La « diligence raisonnable » des entreprises

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La « diligence raisonnable » des entreprises
La « diligence raisonnable » des entreprises : une approche suffisante pour lutter
contre les violations des droits de l'homme ?
Dans le monde entier, le pouvoir démesuré des grandes multinationales est de plus en plus mis en
cause. La puissance de certaines d'entre elles étant considérée comme supérieure à celle de certains
États, davantage de voix s’élèvent pour réclamer davantage de régulation du secteur privé par le
pouvoir public. Ainsi, l’implication d’entreprises dans des cas de violations graves des droits de
l’Homme amène la Communauté internationale à se pencher depuis plusieurs années sur ce sujet
brûlant. Comment protéger les populations face à ces mastodontes de la finance, de l'industrie et du
commerce international ? Pour répondre à cette question, le concept de « diligence raisonnable » est
avancé par les instances internationales. Cette approche permettra-t-elle d'aider les victimes des abus
perpétrés, de fixer des limites contraignantes pour les multinationales et de mettre fin aux
agissements illicites de certaines d'entre elles?
Ce sont en général les États qui sont considérés comme responsable de la bonne application des droits
de l'homme. En effet, ils sont tenus à la fois de les respecter1, de les protéger2 et de les rendre effectifs3.
Mais se limiter au seul rôle joué par les États serait simpliste, voire hypocrite. Tout d'abord parce que
d’autres acteurs, comme les entreprises, participent parfois activement aux violations de ces droits.
Ensuite, parce que, selon le droit international, les entreprises ont elles aussi des obligations à honorer
en la matière4. Mentionnons en premier lieu une obligation « négative » : celle de ne pas porter atteinte
aux droits de l'homme (e.i. les « respecter »). De cette obligation négative découlent des obligations
positives, notamment l’obligation de «diligence raisonnable », c’est-à-dire celle de s’informer, de
prévenir et d'éviter les impacts négatifs de leurs activités sur ces droits.
La diligence raisonnable désigne généralement « les mesures qu'une personne ordinairement
raisonnable et prudente prendrait pour détecter et gérer correctement les risques actuels ou potentiels
afin d'atténuer leur impact négatif et d'éviter des dommages »5. Autrement dit, il s'agit de prévenir le
risque de négligence autour de l'impact d'une action menée par un particulier. Cette approche est
aujourd'hui extrapolée dans le domaine économique puisqu'elle est appliquée à la gestion des risques
internes et externes des entreprises, « allant de la corruption aux dommages environnementaux, en
passant par le respect des droits des travailleurs. »6 Elle est également prônée comme solution par les
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L'obligation de « respecter » impose à l’État de ne prendre aucune mesure qui affecte la jouissance de ce droit (accès à une alimentation
adéquate).
L'obligation de « protéger » exige des mesures par l'État afin d'assurer que les entreprises ou des particuliers ne privent pas les individus de
leur accès à une nourriture adéquate.
L'obligation de « rendre effectif » (donner effet/concrétiser) oblige l'État à s'engager pro-activement dans des activités visant à renforcer
l'accès des populations et de l'utilisation des ressources et des moyens pour assurer leur subsistance.
Voir par exemple: Conseil Économique et Social des Nations Unies (1999), Comité Des Droits Économiques, Sociaux et Culturels, Questions
de fond au regard de la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Observation Générale
n°12, 20ème Session, Genève, paragraphe 20.
Blin-Franchomme M.-P. (2011), Entreprise et développement durable: Approche juridique pour l'acteur économique du XXIe siècle, Wolters
Kluwer France, Coll. Lamy Axe Droit.
http://www.oxfammagasinsdumonde.be/2012/06/euro-2012-et-jo-adidas-dans-loeil-du-cyclone/.
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institutions internationales pour résoudre la question des violations des droits de l'homme par les
entreprises.
Dans ses Principes directeurs à l'intention des entreprises multinationales, l'OCDE encourage7 les
entreprises à « exercer une diligence raisonnable fondée sur les risques (...) afin d’identifier, de
prévenir ou d’atténuer les incidences négatives, réelles ou potentielles, (...) et rendre compte de la
manière dont elles répondent à de telles incidences », notamment en matière de respect des droits de
l'homme8. De leur côté, les Nations Unies ont adopté en 2011 des Principes directeurs relatifs aux
entreprises et aux droits de l’homme. Ces principes ont été élaborés par le Professeur John Ruggie, qui
a occupé entre 2005 et 2011 deux mandats de Représentant spécial des Nations Unies chargé de la
question "des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises". Ils
reconnaissent que les entreprises jouent un rôle en la matière "en [leur] qualité d’organes spécialisés
de la société remplissant des fonctions particulières". Elles sont ainsi "tenues de se conformer à toutes
les lois applicables et de respecter les droits de l’homme". Sur les 31 principes fondateurs et
opérationnels élaborés par le professeur John Ruggie, 14 s’adressent directement aux entreprises.
Parmi les "politiques et procédures" que les Nations Unies demandent aux entreprises de mettre en
place, figure une "diligence raisonnable" en matière de droits de l’homme. Il s’agit d’un processus par
lequel l’entreprise (1) évalue les incidences effectives et potentielles de ses activités sur les droits de
l’homme, (2) regroupe les constatations et leur donne une suite, (3) fait le suivi des mesures prises et
(4) fait savoir comment il est remédié à ces incidences (Conseil des droits de l'homme de l'ONU, 2011)9.
Ces principes constituent aujourd'hui les normes de référence au niveau international pour la
régulation des entreprises en matière de droits de l’homme, notamment au sein de l’UE.
Une démarche pro-active de la société civile internationale
Si ces Principes servent aujourd'hui de référence au niveau international, il nous faut signaler qu’ils sont
loin d’être suffisants aux yeux de nombreux acteurs de la société civile. L’insuffisance provient de leur
caractère non contraignant et du fait qu’aucune sanction n’est prévue par les Nations Unies à l’encontre
des entreprises responsables de violation des droits de l’homme. Autrement dit, tels qu'ils sont conçus
actuellement, ces Principes ne consituent pas des normes juridiques obligatoires. Il y a donc de quoi
douter de leur efficacité.
Nous sommes actuellement dans la phase de mise en œuvre des Principes directeurs. Leur valeur et leur
efficacité sur le terrain, autrement dit leur utilisation dans des situations concrètes et l'effectivité de leur
impact sur la situation des droits de l'homme, dépendent maintenant des actions menées par les États
et les entreprises. Si les Principes n'amènent pas les États et les entreprises à changer de
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La mise en oeuvre des Principes directeurs par les entreprises est dite “volontaire”, ce qui signifie que ces dernières ne sont pas
juridiquement contraintes de le faire.
http://www.oecd.org/fr/investissement/principesdirecteurspourlesentreprisesmultinationales/1922470.pdf.
Conseil des droits de l’homme de l'ONU (2011), Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme:mise en œuvre du
cadre de référence «protéger, respecter et réparer» des Nations Unies. Rapport du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la
question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, A/HRC/17/31, Nations Unies. Disponible sur
http://www.ohchr.org/Documents/Issues/Business/A.HRC.17.31_fr.pdf.
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comportement, ils ne seront pas jugés pertinents. L'une des pistes avancée par la société civile est donc
d'aboutir à une incorporation, dans les législations nationales, d’une obligation de diligence raisonnable
pour les entreprises10.
Aussi, la définition précise de ce que les Nations Unies entendent par «diligence raisonnable en matière
de droits de l'homme » est devenue un enjeu majeur pour la société civile. De cette définition dépendra
la manière dont la diligence raisonnable sera rendue opérationnelle sur le terrain. Faire évoluer cette
définition dans le bons sens est une opportunité à saisir en vue de rendre les Principes directeurs
opérationnels sur le terrain et, in fine, d’optimiser leur impact en termes de prévention et de réparation
des violations des droits de l'homme.
C'est pourquoi, les trois organisations internationales que sont ICAR (International Corporate
Accountability Roundtable), ECCJ (European Coalition for Corporate Justice) et CNCA (Canadian Network
on Corporate Accountability) réalisent actuellement une recherche11 dont l'objectif est de proposer une
définition de la diligence raisonnable en matière de droits humains qui rende le concept efficace sur le
terrain. Pour ce faire, les auteurs de la recherche ont procédé à la consultation de plus de 50 avocats,
praticiens et représentants de la société civile de chaque continent. Ces résultats seront présentés en
décembre 2012 au Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies à Genève, dans l'espoir que cette
assemblée les prenne en considération.
La société civile latino-américaine dubitative sur l'efficacité de l'approche « diligence raisonnable »
Grâce à sa collaboration avec la CIDSE (Coopération Internationale pour le Développement et la
Solidarité), Justice et Paix a pu appuyer une partie du processus de consultation de la société civile
mené dans le cadre de la recherche d'ICAR, ECCJ et CNCA. En effet, ces dernières ont demandé à la
CIDSE d’interroger des ONG latino-américaines de protection des droits de l'homme sur les expériences
de diligence raisonnable vécues sur leur continent. Justice et Paix a participé à l'organisation de cette
consultation qui s'est tenue les 5 et 6 octobre 2012 à Lima.
La question centrale posée aux organisations latino-américaines était la suivante: « vos États mettent-ils
en place des législations contraignantes afin que les entreprises réalisent des activités de diligence
raisonnable ? Ou, à tout le moins, encouragent-ils les entreprises à réaliser ces activités ? ».
Les réponses venues d’organisations argentines, mexicaines, péruviennes, colombiennes, Honduriennes,
Boliviennes et Guatémaltèques, ont unanimement démontré une position critique vis-à-vis du concept
de diligence raisonnable sous sa forme actuelle. Ces organisations estiment que si il a le mérite d’exister,
l'approche non contraignante actuellement prônée par les Principes directeurs fait qu'il ne servira pas à
grand chose. Actives sur le terrain, ces organisations défendent quotidiennement les populations
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FIDH (2009), Droits de l’Homme et entreprises: Pour la cohérence et le respect des droits de l'Homme. Note de position à l’attention du
Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’Homme et des sociétés transnationales et autres
entreprises, Paris. Disponible sur http://www.fidh.org/IMG/pdf/FIDH_position_paper_OHCHR_Consultation_FRA.pdf.
Plus d'informations sur http://accountabilityroundtable.org/campaigns/human-rights-due-diligence/.
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affectées par des activités de multinationales appartenant pour la plupart aux secteurs extractifs (mines,
hydrocarbures et bois), agroalimentaire et hydroélectrique. Ils ne croient pas que les entreprises feront
spontanément des efforts pour mieux respecter les droits humains.
Ce manque de confiance des organisations latino-américaines envers les multinationales n’est pas
nouveau. Elles se disent fatiguées par les « mensonges » des entreprises, les nombreux accords signés et
restés sans effet, les collusions illicites avec l’État et la corruption. Elles dénoncent également un
rapport de force État-entreprises inégal. Ces dernières profitent de la faiblesse des États afin d’imposer
leurs priorités, généralement orientées vers la croissance de leurs bénéfices. Comme sur d'autres
continents, leurs États n’ont malheureusement pas la volonté, ni– quand cette dernière est présente –,
la capacité d'obliger les entreprises à mettre en place des mécanismes concrets pour éviter des
violations des droits de l’Homme. Cette faiblesse des États s'explique notamment par leur dépendance
financière vis-à-vis des grandes entreprises, ces dernières fournissant une part importante des moyens
nécessaires à financer leurs politiques (perception des royalties, etc.) Les États, sensés répondre aux
demandes légitimes de changement émanant de la population, se retrouvent donc souvent coincés par
le chantage de certaines multinationales prônant l'immobilisme et la politique du laisser-faire.
Certes, de timides avancées sont parfois enregistrées dans les législations nationales, mais en général,
leur mise en oeuvre sur le terrain tarde à se faire, faute, encore une fois, de volonté et/ou de moyens.
Ces avancées reflètent souvent en réalité le désir d’un État de se racheter une bonne conduite aux yeux
de la Communauté internationale : une fois les lauriers récoltés, le budget alloué à l’application des
nouvelles normes est insufisant…
Un appel lancé aux Nations-Unies : « Il faut obliger nos États et les entreprises à avancer ! »
Dans ce contexte, le premier enjeu pour les partenaires d'Amérique latine consultés est de renforcer
l’État de droit dans la région et de maintenir des standards internationaux élevés en matière de
protection des Droits de l’Homme. Ils estiment donc que leurs États devraient être obligés de traduire
les Principes directeurs dans leur droit national, notamment l'obligation pour les entreprises de faire de
la diligence raisonnable. Pour ce faire, ils s’en remettent au système politique international, en
particulier aux Nations Unies dont ils attendent que les normes en matière de respect des droits de
l'homme prennent enfin un caractère contraignant. Les résultats de la recherche d'ICAR, ECCJ et CNCA
présentés au Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies en décembre 2012 devrait justement
soumettre des recommandations sur la manière d'inclure la diligence raisonnable au sein des
législations et des politiques au niveau national. Espérons que la Communauté internationale entendra
cet appel.
Santiago Fischer et Frédéric Triest
Commission Justice et Paix Belgique francophone
Octobre 2012
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