pre- exécuter : campagne pacifique, mais rude, et, mier ordre, et qui, faute de vacance dans les sous un climat souvent insalubre, presque aussi zouaves, fut promu peu après au commande- meurtrière que le combat. Le régiment d'ail- ment du deuxième bataillon dAfrique. leurs était beau et nombreux ; le recrutement Cependant la paix n'était pas sérieuse, et la des indigènes était facile, et les débris du trêve ne pouvait être longue. Tout le système bataillon du Méchouar, incorporés dans les créé par Abd-el-Kader reposait sur la guerre zouaves, leur avaient fourni un contingent plus sainte; c'est la guerre qui justifiait aux yeux choisi que nombreux de soldats français. Ce des Arabes les sacrifices d'argent et d'hommes bataillon était une troupe de volontaires que qu'il leur demandait, l'obéissance passive qu'il le Maréchal Clausel avait laissés dans le Mé- exigeait. Sous peine de voir son autorité mé- chouar ou citadelle de Tlemcen en 1836, et qui connue et remplacée par l'anarchie qu'il avait venaient d'en sortir à la paix, après avoir dé- fait cesser, il devait nous combattre. Il s'y dé- ployé un courage et une résignation admirables, cida quand il ne pouvait plus reculer. Dans le que ne stimulait même pas l'espoir de la récom- courant de l'année 1839, des symptômes alar- pense. Nous aurons à reparler plus tard du mants se manifestèrent dans nos corps indi- 38 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. gènes ; ils n'avaient fias échappé au vigilant rieuse pour les zouaves, mais le régiment en colonel des zouaves : il savait que plusieurs de sortit comme retrempé ; la proportion des ses soldats assistaient secrètement à des prédi- Français y fut plus forte, et ce ne fut certes pas cations passionnées. Enfin l'orage éclata à la un mal. A l'annonce du renouvellement des fin de l'année. La place de Coleah et l'honneur hostilités, les volontaires y avaient afflué, les du régiment étaient en trop bonnes mains pour uns ayant déjà servi, d'autres jeunes soldats, que l'une ou l'autre pussent courir le moindre mais pleins d'ardeur. Encadrés dans un corps risque; mais, à l'appel de celui que les Arabes d'officiers et de sous-officiers accomplis, ils considéraient comme un prophète encore plus étaient bien vite en état de faire un excellent que comme un sultan, bon nombre des soldats service, en sorte que les deux bataillons repri- indigènes, même des plus anciens, et qui rent la campagne aussi nombreux et meilleurs avaient brûlé plus d'une cartouche à notre que jamais. service, désertèrent et furent porter dans les 39 Après un hiver pénible consacré à rétablir rangs de l'ennemi l'instruction militaire que nous leur avions donnée 1. Ce fut une crise se- 1 On les retrouvait à la tête des soldats d'Abd-el-Kader jusqu'au fond de la province de Constantine. Dans un combat livré en 1844, sur les pentes sud de l'Aurès (com- bat où le capitaine Espinasse, aujourd'hui général, aide de camp de l'empereur, fut atteint de quatre coups de feu), c'était encore un ancien zouave qui commandait les Kabyles et défendait avec intelligence, leur position principale. 40 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 41 un peu de sécurité dans notre territoire, à en nue et contenue par les rouges 1 de l'émir, chasser l'ennemi, à dégager et à ravitailler nos inondant la plaine; chaque passage de mon- places, l'armée, considérablement renforcée, tagne défendu par l’infanterie régulière et par envahit à son tour le vrai pays arabe, celui des milliers de Kabyles. Les zouaves ne man- qu'occupaient les tribus, où Abd-el-Kader com- quèrent pas une course, pas un combat, et mandait en maître. Le duc d'Orléans était à la toutes les fois qu'il y avait une position à en- tète de la première division, les zouaves en fai- lever, un effort à faire, les notes retentissan- saient partie. Au mois de juin 1840, trois des tes de leur marche bien connue se mêlaient principales bases d'opération de l'ennemi lui aux sons entraînants de la charge 2. Que d'é- avaient été enlevées; nos troupes occupaient Cherchell, Medeah et Miliana. Nous ne saurions raconter ici tous les combats livrés durant cette sanglante campagne, dans la Mitidja au col de Mouzaïa au pied du Chenouan, dans la vallée du Chéliff, sur l'Ouamri, au Gontas : chaque jour marqué par un engagement, chaque pouce de terrain disputé ; la cavalerie de toutes les tribus des provinces d'Alger et d'Oran, soute- C'était le nom donné par les soldats à la cavalerie régulière d'Abd-el-Kader, entièrement vêtue de rouge. 2 Quoique les zouaves aient inventé bien des choses en Afrique, ils ne furent pas cependant les premiers à accompagner de leurs clairons la marche de nuit de leurs tambours. La marche de nuit d'un régiment est une certaine batterie de tambour, différente pour chaque corps, qui permet aux soldats de retrouver leur drapeau au milieu de la nuit, ou de savoir si un signal donné par les caisses s'adresse à eux ou à un autre corps. La marche de nuit 1 42 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 43 pisodes glorieux ou touchants marquèrent pour saute le premier dans une redoute que défen- eux cette période ! Nous citerons au hasard. Un daient les réguliers, et tombe mort, frappé de matin, c'était le jour de l'assaut du col, des dé- plusieurs balles. Un autre jour, le capitaine pêches arrivent de France; elles annonçaient Gautrin, tué peu après à la tête du deuxième ba- des promotions. Un jeune sergent de zouaves, taillon d'Afrique se faisait amputer deux doigts Giovanelli, était nommé sous-lieutenant; tout sur le champ de bataille sans quitter le com- le régiment lui fait fête; le colonel envoie son mandement de sa compagnie. Et comment ou- sac aux mulets et lui confie une section. Gio- blier ces zouaves envoyés dans la chaude jour- vanelli, joyeux de faire baptiser son épaulette, du 2 e léger fut la première qui fuit mise en musique, et les brillants ser vices de cet intrépide régiment la rendirent bientôt populaire dans l’armée. Ceux qui ont assisté au combat du col de Mouzaïa, en 1840, se rappellent encore aujourd'hui avec émotion le moment où, la colonne du général Duvivier, chargée d'enlever le pic principal, ayant disparu dans le brouillard, on entendit au milieu d'une effroyable fusillade la marche du 2 e léger. Le bruit des tambours et des clairons qui montait au milieu de la nuée apprenait seul que nul obstacle n'arrêtait nos sol- dats. Le 2 e léger était alors commandé par le colonel Changarnier, et sans faire tort aux zouaves ou aux autres corps, on peut dire que c'est sur lui que porta le principal effort de la journée ; son héroïque chef avait, cette fois comme tant d'autres, échappé miraculeusement à la mort que personne ne bravait plus que lui; huit balles avaient déchiré ses habits et ses épaulettes; pas une ne l'avait atteint ! L'exemple du 2 e léger fut bientôt suivi par tous les régiments de l'armée d'Afrique, Chacun eut sa marche, qui devint comme une espèce d'air national du corps, et que l'on mettait quelque orgueil à faire sonner dans les moments les plus périlleux. 44 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 45 née du 20 mai pour soutenir le 17 e léger, gnault 1 et Renault 2, également promus, avaient écrasant à coups de pierres, faute de cartou- succédé le lieutenant-colonel Cavaignac, les ches, les réguliers d'Abd-el-Kader, puis saluant commandants Leflô 3, et Saint-Arnaud 4. de leurs acclamations les débris du 17 e que Si l'armée avait eu à élire le colonel des ralliait le colonel Bedeau, couvert de glorieuses zouaves, son choix fût certainement tombé sur blessures, après une retraite qui n'avait été celui que le roi venait de nommer. L'héroïque qu'une charge continuelle ! défenseur du Méchouar de Tlemcen montrait Le retour de la chaleur n'amena aucun re- depuis deux ans, dans le commandement diffi- pos pour les troupes; l'été et l'automne se cile du deuxième bataillon d'Afrique, toutes les passèrent à ravitailler les places que nous qualités d'un excellent chef de corps, et tous occupions, opération aussi difficile et aussi ceux qui l'avaient vu à l’œuvre admiraient son meurtrière que l'avait été la conquête. Le plomb caractère énergique, son esprit plein de res- de l'ennemi, le climat, les fatigues incessantes éclaircissaient les rangs des zouaves, et de justes récompenses leur enlevaient encore bien des officiers. L'état-major fut renouvelé. Au colonel Lamoricière, nommé officier général, à ses dignes seconds, les chefs de bataillon Re- 1 Tué à Paris, colonel du 48 e , en juin 1848. C'était le second colonel tué à la tête de ce brave régiment. Une balle kabyle lui avait enlevé le colonel Leblond en 1842. 2 Aujourd'hui général de division. 3 Aujourd'hui général dé brigade en retraite. 4 Mort en Crimée maréchal de France, après la belle victoire de l'Alma. 46 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 47 sources, et ce courage qui, pour être calme jours dispos, parfaitement en mesure de re- toujours, ne laissait pas d'être entraînant. Les prendre la campagne. Le régiment le suivit sur' nouveaux chefs de bataillon, jeunes d’âge quoi- l'Atlas et dans la vallée du Chéliff, où il trouva que vieux de ser vices, étaient comptés tous deux l'occasion de remporter de si brillants avan- parmi les plus brillants capitaines de voltigeurs tages. Un soldat de la trempe du général Bu- de l'armée. De nombreux enrôlements com- geaud ne pouvait manquer d'apprécier les blaient les vides faits par la guerre, et les sous- zouaves. Il voulut les emmener lorsqu'il se officiers instruits, intrépides, ne manquaient rendit, au mois de mai, dans la province d'O- pas pour remplir les vacances du corps d'of- ran. Cependant il consentit à en laisser un ba- ficiers. taillon au général Baraguey-d'Hilliers qui avait Lorsque le général Bugeaud débarqua à AI- aussi des opérations importantes à conduire ger au commencement de 1841, il n'y trouva dans la province d'Alger. Les zouaves concou- pas les zouaves. Ils avaient passé l'hiver aux rurent ainsi, sur plusieurs points, à la plupart avant-postes, à Medeah, où, grâce à leur indus- des actions remarquables de la campagne de trie, à l'expérience et à la vigilante intelligence 1841. de leur chef, ils surent alléger les privations La guerre d’Afrique prenait de grandes pro- d'un blocus absolu. Le gouverneur général alla portions; la chimère de l'occupation restreinte les relever au mois d'avril , et les trouva tou- était abandonnée. Le gouvernement s'était dé- 48 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 49 cidé à renverser l'édifice d'Abd-el-Kader; les démontré que si l'action des officiers français Chambres lui en avaient fourni largement les sur des populations ou des soldats arabes était moyens, et un capitaine illustre, secondé par des plus salutaires sous tous les rapports, le d'habiles lieutenants, poursuivait cette vérita- mélange des soldats des deux races donnait des ble conquête de l'Algérie avec autant de bon- résultats moins satisfaisants. Ils prenaient un heur que d'esprit de suite et d'activité. Des peu des vices des uns et des autres, sans échan- renforts de tous genres furent envoyés au gou- ger leurs qualités. Et puis, le soldat en Afrique verneur général, et dans cet accroissement de a deux devoirs : le combat et le travail; il était ressources les zouaves ne furent pas oubliés. difficile d'obtenir le second des indigènes, et Une ordonnance royale du 8 septembre 1841 l'on ne pouvait, dans une même troupe, forcer porta le régiment à trois bataillons, et lui con- le chrétien à prendre la pioche en présence du stitua un état-major complet, semblable à celui musulman oisif. On jugea donc à propos de de tous les régiments d'infanterie. Une seule créer, sous le nom de tirailleurs indigènes, compagnie par bataillon pouvait recevoir les des corps spéciaux d'infanterie, où les Fran- indigènes; encore ceux-ci y figuraient-ils en çais n’occupent qu'une partie des emplois petit nombre, et n'y étaient-ils conser vés, en d'officiers et de sous-officiers. Ces bataillons, quelque sorte, que pour justifier le nom et l'uni- commandés par des chefs habiles, intrépi- forme particulier du corps. L'expérience avait des, versés dans la connaissance de la langue 50 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 51 arabe 1 , ont montré, après des vicissitudes hordes vagabondes et insaisissables. Dans les diverses, et montrent aujourd'hui en Crimée provinces d'Alger et d'Oran, la situation stra- qu'ils sont les dignes frères cadets des zouaves. tégique améliorée donnait déjà d'importants A peine le régiment, ainsi accru et recon- résultats. A l'occupation de Medeah et de Mi- stitué, avait-il reçu le drapeau qui lui avait liana s'était ajoutée celle de Mascara et de été envoyé par le roi, que ses trois bataillons Tlemcen, et ces places, mieux approvisionnées, se séparèrent pour aller ser vir dans chacune devenaient la base d'opérations incessantes. Les des trois provinces. La guerre, en effet, était principaux points de ce qu'on est convenu partout. Si la puissance d'Abd-el-Kader n'a- d'appeler la ligne du Tell étaient en notre pou- vait fait qu'effleurer la province de Constan- voir : nous avions détruit les établissements tine, et si une partie des tribus y acceptaient créés par Abd-el-Kader à la lisière du désert, à déjà le principe de notre autorité, il restait ce- Saïda, à Tiaret, à Boghar, à Thaza; mais nous pendant à transformer ce principe en fait, à le n'avions encore obtenu des tribus aucun acte faire respecter, à châtier et à combattre des tri- de soumission. Le pays se vidait à notre appro- bus kabyles sauvages et belliqueuses, ou des che, et nous n'y trouvions que des combattants. Pour réduire ces populations, pour les frapper 1 Parmi lesquels nous citerons les généraux Bosquet, Thomas, Vergé, Bourbaki. dans leurs intérêts matériels, il fallait être plus mobile que les nomades, plus agile que les Ka- 52 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 53 byles, plus fort et plus valeureux que tous. ner par un brillant succès, tandis que bien d'au- Enfin, dans le courant de 1842, tant d'efforts tres peut-être eussent été heureux d'en ramener commencèrent à porter leurs fruits; un grand les débris de leur colonne. Il y a eu sans doute nombre de tribus posèrent les armes. A partir des actions plus importantes en Afrique, il n'y de ce moment, nous cessâmes d'être aux prises a pas eu de journée où chefs et soldats aient avec l'Algérie tout entière; mais l'hostilité des montré plus d'audace, de sang-froid et d'intel- tribus qui continuaient à résister n'en fut que ligence. Le premier bataillon de zouaves, con- plus vive. La guerre s'envenimait en prenant le duit par son colonel, prit une part glorieuse caractère d'une guerre civile, et ce redouble- au combat de l'Oued-Foddah. Là tombèrent le ment de haine et d'ardeur donna lieu à de san- capitaine Magagnosc, vieux soldat qui, parti glants combats. Au mois de septembre 1842, d'Afrique avec la croix d'officier, venait d'y re- au moment où la vallée du Chéliff venait d'être tourner volontairement, non par ambition, mais pacifiée, le général Changarnier soutint tout près par goût pour les nobles émotions de la guerre; de ce fleuve, dans les gorges de l'Ouar-Senis, le lieutenant Laplanche, sorti tout récemment une des luttes les plus longues et les plus diffi- de l'école d'état-major, fils d'une pauvre fa- ciles qu'aient enregistrées nos annales d'Afri- mille, devant à son seul mérite la bourse que que. Elle dura sans relâche pendant trente-six lui avait donnée le duc d'Orléans, et qui, après heures et le général Changarnier sut la termi- avoir, passé le premier tous ses examens, avait 54 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 55 obtenu , comme faveur, de ser vir dans les trement avides, devait leur faire trouver le joug zouaves; — et tant d'autres qu’il faudrait tous étranger moins odieux qu'à d'autres peuples, nommer !... cependant la mobilité du caractère arabe, l'a- Lorsque le cheval sauvage des pampas a long- version du musulman pour le chrétien étaient temps résisté au gaucho qui le premier lui a des causes suffisantes de troubles et d'insurrec- mis un mors et une selle, il commence à trot- tions. Qu'était-ce donc lorsque Abd-el-Kader ter, et semble ainsi reconnaître qu'il a un maî- était encore là, disposant de forces importantes, tre. Mais gare au cavalier qui, se fiant à ce craint et respecté de tous, encore obéi de beau- premier symptôme d'obéissance, négligerait coup, et redoublant d'énergie et d'activité dans d'être sur ses gardes, et ne continuerait pas le malheur ! Sur bien des points, même parmi énergiquement l'éducation de sa rude mon- les tribus qui avaient fait acte de soumission, ture ! La situation de notre armée en Algérie, les hommes « de grande tente, » les chefs de après les premières soumissions, était à peu famille, doutant encore de l'issue de la lutte, près semblable à celle du gaucho dont le che- s'étaient tenus à l'écart et n'avaient député vers val vient de trotter pour la première fois. Les nous que leurs cadets ou des hommes obscurs. tribus avaient reconnu l'autorité de la France; Aussi fallait-il s'attendre à une prise d'armes mais si l'habitude d'obéir depuis des siècles à prochaine; elle, suivit de très-près la première des maîtres bien autrement sévères, bien au- pacification. Il fallut protéger les tribus restées 56 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 57 fidèles contre les agressions des insoumis, re- facile qu'elle ne l'était réellement, et cependant pousser les attaques d'Abd-el-Kader et de ses le bataillon qui revenait à Alger avait soutenu khalifas, aller les chercher et les combattre un combat fort vif près de Ghelma, et y avait jusque dans leurs plus sûrs asiles, au fond des même perdu son chef. montagnes les plus escarpées ou sur les pla- La guerre continuait donc sans relâche. Les teaux du désert, en un mot achever la conquête zouaves furent représentés par un ou deux de et l'affermir; car on ne scinde pas la domina- leurs bataillons dans la plupart des actions im- tion d'un pays . Aussi les troupes restaient-elles, portantes dès campagmes de 1843 et 1844 : constamment en marche et sous les armes. Le combats acharnés contre les Kabyles, longues maréchal Bugeaud, préoccupé à bon droit de ter- marches dans le désert, charges de cavalerie miner avant tout la lutte contre Abd-el-Kader, repoussées; au Jurjura, dans l'Ouar-Senis, chez cédant aussi aux justes représentations du chef les Beni-Menasser, à la prise de la Smalah, dans de corps qui se plaignait de voir son régiment en- les beaux combats livrés par le général Bedeau tièrement disséminé, fit revenir à Alger le ba- à la cavalerie marocaine, et enfin à cette mé- taillon de zouaves, qui, depuis près d'un an, morable bataille d'Isly, qui rappelle à la fois et était dans la province de l'est. Peut-être aussi la journée des Pyramides et les combats de Ma- le maréchal regardait-il la tâche du comman- rius contre les Cimbres. On les retrouvait par- dant de la province de Constantine comme plus tout avec leurs gros bataillons toujours nom- 58 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 59 breux, toujours bien commandés, leur tenue dressent, les feux s'allument comme par en- martiale et soignée, leurs fanfares éclatantes, chantement. Les cor vées vont à la distribution la même solidité, le même élan. des vivres, des cartouches; les hommes de cui- Voyez-les approcher du bivac; quelques sine sont à l'œuvre; d'autres coupent du bois, hommes sortent des rangs et courent à la car il en faut faire provision pour la nuit; d'au- source voisine pour remplir les bidons d'es- très fourbissent leurs armes; d'autres encore couade avant que l'eau ait été troublée par le réparent leurs effets avec cette inévitable trousse piétinement des chevaux et des mulets. Les du soldat français qui d'abord faisait sourire, fagots ont été faits d'avance et surmontent déjà dit-on, nos alliés en Crimée. Cependant la les sacs. La halte sonne, le bataillon s'arrête et aligne sur la position qui lui est assignée; la compagnie de grand'garde, est seule en avant. Tandis que les officiers supérieurs vont placer les postes eux-mêmes, les faisceaux se forment sur le front de bandière, les petites tentes 1 se 1 Voici encore une invention qui avait été promptement adoptée par les zouaves, mais qui n'est pas de leur fait. Ce sont des soldats du 17 e léger qui les premiers eu- rent l'idée de découdre, leurs sacs de campement et d'en faire des abris, en les réunissant deux par deux avec des ficelles que soutenaient des bâtons. L'expérience ayant réussi, le colonel Bedeau, avec cet esprit d'ordre qu'il apportait à tout, rigularisa ce mode d'abri, et le fit adopter à son régiment. Les autres corps ne tardèrent pas à suivre cet heureux exemple. Le transport des grandes tentes ayant été depuis longtemps reconnu impraticable, dans des opérations rapides, sur un vaste échiqiuer, on comprend facilement quelles ressources présentent ces tentes-abris. 60 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 61 soupe a été vite faite; on n'y a pas mis la dis que les camarades de tente s'endorment en- viande de distribution, destinée à bouillir toute tre leurs deux couvertes, la grand’garde change la nuit pour ne figurer qu' au repas de la diane. de place en silence, car sa position aurait pu La soupe du soir se fait avec des oignons, du être, reconnue. Le factionnaire qu'on voyait au lard, un peu de pain blanc, s'il en reste, ou, si haut de cette colline a disparu ; mais suivez l'ordinaire est à sec, elle se fait au café, c'est-à- l'officier de garde dans sa ronde, et, malgré dire que le café liquide est rempli de poussière l'obscurité, il vous fera distinguer, sur la pente de biscuit et transformé en une sorte de pâte même de cette colline, un zouave couché à plat qui ne serait peut-être pas du goût de tout le ventre, tout près du sommet qui le cache, l'œil monde, mais qui est tonique et nourrissante; au guet, le doigt sur la détente. Un feu est allu- ou bien encore le chasseur, le pêcheur de l'es- mé au milieu de ce sentier qui traverse un bois, couade, ont pourvu la gamelle qui d'un lièvre, et qu'un petit poste occupait pendant le jour; qui d'une tortue, qui d'une brochette de pois- mais le poste n'est plus là. Cependant le ma- sons; nous ne parlons pas de certains mets suc- raudeur, l'ennemi qui s'approche du camp pour culents savourés parfois en cachette, une poule, tenter un vol ou une surprise, s'éloigne avec un chevreau, dont l'origine n'est pas toujours précaution de cette flamme autour de laquelle, très-orthodoxe. La soupe est mangée ;on a fumé il suppose les Français endormis; il se jette la dernière pipe, chanté le joyeux refrain. Tan- dans le bois, et il y tombe sous les baïonnettes 62 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 63 des zouaves embusqués, qui le frappent sans main à sa tête, et reconnaît qu'il était coiffé bruit, afin de ne pas fermer le piège et de ne comme le roi d'Yvetot de Béranger. Il demande pas signaler leur présence aux compagnons de aussitôt sa casquette, et mille voix de répéter : leur victime. « La casquette, la casquette du maréchal ! » Or Une nuit, une seule nuit, leur vigilance fut cette casquette, un peu originale, excitait de- en défaut, et les réguliers de l'émir se glissant puis longtemps l'attention des soldats. Le len- au milieu de leurs postes, vinrent faire sur le demain, quand les clairons sonnèrent la mar- camp une décharge meurtrière. Le feu fut un che, le bataillon de zouaves les accompagna, moment si vif, que nos soldats surpris hési- chantant en chœur : taient à se relever; il fallut que les officiers leur As -tu vu donnassent l'exemple. Le maréchal Bugeaud La casquette, était arrivé des premiers; deux hommes qu'il La casquette ? avait saisis de sa vigoureuse main tombent As-tu vu frappés à mort. Bientôt cependant l'ordre se ré- La casquette Du père Bugeaud ? tablit, les zouaves s'élancent et repoussent l'ennemi. Le combat achevé, le maréchal s'aper- Depuis ce temps, la fanfare de la marche ne çut, à la lueur des feux du bivac, que tout le s'appela plus que la Casquette, et le maréchal, monde souriait en le regardant : il porte la qui racontait volontiers cette anecdote, disait 64 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 65 souvent au clairon de piquet : « Sonne la Cas- Ceux qui dans une même campagne les avaient quette. » vus, au mois de mars, marcher six semaines Le jour a donc reparu; la colonne se remet dans les boues et dans les neiges du Jurjura, en marche. Sommes-nous au mais de juin ou souvent sans autre chaussure que des frag- de juillet ? fait-on une halte de quelques mi- ments de peau de bœuf retenus par des ficelles, nutes ? Les turbans et les ceintures, jetés sur les souvent sans autres vivres que le blé des silos, faisceaux : abritent les zouaves du soleil sans les réveiller par leurs chants une brigade que le soustraire au souffle vivifiant de la brise. La froid avait engourdie, et qui laissait dix-sept pluie tombe-t-elle à torrents ? Protégé par son hommes morts sous la neige, — puis le lende- collet à capuchon et par les larges plis de sa main, la grêle les fouettant au visage, aborder culotte, le zouave défie longtemps l'humidité à la baïonnette les positions des Kabyles; — et pénétrante. Il faut bien savoir se garantir et de qui deux mois plus tard les revoyaient, après l'été et de l'hiver. Le climat avait cessé d'être un une marche de trente lieues franchies en trente - auxiliaire pour les Arabes. Nos troupes, mieux six heures, sans eau, par le vent du désert, organisées, plus endurcies, bravaient mainte- marche si dure que le sang colorait leurs nant la grande chaleur comme les intempéries. guêtres blanches, défiler devant le bivac des C'étaient toujours les zouaves qui apprenaient chasseurs d'Afrique en sifflant les fanfares de la aux nouveaux venus à tout supporter gaiement. cavalerie, comme pour railler les chevaux fati- 66 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 67 gués et se venger de ce que leurs rivaux de toujours quelque temps d'apprentissage pour gloire avaient chargé et battu l'ennemi sans qu'un régiment fût rompu à tous les détails de eux; — ceux qui avaient eu le bonheur de les voir la guerre et du métier. Puis, lorsqu'il était bien ainsi à l’œuvre, toujours braves, toujours prêts, formé, lorsque, parmi les généraux, c'était à toujours soumis, ceux-là se disaient tout bas qui l'aurait sous ses ordres, son tour venait de (car les zouaves n'avaient encore battu que les rentrer en France; il faisait place à d'autres Arabes), mais avec une conviction profonde, plus novices et qui avaient besoin de s'aguer- ces paroles que toute l'Europe répète aujour- rir. Seuls, les zouaves étaient toujours là; en d'hui : « Ce sont les premiers soldats du eux se personnifiait, en quelque sorte, la tradi- monde ! » tion de l'armée d'Afrique. Un régiment pou- Et nous ne voulons pas dire que nul corps vait-il citer cinq, dix affaires brillantes ? les de notre infanterie ait à recevoir de personne zouaves répondaient par vingt ou trente. Leurs des leçons de courage : nous pourrions citer cadres, renouvelés par la mort et par l'avance- plus d'un régiment, plus d'un bataillon, dont ment, étaient toujours alertes. Un officier se fa- le numéro avait acquis en Afrique une réputa- tiguait il ? il trouvait facilement à permuter. De tion presque égale à celle des zouaves, et qui parfaites traditions de ser vice se conser vaient avait tout leur savoir-faire, soit pour le com- parmi les sous-officiers. Sans priviléges, sans bat, soit pour la vie de bivac; mais il fallait modifications à la loi de recrutement, le con- 68 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 69 tingent annuel se trouvait formé de, telle sorte juste et de l'injuste ne sont pas toujours très- que le corps n'avait presque jamais de conscrits complètes, et le fruit défendu n'est pas sans at- à instruire et se recrutait sans cesse de vieux trait pour eux. Les zouaves se trouvaient-ils en soldats. Les officiers supérieurs étaient choisis pays enn emi, sur un territoire abandonné de avec un soin tout particulier. C'étaient le plus ses habitants après une énergique défense ? sac souvent des officiers déjà signalés par leurs au dos, le fusil à la main, la bouche encore services en Afrique, quelques-uns même dans le noire de poudre, ils avaient bien vite tout re- corps, toujours des hommes distingués par un mué, tout fouillé; rien n'échappait à leur œil remarquable ensemble de qualités militaires. Il scrutateur : vêtements, poules, provisions de en fallait en effet de très-diverses pour comman- tout genre, gâteaux de figues, grandes jarres der aux zouaves, car ils ont aussi leurs imper- pleines d'huile, tout était porté à leur bivac, fections. Les hommes qui embrassent par goût et ils tiraient parti de tout. La propriété même la profession des armes, sans avoir l'espoir d'en du gouvernement n'était pas toujours respec- faire une carrière bien brillante, ont en géné- tée. Un jour, le maréchal Bugeaud, après une ral le caractère aventureux, des habitudes un des premières razzias exécutées sous ses ordres, peu ardentes. Après de longues privations, ils venait d'examiner, avec une certaine satisfac- résistent rarement aux séductions du caba- tion d'éleveur émérite, le beau troupeau de ret; ils aiment à gaspiller. Leurs notions du moutons qui avait à peine été livré à l'admi- 70 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 71 nistration. de la guerre ; il était allé se reposer qui venait d'être atteinte après avoir longtemps dans sa tente, lorsque son oreille fut frappée de suivi la fortune d'Abd-el-Kader. l'avant-garde certains bêlements significatifs. Il sort en toute était partie à quatre heures du matin, et bien hâte, il voit les zouaves répandus au milieu du qu'on fût en plaine, à sept heures, les derniè- troupeau, et, malgré les efforts de la garde, trai- res familles n'avaient pas encore quitté le bi- tant les moutons à la façon d'Agnelet dans vac. Il fallait faire onze lieues pour trouver l'Avocat Patelin. Le maréchal ne se contient de l'eau, Ce jour-là, les zouaves furent comme pas, et le voilà courant en chemise, l'épée à la des sœurs de charité, partageant leur biscuit main, dominant le tumulte de sa voix de sten- avec les malheureux que la fatigue ou la cha- tor; les zouaves disparaissent, mais avec leur leur accablait, et, quand leur peau de boue proie. Cependant une perquisition faite dans était vide, renversant une brebis ou une chèvre leur bivac ne donne aucun résultat : personne pour approcher de ses mamelles les lèvres des- ne manque à l'appel, personne n'avait vu de séchées d'un pauvre enfant abandonné par sa moutons. Le père Bugeaud fut forcé d'en mère. Quand ils campèrent à la nuit close, on rire. ne voyait sur leurs sacs ni poule ni tortue; Un autre jour, les zouaves étaient d'arrière- mais ils ramenaient des femmes, des enfants, garde; la colonne dont ils faisaient partie ra- des vieillards dont ils avaient sauvé la vie. Ah ! menait dans le Tell une population immense de pareils hommes sont bons autant qu'ils sont, 72 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 73 braves. Mais il faut savoir lutter contre leurs heureusement traversé l'épreuve de plusieurs mauvais instincts et développer leurs senti- commandements séparés 1. ments généreux; il faut, pour les conduire, un C'est ainsi commandé que le régiment de mélange de fermeté et d'affection, une disci- zouaves rentra en ligne quand une insurrection pline sévère, mais dont on sache à l'occasion générale embrasa de nouveau toute l'Algérie détendre certains ressorts. Il leur faut des chefs en 1845. Tandis qu'un bataillon soutenait, près en qui ils aient confiance, qu'ils puissent aimer, des frontières du Maroc, le premier effort de la respecter, et même craindre un peu. Tels sont lutte, les deux autres parcouraient la province ceux qui ont toujours été à la tête des zouaves. d'Alger en tous sens. L'année 1846 commença Le colonel Cavaignac, continuant sa brillante sans qu'ils eussent pris aucun repos. Au mois carrière, avait quitté le corps par avancement au d'avril de cette année, après six mois de mar- mois d'octobre 1844. Il fut remplacé par un des ches el de combats, le premier bataillon de sur vivants de l'assaut de Constantine, le colonel Ladmirault 1, bien connu dans le corps, où il avait ser vi comme capitaine avec la plus grande distinction, et qui depuis avait très- 1 Aujourd'hui général de division. 1 Parmi les officiers supérieurs qui ont figuré durant cette période à la tête des zouaves, nous citerons encore les lieutenants-colonels Despinoy, mort en Afrique; de Chasseloup-Laubat et Bouat, aujourd'hui généraux de divison ; les chefs de bataillon Dautemarre, Gardarens, Espinasse aujourd'hui généraux de brigade Tarbouriech, mort en Crimée colonel zouaves. 74 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 75 zouaves venait de rentrer à Blidah, couvert des lorsqu'il apprit que cette troupe d'un aspect si plus glorieux haillons, lorsque le grand-duc original, pourtant si compacte et si bien pa- Constantin, fils de l'empereur Nicolas, débar- quetée, était rentrée la veille et avait fait six qué la veille à Alger, témoigna le désir de voir lieues le matin, quand enfin il sut que ces hom- cette troupe, dont la renommée était déjà par- mes à l'air si martial et si robuste ne connais- venue jusqu'à Pétersbourg. Dans la nuit, les saient, depuis six mois, d'autre lit que la terre zouaves reçurent leurs uniformes neufs. Le len- et d'autre toit que le ciel ! Nous pensons que le demain, à neuf heures, ils étaient à Bouffarik, grand-duc Constantin emporta de cette revue attendant le jeune prince. Lorsque celui-ci, en des impressions que la campagne de Crimée descendant de voiture, les aperçut en bataille n'aura sans doute pas effacées. dans une verte prairie, flanqués de deux esca- En 1847, le maréchal Bugeaud. quitta l'Algé- drons de spahis, il ne put dissimuler un mou- rie, la laissant pacifiée et presque entièrement veinent de surprise. Le site d'ailleurs était char- conquise. La soumission d'Abd-el-Kader, qui ar- mant : la Mitidja était dans tout l'éclat de sa riva peu après, fut comme le couronnement de parure du printemps, et aucun nuage ne trou- l'œuvre : elle consolidait la paix. La tranquil- blait l'harmonie des belles lignes de l'Atlas; lité dont jouissait le pays permit au gouverneur mais le grand-duc n'avait d'veux que pour les général de rassembler les trois bataillons de zouaves; et quel ne fut pas son étonnement zouaves, qui n'avaient, pas été réunis depuis la re- 76 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 77 composition du régiment en 1842 ils faisaient destinée à agir sur un point quelconque de la partie de la réserve qui s'organisait dans les envi- Méditerranée; le mouvement, pouvait même rons d'Alger. La création de cette réserve, rendue s’opérer avec tout le secret désirable et avec possible par les derniers événements, permettait toutes les apparences d'un simple changement de réduire considérablement l'effectif de l'armée : de garnison. il suffisait de troupes bien moins nombreuses Le gouvernement, provisoire fût le premier à pour occuper les provinces, pourvu qu’on pût profiter de cette situation. L'Afrique lui fournit porter rapidement, à l'aide de bateaux à va- le noyau de l'armée des Alpes. Nul doute qu'il peur, des forces imposantes sur tout point où n'eût appelé aussi les zouaves, si la guerre avait une insurrection aurait éclaté. D'ailleurs, un éclaté sur le Pô ou sur le Rhin; mais la répu- nouvel horizon semblait s'ouvrir devant l'armée blique ne fut ni attaquée ni agressive, et, les, d'Afrique. Les régiments maintenus en Algérie zouaves restèrent en Afrique. Ils avaient changé y pouvaient être toujours utilement employés, de chefs. En des derniers colonels nommés par soit à exécuter de grands travaux, soit à éten- le gouvernement de Juillet, M. Canrobert, dre notre domination, soit enfin à réprimer des venait de remplacer le général Ladmirault; il troubles qu'il était prudent de prévoir; mais ils était impossible de faire un plus heureux choix. pouvaient aussi fournir à la mère patrie les Le colonel Canrobert avait commencé sa car- premiers et les meilleurs éléments d'une armée rière africaine sous les auspices d'un de nos 78 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 79 plus vaillants soldats, le colonel Combes, qu'il occupait un poste important et de création assez accompagnait comme adjudant-major lors de récente, appelé Aumale, situé à la naissance sa mort glorieuse à l'assaut de Constantine. du grand plateau qui s'étend à l'est du Jurjura, Depuis, à la tête d'un bataillon de chasseurs ou C'était une des régions de l'Algérie où la sou- chargé de diriger les cercles de Tenès et de mission était la plus précaire et la moins com- Batna, il avait acquis l'habitude du commande- plète. Aussi les zouaves avaient-ils eu de nom- ment, livré de beaux combats, mérité la répu- breuses courses à faire dans les montagnes et tation d'un des meilleurs officiers de l'armée. plusieurs combats à livrer, lorsque, vers la fin Son lieutenant-colonel, M. de Grandchamp, de 1849, des événements importants qui s'ac- portait sur son visage noblement mutilé la trace complissaient dans le sud de la province de de ses ser vices 1. Le régiment, toujours réuni, Constantine les y tirent appeler en toute hâte. Une insurrection aussi folle qu'inattendue avait 1 Capitaine de voltigeurs au 24 e de ligne, M. de Grandchamp fut laissé comme mort dans un combat où un bataillon de cet excellent régiment fut presque entièrement détruit. Il était tellement défiguré par ses blessures, que les Arabes négligèrent de lui couper la tête. Ayant encore sa connaissance, mais hors d'état de remuer ou de parler, M. de Grandchamp subit l'affreux supplice de servir de billot à plus de quarante de ses camarades décapités embrasé tout le Ziban, et l'oasis de Zaatcha tenait depuis quelque temps en échec toute une division de l'armée. Les zouaves arrivèrent desur son corps. Sauvé miraculeusement, il put se guérir, et depuis il a toujours ser vi de la manière la plus active. Il est aujourd'hui officier général. 80 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 81 vant la place avec les premiers renforts. On de Bout-Zian et le dénoùment sanglant de ce connaît les péripéties émouvantes de ce siège drame terrible. Dans ce siége si long et si diffi- mémorable 1 ; on n'a pas oublié cette colonne cile, conduit avec tant de persévérance par le qui traverse rapidement le désert portant le général Herbillon, quatre-vingts officiers et plus choléra dans ses flancs, ces soldats dont l'épi- de neuf cents soldats avaient été atteints par le démie, les privations de tout genre, une ré- feu de l'ennemi. Ce succès si cruellement acheté sistance désespérée, n'ont pu abattre l'énergie, ne fut pas encore le signal du repos pour les rassemblant tout leur courage pour un dernier troupes qui l'avaient obtenu. Les zouaves suivi- et décisif assaut; le colonel Canrobert arrivant rent leur vaillant chef sur les pentes de l’Aures, le premier sur la brèche, cheminant à travers et terminèrent brillamment la campagne au un dédale de ruelles, échappant par miracle à cœur de l'hiver par la prise de Narah. Rentrés la mort qui frappe tout autour de lui ; l'effort à Aumale, placés sous les ordres d’un nouveau suprême du commandant Lavarande pour for- colonel, M. d'Aurelle 1, digne successeur de ses cer le dernier réduit des défenseurs ; la mort illustres devanciers, les zouaves furent deux ans aux prises avec la confédération kabyle qui 1 Un des combattants de Zaatcha, le capitaine Charles Bocher a retracé, dans un récit intéressant, les principaux épisodes de ce siège. Voir la Revue des Deux Mondes du 1 er avril 1850. 1 Aujourd'hui général de brigade et employé en Crimée. 82 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 83 leur avait donné son nom, et prirent part fectées à l'Algérie, on y retenait plus aisé- à toutes les opérations dirigées dans la val- ment les officiers et les soldats auxquels ce lée de l'Oued-Sahel, et dans le pâté de mon- climat et ce genre de vie convenaient, ou qui tagnes connu sous le nom de la Grande-Ka- pouvaient y rendre des ser vices particuliers; on bylie. diminuait les inconvénients ou même le péril Leurs ser vices étaient si constamment bons, des réductions d'effectif, on facilitait le novi- si constamment utiles, que le gouvernement se ciat des régiments envoyés de l'intérieur. Sans décida à augmenter leur nombre. Un décret du doute il y avait une mesure à garder. Les zoua- 13 février 1852 donna une nouvelle organisa- ves, devenus trop nombreux, auraient perdu tion au corps des zouaves; il devait y avoir leur esprit de corps; les qualités qui leur sont trois régiments de trois bataillons chacun. Les propres se seraient effacées. Les troupes qui trois bataillons existant devaient ser vir de noyau servent la France sur les deux rives de la Médi- aux nouveaux régiments qui étaient répartis terranée ne doivent l'aire qu'une seule et même entre les trois provinces de l’Algérie. Il fut plus armée; bien des raisons le démontrent. Le ser- tard décidé qu'ils, seraient armés de fusils vice en Afrique n'est pas sans utilité et sans rayés. enseignements pour nos régiments de ligne. Ces dispositions étaient bonnes. En accrois- Enfin notre position en Algérie a son impor- sant le nombre des troupes spécialement af- tance stratégique pour de grandes opérations, 84 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. 85 même hors d'Afrique; l'armée que la France leurs. En le donnant aux zouaves, on doublait y entretient n'est pas perdue pour elle; ce l'efficacité de leurs ser vices. qui se passe aujourd'hui le prouve assez. Mais, L'expérience, ce juge souverain, ne tarda pas nous le répétons, le décret du 15 février 1852 à prononcer. Dans l'année même, un beau fait ne paraît pas avoir altéré les proportions qu'il d'armes fut le début des nouveaux régiments. importait de ne pas troubler. Il fut d'ailleurs La guerre, qui depuis six ans avait cessé d’être habilement exécuté; de vieux zouaves, d'an- générale, se ranimait encore quelquefois, nous ciens Africains, fournirent presque tout le per- l’avons déjà vu, dans la Kabylie ou dans le dé- sonnel des cadres, et le recrutement fut bien sert; les montagnards comptaient sur leur nom- fait. Quant à la modification introduite dans bre, sur leurs forêts et leurs rochers, les gens l'armement, elle était des plus heureuses. Le du sud sur la difficulté des distances et des vi- fusil rayé, produit des épreuves qui depuis vres, et sur les obstacles sérieux que présentent vingt ans se succèdent à V incennes dans le leurs oasis, très-boisées aussi, coupées de ca- polygone et en Afrique devant l’ennemi, unit naux et de digues. — Des chériffs, des agita- la justesse la plus parfaite à la plus redoutable teurs subalternes exploitaient souvent le goût portée; il se charge aussi facilement que le fusil d'indépendance des premiers, la légèreté des se- de munition; il a son calibre, son poids; il peut conds, la crédulité de tous. Vers la fin de 1852 être aussi bien employé en ligne qu’en tirail- Î2,un de ces chériffs parvint à insurger la ville de 86 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. Laghouat, oasis considérable située à plus de attendait. Au mois de mars 1854, ils quittaient quatre-vingts lieues d'Alger, et qui fut bientôt l'Algérie, pleins d'enthousiasme; ils apparte- remplie d'aventuriers de toute sorte; il y fut naient à l'armée d'Orient ! Nos vieilles bandes promptement attaqué par nos troupes. Le siège africaines allaient se trouver en face de cette ar- présentait beaucoup d'analogie avec celui de mée qui nous avait si chaudement disputé les Zaatcha, quoique peut-être avec des difficultés champs de bataille d'Eylau et de la Moskova, à moindres; mais la rare vigueur du général Pélis- côté de cette infanterie anglaise dont nous avions sier mit bientôt fin à la résistance. Un double as- souvent éprouvé à nos dépens l'inébranlable so- saut, parfaitement combiné, nous rendit maîtres lidité. Ceux qui les connaissaient voyaient par- de la place. Les 1 er et 2 e de zouaves eurent la tir avec anxiété, mais avec une pleine confiance plus grande part dans l'honneur et dans les dans leur valeur, dans leur patriotisme, dans pertes de la journée; huit officiers et cent vingt- leurs traditions; cette confiance n'a pas été trois hommes étaient hors de combat dans les trompée. Il n'y a aujourd'hui dans toute l'Eu- deux régiments, et un de leurs capitaines, rope qu'un cri d'admiration pour l'armée fran- M. Menouvrier-Defresne, était entré le premier çaise. L'organisation de nos états-majors, de dans la ville. C'étaient toujours les zouaves de nos cadres, de nos ser vices administratifs, Constantine et de Zaatcha. notre mode d'avancement, de recrutement, Mais une épreuve bien autrement décisive les 87 toutes nos lois, toutes nos institutions militaires 88 LES ZOUAVES. LES ZOUAVES. ont frappé les esprits par leur sagesse et leur au plus épais de la colonne russe . . . . . Mais nous harmonie, et tous les corps de notre armée ont avons rempli notre tâche; à d'autres reviendra noblement rempli leur tâche; courage, patience, l'honneur de raconter cette guerre qui bientôt industrie, ténacité, aucune vertu guerrière ne peut-être appartiendra à l'histoire; car le mo- leur a manqué. Et les zouaves ! quel Français ment approche, nous l'espérons, où le drapeau peut lire sans joie et sans orgueil ce qu'en disent des zouaves, qui a flotté le premier sur ha brè- les correspondances anglaises, soit qu'elles les che de Constantine, de Zaatcha et de Laghouat, suivent « grimpant comme des chats » sur la fa- sera planté sur les murs de Sébastopol. laise de l'Alma, soit qu'elles nous les montrent « bondissant comme des panthères » dans les broussailles d'Inkermann ! De quels hourras furent-ils salués par les gardes de la reine quand cette héroïque brigade, épuisée par sa magnifique défense, vit apparaître dans le brouillard « le vêtement bien connu des troupes algériennes 1 » A peine les avait-on aperçus quils étaient 1 « The well known garment of the algerine troops. » ————————— 89 LES CHASSEUR A PIED II LES CHASSEURS A PIED — — — — — — — L'histoire des chasseurs à pied ne saurait présenter le même genre d'intérêt que celle des zouaves. Rien de fortuit dans leur création, rien d'imprévu dans leur destinée, rien d’étrange dans leur uniforme. Nous ne trouvons pas là cette singularité d’une troupe qui, desti- 94 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 95 née il se recruter d'Algériens, appelée d'un nom rement technique; nous ne voulons que ra- arabe, vêtue à la turque, finit par devenir es- conter; — mais pour reproduire clairement, ce sentiellenent et uniquement française, et porte que nous avons pu recueillir, pour expliquer, aujourd'hui en Orient le costume que les Turcs entre autres choses, ce qu'il y a de neuf et d’es- ont quitté; mais nos bataillons de chasseurs sentiel dans l'armement de nos chasseurs, il ont une originalité d'une autre sorte, et leur nous faudra entrer dans quelques détails et réputation aussi est faite Nous allons essayer aller prendre nos origines un peu loin. d'indiquer quel l'ut l'objet de cette création, Nous ne remonterons pourtant pas jusqu'à quelles causes l’ont amenée, quels caractères l'invention de la poudre, — et nous épargne- particuliers la distinguent des créations analo- rons au lecteur la description des machines de gues qui l'ont précédée en France et hors de guerre qui furent les premières armes a feu France, quelles découvertes l'ont rendue pos- portatives; c'est là le nom qu'on donne à tout sible ou en ont accru l'importance, enfin les engin qui, porté et manié par un homme, est résultats qu’elle a déjà produits et ceux qu’on destiné à lancer des projectiles mus par l'in- en peut attendre encore. Hâtons-nous de le dire, flammation de la poudre. Nous dirons seule- nous n'avons avons ni droit ni la prétention d'é- ment que, malgré l’anathème de Bayard et les crire une leçon d'art militaire; aussi tâcherons- sarcasmes de l’Arioste, ces armes étaient déjà nous d'éviter tout ce qui pourrait paraître pu- très-répandues au milieu du seizième siècle, et 96 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 97 jouaient un rôle important sur les champs de était supérieur; ils avaient adopté le mousquet, bataille. C'est aux Espagnols qu'appar tient et Iét.it la première arme à feu qu'un homme l'honneur d'en avoir rendu l'emploi plus facile, pût manier facilement, charger avec rapidité et plus régulier, plus général. Les Espagnols ont tirer avec une certaine justesse, chacun de leurs été pendant plus de cent ans les maîtres dans tercios renfermait une proportion fixe et assez l'art de la guerre; leur puissance avait com- élevée de mousquetaires. mencé à décliner, qu'ils conser vaient encore Les bons résultats que les Espagnols tiraient leur supériorité militaire, et, depuis la bataille de l'organisation et de l'armement perfection- de Cerisoles, gagnée par le comte d'Enghien en nés de leur infanterie n'échappèrent pas aux ca- 1544, jusqu'à la mémorable victoire de Ro- pitaines français; un d'eux surtout, le duc Fran- croy, remportée en 1643 par un héros de la çois de Guise, chercha à en faire son profit; même race et du même nom, ils eurent l'avant c'est à lui que nous devons la première ébau- tage sur nous dans toutes les affaires rangées. che de l'organisation régimentaire calquée sur Leurs généraux étaient plus instruits et for- celle des tercios, et, dans plus d'une rencontre niaient une vérilable école; seuls alors ils fai- avec les huguenots, les nombreux arquebusiers, saient de la stratégie. Leur organisation était parfaitement exercés, que comptaient nos vieil- meilleure, et, les célèbres tercios devaient ser vir les bandes de Picardie et de Piémont, assurèrent de modèle aux régiments. Leur armement l'avantage aux armées catholiques. Dans 98 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 99 le parti contraire, un jeune général qui devait l'emploi dans la cavalerie, à tel point que le devenir un grand roi, doué de cet instinct créa- rôle de cette arme en fut dénaturé; pendant teur, de ce génie qui peut s'appliquer ait gou- longtemps, la cavalerie oublia que sa force ré- vernement comme à la guerre, et qui, lorsqu'il sidait dans les pointes de ses sabres, dans l’élan est tempéré par le bon sens, petit donner aux des hommes et dans la vitesse des chevaux. peuples la gloire et le bonheur, Henri IV, avait La plupart des grands capitaines marquaient mis un soin tout particulier à augmenter le ainsi leur passage par un progrès dans l'arme- nombre et la qualité de ses arquebusiers ; sou- ment de leur infanterie. Un des plus redouta- vent il en sut faire un emploi aussi neuf qu'heu- bles ennemis de la puissance espagnole, Mau- reux A la bataille de Coutras, il les répartit rice de Nassau, ingénieur et tacticien habile, par groupes de vingt-cinq au milieu de ses esca- disposa le premier l'infanterie de manière à drons de cavalerie; quand la gendarmerie royale combiner l'usage simultané du mousquet et s'avança pour les charger, elle essuya à l'impro- de la pique; avant lui, l’arme à feu ne ser vait viste une salve meurtrière de ces arquebusiers qu'aux tirailleurs; il commença à l'employer de l'estrier, et l'ébranlement qu'elle en reçut en ligne. Cette réforme cependant ne fut qu'é- donna le succès aux protestants. Henri IV poussa bauchée par le général hollandais; il était ré- même trop loin sa passion pour les armes à servé à Gustave-Adolphe de l’accomplir. Tandis feu ; il en multiplia le nombre et en exagéra qu'il exécutait une série d'opérations militaires 100 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. telles que le monde n'en avait pas vues depuis soldat se ser vait pour charger son arme. Gus- César, il créait une artillerie mobile, et donnait tave-Adolphe est le fondateur de la science mo- au feu de son infanterie une efficacité qu'on derne des batailles. Pour la stratégie, pour les n'avait pas obtenue avant lui. Aux lourdes ma- grandes combinaisons de la guerre, il fut le dis- chines de guerre que des bœufs amenaient sur ciple et l'émule des maîtres de l'antiquité; car si le champ de bataille, et qui y restaient immo- cette « partie divine biles, paralysées par le moindre mouvement inaccessible à tant d'esprits, si l'histoire peut 1 101 » de l'art militaire est des armées, il substitua des canons légers, attelés de chevaux, suivant dans leurs manœuvres les fantassins et les cavaliers. Il avait trouvé l'infanterie formée en épais bataillons; il la disposa en ligue longues, où le rang des mousquetaires était soutenu de plusieurs rangs de piquiers, et qui, tout en couvrant de plomb une vaste étendue de terrain, présentaient encore a l'ennemi un front hérissé de fer. Soigneux des détails, il remplaça pair la cartouche et la giberne l'outillage incommode dont le 1 « Achille était fils d'une déesse et d'un mortel : c'est l'image de génie de la guerre. La partie divine, c'est tout ce qui dérive des considérations morales, » à etc. (Mémoires de Napoléon, t. V.) « Les principes de la guerre sont ceux qui ont dirigé les grands capitaines dont l'histoire a transmis les hauts faits : Alexandre, Annibal, César, Gustave-Adolphe, Turenne, le prince Eugène, Frédéric le Grand... Voulez-vous savoir comment se donnent les batailles : lisez, méditez les relations des cent cinquante batailles de ces grands capitaines; lisez, relisez l'histoire de leurs quatre-vingt-huit campagnes; c'est le seul moyen de surprendre les secrets de l'art. » (I bid.. t. II.) 102 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 103 compter ceux qui ont su la comprendre et sur- affaire de politique ou de guerre, son avis fut tout l'appliquer, ses principes et ses règles n'en toujours lumineux et juste. Parmi les nombreux sont pas moins les mêmes dans tous les âges; mémoires de sa main déposés dans les archives au contraire, l'introduction des armes à feu de la guerre et dans celles de nos places fortes, il exigeait une tactique toute nouvelle : c'est le en est peu qui ne contiennent quelque trait de gé- héros suédois qui l'inventa. nie, et ses utopies mêmes sont marquées du sceau La vérité, est longtemps à se faire jour. L'exem- de son intelligence supérieure et de son cœur ex- ple si concluant donné par Gustave-Adolphe ne cellent. L'art de l'intgénieur fut porté par lui à un fut, pendant bien des années, qu'imparfaite- tel degré de perfection, qu'il a fait peu de pro- ment suivi. Nos illustres généraux du dix grès depuis, et c'est Vauban qui décida Louis XIV septième siècle modifièrent peu l'ancienne for- à remplacer la pique et le mousquet par une seule mation de l'infanterie; cependant c'est sous le arme, à la fois d'hast et de jet, le fusil à baïon- règne du grand roi que fut consommée la révo- nette. Le régiment des fusiliers du roi, depuis lution commencée par Maurice de Nassau et si Royal-Artillerie, fut le premier corps qui en fut heureusement continuée par l’armée suédoise. muni (1670), et en 1705 l'armée française re- Ce résultat est dû à Vauban. Aucune étude, au- nonça définitivement à la pique. Malgré quel- cune question n'était étrangère à cet esprit émi- ques échecs essuyés par l'infanterie ainsi armée, nent; chaque fois qu'il fut consulté malgré les regrets de Puységur et de quelques sur une 104 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 105 autres, le fusil fût bientôt adopté dans toute craint moins l'humidité, et rend l'inflammation l'Europe, et les succès du grand Frédéric don- de la charge plus rapide et plus sûre. Le fusil nèrent à cette transformation décisive la der- de munition est solide, peu compliqué, d'un nière sanction. Frédéric avait repris et perfec- entretien facile; surmonté de la baïonnette, il tionné les idées de Gustave-Adolphe; il posa, fournit une pique d'une longueur suffisante ; sa pour la formation et les manœuvres des troupes portée est étendue; à de petites distances, il ne à pied, des règles qui sont encore suivies au- manque pas d'une certaine justesse. C'est une jourd'hui, et, depuis, nul n'a contesté que la arme parfaitement convenable pour le soldat principale force de l'infanterie ne fût dans son qui combat en ligne, et « la meilleure machine de feu et dans ses jambes. guerre qui ait été inventée par les hommes 1.» Notre fusil actuel ne diffère de celui dont on Mais les plus belles créations de l'homme, se servait dans la guerre de Sept Ans que par si l'on peut parler ainsi d'un instrument de une fabrication plus soignée et des modifica- mort, ont toujours leurs imperfections, et plus tions de détail. La plus importante de toutes on se ser vait du fusil, plus on remarquait les a été le changement apporté au mode d'in- inconvénients qu'il pouvait présenter. On s'a- flammation de la charge de poudre : la pla- perçut bientôt que, répondant aux principaux tine à silex a été remplacée en 1840 par une platine à percussion qui est plus simple, 1 Napoléon. 106 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. besoins de la tactique moderne, le fusil était l ’inflammation de la poudre, il va frappant insuffisant dans certaines circonstances de la contre la parois du canon, et reçoit ainsi un petite guerre, et que, pour des troupes légères, double mouvement : l'un, doscillation, crois- il était désirable de trouver une arme dont le sant à mesure que la balle s'éloigne de son point tir présentât moins d'incertitude. On recher- de départ, peut l’entraîner assez loin du but cha les causes de cette incertitude, et on qu'elle devait atteindre; l'autre, de rotation, trouva que toutes ne dépendaient pas de l'igno- produit le même résultat, s'il n'a pas été im- rance ou de la maladresse des hommes, de primé irrégulièrement, et si son centre ne se l'état des munitions ou de l'arme et qu'il en trouve pas sur le prolongement de l'axe du était d'inhérentes à la construction même de canon. l'arme et du projectile. Voici quelles étaient les principales : 107 C'est donc à diminuer le mouvement d'oscillation qu'on appelle battements ou plus habi- Pour que le fusil puisse se charger rapide- tuellement vent de la balle, et à régulariser son ment avec une simple baguette, et surtout pour mouvement de rotation, que s'appliquèrent les continuer à s'en ser vir après avoir tiré plusieurs efforts du constructeurs d'armes. Deux décou- coups, il faut que le calibre de la balle soit plus vertes, probablement dues au hasard, servaient petit que le diamètre intérieur du canon. Il en de base à leurs expériences. Dans quelques-unes résulte que quand le projectile ut chassé par du premières armes à feu portatives, le canon 108 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 109 se séparait en deux parties: l'une, plus courte, cette disposition, dont le premier objet paraît formait une espèce de chambre où l'on plaçait avoir été de diminuer l'encrassement, eut pour la charge et le projectile; l'autre, plus longue, résultat de permettre l'emploi de balles d'un s'adaptait à la première quand celle-ci avait reçu calibre plus fort, qu'on enfonçait à coups de la charge, et servait à diriger la balle au début de maillet, à l'aide d'une baguette plus lourde, et sa course. On revint à ce procédé, que l'on réus- qui s'emboîtaient dans les rayures : c’est ce sit à perfectionner : il permet, on le conçoit fa- qu'on appelle les chargements à balles forcées; cilement, un chargement plus prompt et plus on obtint ainsi la suppression du vent. L'idée exact, ainsi que l'emploi de projectiles dont le vint plus tard, on ne sait comment, de donner diamètre se rapproche beaucoup de celui du une forme courbe à ces rayures et de les prati- canon; mais on n'a pas encore trouvé le moyen quer en hélices, au lieu de les creuser en lignes de construire une arme à culasse brisée qui pré- droites, comme on l'avait fait d'abord; on re- sente toutes les conditions de simplicité et de connut que ces rayures en hélices imprimaient solidité exigées avant tout des armes de guerre. à la balle forcée un mouvement de rotation nor- On tira meilleur parti d'une autre découverte. mal. Les deux principales causes de l'incerti- Dès les dernières années du quinzième siècle, tude du tir se trouvaient donc neutralisées, et on avait fabriqué des canons d'arquebuse dans l’on obtint des armes ainsi construites et char- l'intérieur desquels on avait creusé des rayures; gées une justesse très-supérieure à celle que 110 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 111 peuvent donner les armes à canon lisse, char- tesse était loin de compenser de semblables gées avec la balle libre. imperfections; le fusil conser vait l'avantage. On se demandera comment cette supériorité, Cependant, même dans ces conditions, les une fois constatée, ne fut pas suivie d'une trans- armes rayées, employées dans une proportion formation immédiate de l'armement. C'est que restreinte, pouvaient rendre certains ser vices les armes rayées présentaient pour la guerre de et avaient leur place dans l'armement d'un graves inconvénients : on ne pouvait ni s'en grand état militaire. En France, dès la seconde servir convenablement comme pique, ni faire moitié du dix-septième siècle, on en munit quel- feu sans danger dans les rangs à cause de la lon- ques corps de cavalerie légère qu'on appelait gueur réduite qu'il fallait donner au canon; carabins : de là le nom de carabines; c'est du le chargement était lent, compliqué, exigeait moins l'étymologie le plus généralement accep- un outillage de maillet, de poire à poudre, de tée. Mais les carabines avaient surtout été calepin, qui s'égarait ou se détruisait facile- promptement adoptées par les chasseurs; elles ment; enfin, pour conser ver la justesse, il fal- s'étaient répandues dans les pays de monta- lait que la balle reçût une vitesse initiale moins gnes : les Suisses, les Tyroliens, s'en ser vaient grande, il fallait une charge de poudre plus contre les chamois, et s'exerçaient au tir dans faible, et la portée était sensiblement réduite. des réunions qui sont encore aujourd'hui des Pour des troupes de ligne, la supériorité de jus- fêtes nationales. Le gouvernement autrichien 112 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 113 fut le premier à profiter de ce goût de certaines succès par les armées les plus régulières, mais populations pour les armes de précision : il or- qui permet aussi au soldat de compenser par ganisa des bataillons de chasseurs tyroliens ex- l'intelligence ce qui manque à son instruction. clusivement destinés au ser vice de troupes lé- Frappés de l'aptitude de nos hommes à ce genre gères, et ces partisans firent assez de mal aux de combat, les comités, de la Convention qui Prussiens pour que le grand Frédéric se vît forcé présidait à la reorganisation de l'armée dé- d'avoir, lui aussi, son bataillon de chasseurs crétèrent la formation des demi-brigades d'in- armés de carabines. Des corps de même espèce fanterie légère; les hommes d'élite devaient être furent créés en France dans le courant du dix- munis d'armes de précision et reçurent le nom huitième siècle sous des noms divers, mais avec de carabiniers. La carabine de 1793 est le pre- des durées éphémères; quelques-uns cepen- mier modèle de cette espèce qui ait été régulière- dant, la légion de Grassin entre autres, acqui- ment employé en France. rent une belle réputation. La Révolution sur- Mais les inconvénients jusqu'alors inhérents vint. Nos phalanges républicaines brillaient à cette nature d'armes, le défaut de règle pour surtout par leur valeur et leur enthousiasme; leur tir, d'instruction spéciale chez les hommes leur tactique n'était, pas toujours assez métho- auxquels on les confiait, les firent bientôt dique ; les attaques se faisaient le plus souvent tomber en discrédit. Aussi disparurent-elles en tirailleurs, ordre qui peut être employé avec complètement de nos rangs, et lorsque Napo- 114 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 115 léon fit remettre en état l'armement fort délabré nadiers; c'est une de ses plus belles créations de nos troupes, la carabine ne fut pas comprise militaires. parmi les armes en ser vice. Les régiments d’in- Le principe posé par Napoléon était juste; fanterie, légère furent maintenus; leurs compa- mais quelque respect qu'en de semblables ma- gnies d'élite conser vèrent le nom de carabi- tières on doive professer pour les opinions niers; il y eut même dans la garde impériale des d'un tel homme, il est permis de dire qu'il en régiments de chasseurs, de tirailleurs, de flan- exagéra l'application. Sans doute il était digne queurs; mais aucun de ces corps n'était distin- de son génie d'établir que tout régiment d'in- gué ni par un armement spécial ni par une fanterie doit savoir s'éclairer, se garder, com- instruction particulière. L'empereur voulait battre en tirailleurs; mais il était vrai aussi, que l'armement et l'instruction de l'infanterie même avec les armes existant alors, que, dans fussent uniformes, et que tous les régiments certaines circonstances de la guerre, pour atta- fussent également aptes au ser vice de troupes quer ou défendre une ferme, un bois, un vil- de ligne et à celui de troupes légères. Afin de lage, un ouvrage de fortification, pour inquiéter faciliter l’exécution de sa volonté, il se borna à une troupe en marche, décimer un état-major, faire réunir en compagnies de voltigeurs les et dans bien d'autres cas, la présence d'un cer- hommes les plus lestes et les plus intelligents tain nombre de partisans munis de carabines que leur petite taille empêchait, de devenir gre- de précision pouvait être d'un grand secours. 116 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 117 Aussi les gouvernements étrangers, satisfaits et d'un général non moins instruit qu'habile. des ser vices que leurs corps spéciaux de troupes Sauf quelques erreurs qui étaient moins son fait légères avaient rendus pendant la guerre, les que le résultat des circonstances, son adminis- conservèrent après la paix, les perfectionnèrent tration fut des plus fécondes; nous lui devons les et en accrurent le nombre. On en trouvait, sous bases de nos plus belles institutions militaires, des noms divers, en Angleterre, en Autriche, constamment perfectionnées et développées de- en Prusse, en Russie, et même chez des puis- puis lors, les lois d'avancement et de recrute- sances secondaires, le Piémont, la Suisse, la ment, la création du corps d'état-major. A Suède. En France, après les désastres de 1815, côté de l'infanterie de ligne organisée en lé- la réorganisation de l’armée avait été confiée à gions, il avait prescrit la formation de batail- un homme éminent, le maréchal Gouvion Saint- lons de chasseurs qui devaient avoir un équipe- Cyr; longtemps investi des commandements ment particulier; mais cette mesure ne fut ni les plus importants, ayant beaucoup combattu, complètement ni heureusement exécutée : ces beaucoup médité sur la guerre, qu'il savait ex- bataillons partagèrent le sort des légions dépar- pliquer aussi bien qu'il avait su la faire, il appor- tementales, et disparurent avec elles pour faire tait à l'exécution de cette tâche difficile le dévoue- place à nos régiments actuels. Ceux d'infante- ment d'un patriote, les lumières d'un esprit juste, rie légère, dont plusieurs illustrèrent leur an- éclairé, libéral, l'expérience d'un vieux soldat cien numéro, ont conser vé leur nom jusqu'à 118 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 119 une époque toute récente; ils n'étaient distin- chambre d'un diamètre plus petit; la charge gués de l'infanterie de ligne que par une légère de poudre versée à la bouche allait remplir cette différence d'uniforme et par quelques autres chambre; la balle, semblable à celle qui eût détails, ainsi que par les dénominations de ca- été employée dans un canon lisse, s'introdui- rabiniers et de chasseurs, substituées à celles sait aussi facilement et venait s'appuyer sur le de grenadiers et de fusiliers. ressaut formé par la chambre, où, sans l'aide Ainsi les armes rayées continuaient d'être d'un maillet, il suffisait d'une baguette à tête proscrites de nos rangs, et, bien que ce fût peut- un peu lourde pour la forcer en trois coups et être avec d'assez justes raisons, beaucoup de lui faire prendre l'empreinte des rayures. Le militaires persistaient à regretter que nous ne chargement de la carabine devenait aussi prompt pussions rien opposer à certains corps spéciaux et des armées étrangères, lorsque la découverte fusil; l'outillage compliqué disparaissait en d'un ancien officier de la garde royale, M. Del- grande partie. Le premier pas était fait dans la vigne, vint faire disparaître un des principaux voie qui devait conduire à trouver la véritable inconvénients jusqu'alors inhérents aux ca- arme rayée de guerre, et l'honneur en revient rabines. M. Delvigne, s'étant bien rendu incontestablement à M. Delvigne. Néanmoins compte des propriétés du plomb, imagina de son procédé présentait au début d'assez grandes disposer au fond d'un canon carabiné une imperfections, dont la plus grave était, d’enle- presque aussi simple que celui du 120 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 121 ver à la balle sa forme sphérique par le mode pagnies de « francs-tireurs, armés de carabines de forcement, ce qui altérait la portée et la jus- et revêtus d'un uniforme approprié à leur des- tesse. Une polémique assez vive s'engagea à ce tination; » ces compagnies devaient être réu- sujet. Au milieu de ces discussions, le maré- nies plus tard en bataillons et recevoir une chal Soult était arrivé au ministère de la guerre instruction spéciale. Cette ordonnance ne fut peu après la Révolution de juillet. Moins instruit pas alors mise a exécution; mais l'impulsion peut-être que Gouvion Saint-Cyr, mais ayant, était donnée : l'artillerie, chargée de la confec- comme lui, beaucoup réfléchi sur la guerre, tion des armes, fit des expériences sur le système qu'il avait faite avec autant de supériorité que Delvigne, et le colonel Poncharra, inspecteur de succès, doué, d'ailleurs de remarquables fa`- des manufactures d'armes, parvint à établir une cultés d'organisateur, le maréchal Soult avait carabine qui fut jugée satisfaisante; un sabot en soumis à la sanction royale une série de règle- bois ajouté à la cartouche s'interposait entre le ments, encore en vigueur aujourd'hui, sur les ressaut de la chambre et la balle, qui était forcée manœuvres et sur les principaux détails du ser- sans avoir perdu sa forme sphérique. Ainsi se vice. Il voulut aussi combler la lacune qui lui trouvait détruite une des principales objections paraissait exister dans la composition de notre contre le nouveau système. infanterie. Une ordonnance rendue sur sa pro- Ce résultat atteint, le due d'Orléans fit dé- position (1833) prescrivit la formation de com- cider la formation d’une compagnie de tirail- 122 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 123 leurs qui reçut un équipement particulier, une leurs de Vincennes, portaient un uniforme assez instruction spéciale, et fut pourvue de la cara- semblable à celui de nos chasseurs actuels, mais bine Delvigne-Poncharra. Cette compagnie te- qui différait sensiblement alors de celui de l'in- nait garnison à Vincennes; commandée par un fanterie. Les vêtements étriqués, la coiffure, officier énergique et intelligent, le capitaine De- lourde avaient été remplacés par une tunique, lamarre 1, elle était placée sous la direction d'un un pantalon ample, un shako léger. La double aide de camp du roi, le général d'Houdetot, buffleterie blanche, qui présentait un assez bel qui avait l'expérience de la guerre et qui avait, aspect, mais qui écrasait la poitrine et ser vait fait de la question une étude particulière. de point de mire à l'ennemi, avait disparu; le Bientôt il partit utile de donner à cette épreuve sabre et la giberne cessaient de battre dans les de plus grandes proportions, un caractère plus jambes et d'entraver les mouvements du soldat; régulier. Une décision royale du 14 novem- les munitions étaient portées d'une manière bre 1838 créa, à titre d'essai, un bataillon de plus rationnelle, plus commode pour la charge, tirailleurs. et qui assurait mieux leur conser vation. L’ar- Les tirailleurs, qui reçurent le surnom popu- mement se composait d'une carabine et d'une laire, encore employé aujourd'hui, de tirail- baïonnette longue, solide, tranchante, appelée baïonnette-sabre; garnie d'une poignée, cette 1 Aujourd'hui officier général. dernière arme pouvait tailler avec une certaine 124 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 125 efficacité; mise au bout du canon, elle fournis- donnait un résultat important et entièrement sait une pique redoutable. C'était encore une nouveau. Le bataillon pouvait entretenir un objection qui disparaissait; mais comme la ca- feu efficace et bien nourri aux distances ordi- rabine Delvigne-Poncharra (que, nous désigne- naires, et cependant les hommes munis de gros- rons désormais par son nom réglementaire de ses carabines, les carabiniers, comme on les carabine de tirailleur) n'avait pas atteint la nommait, mêlés aux autres tirailleurs, pou- portée, du fusil d'infanterie, on munit les vaient atteindre l'ennemi là où il se croyait à hommes les plus adroits et les plus robustes l'abri de leurs balles. Réunis par groupes, les d'une arme plus lourde, chargée selon les carabiniers pouvaient produire de puissants mêmes principes, et qui, grâce à un calibre plus effets de feu, et constituaient, suivant une ex- fort, lançait des balles avec justesse à de très- pression souvent employée, une véritable artil- grandes distances; on l'appelait fusil de rem- lerie de main. part allégé, ou plus habituellement grosse cara- Le bataillon de tirailleurs se formait sur deux bine; elle figurait pour 1/8° dans l'armement rangs, ordre rendu nécessaire par la courte di- du bataillon. L'introduction dans une même mension des carabines, adopté d'ailleurs par troupe de ce double modèle d'armes avait d'as- quelques armées étrangères, et que plusieurs sez graves inconvénients, sur lesquels nous re- tacticiens préféraient à notre formation régle- viendrons plus tard; toutefois cette disposition mentaire sur trois rangs. Il manœuvrait en li- 126 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 127 gne, comme tous les autres bataillons d'infan- ordre. Au contraire, les tirailleurs surent mar- terie; mais à l'instruction habituelle du fan- cher en rangs, en armes, sans bruit, sans tassin on ajouta la gymnastique et les évolutions confusion, à un pas de course cadencé qu'on ap - au pas de course, l'escrime de la baïonnette, pela pas g ymnastique, et qu'ils employaient une instruction spéciale de tir et une nouvelle aussi dans les manœuvres. Cette innovation école de tirailleurs. était heureuse; elle permet à une troupe d'in- La gymnastique était depuis longtemps en- fanterie de se porter plus rapidement sur un couragée dans l'armée. Lorsqu'on n'en abuse point important et d'exécuter plusieurs évolu- pas, elle développe beaucoup les forces des hom- tions avec la promptitude que la cavalerie ob- mes jeunes; mêlée à l'instruction des recrues, tient de la combinaison de deux allures. Dans elle permet, en augmentant leur adresse, de les s'appesantir moins longtemps sur certains dé- tique s’applique tails fastidieux. La course faisait naturellement ments particuliers du bataillon, qui repré- partie de ces exercices, mais elle n'était pas sente l'unité en tactique; niais il doit être admise dans nos manœuvres. Cependant il fal- employé avec mesure, et il serait regret- lait quelquefois faire courir les soldats; n'en table de l’étendre aux mouvements de toute ayant aucune habitude, gênés par leur équipe- une ligne . ment, ils se mettaient dans le plus grand dés- grandes manœuvres, avec le succès pas aux g ymnasmouve- L'escrime de la baïonette plaît aux hommes 128 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. elle augmente leur confiance dans leurs armes qui pouvaient surgir dans ce genre de combat, et leur habileté à s'en ser vir. et il y fut pourvu par une série d'ingénieuses L'instruction du tir, toujours nulle et insi- 129 dispositions. gnifiante jusqu'alors, fut créée ou au moins Dix mois après la décision du 14 novem- ébauchée; elle fut à la fois théorique et prati- bre 1838, les résultats obtenus parurent assez que. Des règles furent données aux soldats pour satisfaisants, et le bataillon de tirailleurs fut ajuster, apprécier les distances, se ser vir des jugé assez instruit pour que sa formation pro- hausses, et ils faisaient sur le terrain, devant visoire fût rendue définitive. Une ordonnance la cible, une application fréquente de ces rè- du 28 août 1839 le constitua en corps isolé, et gles. On leur apprit à tirer couchés, à genoux, il fut envoyé au camp de Fontainebleau. Là, à profiter des moindres accidents du terrains. l'agilité des hommes, leur équipement leste et L'école des tirailleurs se réduit (dans notre or- commode, leurs manœuvres exécutées tout à la donnance) à un petit nombre de mouvements fois avec ordre et rapidité frappèrent tous ceux simples et bien entendus, mais qui ne répondent qui les virent. A la fin du camp, le roi vint passer pas à toutes les nécessités de ce ser vice. Dans le la revue d'honneur. Quand les tirailleurs défilè- nouveau bataillon, cette sorte de manœuvres rent devant lui, il demanda au maréchal Soult, fut naturellement l'objet d'études spéciales; on alors président du conseil, ce qu'il pensait de se rendit compte des principales éventualités cette nouvelle troupe. « Sire, répondit le maré- 130 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 131 chal avec une certaine vivacité gasconne, mais création des tirailleurs avait rencontré quelques aussi avec cet instinct militaire que Napoléon résistances; elle était encore l'objet de beaucoup aimait à reconnaître en lui 1, ce n'est pas un ba- de critiques; ses adversaires les plus modérés se billon, c'est trente comme celui-là que je vou- bornaient à la trouver superflue. On disait qu'au drais voir à Votre Majesté. » milieu de l'émotion et de la fumée du combat il Tout le monde cependant ne pensait pas était impossible d'ajuster; il suffisait que l'arme comme le maréchal Soult : dans les rangs élevés fût chargée vite et que la balle allât loin. D'au- de l'armée, au sein des comités d'armes, la tres craignaient qu'on ne dénaturât le rôle de l'infanterie, qu'on ne diminuât sa solidité, sa 1 « C'est la seule tête militaire qu'il y ait en Espagne, » répondait l’empereur aux plaintes que le colonel Desprez était allé lui porter à Moscou. (Mémoires du roi Joseph.) Sans vouloir diminuer en rien ce que ce jugement a d'honorable pour le duc de Dalmatie, il est permis de penser que cette espèce de sentence rendue contre les détracteurs du maréchal Soult fut accompagnée, par Napoléon, de quelques restrictions mentales. En tout cas, le lecteur doit faire la part de l'irritation bien naturelle de celui qui la prononçait. Une pareille exclusion ne saurait s'appliquer à plus d'une bonne tête militaire que la France comptait alors dans l'armée d'Espagne ! cohésion; que, dans l’armement, on ne sacrifiât la portée à la justesse; la double munition, la cartouche compliquée, le tir sans baïonnette étaient sévèrement blâmés. Faut-il se plaindre de cette opposition ? Nous ne le pensons pas. Les modifications apportées aux institutions militaires, à l'organisation du personnel et du matériel des armées, peuvent avoir des conséquences trop graves, peuvent trop influer sur 132 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 133 la destinée des États, pour qu'il ne soit pas in- qui pouvaient alors si librement se faire jour ? dispensable de les peser mûrement. Sans doute Pour le moment, la meilleure réponse qu'on ces résistances irritent quelquefois, on se plaint pût leur faire était de soumettre le nouveau volontiers de la routine; mais le plus souvent la corps à l'expérience de la guerre. La guerre, en vérité sort triomphante de la discussion. Et alors effet, venait de se rallumer en Afrique; le ba- même qu’une idée juste n'aurait pu trouver sa taillon de tirailleurs y fut envoyé. L'épreuve route à travers ce dédale d'examens, comment réussit. Les hommes formés par leur éducation ne pas s’en consoler en songeant à la quantité gymnastique furent promptement rompus aux d'innovations funestes qui pouvaient être arrê- marches et aux fatigues; la perfection de leur tées par cette sage barrière ? La question qui instruction militaire individuelle fut remarquée nous occupe ne fut-elle pas éclairée par cette et produisit d'heureux résultats; le succès des rigoureuse analyse ? Si cette création avait pu grosses carabines fut surtout complet; on ad- se faire plus promptement et plus facilement, mira la rare adresse d'un grand nombre de ti- eût-elle été aussi efficace et contenue dans reurs, entre autres de l'adjudant P istouley. d'aussi justes limites ? Se fût-on appliqué avec Embrigadé avec les zouaves, placé sons les or- autant d'ardeur à la perfectionner, ainsi que dres du général qui avait préside aux premiers nous le verrons dans la suite de ce récit, essais (le comte d'Houdetot), animé d'un très- sans les critiques dont elle fut l'objet, et vif esprit de corps, conduit par des officiers 134 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 135 ardents et intrépides, le bataillon eut bientôt la guerre paraissant imminente, le gouverne- une excellente réputation, et paya largement sa ment n'hésita pas à engager sa responsabilité dette de sang. Son digne chef, le comman- pour mettre immédiatement l'état militaire de dant Grobon 1 tomba blessé à l'assaut du Col la France sur un pied formidable. Les cham- (mai 1840); un capitaine, M. Vichery, fut tué bre constitutionnelles, si justement préoccupées au bois des Oliviers. P lusieurs autres officiers, de ménager la fortune publique, souvent même parmi lesquels nous citerons le brave capitaine parcimonieuses dans les temps ordinaires, ne Uhrich 2, furent atteints par le feu de l'ennemi. refusaient jamais leur concours quand il s'agis- Tandis que les tirailleurs faisaient noblement sait d'un grand intérêt national. Dans cette oc- leurs premières armes en Afrique, un terrible casion, toutes les mesures prises d'urgence par orage semblait près d'éclater sur l'Europe. Tout le roi et ses ministres furent sanctionnées par le monde connaît la crise de 1840; on sait que, le pouvoir législatif; tous les crédits nécessaires furent votés. Des milliers d'ouvriers et de soldats élevèrent les fortifications de Paris, qui 1 Ancien officier d'ordonnance du roi Louis-P hilippe, aujourd'hui général de division. 2 Frère du général Uhrich, qui commande aujourd'hui une brigade en Crimée, M. Ernest Uhrich, bien jeune encore, a pris sa retraite comme colonel après la Révolution de février. changent entièrement, si l'on peut ainsi parler, la situation stratégique de la France vis-à-vis de l'Europe; les hommes , les chevaux, affluèrent dans tous les corps; notre matériel fut 136 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 137 complété, remis en état; nos cadres furent aug- passionnément la France, il avait fait un exa- mentés de douze nouveaux régiments d'infan- men approfondi de toutes les questions qui pou- terie, et de quatre de cavalerie légère; enfin vaient intéresser sa puissance et sa gloire. Aux le duc d'Orléans fut chargé d'organiser dix ba- plus heureuses facultés naturelles, à un fonds taillons de chasseurs à pied. de bonnes et fortes études, il avait sans cesse En acceptant cette mission, le prince royal ajouté par l'obser vation et le travail; il avait ne s'était pas dissimulé les difficultés de l’œuvre beaucoup lu, beaucoup médité sur la guerre; il qu'il allait entreprendre. Il sentait qu'un n'avait négligé aucune occasion de la voir et de homme de son âge serait naturellement accusé la faire bravement lui-même. L'organisation d'engouement pour les nouveautés, et que, re- des armées étrangères lui était aussi familière mise à ses soins, la création de nouveaux corps que celle de notre armée même, aux rangs de paraîtrait cacher quelque arrière-pensée plus laquelle il était mêlé depuis son adolescence; politique que militaire; il n'ignorait pas que pas un mémoire intéressant ne paraissait en des critiques, sincères chez beaucoup, seraient France ou hors de France qu'il ne passât sous envenimées chez d'autres par lesprit de parti; ses yeux. Il était au courant de tous les progrès, mais il était convaincu de la sérieuse utilité de de toutes les découvertes, et il savait en mesu- la mesure, pénétré de l'importance du ser vice rer l'importance; son bon sens se défiait sou- qu'il allait rendre à l'armée et, au pays. Aimant vent de son imagination très-vive; éclairé par 138 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 139 son instruction militaire, qui était fort étendue, justes limites, pouvait rendre des ser vices es- quoiqu'il n'en fit pas parade, il dégageait le sentiels, il avait obtenu du gouvernement que vrai du faux. Usant de la légitime influence qui le nombre des bataillons fût porté à dix, et, pour appartient dans une monarchie à l'héritier du ustifier ses assertions par des faits, il se mit trône, mais n'en usant jamais que dans l'inté- résolûment à l'œuvre. rêt publie et n'ayant jamais essayé de l'exercer On renonça au nom de tirailleurs, qui repré- au delà des limites constitutionnelles, il propa- sentait une idée fausse, s'appliquant à un ordre geait les idées qui lui paraissaient justes avec de combat commun à toute l'infanterie. Celui toute lardeur de sa nature, avec le tour d'es- de chasseurs à pied convenait mieux à un corps prit le plus vif et la parole la plus animée; car hors ligne, et indiquait l'objet de l'institution. rarement on vit tant de qualités séduisantes On s'était demandé si, à l'organisation par ba- unies à un mérite aussi solide. C'est lui qui taillons, on ne devrait pas préférer l'organisa- avait fait décider la formation du bataillon de tion par régiments, consacrée par l'usage, mo- tirailleurs; il l'avait suivi avec attention pen- dèle de la famille militaire. Au premier système dant les expériences de Vincennes; il l'avait vu on reprochait d'exiger la création d'un état- à l'œuvre en Afrique. Convaincu que le résultat major particulier pour chaque bataillon, au de l'épreuve était favorable, que cette création lieu d'un pour trois, ce qui était plus coûteux, développée, perfectionnée, contenue dans de sans présenter les mêmes ressources pour l'ad- 140 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 141 administration et le commandement; on signalait nécessaires à une nombreuse réunion de trou- surtout l'insuffisance d'un seul officier supé- pes. Bientôt On y vit affluer des détachements rieur, qui pouvait être blessé, malade, absent. A fournis par tous les corps d'infanterie, compo- cela on pouvait répondre que les régiments sés d'hommes lestes et déjà formés, conduits par de chasseurs n'eussent jamais été réunis, les des officiers qui devaient prendre part à la nou- bataillons étant destinés à être attachés isolé- velle organisation. La constitution des cadres ment aux divisions de quatre à six régiments avait été une affaire délicate; beaucoup d'offi- d'infanterie; et le morcellement perpétuel d'un ciers jeunes, distingués, pleins d'ardeur, avaient corps était un inconvénient bien autrement naturellement désiré d'entrer dans des corps sérieux que ceux qui avaient été indiqués. On qui semblaient appelés à un ser vice particulière- maintint donc la décision prise. ment actif, et qui devaient être organisés par Le bataillon formé deux ans plus tôt à Vin- le prince royal. Pour que la création attînt son cennes devint premier bataillon de chasseurs. but, il fallait en effet que les officiers réunissent Comme il devait ser vir de type à l'organisation certaines conditions d'aptitude; mais on voulait des neuf autres, il fut rappelé d'Afrique et di- aussi éviter de froisser les justes susceptibilités rigé sur Saint-Omer. Auprès de cette ville exis- de l'armée, on voulait que tous les éléments dont taient un baraquement permanent, un vaste se composent nos cadres fussent représentés champ de manœuvres et tous les établissements dans les cadres nouveaux. Le duc d'Orléans 142 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 143 avait bien envisagé les deux faces de la ques- qu'il avait reçu quelques mois plus tôt sur le tion, et il sut pourvoir à cette double nécessité champ de bataille; MM. Faivre, Camou, de avec un tact parfait. Le corps d'officiers présenta Bousingen, Mellinet, étaient notés comme des un ensemble de toutes manières remarquable; officiers accomplis; M. Forey et Répond mais la variété des origines et des ser vices de avaient récemment gagné leurs grosses épau- ceux qui en faisaient partie était de nature à lettes en Algérie, ainsi que MM. Clère et Uhrich, désarmer toutes les rivalités, toutes les jalou- qui avaient appartenu au bataillon de tirail- sies. D'ailleurs aucun privilège n'avait été ac- leurs. Enfin, comme le corps d'état-major se re- cordé aux chasseurs; les tarifs de solde, les pres- crute tous les ans parmi les meilleurs élèves de tations de tout genre étaient pour eux ce qu'ils l'École militaire, et que les chances d'avancement sont pour le reste de l'infanterie. Le même es- y sont moins favorables, on avait profité de la prit avait présidé au choix des dix chefs de ba- faculté que donnent les nouvelles organisations taillon, les uns sortis des rangs, les autres de pour ouvrir les rangs de l'infanterie à un capi- l'École militaire. Ceux-ci étaient signalés par taine d'état-major, M. de Mac-Mahon, signalé de bons et anciens ser vices, ceux-là s'étaient par plusieurs actions d'éclat. Il fut mis à la tète récemment distingués en Afrique. M. de Lad- du dixième bataillon 1. mirault, ancien capitaine de zouaves, conservait le commandement du premier bataillon, 1 A l'exception de MM. Uhrich et Clère, dont l'un a 144 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 145 Dès que les détachements et les cadres furent française. Le due d'Orléans, voulant que sa arrivés à Saint-Omer, les bataillons furent con- création fût complète et autant que possible à stitués, et leur instruction spéciale commença. l'abri de la critique, s'était fait adjoindre un Sauf quelques changements que l'expérience officier général, M. Rostolan, qui avait été avait indiqués, elle était semblable à celle qu'a- longtemps colonel d'infanterie, et qui unissait vait reçue le bataillon de tirailleurs. Les exer- à de bons ser vices de guerre, anciens et récents, cices et les manœuvres étaient définis par des rè- une remarquable capacité administrative; il glements rédigés sous les yeux du prince royal, avait, si lon peut ainsi parler, le génie des dé- et auxquels on avait laissé le caractère provi- tails. Deux lieutenants-colonels assistaient le soire, afin de pouvoir les modifier; ils subsis- général Rostolan, et, comme lui, résidaient tent à peu près intacts encore aujourd'hui. L'ha- à Saint-Omer. Un autre lieutenant-colonel billement, l'équipement se confectionnaient; avait été chargé de former des instructeurs spé- ils ont été adoptés depuis par toute l'infanterie ciaux de tir; à cet effet, on avait réuni à Vincennes un détachement composé de dix officiers pris sa retraite en 1848, et dont l'autre a été tué glorieusement à la tête de son bataillon, tous ces chefs de corps sont par venus au grade d'officier général. P lusieurs exercent des commandements importants en Crimée ou en Afrique. et d'un certain nombre de sous-officiers auxquels on avait reconnu une aptitude particulière. Les uns et les autres suivaient un cours sur les armes à feu portatives professé par un 146 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 147 capitaine d'artillerie, plus scientifique pour les nes de munition assez semblables à la carabine premiers, plus simple pour les seconds; l'en- de tirailleur, améliorées cependant, surtout seignement pratique était dirigé par les officiers quant à la portée, et de fusils de rempart allé- attachés au dépôt de l'ancien bataillon de tirail- gés, toujours dans la proportions de 1/8; les leurs. Grâce au bon vouloir de tous, grâce aux carabiniers, munis de cette dernière arme, for- ressources que présentaient l'arsenal et le po- maient la compagnie d'élite de chaque ba- lygone, cette instruction fut bientôt complète, et taillon. devint l'objet d'un manuel sommaire. Initié ainsi Le duc d'Orléans sur veillait tout, voyait tout aux principes qui président à la fabrication des par lui-même. Il passa une partie de l'hiver à petites armes, à la confection des munitions, Saint-Omer. Quand d'autres devoirs le rete- aux règles et à la pratique du tir, ce détache- naient à Paris, il suivait avec le même soin les ment fut ensuite dirigé sur Saint-Omer, pour progrès de sa création, continuait de tout diri- fournir aux nouveaux bataillons les officiers et ger, conférait avec des chefs de ser vice, et levait sous-officiers instructeurs de tir qui devaient bien des obstacles, moins par l'autorité de son faire partie des cadres définitifs. Ils rejoignirent rang que par l'étendue de ses connaissances, la leurs corps au moment où leur présence y de- rectitude de son jugement, l'éclat de son esprit, venait nécessaire, où l'armement venait d'être la grâce de sa parole. Il fut si admirablement se- délivré. Cet armements e composait de carabi- condé, qu'au bout de quelques mois l'œuvre fut 148 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 149 complète; les bataillons étaient équipés, armés, Hélas ! cette création était un legs fait à la bien instruits. Par une belle matinée née de France ! Un an plus tard, au moment même où printemps (mai 1841), une colonne profonde en- le duc d'Orléans allait faire exécuter sur une trait dans Paris avec une célérité inconnue; — grande échelle un simulacre d'opérations mili- pas de faux éclat, pas de clinquant; tout était taires destiné surtout à déterminer le rôle et leste et martial; des clairons pour toute musi- l'emploi des nouveaux bataillons, il plut à Dieu, que; un costume sombre, mais dont la simpli- dans ses impénétrables desseins, de nous ravir cité harmonieuse ne manquait pas d'élégance. le prince sur lequel reposaient de si légitimes Les bataillons de chasseurs traversaient les rues espérances. C'est alors seulement que, par un au pas g ymnastique et venaient recevoir un pieux souvenir, les chasseurs reçurent le nom drapeau des mains du roi. Le lendemain, afin d'Orléans, que la modestie de leur fondateur de bien marquer le but sérieux de l'entreprise, n'eût jamais permis de leur donner de son vi- son caractère tout militaire, quatre de ces ba- vant. Ils le portèrent glorieusement. Leur no- taillons partaient pour l'Afrique; les six autres viciat en Algérie avait été court et facile; leurs allaient tenir garnison dans nos grandes places cadres étaient remplis d'officiers qui avaient de guerre, auprès des écoles d'artillerie, dont l'habitude de la guerre; les soldats étaient bien le matériel devait leur permettre d'entretenir préparés à la rude vie des camps. Dès les pre- et de perfectionner leur instruction. miers mois de 1842, les officiers généraux con- 150 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 151 stataient, dans des rapports officiels, la terreur soulever une grande partie des tribus des pro- que la précision de leur tir inspirait aux Arabes, vinces d'Alger et d'Oran : il se faisait passer et la tombe du duc d'Orléans était à peine fer- pour le maître de l'heure, sorte de Messie de- mée, que la belle conduite du sixième bataillon puis longtemps attendu; mais on l'appelait plus dans les sanglants combats de l'Oued-Foddah communément Bou-Maza, le père à la chèvre, à plaçait les chasseurs au rang des meilleurs trou- cause d'une chèvre dont il se faisait accompa- pes d'Afrique. Nous ne les suivrons pas dans gner, et qui était censée lui ser vir d'intermé- tant d'actions auxquelles ils prirent une part diaire avec les puissances surnaturelles. Cet brillante; nous nous bornerons à rappeler deux homme montra beaucoup d'habileté et d'au- faits d'armes qui les ont particulièrement il- dace; son activité était si extraordinaire, il avait lustrés. été vu presque à la fois sur tant de points diffé- Dans le courant de l'année 1845, un impos- rents, qu'on doutait de son existence, et qu'on teur, exploitant la crédulité des Arabes, se ser- le prit longtemps pour un être fantastique. On vant avec art de l'organisation d'une confrérie croyait avoir réprimé l'insurrection; un chériff religieuse 1 à laquelle il appartenait, parvint à qui se donnait le même nom venait d'être pris 1 Un de nos officiers les plus versés dans la connaissance de la langue et des mœurs des Arabes, M. Deneveu, a publié, il y a quelques années, une remarquable Étude sur les confréries religieuses de l'Algérie, intitulée les Khouan (les frères). 152 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 153 et fusillé, lorsque le véritable Bou-Maza reparut pied, inébranlables, quoique sans cartouches, tout à coup chez les Flittas, une des tribus les protégeaient le corps du commandant Clère avec plus belliqueuses de l'Algérie, habitant un pays leurs terribles baïonnettes-sabres, rouges de très-difficile. Le général Bourjolly marcha aussi- sang jusqu'à la douille ! tôt contre le prétendu prophète; mais il avait Presque le même jour, le huitième bataillon des forces insuffisantes, et il dut soutenir un succombait, mais avec gloire, dans une épou- combat acharné, dont le principal effort porta vantable catastrophe. Nous occupions depuis sur le 4 e régiment de chasseurs d'Afrique et le un an, près des frontières du Maroc, une petite neuvième bataillon d'Orléans. Ces deux troupes crique appelée Djemaa-Ghazouat, mouillage firent des prodiges de valeur; toutes deux per- fort médiocre, mais le meilleur de cette plage dirent leur chef. Il fallait entendre les uns et les inhospitalière et le seul point d'où l'on pût as- autres parler réciproquement de leurs compa- surer le ravitaillement des colonnes qui opé- gnons de gloire et de périls : les uns racontant raient dans cette partie sans cesse agitée de nos par quels exploits des chasseurs à cheval avaient possessions. Bien qu'on y eût déjà créé quel- sauvé les restes du lieutenant-colonel Berthier 1; ques établissements, les défenses en étaient à les autres redisant comment les chasseurs à peine ébauchées; aussi le commandement en avait-il été confié à un officier d'une vigueur et 1 Ancien officier d’ordonnance du roi Louis-Philippe. d'une résolution bien connues, le lieutenant- 154 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 155 colonel de Montagnac. Comme tout semblait cent cinquante hommes du 8 e d'Orléans. En tranquille sur la frontière, on avait, pour faci- vain reçoit-il à son premier bivac les ordres liter les subsistances et les fourrages, réuni à de son général : avant de les exécuter, il veut Djemaa plus d'infanterie et surtout de cavalerie avoir repoussé l'ennemi. Entraîné par sa bouil- qu'il n'en fallait pour la défense de ce petit lante ardeur égaré par de faux renseignements, poste. Tout à coup on apprend qu'Abd-el-Ka- il morcelle encore sa troupe, laisse dans son der a rassemblé des forces nouvelles et qu'il en- camp le commandant Froment-Coste du hui- vahit notre territoire. Le général Cavaignac, tième bataillon, et s'avance avec sa cavalerie, qui commandait à Tlemcen, s'empresse de con- soutenue par deux compagnies de chasseurs. centrer ses troupes : il envoie en conséquence Bientôt un 'combat inégal s'engage; Abd-el- des ordres à Djemaa; mais Montagnac était déjà Kader est là avec tout son monde; à la première en campagne. Informé que l'émir allait atta- décharge, Montagnac tombe blessé mortelle- quer la tribu des Souhalia, qui nous avait donné ment; en peu d'instants, tous les chevaux, pres- de nombreuses preuves de fidélité, il avait cru que tous les hommes sont atteints; le comman- que l'honneur ne lui permettait pas de laisser dant de Cognord du 2 e hussards rallie ceux qui nos alliés sans secours, et, malgré la défense restent; cette poignée de braves se serre sur un formelle qui lui en avait été faite, il sortit avec mamelon, et ne cesse de s'y défendre jusqu'à soixante-deux cavaliers du 2 e hussards et trois ce que les munitions soient épuisées. Alors les 156 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 157 Arabes se rapprochant de ce groupe devenu Restait la compagnie de carabiniers du 8 e, immobile et silencieux, « le firent tomber sous commandée par le capitaine de Géreaux. Les leur feu comme un vieux mur 1. » L'ennemi ne Arabes vont fondre sur elle de toutes parts. C'est ramassa que des cadavres et des blessés qui ne en effet la présence de l'ennemi qui apprend à donnaient plus signe de vie 2. Avant d'expirer, Géreaux le danger qui le menace et le désastre Montagnac avait fait appeler le commandant de ses compagnons; M'ais son courage ne se Froment-Coste; ce dernier accourt avec une trouble pas : il rassemble sa petite troupe, se compagnie; ce nouveau détachement est entou- saisit du marabout de Sidi-Brahim, qui est à sa ré, et, après une héroïque résistance, détruit portée, et s'y barricade. Il y est aussitôt attaqué jusqu'au dernier homme 3. avec fureur. Cependant le feu des grosses carabines décime les assaillants, dont les plus hardis E xpression d'un témoin oculaire. Voir le rapport du général (alors commandant) de Martimprey. 2 Blessé et sans connaissance, le chef d'escadrons Courby de Cognord allait être décapité, lorsqu'un vieux régulier reconnut l'officier supérieur aux soutaches de son dolman. On l'emporta ; il se rétablit et fut rendu à la liberté l'année suivante : il est aujourd'hui officier général. 3 Dans la seconde édition des Annales algériennes, 1 nous trouvons un renseignement qui, bien qu'il soit trèsvague, mérite cependant de fixer l'attention. On aurait lieu d'espérer que M. Froment-Coste a sur vécu à ses blessures, et qu'il existe encore chez une tribu éloignée du Maroc. Nous pensons que rien ne sera négligé pour éclaircir ce fait, et, s'il se confirme, pour faire cesser la captivité de ce brave officier. 158 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. sont renversés à coups de baïonnettes. Abd-el- plutôt que de vous rendre ! » Sa tête tombe aus- Kader, qui dirige le combat, le suspend un mo- sitôt. Deux fois encore la sommation et le com- ment. Il envoie au capitaine français une som- bat sont renouvelés; les rangs de nos braves mation écrite, l'engageant à cesser une lutte soldats sont bien éclaircis, mais pas un d'eux inutile, promettant la vie sauve à ses hommes. n'hésite. Lassé par cette résistance, l'émir, qui Géreaux lit la lettre aux chasseurs, qui n'y ré- a déjà perdu plus de monde qu'il n'avait tué de pondent que par des cris de Vive le roi ! Un dra- Français le matin, a recours à un moyen qui peau tricolore fait avec des lambeaux de vête- lui paraît plus sûr. Il s'éloigne hors de la portée ments est hissé sur le marabout; on y pratique des quelques créneaux à la hâte; on coupe les balles d'un cordon de postes qui ferme toutes les is- en quatre ou en six pour prolonger la défense. sues. Les chasseurs sont sans eau et sans vi- L'attaque recommence plus acharnée que ja- vres : ils restèrent ainsi trois jours ! Enfin, le 26 mais, puis le feu s'arrête encore. Le capitaine Du- septembre au matin, Géreaux remarqua que tertre, adjudant-major du bataillon, fait prison- l'ennemi semblait s'être relâché de sa vigilance; nier quelques heures plus tôt, s'avance vers le d'ailleurs les hommes étaient épuisés : ils ai- marabout : « Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me maient mieux mourir en combattant que de décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je succomber à la faim et à la soif. Géreaux s'é- viens vous dire de mourir jusqu'au dernier lance avec sa petite troupe, — soixante-dix carabines, et enveloppe le 159 marabout 160 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 161 hommes portant une dizaine de blessés, — fait ils s'emparent de la hauteur, écrasent d'un feu une trouée à la baïonnette au travers de la ligne plongeant les malheureux chasseurs. Géreaux ennemie, et s'achemine sur la crête d'une chaîne cependant essaye de continuer la retraite : les de collines qui le ramène vers Djemaa. L'auda- débris de sa petite troupe se remettent en mar- ce de ce mouvement frappe les Arabes de stu- che, échelonnés en trois petits carrés; mais les peur; ils redoutent le feu des grosses carabines, Arabes sont revenus plus nombreux : le lieute- et se bornent à suivre les Français à distance. nant Chappedelaine, le docteur Rogazetti, qui Nos soldats touchent au port; ils aperçoivent n'avaient cessé de seconder vaillamment leur déjà l'enceinte de la ville, lorsque quelques- héroïque chef, sont frappés à mort. Géreaux uns d'entre eux découvrent un filet d'eau au tombe à son tour pour ne plus se relever : tout fond du ravin : tous se jettent aussitôt sur la est anéanti. De toute la colonne qui avait quitté source... Ceux qui ont connu les souffrances de Djemaa le 21, douze hommes seulement furent la soif savent qu'il est souvent impossible de ré- recueillis par une sortie de la petite garnison sister à ce besoin impérieux. En vain Géreaux qu’y avait laissée Montagnac 1. Mais cette lutte s'efforce de retenir sa compagnie sur la crête terrible suffit, malgré sa funeste issue, pour il- qu'il n'avait cessé d'occuper; les officiers restent seuls et sont forcés de descendre. Les Arabes saisissent ce moment avec un cruel à-propos : Parmi eux, le caporal Lavaissière mérite de ne pas être oublié. Seul, il avait pu rapporter ses armes. 1 162 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 163 lustrer à jamais le nom de Géreaux et le nu- quatre à six proportion énorme si l'on songe méro du huitième bataillon. que la France n'avait alors que dix de ces ba- Nous pourrions raconter d'autres épisodes taillons. Leurs dépôts, qui, séparés, n'eussent moins sombres. En suivant les chasseurs dans pas été en mesure de donner aux recrues une leur carrière africaine, nous les aurions ren- instruction complète, étaient concentrés à Tou- contrés à Isly; nous les retrouverions à Zaatcha louse sous les ordres d'un officier supérieur, et, et dans bien d'autres journées glorieuses. Agiles, se prêtant un mutuel concours, n'envoyaient prompts dans, l'action, ardents dans les atta- aux compagnies de guerre que des hommes bien ques, solides dans les retraites, marcheurs in- formés. Les officiers justifiaient de tous points fatigables, profitant des accidents de terrain les choix faits par le prince royal. Nous pour- avec une rare intelligence, se gardant, s'éclai- rions en signaler bon nombre qui sont déjà par- rant à mer veille, et tirant de leurs armes un venus aux plus hauts grades : l'un d'eux com- admirable parti, ils réunissaient à un tel degré mande aujourd'hui l'armée française d'Orient; toutes les qualités d'une excellente troupe d'in- mais il faudrait dépasser les bornes de cette fanterie, que le maréchal Bugeaud et les géné- étude, car il nous reste à retracer d'autres tra- raux commandant en Algérie désirèrent en vaux, d'autres efforts moins éclatants et cepen- avoir davantage sous leurs ordres. Le nombre dant non moins utiles, des bataillons employés en Afrique fut porté L'armement délivré aux bataillons en 1841 164 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 165 était aussi parfait que le permettait alors l'état il avait fallu, en quelques mois, confectionner de la science, mais il laissait à désirer. On était plusieurs milliers de carabines d'un modèle en- dans la bonne voie; on n'avait pas atteint le tièrement nouveau; on n'avait même pas eu le but. Le duc d'Orléans le savait. Les fusils de temps de préparer les tables de construction; rempart allégés étaient de bonnes armes, réu- aussi, malgré les perfectionnements introduits nissant des conditions de portée et de justesse in- par le chef d'escadron Thiéry 1, ces armes ne connues jusqu'alors; aussi étaient-ils fort en présentaient pas toutes les qualités désirables. faveur; et, en Afrique, beaucoup de colonels, On se remit à l'étude, et l'on établit un modèle frappés des résultats qu'ils donnaient, cher- de carabine plus satisfaisant (1842), mais qui chaient à s'en procurer un certain nombre pour pourtant n'a jamais été mis en ser vice, de nou- les confier aux tireurs d'élite de leur régiment. velles découvertes ayant permis de donner à Cependant ils étaient d'un grand poids; il leur l'armement des bataillons l'unité et la puissance fallait une balle d'un calibre beaucoup plus fort, qu'on ne cessait de rechercher. et une confusion dans la distribution des muni- Nous avons dit qu'avant l'organisation des tions pouvait produire sur le champ de bataille chasseurs l'instruction du tir était compléte- des effets désastreux. Quant aux carabines de munition, la fabrication de ces armes avait été un véritable tour de force de nos manufactures; Aide de camp du duc de Montpensier, mort récemment officier général. 1 166 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 167 ment négligée dans l'infanterie. Le soldat brû- vers bataillons envoyaient un détachement des- lait tous les ans devant une cible un certain tiné à leur fournir ensuite des instructeurs nombre de cartouches à balles; mais on ne lui spéciaux. Les résultats obtenus ayant été très- donnait aucun principe, aucune règle : pour favorables, on étendit cette instruction à toute faire de son fusil l'emploi le plus décisif, le plus l'infanterie, et, afin d'accélérer l'exécution de meurtrier, il était abandonné à son intelli- cette mesure, des écoles secondaires furent éta- gence, à son adresse naturelles. En armant les blies temporairement à Grenoble et à Saint- chasseurs de carabines de précision, on avait Omer. Au bout de quelques années, tous les compris que les leur confier sans leur appren- régiments. furent pourvus d'un nombre suffi- dre à s'en ser vir, ce serait mettre un violon dans sant d'instructeurs, et les exercices de tir, mé- les mains d'un homme qui ne saurait pas la thodiquement définis, placés sous la sur veil- gamme.. On créa donc une instruction de tir, lance d'un officier général, furent régulière- mais on n'avait pu la déterminer que par un ment pratiqués. Ceux qui ont vu par leurs manuel provisoire et succinct. Il importait de yeux combien peu de soldats, non pas conscrits, l'améliorer, de veiller à ce qu'elle fût uniforme, mais ayant déjà plusieurs années de ser vice, à ce que les bons principes ne fussent pas alté- pouvaient faire passer un rayon visuel par trois rés. A cet effet, on constitua à Vincennes une points, ceux-là seuls peuvent se rendre compte école normale de tir, où à chaque année les di- de futilité de ces dispositions. Mais revenons à 168 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 169 l'école normale de tir, car cette création avait portée plus grande, mais qu'on avait toujours encore eu un autre objet : elle devait fournir un abandonnée à cause de l'incertitude de son tir, champ d'expériences où tous les perfectionne- ces deux officiers par vinrent à déterminer, par ments que peuvent recevoir les petites armes l'union de leurs recherches et de leurs efforts, seraient soigneusement examinés, où l'artillerie la profondeur et l'inclinaison qu'il convenait de qui les fabrique et l'infanterie qui s'en sert se- donner aux ra yures en hélices, et à corriger raient en contact permanent. Le succès, à ce l'incertitude du tir des balles oblongues ou point de vue, ne fut pas moins complet, et l'hon- cylindro-coniques par une disposition ingé- neur en revient surtout à deux officiers attachés nieuse qui exerce sur la course de ces projectiles à cette école, l'un plus savant, l'autre plus pra- le même effet que les barbes ou pennes sur la tique, mais tous deux doués de remarquables course de la flèche. Ils ét ablirent une arme qui facultés : MM. Tamisier, capitaine d'artillerie, a reçu le nom de carabine à tige, et qui réunit et Minié, capitaine d'infanterie. les conditions suivantes : — calibre celui du Profitant d'une idée heureuse, émise par le fusil d'infanterie, ce qui atténue les inconvé- colonel Thouvenin, pour faciliter le forcement ments de la double munition, puisque dans un de la balle, donnant au projectile une forme al- moment de confusion les deux projectiles pour- longée, déjà proposée plusieurs fois, et qui per- raient entrer indifféremment dans les deux ar- mettait d'obtenir avec de faibles charges une nies; — portée, à 1,300 mètres les balles oblon- 170 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 171 gues lancées par la carabine à tige traversent bines à tige furent mises en ser vice dans les deux panneaux de bois de peuplier de 0 m022 bataillons de chasseurs et composèrent seules d'épaisseur et laissent des empreintes sur le leur armement. troisième; — justesse, n'a d'autre limite que Cette modification essentielle désarmait les l'adresse du tireur et la bonté de sa vue. Ce plus graves et les plus convaincus parmi ceux qui modèle fut définitivement établi et adopté en avaient critiqué la création des chasseurs. Ce- 1846. Les armes rayées pourront encore re- pendant, quelque important que fût le progrès, cevoir, elles reçoivent peut-être aujourd'hui quel que fût l'éclat des ser vices rendus en Algé- d'importants perfectionnements 1; mais on peut rie par ces bataillons, on contestait encore leur dire que de ce jour le problème a été résolu, utilité non moins que l'efficacité des nouvelles que les vrais principes ont été posés. Dans le armes; on objectait que la guerre d’Afrique était courant des années 1847 et 1848, les cara1 Nous avons lieu de croire que M. Minié a trouvé moyen de rendre à la fois la construction de l’arme plus simple, le chargement plus facile et de diminuer le poids du projectile, sans altérer la portée ni la justesse. La diminution de poids du projectile est un résultat fort important; l'inconvénient de ne pouvoir transporter dans un caisson qu'une quantité relativement minime de mu- nitions peut avoir, en effet, des conséquences sérieuses. Nous rappelons encore que nous avons cru devoir éviter ici, soit les détails purement scientifiques, soit des définitions qu'il serait peut-être inopportun de rendre trop publiques. A ceux qui voudraient faire de la question une étude plus approfondie, nous recommanderons le Cours sur les armes à feu portatives, par M. Panot. (Paris. — Dumaine. — 1851.) 172 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 173 une guerre de tirailleurs, et qu'elle n'avait pas une tendance plus récente, on cherche à les d'analogie avec les sièges qu'il faudrait faire, avec transformer en grands camps retranchés : An- les grandes batailles qu'il faudrait livrer sur le vers en Belgique, Fredericia en Danemark, continent. Ceux qui avaient bien réfléchi sur la Bude et Comorn en Hongrie, Peschiera, Man- question étaient d'un avis contraire, et pen- toue, Venise, Vérone et Rome en Italie, Silistrie saient que l'épreuve d'une guerre européenne et Sébastopol en Orient. Aussi les bataillons de serait encore plus favorable, encore plus con- chasseurs n'eurent-ils pas à souffrir de la dé- cluante. Le siège de Rome leur fournit de bons ar- faveur qui pouvait s'attacher à leur origine et guments. Les chasseurs, avec leurs armes rayées, au nom qu'ils avaient porté. Leur nombre a y rendirent d'immenses services, et il devint été accru récemment; la France en compte au- évident que leur existence et leur perfectionne- jourd'hui vingt et un. ment modifiaient les conditions d'attaque et de Au dehors, ils ne furent pas moins bien ap- défense des ouvrages fortifiés. On comprendra préciés. Toutes les puissances qui avaient des l'importance de ce fait, si l'on veut examiner le troupes du même nom ou du même ordre se rôle que les fortifications ont joué dans tous les sont efforcées de perfectionner sur cet exemple événements de guerre accomplis en Europe de- leur organisation et leur armement. La Russie puis 1815, soit que l'on considère les places a fait fabriquer un nombre considérable de fusils sous le point de vue ordinaire, soit que, suivant rayés. L'Angleterre pourvoit toute son armée 174 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. 175 du Minié riffle, dont le nom a si longtemps leur existence, et c'est là le grand côté, le côté préoccupé nos alliés 1. C'est un des derniers ser- entièrement nouveau de cette création. Dans le vices rendus par le due de Wellington à son sein de notre armée, elle a produit des résultats pays. « Nous avons adopté les nouvelles armes, immédiats : l'infanterie a reçu une instruction disait-il peu de temps avant sa mort à de jeu- nouvelle qui substituera un feu plus efficace à nes Français; mais nous n'entendons pas pour ces tireries dont le maréchal de Saxe se moquait cela transformer notre infanterie en infanterie déjà dans son piquant langage; les manœuvres légère. » L'illustre vieillard avait bien jugé la sont devenues plus rapides; l'uniforme et l'é- question. quipement ont été rendus plus commodes, plus Nos bataillons de chasseurs ne sont pas seule- légers, bien qu’il y ait encore plus d'un pro- ment une parfaite infanterie légère, ils sont grès à faire pour les adapter entièrement au une excellente troupe de ligne; par la puissance métier du soldat. Il serait peut-être bien outre- de leur feu, ils peuvent produire dans les sièges cuidant de vouloir prophétiser l'avenir des ar- et dans les batailles des effets inconnus avant mes rayées, de prétendre indiquer, par exemple, les modifications qu'elles peuvent forcer d'introduire dans le matériel et l'emploi de 1 Beaucoup d'Anglais considéraient le brave commandant Minié comme un Mythe, d'autres le croyaient une espèce de Barnum américain. l'artillerie; nous dirons seulement que leur portée est au moins double de la portée de but-en- 176 LES CHASSEURS A PIED. LES CHASSEURS A PIED. blanc des pièces de campagne, et que la por- l'infanterie française, qui réunit les qualités tion des corps qui en sont pourvus augmente des races du Nord et des races du Midi, la soli- chaque jour dans les armées actuellement en- dité, la fermeté des unes, l'élan et l'ardeur des gagées. La création des bataillons de chasseurs, autres; c'est la nation armée, in pedite robur. si bien comprise, si heureusement exécutée, reste un événement important dans l'histoire militaire. Consacrée par la valeur et l'intelligence des officiers et des soldats français, elle a été le signal et la source de progrès étendus et rapides. Un de ces bataillons attaché à chaque division d'infanterie ajoute une force nouvelle à cette belle institution de nos armées républicaines, maintenue, mais un peu dénaturée, sous l'Empire, par l'abus des corps d'armée, — division qui est restée la base de notre grande organisation de guerre, et qui rappelle avec avantage l'immortelle légion romaine. Ainsi se trouve complété cet admirable ensemble de FIN 177 TABLE ————————————————————————— . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 L ES Z OUAVES . . . . . . . . . . . . . . . . 9 L ES C HASSEURS A PIED . . . . . . . . . . . . 91 P RÉFACE Numérisation. Juillet 2002. Elche Studio Graphique - 39, Avenue des Vosges -67000 Strasbourg. —————————————————