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Camille RATTONI, fait à Genève le 14 janvier 2011.
CMM & MPA 3e année | CFPAA 2010-2011
Travail Interdisciplinaire
Soutenance Écrite
Renoncer à sa féminité afin d’obtenir une place d’artiste reconnue dans la société ou
continuer à se soumettre, séduire et non être séduite, pour avoir une vie amoureuse et sexuelle
accomplie? Il faut faire un choix et choisir, c’est se priver. La cohabitation des désirs est difficilement
possible: c’est l’un ou l’autre. En effet, le statut de créateur a longtemps été l’apanage des hommes,
comme tout statut dépendant d’une profession ou d’un talent quel qu’il soit d’ailleurs. Ne remarquet-on pas chez les femmes-artistes reconnues, tout autant que les philosophes, médecins ou
politiques, un dépouillement de leurs accessoires féminins ostensibles et le désir de se fondre dans
le look masculinisé noir, sobre, sombre, car cela les crédibilise? Selon Jelinek, le seul moyen de
transgresser l’ordre établi et d’accéder au statut que mérite un artiste nécessite d’abandonner sa
féminité car “la création artistique féminine est un tour de force sur le plan psychologique: chez
Bachmann comme chez Jelinek, la protagoniste doit renoncer à sa féminité car la création artistique
requiert une volonté et une rationalité masculine”.
Cela dit, la femme met hommes et femmes au monde, c’est un pouvoir irréfutable, un
pouvoir de création inné, intrinsèque! L’homme en ressent une frustration. La sexualité est apparue
chez les êtres vivants pour mieux mélanger les chromosomes afin d’augmenter la qualité de notre
code génétique. Dans l’absolu, la femme pourrait se passer de l’apport masculin. D’ailleurs, nous
ème
sommes toutes et tous d’abord fœtus femelles à la conception, la différenciation se faisant au 4
mois de gestation. Cela doit faire peur aux hommes depuis la nuit des temps. Ils ont rassemblé leurs
forces, ils en ont plus que les femmes grâce à leurs hormones mâles, les ont impressionnées et
gardées sous leur coupe, afin de s’en protéger… Et de commander entre eux.
En accédant à ce statut de créatrice, puisque si elle parvient à s’y élever, la femme se
retrouve en quelque sorte comme un homme dans un monde d’hommes, elle perd la possibilité de
conserver le statut de femme potentiellement disposée à une relation amoureuse (et tout ce que
cela implique, à savoir fondement d’une famille, gestion d’un ménage, etc). Cette incompatibilité est
à l’origine de la lutte de Jelinek et de tant de femmes qui tentèrent comme elle d’entrer dans ce
monde dont l’accès et l’usage leur étaient refusés et si hostiles, tour de force qui nécessite de se
défaire de son étiquette d’épouse-femme de ménage! Il est si cruel de devoir choisir entre la voie de
l’épanouissement dans une passion, une discipline, ou la voie de l’épanouissement dans l’amour, la
sexualité et la famille, en sachant que le choix de l’un entraînera la privation de l’autre, si on n’y
prend pas garde!
Il y a une sorte de colère évidente énoncée avec certitude, qui semble impossible à contenir
dans ses textes, un peu comme s’ils étaient écrits en désespoir de cause. Dans ma vision de jeune
fille optimiste (certains diront même quasi-utopiste) et pacifiste, je pense que ce sont nous, les
jeunes femmes, ne souffrant plus autant de cet enfermement dont nos ainées ont souffert, nous
dont la destinée et l’horizon sont aussi ouverts et larges aujourd’hui que ceux de nos amis masculins,
nous devons apaiser cette haine et améliorer petit-à-petit nos rapports par le dialogue, la
compréhension mutuelle. Cela ne veut pas dire que l’égalité est définitivement acquise, elle est si
récente par rapport à la domination masculine qui sévit depuis plus de 5000 ans! Encore
aujourd’hui, certaines injustices me choquent. Cela me permet de comprendre la révolte qui anime
Jelinek, au même titre que toutes les femmes issues de la “Women’s Lib”.
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Pourtant, si la façon de réagir de Jelinek me paraît obsolète, ce n’est absolument pas le cas
de la lutte pour l’égalité des sexes en elle-même. Cette lutte me semble entamer aujourd’hui un
nouveau tournant, et plus nous avançons, plus nous avons la force et la volonté de dialoguer. Il s’est
créé un espace agréable de liberté entre homme et femme pour accueillir ce discours. La voix que
nous avons durement acquise à travers toutes ces années de révolte est de plus en plus entendue et
respectée en Europe, c’est de bonne augure. Les horreurs perpétrées par les mères dans le monde
musulman, telle l’excision (la croyance selon laquelle une femme qui prend du plaisir comme un
homme va aller le chercher, deviendra incontrôlable et se détournera de son foyer en est la cause)
ou la lapidation et le meurtre légal d’une épouse en cas de suspicion d’adultère dans certains pays,
par contre, nous font froid dans le dos. Il n’y a pas de mot assez fort pour exprimer la cruauté de ces
actes et la douleur des victimes qui subissent ces persécutions.
Parallèlement à son combat pour le droit des femmes, Jelinek développe un intérêt pour le
sous-entendu dans le langage. Elle fait preuve d’un réel scepticisme face aux mots, remet en
questions la façon et la raison qui nous pousse à choisir tel ou tel mot, et elle exploite autant les
doubles-sens que leur sonorité, tentant dans ses textes de transgresser le flux de parole, de lui
ouvrir une nouvelle dimension, s’appliquant à déverser un flot de mots continu avec rythme et souci
du son qu’ils provoquent, comme on compose une mélodie, une mélodie vive (cela se voit
particulièrement dans Jackie), tranchante, saccadée, acérée comme la colère d’Elfriede Jelinek contre
la domination masculine, qu’elle ressent même jusque dans l’aspect du langage. En effet, le genre,
en grammaire française, peut changer le sens d’un même mot et comme par hasard, lorsqu’il est
“féminisé”, devient souvent péjoratif (un maître / une maîtresse, un chien / une chienne, …) ; il en va
souvent de même aussi pour le vocabulaire employé pour décrire une situation selon si on parle
d’un homme ou d’une femme: un homme qui séduit et a des relations avec des femmes “à la chaîne”
(voire même parfois en même temps) sera appellé un Don Juan, alors que s’il s’agissait d’une femme,
on dirait tout de suite que c’est une prostituée. Ce sont ces “écarts de langage” que Jelinek entend
corriger par son style d’écriture.
Qui parle de musique, de rythme et de mélodie peut penser à la danse. Une danse
puissante, pleine d’énergie, de saccades, de précision et souvent d’emphase; je veux parler du tango:
danse autrefois réservée aux hommes dans les milongas de Buenos-Aires. Elle se pratique en couple
hétérosexuel de nos jours (il y a ici une mini-victoire de plus à célébrer pour la place de la femme), et
mime les gestes saccadés, parfois envoûtants, décisifs et tranchants d’un combat, où tour à tour
chacun essaie de mener la danse. C’est ainsi que se pose la première pièce de mon travail. Cette
danse à la fois sensuelle et brutale qu’est le tango symbolise parfaitement d’idée de la relation
amoureuse que se fait Jelinek: une conquête guerrière, qui commence par une déclaration de guerre
ou d’amour (pour elle peu de différence), se poursuit par une lutte acharnée où règne un rapport de
force constant et se termine, bien trop souvent hélas, par le “crime raffiné” dont parle Ingeborg
Bachmann. Ce crime consiste en ce que la femme subit ce que l’homme lui impose, doit suivre les
désirs de son partenaire ou convoité pour parvenir à assouvir les siens, et si l’homme se lasse ou la
rejette, elle ne peut que se résigner. Mais dans le tango, elle peut saisir sa chance et profiter de ce
corps à corps pour enflammer sa proie, la soumettre, en lui laissant croire que c’est lui qui choisit
alors qu’il est sous l’emprise du désir qu’elle suscite. Voilà pour le côté guerrier du tango, qui n’en
reste pas moins une danse dans laquelle équilibre et complémentarité sont des bases très
importantes, tant dans le visuel que dans le mental des danseurs.
La danse du couple choisie comme ingrédient principal me permettait désormais d’apporter
dans mon animation tout à la fois une notion d’équilibre avec une possibilité d’inclure le rapport de
force que soutient Jelinek à propos de la relation entre homme et femme. Dans ce cas précis, quelle
serait l’origine de leur rapport de force? À cela, la réponse m’apparut évidente: l’ art. L’art au féminin
et l’art au masculin, qui s’affrontent tout en se complétant: mes danseurs gladiateurs amoureux se
matérialisent dans mon imagination sous la forme simple d’un pinceau, dont chaque trace sur la
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piste de danse, blanchie au talc faisant glisser les pas et les faux-pas, laisserait une image forte qu’on
ne verrait qu’à la fin. Elle serait contrastée au maximum, positif-négatif comme le noir (bleu) dans le
blanc (rouge), le blanc dans le noir: le Yin et le Yang! Durant la danse, l’homme-pinceau qui exerce
son art en se sentant dans son bon droit combattrait un peu, puis finirait par s’allier à la femmepinceau qui lutte avec brio pour être son égal et arriver à ce que Jelinek aurait tant voulu accomplir:
vivre comme une femme et un artiste tout à la fois par une manœuvre commune, asexuée, d’un
genre nouveau.
Il existe encore un “pôle d’obsession” de Jelinek que j’ai jusqu’ici passé sous silence: la mode
et le vêtement. Cette passion, qui entre dans les stéréotypes des préoccupations qualifiées de
féminines par les hommes, lui a attiré les foudres de bien des militantes féministes. Son goût pour
l’habillement va bien plus loin que celui d’une simple amatrice de shopping: elle décortique
littéralement le sens des vêtements, pousse le vice jusqu’à écrire une sémiologie du vêtement en
tant que science rationnelle et modélisable. C’est justement ce regard perçant qu’elle pose sur Jackie
Kennedy et son image, icône des années 60, en décortiquant sa garde-robe (et même celle de ses
rivales!) dans son monologue, et ce jusqu’à ce que mort s’en suive!
Il me fallait donc intégrer cet élément important de l’univers de Jelinek dans mon animation.
Il apparaît à divers endroits: d’abord, les pinceaux sont habillés et c’est grâce à ces vêtements que
l’on identifie leur genre. Ce serait comme une mini application par le spectateur de la sémiologie du
vêtement. Inconsciemment: il “lit” dans ce veston bleu, couleur habituellement assignée aux
hommes et aux jeunes enfants garçon, que ce pinceau ne peut être que masculin, et il décode de la
même façon par la robe rouge, couleur féminine sexy et attirante, au dos nu du pinceau comme
étant une tenue de femme. Quoique l’on pourrait renverser, dans un nouvel exercice de style, la
comparaison des couleurs aux genres, le bleu étant celle de la vierge Marie depuis 2000 ans, Yin, et
le rouge celle du combat, de la force et du sang, Yang. D'où le mélange subtil et complexe de mes
deux personnages: Carl Jung nous avait mis devant une évidence intime avec sa théorie “Anima und
Animus”, nous avons tous une part de féminin et de masculin en nous. Tout est question de dosage,
de mélange sur notre palette! C’est tout à fait comparable au mélange des gamètes que nous
impose la nature dans la reproduction.
Pour clore l’animation, entièrement vue de profil durant la danse dans le but de cacher le sol
au spectateur, on aurait un plan d’ensemble, vu de dessus, du résultat de la danse des pinceaux: un
corps de femme peint en rouge par le pinceau femme, et un vêtement et des cheveux (on peut
même imaginer qu’il s’agit d’une perruque) peints en bleu par dessus dans le style de ceux de Jackie
par le pinceau bleu. Cela signifie que même si l’homme tente d’imposer une apparence à la femme
pour la soumettre à ses propres goûts, la femme en elle-même reste immuable, conservant ainsi un
espoir inextinguible. Les deux pinceaux contemplent côte à côte leur œuvre commune: c’est le début
du dialogue, du projet commun, le premier questionnement qui nous emmène, je l’espère, vers
l’égalité absolue et définitive entre homme et femme.
Tout en illustrant l’univers de Jelinek qui me sert ici de contre-exemple, mon animation se
veut donc être une actualisation et un symbole d’espoir pour les femmes. Ce choix qu’elle a eu à
faire, celui de choisir entre une condition de femme ou une condition d’artiste et contre lequel elle
s’est tant battue et débattue se retrouve transposé à la danse des pinceaux, dont l’aspect onirique et
chargé de sens nous emporte et nous fait souhaiter que l’espoir ressenti à la fin pourtant mitigée de
ce rêve, devienne un jour réalité.
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