Texte de Marie-Anne Lieb

Transcription

Texte de Marie-Anne Lieb
OSAMA de Siddiq Barmak
« Là où il y a du cinéma, il y a de la liberté !»
Dossier pédagogique Collège au Cinéma- Marie-anne Lieb- 2012.
Ce dossier pédagogique a été conçu en premier lieu en 2008 pour l’Association Collège au
cinéma 37 et l’Inspection Académique de l’Orne. Au fil des années, j’ai eu le plaisir de parler
d’Osama maintes fois (Rouen, Melun avec Act’art…), aussi ce présent dossier a-t-il été
remanié tout dernièrement à l’occasion de ma venue à la Villa Arson à Nice. Ajouts quant au
texte ou propositions de support visuel ainsi que réflexions personnelles se sont glissés ici et
là. Enfin, cela me permet également de faire part de quelques interventions souvent
pertinentes des professeurs de collège rencontrés depuis son origine.
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Portrait de Siddiq Barmak
Siddiq Barmak, né en 1962, est un des rares cinéastes afghans à retrouver le chemin de la
réalisation cinématographique en Afghanistan, après le temps des soviétiques (production de
4 à 5 films par an) puis celui des Talibans dès 1996 (les cinémas deviennent des Madrasas,
écoles coraniques, durant leur régime). Diplômé de l’Ecole de cinéma soviétique - VGIK –
dès 1987 et après des études de russe, il en sort imprégné des films de Paradjanov, de
Tarkovski ou bien des polars français que son père affectionnait. Barmak comprenant qu’une
« éducation passe par le cinéma » est contraint de partir se battre contre les Soviétiques auprès
du Commandant Massoud. Après un exil au Pakistan forcé durant la présence talibane, il
rentre au pays et monte une association culturelle destinée aux enfants (ACEM : afghan
cultural education movement), avant d’entreprendre le projet Osama. Tourné entre 2002 et
2003, alors que le régime Taliban s’effondre progressivement, ce film pointe par l’entremise
du regard acéré de Barmak et de son héroïne, le totalitarisme religieux du point de vue de la
femme et de l’enfance.
Loin d’être un film emphatique, Osama a un ton juste et sobre, sans mouvements esthétisants
qui viendraient affaiblir ou déguiser le sujet. Ce que l’on apprend au cours d’un entretien de
Barmak, c’est que le projet était intitulé initialement « L’arc-en-ciel » ; sa fin était optimiste à
l’inverse du projet fini. Deuxièmement, au cours du tournage, Barmak réécrit constamment
les dialogues et les scènes. Il doute même de l’épilogue. Ainsi pour coller plus au réel, il
décide de changer le destin de son héroïne, en coupant les scènes « idéalistes » déjà tournées.
Proche de l’éthique cinématographique des cinéastes iraniens tels Abbas Kiarostami ou la
famille Makhmalbaf (Moshen, Hana, Samira) avec laquelle il est ami et collaborateur, son
film insiste sur le réel avec le souci d’amener le spectateur à changer de point de vue, de
regard sur ce pays. Ce film est le 43ème de toute l’histoire du cinéma afghan et marque une
renaissance emplie de l’idée suivante émanant du cinéaste : « Là où il y a du cinéma, il y a de
la liberté !».
Contexte
Avant tout, il convient de redire que le tournage se passe bien en Afghanistan, à Kaboul sa
capitale. C’est un pays aux limites du Moyen-Orient et de l’Asie et sa position stratégique
entraîne régulièrement des conflits armés. Si en 1996 à l’arrivée des talibans, ce pays comptait
30 millions d’habitants, composé de plusieurs ethnies, en 2004 le nombre de réfugiés
s’élèvent à au moins 5,7 millions de personnes et l’analphabétisme régnait à plus de 70%. En
2012 (site du UNHCR), la plupart des déplacés sont retournés dans leurs villes et villages et il
reste 1,3 million d’afghan réfugiés ou exilés.
La situation reste à l’heure actuelle instable, violente et il n’y a aucun cadre juridique ou
administratif adéquat. Seuls « le droit culturel, le droit coutumier et religieux » règnent. Ces
précisions esquissent le portrait des acteurs non professionnels que Barmak a choisi. Ceux-ci
ont vécu la ou les guerres selon leur âge, les camps de réfugiés, la misère et le deuil.
Sujet
Barmak découvre un fait divers au cours de son en exil au Pakistan qui relate l’histoire d’une
jeune fille battue à mort pour s’être déguisée en garçon. Elle le hante deux années durant
avant de décider de la mettre en images. La recherche de son héroïne lui fera rencontrer plus
de 3000 fillettes avant de trouver la merveilleuse et troublante Marina Golbahari âgée de 13
ans.
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Par ailleurs, Barmak cherche à témoigner de la paralysie dans laquelle son peuple est
contraint, après des années d’un régime qui s’est attaché à casser l’honneur et à spolier
l’identité de celui-ci et tout particulièrement celui des femmes. Aussi désire-t-il un regard
d’enfant qui appuierait la « compassion du public ». Il veut que nous puissions « pénétrer son
monde de souffrances » et « faire le voyage avec elle ». Marina est repérée en train de
mendier dans les rues de Kaboul et sa sensibilité extrême est ce qui la rend intéressante aux
yeux du cinéaste. Dans un bonus du DVD, aucune petite fille auditionnée ne réagit aux
questions sur la guerre que pose Barmak, seule Marina ne peut contenir son chagrin aux
souvenirs de la guerre et du régime ré évoqués.
Travail
Barmak fonde son travail sur la réaction des personnes et ne donne presque aucun dialogue.
Les acteurs non professionnels doivent être capables d’improviser pour suturer les manques
du scénario. La mère et la grand-mère de Marina sont rencontrées dans un camp de réfugiés,
l’une et l’autre ayant perdu leur famille. Tous sont « acteurs » de leur propre vie en somme et
le film nourrit de leur vécu, de leurs rêves et de leurs peurs.
Film
À l’inverse du film de Samira Makhmalbaf, Cinq heures de l’après-midi (2003) qui est plus
esthétisant ou bien de sa sœur Hana, Le cahier (2007), qui s’attache à l’après régime taliban,
Barmak opte pour un traitement réaliste et proche du documentaire. Pourtant il ne s’agit ni
d’un reportage sur ce pays, ni d’une histoire manichéenne mais d’une fiction dont la
dramaturgie éprouve les émotions et la réflexion. D’ailleurs, Siddiq Barmak déclare vouloir
« amener le spectateur à changer de point de vue en commençant le film avec une caméra
dont on ne sait qui la tient1 ».
Quelques mots sur l’affiche. Le titre évoque de façon habile celui qui procéda au recrutement
des talibans parmi les islamistes du Proche-Orient, à savoir : Oussama Ben Laden. Elle laisse
également entrevoir le visage d’une fillette, entrecoupé par les lettres du prénom Osama, tels
des barreaux, indice majeure sur le fond et la forme de l’histoire qui nous est proposée. Enfin,
son regard est tourné vers la gauche comme si elle cherchait à s’en échapper. Passons à cette
séquence d’ouverture qui annonce le « programme » du film à venir.
Analyse séquence- Ouverture : 6 minutes.
•
Sur fond noir, s’inscrit une phrase de Mandela : « Je ne peux pas oublier mais je peux
pardonner ». Echo aux drapeaux salafistes qui comme ce premier plan et le tout
dernier, dévoilent quelques versets coraniques avec une écriture blanche sur fond noir.
En mars 2012 en Tunisie à la faculté de Manouba, quelques salafistes ôtent les
drapeaux de l’Etat pour placer les leurs. Ici, Barmak se joue de cette tradition que les
salafistes ont pour donner au film une résonance politique et humaniste ! L’ensemble
est accompagné d’une note très basse d’orgue et un son strident. Ils rythment de façon
inquiétante ce début et sur le même fond noir, le titre Osama, puis le nom du
réalisateur apparaissent. Le son s’amoindrit et le fondu au noir s’ouvre sur un gros
plan de jour.
1
In L’Humanité, propos traduits par Michèle Levieux, 24 mars 2004. Référence article sur
http://crac.asso.fr/image
4
•
Ouverture du récit en lui-même par un plan sur un jeune garçon agite une boite en fer
tel un encensoir pour « éloigner le mauvais œil ». Son regard malicieux apaise un bref
instant la tension ressentie dès le générique. Il est face à nous, regard-caméra jusqu’à
ce qu’un dollar se tende vers lui depuis le hors-champ. « Follow them !» déclare une
voix-off. La caméra talonne le jeune garçon qui poursuit à son tour deux femmes, une
fillette à visage découvert et une femme plus âgée qui semble selon toute
vraisemblance être sa mère. Un nouveau plan montre un homme avec une charrette
chargée de potirons et deux femmes en train de courir affolés.
•
Une manifestation de femmes toutes vêtues de burkas bleues, véritable marée humaine
sans visages, défile. Le garçon se fait à nouveau payer l’information. Ces femmes
demandent du pain et précisent qu’elles sont veuves. Un contre-champ cadre la fillette
apeurée et sa mère dont la burka recouvre le visage ; leurs corps se figent. Un son de
camion retentit ainsi que l’annonce des « tâlebân » (talibans) provoquant la panique
dans la foule qui fuit dans tous les sens. Traquée, c’est la confusion générale et les
canons à eau tentent de disperser cette foule.
•
La fillette, sa mère et le garçon trouvent avec difficulté refuge dans une entrée de
maison. Le garçon récite sa litanie du début. La fillette entrouvre la porte. Le contrechamp montre l’eau s’abattre sur la foule, un jeune enfant perdu, puis une burka
chassée par l’eau dans la boue. Plus loin dans une ruelle des femmes sont prises au
piège et encagées avec un arrière-plan sonore des poules caquetant, comme pour
mieux signifier l’action de les enfermer. Le cadenas se ferme et un taliban menaçant
s’avance vers nous, face caméra, le bras en l’air pour assommer celui qui se trouve
derrière la caméra. Le son strident du début l’accompagne. Noir.
I. Le regard en question.
Décrire par le menu cette séquence donne la clé de tout le récit. Nous sommes de plain-pied
dans le documentaire et cela nous fait douter de la nature du film dans sa globalité. Ce
mélange adroit quant au dispositif premier pose la question du regard. Celui de l’étranger au
sens large du terme, celui qui, de fait n’a pas droit de regard sur ce qui se passe là-bas. Notons
de suite que les Talibans sont des étudiants en religion d’ethnie Patchou venant de l’extérieur
du pays et qu’ils sont perçus également comme des étrangers par la population afghane. Ceuxci sont membres du mouvement fondamentaliste prennent possession de la capitale, Kaboul,
le 16 septembre 1996. Le mouvement se déferle aux deux tiers du pays englobant d’autres
villes telles Mazar-E-Charif. Ces territoires sont privés de toutes libertés et droits
élémentaires. (Sur le site d’Amnesty International de nombreuses archives expliquent la
situation et rappellent certains évènements tragiques à l’égard des femmes).
Nous pouvons ainsi parler de leurre au sein de la mise en scène, en nous ramenant à des
images d’actualité que nous avons pu voir ici et là. Toutefois, le glissement vers la fiction se
fait de façon évidente lorsque le cameraman est assommé. Nous quittons pour le reste du récit
le procédé de la caméra à l’épaule, propre au journalisme de terrain (images floues, tremblées,
suivant l’action dans l’immédiateté) pour entrer dans un filmage dit plus « classique ». Le
conseil que donne le garçon est un second indice quant à la question du regard puisqu’il
insiste en disant : « Ne me filmez pas. Filmez les femmes là-bas ». Il existe un autre point de
vue, celui des femmes, qu’il fait entrer en tant que vecteur de la fiction naissante.
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Le regard entravé par leur burka, ces femmes bravent l’interdit. (Les couleurs des burkas sont
différentes selon les villes : le bleu et le gris pour Kaboul, noir et blanc pour Khost, blanc
pour Hêrat ou bien encore vert foncé et marron pour Kandahar. La famille d’Osama n’est
peut-être pas originaire de Kaboul). Le climat est oppressif et ce, renforcé par la manifestation
filmée de l’intérieur. La profondeur de champ est ténue, rare et notre perception des choses, à
l’instar des manifestantes, devient confuse et angoissante. Nous tournons, nous nous perdons,
nous sommes dans le flou avec les cris des femmes et le son de l’eau ruisselante. Le son
autant que l’image sont les vecteurs d’une immersion totale.
Enfin, un dernier regard s’offre à nous, celui de l’enfance. Le jeune garçon malicieux et la
fillette apeurée au seuil de la porte, sont deux témoins d’une réalité qui met en question
l’avenir. L’enfance est-elle d’ailleurs une terre sur laquelle ils évoluent encore ou sont-ils déjà
à la lisière d’un autre monde ? Le présage de l’affiche se confirme par cette ouverture brutale.
À mi-chemin entre le témoignage et la fiction, nous avons par conséquent trois regards, dont
celui de la fillette se détache lorsqu’elle ose ouvrir la porte. Celle qui est sur l’affiche se
dévoile à nous.
II. Engagement.
Le ton sous-jacent à cette introduction se veut politique et engagé. Après dix années sans
images sur ce pays, nous le redécouvrons avec une nuance supplémentaire. En effet, si le
premier regard posé est celui d’un journaliste étranger, très vite on lui interdit de voir. Nous
sommes plongés au cœur de ce film sans pouvoir acheter d’images et/ou sans une possible
manipulation des médias, alliée à celle des habitants qui peuvent monnayer une fausse
information juste pour pouvoir survivre. Le regard médiatique ne vaut donc plus rien. Le seul
qui est offert est celui il est passé à celui des Afghans eux-mêmes. Nous signifiant que
Barmak permet à son peuple de parler en son nom. D’ailleurs, dans la scène du jugement, il
filme deux hommes manifestement lucides sur le régime qui se met en place et comme une
sorte de contrepoint à ceux qui n’ont plus la parole, l’un d’eux demande : « Où est le
témoin ? ».
Si différents points de vue n’ont pour l’heure pas de noms, les talibans sont quant à eux
nommés de suite. Désignées comme hostiles et violentes, ces silhouettes barbues et
enturbannées sont mobiles mais silencieuses. Le seul mot « taliban » suffit à affoler la foule
rassemblée et à les rendre inquiétants comme la suite des évènements le confirme. Oser parler
de ce régime, même des années après reste un engagement fort et dangereux, sans jamais
adopter un traitement cinématographique voyeuriste ou zélé.
Cette dispersion faite à coups de canons à eau comme pour insister sur la salissure que
représentent ces femmes donne également une autre inflexion au récit. Ce premier film ose la
relecture de ce que le spectateur sait ou ignore et l’amène à un questionnement sur les
conditions de vie contemporaines de ces femmes et de ces enfants. Le climat d’urgence et
d’injustice pèse désormais et sert de moteur à l’intrigue. La vision sociohistorique de la mise
en place d’un pouvoir aux allures totalitaristes des talibans se décline selon plusieurs motifs :
le cloisonnement, l’enfermement et l’entravement de la société afghane, des femmes et de
cette fillette. Par l’artifice du reportage, nous pénétrons dans la réalité de deux mondes
secrets : celui des talibans-monde extérieur et celui des femmes-monde intérieur.
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Pistes pédagogiques proposées :
- Mode de filmage de l’introduction. Question des images de télévision, du rapport aux
médias et la connaissance des évènements.
- Définir le cadre des images : lieux, pays, personnes, langue. Où sommes-nous et que
se passe-t-il ?
- Pouvons-nous savoir quel est le (ou les) points de vue dès cette ouverture ? Comment
le comprenons-nous ?
- A-t-on une idée du récit à venir ? Sons, images, actions permettent-ils de dégager le
ton du film ?
III. Récit
Le destin de cette fillette sans nom, flirte avec le mythe de l’androgynie, qui sous-tend la
légende de Roustam que récite la grand-mère : « Au pied d’un arc-en-ciel, les hommes
peuvent devenir des femmes et les femmes devenir des hommes ». Roustam ou Rostam est
l’un héros mythique de la Perse antique adulé pour sa force. Ne naissant pas correctement, son
père fait appel au Simurgh (phénix) à l’aide d’une plume remise auparavant. Le Simurgh fait
une césarienne (en langue farsi, un rostaminé d’où le prénom de Rostam). Le récit se pare de
la part initiatique inhérente aux contes. Contrainte d’abandonner son identité par le régime
taliban, la métamorphose que subit Osama ne la protègera ni de la violence masculine et
talibanne, ni de la fin de l’enfance et de l’innocence. Il devient alors indispensable de
considérer la question du travestissement, amenant à celle de l’abandon de soi puis celle de
l’interversion des pôles masculins/féminins dans un pays où les ablutions prennent plus de
temps et d’importance que le jugement d’un être humain. D’un regard empêché, nous
avançons vers une spoliation de soi.
Personnage(s)
La fillette, appelée Osama par Espandi, n’aura jamais droit à être appelée par son prénom de
baptême. Elle est le seul espoir de survie de sa famille composée de femmes uniquement. En
effet, les talibans appliquent un fondamentalisme essentiellement tourné contre les femmes.
Entre autres par l’interdiction de travailler, d’étudier et de sortir non couverte d’une burka.
Dès 1992, les fondamentalistes islamiques réduisent le droit des femmes à la participation à la
vie sociale, économique, culturelle et politique du pays. Dès la seconde séquence, sa mère
infirmière est empêchée de travailler. La manifestation du début s’éclaire à nos yeux. Sa fille
terrorisée, est donc celle qui peut « jouer » sur son corps équidistant de la féminité naissante
et de la masculinité adolescente. D’ailleurs, le mollah qui fait les ablutions lui dira qu’elle
ressemble à un « éphèbe ». Il est certain que son corps, comme ceux des garçons qui l’entoure
dans le hammam, est non sexué et joue pour beaucoup dans l’effacement de son identité
supposée. Son corps est un passeur que nous suivons d’un univers à l’autre.
Espandi est un jeune garçon des rues, orphelin et est un des éléments enthousiastes et mature
de ce film. Unique personnage relativement enjoué, il est à l’aise avec tout le monde,
fanfaronne, dérange, ameute la foule d’enfants dans la Madrasa. Il est également un passeur à
son niveau. Il peut être cruel avec Osama (en lui révélant qu’il la reconnaît) et à la fois, celui
qui va tenter d’être son ange gardien (en l’aidant à prouver sa « virilité » en montant dans
l’arbre). Passeur enfin parce que c’est lui qui guide les reporters du début du film et qui mène
au regard des femmes. Nous pouvons y voir l’alter ego du réalisateur Barmak. En recadrant
l’action sur la manifestation, il épouse le rôle de metteur en scène accordant un regard sur
celles qui n’ont pas la parole.
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Autre personnage masculin en forme de contrepoint aux talibans, c’est le commerçant. Il
tente de parler à sa peur et de prendre soin de la fille de son ancien ami mort, le père d’Osama
tué du temps de la guerre contre les soviétiques. (De 1978 à 1989, l’ex-URSS se bat en
Afghanistan afin de ne pas laisser échapper l’un de ses pays satellites). Dépourvu également
de nom, il réussit à préserver un temps Osama du regard menaçant des talibans (la guide dans
la gestuelle des rituels masculins) avant de s’exiler comme tant d’hommes. Les talibans quant
à eux sont filmés sans psychologie aucune et soumis à leur loi. « Taiseux mais scrutateurs »
comme il est dit justement, ce sont des êtres omniprésents à la fois fantomatiques et
insaisissables. Ils apparaissent comme une entité malveillante et symbole d’une répression
toute masculine.
Ces femmes, que ce soit celles qui manifestent, celles qui attendent dans la prison, celles qui
accueillent Osama dans la maison du mollah ou bien encore sa mère et sa grand-mère, sont le
cœur de ce récit. Ce qu’elles ont en commun, c’est d’être cachées, enfermées, dissimulées.
Elles sont quasi interchangeables de par leurs burkas bleues (à une exception près avec celle
beige de la mère) et l’interdit règle leur vie comme le témoigne la scène du mariage qui se
mue précipitamment en cérémonie de deuil. Comme souligné dans l’introduction, l’espace
intérieur est le leur, tandis que les hommes et les talibans investissent l’extérieur. Ils sont dans
l’espace de la visibilité !
La condition des femmes et le destin tracé d’Osama sont centraux. Malheur d’être née fille, sa
grand-mère décide de la sauver de la sentence maternelle en la déguisant. Notons que le film
de Hana Makhmalbaf -Le cahier- est sous tendu par l’idée que pour vivre, il faut faire le mort.
Ici, nous ne sommes pas loin de celle-ci, à savoir que pour survivre, il faut taire ce que nous
sommes.
Mise en scène
Barmak utilise les règles classiques du cinéma. Elles exposent une maîtrise du jeu des
comédiens non professionnels, la clarté des cadres, le goût des décors, le sens de l’espace
comme la gamme des couleurs insistant sur le rapport entre individus-personnages et la masse
d’anonymes identifiés par leur costume, soumis aux préceptes religieux ou manifestant contre
la contrainte. Il y a peu d’éléments didactiques ou de détails topographiques ou
chronologiques, ce qui porte à une thématique intemporelle propre aux contes et dont l’enfant
est le vecteur.
Le choix de mise en scène de Barmak est « moral », en ce sens, qu’il évite le « close up »
intégral (le gros plan) sur l’héroïne et utilise généralement des plans moyens ou d’ensemble,
afin que l’histoire soit perçue tant du point de vue d’Osama, que de celui du peuple afghan au
travers du regard de la mère, de la grand-mère, d’Espandi, du commerçant et autres
protagonistes.
A. Thématiques formelles et narratives : l’entravement.
Osama est construit sur la notion de cadre en tant que prisons physiques et mentales. Le
cadrage accentue l’impression d’enfermement, de cloisonnement et d’interdit sous-jacent, par
des plans qui montrent un pied, une roue de vélo, un pot de terre, le lait qu’une cuillère de
bois fait tourner, les chaussures de petite fille à échanger avec des mules d’hommes, un
assemblage de cadenas, la poulie, l’oxygène.
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Cette utilisation du gros plan et du plan rapproché sur eux indique deux choses ici : l’une est
la nécessité de bien voir dans le sens d’identifier le sujet et l’objet, l’autre est la volonté de
gonfler l’effet produit. Barmak tente de nous mettre, nous spectateurs, à la place des talibans
en somme. De voir ce qu’ils voient et donc de ce qu’ils conçoivent comme étant interdit.
Autre notion, celle du surcadrage qui insiste sur le cloisonnement. En guise d’exemple citons
la porte d’entrée de l’habitat d’Osama et de sa famille, qui encadre le taliban boiteux ; la porte
du magasin et sa fenêtre ; le mariage et sa salle privée soulignée et signifiant le retrait dans le
champ visuel ; la porte d’entrée de l’école coranique ; le puits de la punition ; le palais de
justice avec son architecture partiellement détruite (« juge » allongé dans le cadre) mais dont
quelques arcades subsistent et enfin, les portes d’entrées dans la maison du mollah qui
s’ouvrent et se ferment telles des boîtes poupées gigognes sur les femmes qui attendent.
Lorsque Osama attend dans la maison du mollah avec les femmes, elle est assise devant la
cheminée, nous pouvons penser qu’au sens propre comme au sens figuré, le foyer est celui
qu’on lui fait et celui qu’elle va créer.
De même, nombres de plans mettent en avant une occultation des femmes, que cela soit par
un rideau de cordes dans le magasin ou bien les panneaux de bois pour le fermer, par les
barreaux de la prison, par les burkas elles-mêmes ou bien encore la fenêtre embuée qui sépare
de la rue et sur laquelle Osama se dessine. Ultime digression au sens linguistique, celle de la
maisonnée qui s’active à effacer toute trace de la famille et de la fillette en déchirant des
photos, découpant des papiers et cachant les tresses, vestiges de sa féminité et de sa véritable
identité.
Enfin, l’attente au pied de l’arbre dans la cour, le tournoiement des gamins dans l’école
coranique, la traque des talibans dans la manifestation ou bien le cercle de la foule que
fendent Osama et le mollah qui l’achète, sont autant de formes visuelles et de mouvements
qui délimitent l’espace. Peu d’échappatoires s’offrent aux uns et aux autres en définitive. À
cela s’ajoute le travail sur la bande-son avec les sons stridents durant le générique ou après
chaque scène-climax, les crissements de la poulie, les cris des femmes mêlés à la pluie, les
cadenas et différentes grilles et portes, le saut à la corde à sauter ; leurs rythmes nourrissent la
sensation d’étouffement, impliquant la notion d’engrenage implacable qui se met en place.
Grâce à ce travail formel et sonore, la narration portée par Osama nous entraîne dans un
monde aux contours déterminés et non malléables. Nous visitons les institutions (hôpital,
maison, magasin, école et prison) par l’intermédiaire d’Osama. « À chaque fois on est dans
l’enfermement, derrière un mur, face à un mur, entre des murs2 » dit le cinéaste. En effet, si
les rues ressemblent à un labyrinthe de par leur similitude, l’hôpital se mue en un lieu de soin
et de travail à celui du danger. L’école coranique ne laisse voir qu’ânonnements d’enfants
embrigadés et salles obscures ou une cour qui expose et livre à l’ennemi. Et à l’inverse de ce
que dit la mère d’Osama, à chaque fois qu’une porte s’ouvre, c’est pour mieux se fermer !
Ainsi, le point de vue principal que représente la fillette est littéralement prisonnier du début à
la fin du film en partie par le cadrage légitimé ou désiré comme tel par le réalisateur. Nous
suivons son regard à l’hôpital (lorsqu’elle fait le guet) et depuis l’extérieur sur la chambre du
grand-père mourant, soit le fait qu’elle ne franchit jamais les limites du cadre pour disparaître
hors-champ. Malgré ses tentatives de fuite, comme la course en avant depuis la cour de
l’école coranique, elle est traquée par la caméra et n’échappe pas au cadre.
2
Id ibid, L’Humanité.
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De ce choix, il s’en dégage un sens fort de vouloir restreindre les mouvements et de signifier
ainsi sa privation de liberté. Elle est cadrée dans le plan de façon à faire comprendre sa
condition. Le cadre borne la liberté d’aller et venir dans un espace découpé par la caméra, ce
qui verrouille les points de vue selon une vision répressive des lieux et de la vie. Le conflit
entre le fond et la forme permet de construire la spoliation d’identité à laquelle est sujette
Osama.
Pistes pédagogiques :
- Quel trait formel pouvons-nous repérer par le cadrage ?
- Parlez du décor, des lieux extérieurs et intérieurs.
- Comment la fillette est-elle filmée ? Que pouvons-nous en dire ?
- Citez une scène qui vous frappe le plus sur cette opposition intérieur/extérieur ;
pouvez-vous dire à qui ces espaces appartiennent ?
- Que pouvez-vous déduire de par cette forme sur l’histoire, son sens ?
Analyse de séquence- Chapitre 4 / 5- l’arc-en-ciel - 8 minutes.
•
Cette séquence débute par la réprimande de la grand-mère envers sa fille d’avoir
exposée au danger de la rue la fillette. La mère se plaint d’avoir une fille et de n’avoir
pas de fils pour subvenir aux besoins de la famille. Nous avons ici un élément de
compréhension sur la situation dans laquelle cette famille se trouve. Progressivement
la caméra zoome en avant vers le visage d’Osama dont la tête est posée sur les genoux
de sa grand-mère. Elle est l’objet de la discorde et celle qui, envers et contre tout, va
être le sauveur. La grand-mère parle d’égalité entre les hommes et les femmes, sous le
regard dubitatif de sa fille.
•
Elle prend la décision de couper les cheveux d’Osama, tandis que sa fille devra couper
les vêtements de son défunt mari. Barmak décide de monter la séquence par une
répétition de champs et contre-champs sur la grand-mère puis sur Osama seule, et
enfin sur la mère et le tissu. Il relie l’acte de raccourcir les vêtements à l’aide d’une
paire de ciseaux au conte que récite la grand-mère pour endormir Osama et à la coupe
des tresses qui tombent sur le tapis. Nous allons revenir sur celle-ci car elle est montée
de façon très signifiante quant à l’identité.
•
Pour finir, le jour se lève et la caméra en plongée sur un corps endormi remonte des
pieds à la tête. Osama découvre son nouveau visage dans un miroir rond tel l’iris de
l’œil qui se dissimule d’ailleurs très adroitement car il est interdit ! Extra-diégétique,
un chant de femme très solennel accompagne Osama qui récupère ses tresses et les
plante dans un pot de terre. Glissons d’un chapitre à l’autre pour suivre Osama
(découpage du dvd et l’extrait est à cheval sur deux chapitres), jusque dans les rues de
Kaboul et l’épreuve du regard masculin et particulièrement celui des talibans sur elle.
B. L’abandon de soi.
Ce qui rend cette séquence pertinente et grave, c’est l’insertion de trois flash-back à l’intérieur
de la série des champs/contre-champs. Le premier flash-back montre des gens fuyant et
pénétrant dans une entrée. Nous reconnaissons le plan de la manifestation et de la cachette
issu de la séquence d’ouverture. S’ensuit un premier coup de ciseau sur les tresses.
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Le second flash-back dévoile le visage d’Osama qui regarde la manifestation sous la pluie
avec un arc-en-ciel naissant dans le fond du cadre. Un autre coup de ciseau clôt le suivant. Le
troisième laisse Osama sortir et se voir elle-même jouant à la corde à sauter sous cette même
pluie. Les tresses tombent toutes au sol et à sa suite la porte se referme dans l’ultime flashback. Cette insertion indique l’abandon de soi, de sa condition de petite fille qui tremble à la
vue et à l’arrivée des talibans, sa condition d’enfant innocente également qui rêve de faire de
la corde à sauter en toute liberté et celle de passer peut-être sous cet arc-en-ciel qui appartient
au conte de sa grand-mère.
Lorsqu’elle se découvre dans le miroir, sa tristesse indique toute l’angoisse qui l’attend. Il lui
faudra feindre, tromper le monde environnant. Elle est contrainte de renier ce qu’elle est au
plus profond d’elle-même, en endossant une seconde peau, qui de surcroît est celle de son
père et du déshonneur également. Les habits remaniés sont importants car elle n’a ni
patronyme, ni prénom et doit porter voire usurper la loi du père. Par ailleurs, enterrer ses
tresses est un geste qui dit toute l’importance de cet acte ; en les mettant dans la terre, c’est le
vain et secret espoir de perpétuer, voire d’engendrer la pousse des cheveux et la part féminine
contenue. Elle enterre ce qu’elle a été comme les flash-back le suggèrent déjà. La porte
fermée est celle qui s’est close sur sa féminité, sur son identité et son enfance. Nous la verrons
plus tard, placer l’intraveineuse du patient décédé au-dessus du pot. L’eau du goutte à goutte
est ici plutôt synonyme de maladie, d’hôpital et non de pureté comme nous le voyons avec les
ablutions.
La première sortie d’Osama est très importante car elle est toujours suivie du chant de la
femme comme pour rappeler son identité et le côté tragique de l’histoire. Le regard des
hommes dans une charrette sur leur pas de porte ou des talibans, est l’épreuve du feu. Arrivet-elle à feindre ? Arrive-t-elle à tromper leurs regards acérés ou est-elle en train de se
dévoiler ? Toute la suite du récit décrit son apprentissage pour réussir à duper tous ces
hommes et maîtriser sa peur du regard extérieur. La grand-mère lui racontera à nouveau la
légende de Roustam et le zoom avant soulignera le nouveau visage d’Osama comme s’il lui
fallait intégrer cette nouvelle identité de gré ou de force, qu’elle la fasse sienne.
C. Thématique socioculturelle : identité et dévoilement.
Nous allons désormais traiter ce récit depuis le versant socio-culturel tel que l’apprentissage
gestuel et comportemental qu’Osama effectue, en entrant dans le monde masculin, islamiste et
taliban. La scène qui inaugure cette notion est celle où elle commence à travailler pour le
commerçant. Le raccord par le geste qui relie la fin de la scène lorsque Osama est engagée et
le début de celle qui la montre à l’ouvrage, est important. Nous voyons en gros-plan le lait
fumant et l’homme tourner sa cuillère de bois selon un rythme donné. Nous rouvrons l’autre
plan cadré à l’identique sauf que les mains puis le corps dévoilé par la caméra qui remonte
jusqu’au visage, dévoile Osama. Premier geste passé, celui de tourner le lait, pour se fondre
dans le décor, pour apprendre le métier et pour prendre une place qu’elle n’a jamais eu le droit
d’occuper. Le rythme variera selon les évènements et c’est une belle idée dramaturgique de
montrer sans mots, la peur qui envahit Osama à l’approche d’un taliban ou d’un homme
bousculé contre la vitrine.
Commerce : Chez cet homme, Osama dessinera sur la vitre embuée sa silhouette avec des
tresses, rappelant qu’elle peut changer d’habits, de peau extérieure mais que son âme, son moi
au sens psychanalytique est toujours féminin. Elle est dans sa réalité et non dans le déni.
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Elle doit changer de chaussures, rendre sa voix plus rauque et apprendre à faire ses ablutions,
puis la prière. Ce qui ressort c’est une division nette entre le monde des femmes et celui des
hommes. Dans le dernier plan, elle saute à la corde voulant retrouver son enfance et
l’innocence inhérente à cet âge précis.
Talibans : Embrigadée avec d’autres enfants mâles, elle se retrouve au cœur d’un monde
encore plus réglementé et sa « virilité » sera mise à l’épreuve. La distribution de turbans
blancs tente d’unifier, de rendre semblables tous ces garçons, mais très vite Osama sera
source de questionnement au-delà des rites islamiques.
Hammam : La scène des ablutions met en lumière plusieurs choses. Le choix des éclairages
rend ce lieu sensuel et le jeu d’ombres et de lumières, insiste sur le côté amoral et libidineux
du mollah. Osama prise au piège de cet exercice pudique mais maladroit dans son explication,
doit s’y plier sous réserve d’être découverte. Le mollah la repère quand il sort de son baquet
comme si sa plongée dans l’eau lui avait métaphoriquement redonné la vue. Osama comparée
à un « éphèbe » plonge et ressort avec des gestes de retenue sur son torse.
Analyse de séquence- Chapitres fin 10/11- Arbre/ Fille : 8 minutes
Osama est contrainte de grimper dans un arbre pour dissiper les soupçons sur son identité.
Son corps androgyne est mis en avant (ses pieds, sa voix, ses mains) et en haut de l’arbre, le
silence se fait comme si, l’espace d’une respiration, se faufilait un espoir de prouver ce qu’elle
n’est pas.
C’est également une scène qui crée la confusion en insistant sur ce qui relève de la virilité, de
la féminité et la ségrégation latente faite aux corps d’adolescents pré -pubères. Seule au milieu
de jeunes garçons élevés dans le strict respect des règles discriminatoires et propagandistes
des religieux, Osama doit assimiler à la mosquée, au hammam, à l’école coranique, les rites
dans lesquels elle se perd. Un taliban remarque dès la prière avec le commerçant, qu’elle ne se
relève pas. De sa voix perçante, elle crie qu’elle n’est pas une fille et pourtant, elle ne saura
pas redescendre de cet arbre. Au sommet, avec un bref piaillement de moineau en fond
sonore, elle apparaît tel un chaton en proie au vertige figurant de façon emblématique les
femmes afghanes désorientées et dépossédées de leur identité.
Punie pour n’avoir pas su descendre, elle est suspendue à une poulie dans un puits. Osama
pleure et crie, nous apercevons dans un premier temps en contre-plongée sa silhouette qui se
balance contre les parois. Scène violente quant à la démesure et l’origine du supplice, les
enfants continuent leurs récitations du coran et regardent en silence en direction des pleurs, à
l’exception d’un garçon qui semble ne plus savoir que penser. Barmak n’abuse pas de
mouvements de caméra mais saisit la douleur de par cette plongée et contre-plongée sur la
fillette, le dispositif de suspension apparaissant tel un gibet. Le gros plan sur la poulie laisse
entendre que sa vie ne tient qu’à un fil autant qu’il réaffirme la notion d’engrenage. Etre
femme est synonyme de transgression, de salissure, d’impureté et cette scène renvoie à une
dimension socioculturelle évidente et ambiguë que le régime taliban véhicule. Silence et
attente en contrepoint aux balancements et pleurs de la fillette sont insoutenables. La forme
ronde devient antinomique avec cette punition et bien loin de protéger tel le ventre maternel,
il représente le vide, l’absence et l’absurdité.
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Sortie droite comme un I du puits, Osama découvre en même temps que le mollah que du
sang coule le long de ses jambes. Elle est découverte, elle est imposture et ils crient son
identité sexuée « C’est une fille ! ». Course poursuite des enfants jusqu’à ce qu’un taliban lui
mette de force une burka. Barmak n’accompagne pas de travellings son héroïne mais la laisse
courir en tous sens affolée, ne l’autorise jamais à sortir du cadre. Espandi, l’alter ego du
réalisateur, part en pleurs, abasourdi et désabusé par la scène. Il ôte son shesh. Le destin
d’Osama est scellé.
Osama a eu conscience tout au long du récit, d’être une provocation aux yeux des talibans et
s’effraie dès qu’ils apparaissent, exprimant par conséquent que son travestissement est
inopérant. Sa vraie différence est manifeste et au-delà de son déguisement ou de la burka que
lui mettent les talibans, cela rappelle qu’elle est une femme et que rien ne pourra changer. Si
elle échappe à la mort, elle disparaît de toute façon par sa rétention aux yeux de tous,
condamnée à vie. La question du regard est à nouveau centrale puisqu’elle ne sera plus
l’objet, ni le sujet du regard, symbolisant l’ensemble des femmes afghanes qui ne doivent pas
être vues et ne doivent pas voir. Enfin, sa féminité ne lui sera rendue que pour être violée.
Seule la séquence du mariage s’apparente à une respiration avec les chants et la musique
interdites. Nous sommes introduits par Osama dans le monde intérieur, invisible et défendu de
la féminité. De plus, lorsqu’une jeune fille demande où est le marié, Osama répond : « En
Iran ». En somme, nous ne savons pas si le jeun homme a fui pour combattre ou s’il a fui pour
échapper aux talibans ; cela sous-entend que les femmes sont livrées à elles-mêmes et à leur
condition d’être emmurées vivantes.
Dans la maison du mollah, les femmes redonnent une apparence féminine à Osama en la
maquillant, en l’habillant avec une robe. C’est d’ailleurs presque outrancier et cela apparaît
comme un autre travestissement ! Tandis qu’elles s’occupent de la fillette, elles témoignent de
la vie et de ce qui l’attend. Loin d’être le conte de sa grand-mère, elle entend avec chacune
d’entre elles, la réalité qui rend caduc tout le discours sur l’égalité. Les cadenas se trouvent à
chaque plan de cette séquence et prouvent qu’il n’y a pas d’issue. Osama est figée lorsqu’elle
doit choisir son propre cadenas, et ne peut que pleurer. En la couvrant de la burka pour ne
plus voir son corps et donc l’identité de son sexe, la société talibanne fait d’elle une nubile.
Pistes pédagogiques :
- De quoi Osama est-elle coupable ? Quels éléments vous aident à comprendre ?
- En quoi la scène de l’arbre est-elle une clef ? Etudiez l’utilisation de la bande-son
lorsqu’elle est perchée, que vous apporte cette indication ?
- Quel regard les jeunes garçons, les hommes et les talibans portent-ils sur les fillettes et
les femmes en général et que pouvez-vous en déduire ?
- Quel rôle joue Espandi dans ces deux scènes ? Quelle réaction a-t-il et que veut-elle
dire ?
L’enfance.
Mise en scène sobre et morale, Barmak use de plans relativement fixes afin de signifier le côté
figé de son peuple et l’absence de liberté des femmes. Comme si le temps avait été arrêté avec
les talibans en leur sein. Dans une dimension à la fois documentaire et socioculturelle, ce film
déploie ses thématiques selon une temporalité elliptique, presque intemporelle au sens d’un
conte cruel.
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D’avoir choisi un regard d’enfant, Barmak nous a dit vouloir être à même d’amener le
spectateur à l’émotion, à la souffrance vécues mais il s’avère que ce regard d’Osama est plus
complexe.
A. Anthropologue : Le regard d’Osama comme celui d’Espandi, est anthropologique, au sens
qu’il voit et rapporte en tant que point de vue. Il est une ouverture sur le monde différente de
celles des adultes soumis ou élus. À tout moment dans le récit, Osama pose les yeux de façon
désintellectualisée sur la vie et nous délivre des informations sur son pays.
Lorsque les talibans embrigadent les garçons dans les rues, le réalisateur souligne le regard
d’Osama qui se dirige vers une porte depuis la foule, observant les parents contraints de
laisser leur fils partir. Le regard d’Osama n’explique pas, ne disserte pas. La fillette est là dans
l’instant présent et transmet ce qu’elle voit. Quand bien même elle est à la sortie de l’enfance
et à l’orée de l’adolescence, son regard et son esprit sont toujours retenus par l’innocence et le
besoin vital d’insouciance.
B. Jeu : Ainsi n’est-il pas si surprenant de voir à l’arrivée des enfants à l’école coranique des
garçons juchés sur un tank et jouer à la guerre. Pour eux, le lien ne se crée pas, ils sont dans
l’instant et apprennent à leurs dépens ce qui se passe et se dessine pour eux dans ce lieu. La
cloche sonne et c’est une cour de récréation que nous avons sous les yeux.
Par ailleurs, le retour à l’enfance est une attitude cognitive, un chemin tracé pour appréhender
la réalité. L’enfant est le lieu de sensibilité, il ne pense pas le monde mais le vit; il est donc un
être de sensations qui les accumule et les restitue. Il s’agit de retrouver cette vision primitive
que détiennent les yeux infantiles. Entrent en ligne de compte le méta regard de la caméra et
celui de l’enfant, qui tient le privilège de tout voir, de tout capter. Dans cette appréhension, les
apparences restent en marge, et l’enfant acquiert son entière cognition en les ignorant.
« L’enfant se trouve face aux choses, en contact intime avec leur vérité » (Santiago Amon).
En choisissant un regard d’enfant, Barmak propose un regard plus neutre parce que non sujet
à l’intellectualisation. Il nous donner à voir un monde tel qu’il est sans qu’il soit jugé ou
modelé au préalable.
C. Temporalité : Cette mise en scène rend compte d’une atmosphère troublante, inquiétante,
presque fantasmatique. Elle semble à mi-chemin entre le cauchemar éveillé et
l’invraisemblable. En décrivant peu les lieux et les êtres, la réalisation amène plus au
sentiment de terreur suscitée par eux. En effet, dans la peur vécue quotidiennement, Osama va
vivre avec la hantise d’être démasquée et le récit progresse dans une continuité de scènes.
Cela est propre au point de vue enfantin qui met bout à bout les évènements et peine à rendre
cohérent un ensemble.
Nous ne sommes pas dans un récit de souvenirs ordonnancés mais dans une narration
constituée d’instants du présent qui sont hachés par cette peur constante. Le traitement
elliptique permet le suspens de cette histoire mais renvoie immanquablement à un esprit
d’enfant qui absorbe très vite les données. En guise de contrepoint, les séquences poétiques,
oniriques, les images mentales, les flash-back sont des lieux de liberté préservés par cette
enfant. Divagations narratives, elles offrent un sentiment de joie et d’amertume mêlées. Le
monde des possibles s’estompe et laisse place à une réalité trop abrupte, dont Osama se
protège un temps en rêvant.
14
Analyse de séquence- Chapitres 13- Prison /15 -maison mollah : 6 minutes.
•
Au sein de la prison, cette scène relativement courte (deux minutes) s’ouvre par un
gros-plan sur les jambes d’une femme qui longe des boxes. Des femmes sont assises,
Osama est la dernière enfouie dans une burka couleur sable. Un son cadencé résonne
et dans un premier temps, les chaussures de cette femme sèment le doute. En off, nous
entendons le son d’une porte qui grince. Suit un plan sur Osama assise puis présente
dans un contre-champ dans lequel elle joue. En fait le rythme n’est pas celui des
chaussures lorsqu’elle marche mais celui d’Osama avec sa corde à sauter. Le second
son en off d’une fermeture de porte initie le contre-champ sur Osama assise.
S’ensuivent une série de champs/ contre-champs sur Osama qui joue et une
occidentale (celle de l’hôpital) derrière les barreaux. Retour sur la corde à sauter puis
la femme est en plan de plus en plus rapproché et enfin Osama la regarde. Le son
s’arrête. Barmak filme avec un léger travelling courbe comme s’il tournait autour des
scènes, insistant sur le côté vertigineux, le côté voyeur également (femmes en cage
comme celles de la manifestation) et le côté « universel » (englobant) de la condition
faite aux femmes dans ce pays.
•
Nous nous souvenons des scènes de rêves pendant que sa mère lui coupe ses cheveux,
ici après une image qui traduit son désir de rester enfant et de jouer dehors en liberté,
elle se voit telle qu’elle est devenue (soit travestie en garçon) jouant toujours à la
corde à sauter. D’ailleurs, l’espace d’un instant, nous doutons de la nature de cette
scène. Est-ce un rêve ou saute-t-elle à la corde dans cette prison, puis très vite nous
nous rendons compte qu’elle ne le pourrait pas et que c’est une image mentale. Cette
séquence est complexe car elle évoque à la fois l’enfance définitivement confisquée et
le monde des femmes (oriental et occidental) mis à l’index, emprisonné, mis sous
séquestre.
•
L’ultime scène de ce genre est celle de sa « nuit de noces ». Le travail sur la lumière
en clair-obscur identique à la scène du hammam, renvoie à cette même pénombre, qui
n’est plus onirique mais libidineuse comme ce qui se joue dans la maison du mollah.
Celui-ci est à la recherche de son « achat » et ouvre toutes les portes. Il finit par
trouver Osama cachée dans un four à pain creusé dans le sol. Quand elle est sortie de
là, il lui propose ses cadenas tel Barbe Bleue et de faire sien un de la série. Ils montent
à une échelle puis succède un plan dans lequel le mollah s’immerge dans un bain
inondant de vapeur la nuit. Le son de la corde à sauter s’entend à nouveau alors
qu’Osama jouant, clôt le récit.
•
Ce son sera présent encore un tiers du générique qui défile sur fond noir, avant que le
chant d’une femme (celui du miroir) monte. C’est la même image que la précédente
mais le sens de celle-ci est encore plus violent. D’ailleurs un léger décalage se fait
entre le son et l’image comme pour souligner qu’ici Osama abandonne ses rêves
puisqu’elle a été mariée, puis violée. Finis ses jeux d’enfants et sa liberté d’action.
D. Poétique ? : Il est difficile de parler de poétique au sens strict du terme, même si le jeu des
couleurs pastel, les mises en lumière avec le clair-obscur et la mise en espace sont subtiles et
significatives. Il y a des éléments clefs qui nous ont permis d’approcher au plus près l’univers
d’Osama comme ses tresses plantées solennellement dans la terre, ses images mentales ou
l’utilisation de l’eau.
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En effet, nous ne sommes pas de plain-pied dans la poétique mais plus en contact avec un jeu
subtil avec tel ou tel élément. L’eau est tour à tour purificatrice (ablutions, manifestation) et
vecteur de maladie (intraveineuse, pot). Elle ne renouvelle rien en soi mais tente d’effacer les
traces, de laver les corps et les esprits ou de donner l’espoir de voir grandir ce qui a été coupé.
Ce qui semble le plus se rapprocher d’une poétique, c’est le fait que ce type de cinéma
s’investit d’une mission superbe : éduquer au moyen de l’émotion, de l’image et de l’histoire.
Eduquer, non seulement l’enfant mais le spectateur adulte, lui déciller les yeux sur ce monde,
cette « terra incognita », l’ouvrir à son regard, ses nécessités, sa personnalité. Osama est bien
un film pour jeunes spectateurs mais pas uniquement et c’est la force de ce film qui arrive à
nous emmener, en tant que jeune spectateur, en tant que spectateur adulte et en tant que jeunes
spectateurs que nous ne sommes plus…ce type de film permet la reviviscence partielle
d’émotions enfantines…et met en place au travers du regard de l’enfant une prégnance forte
des évènements. Nous sommes cueillis par un regard qui n’est plus le nôtre. Car ranimer cette
enfance qu’il y a en nous, le jeu des enfants, leur vie intime offerte à notre regard, répond à
une des fonctions de l’invention du cinématographe. Cela apparente le travail une fois de plus
avec le langage poétique, dont le rôle principal est d’amener l’être à se révéler.
Si regarder est synonyme de mort, de disparition, de punition dans ce récit, nous nous
demandons si Osama cachée sous la burka maternelle, revient métaphoriquement à son
origine ou si nous pouvons y voir une accusation et une solution : que les ventres n’enfantent
plus. Si l’enfance part d’un refus du monde pour se protéger de la réalité telle qu’elle est, elle
n’a parfois d’autre issue que de comprendre, de subir la réalité, donc de l’accepter et d’en
arrive à une acceptation qui est illustrée dans cette histoire, de façon tragique.
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