application des lois et reglements et circulaires administratives en
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application des lois et reglements et circulaires administratives en
écrit en mars-avril 2004 pour un hommage à mon ami Roger-Gabriel Nlep décédé le 29 avril 2003 APPLICATION DES LOIS ET REGLEMENTS ET CIRCULAIRES ADMINISTRATIVES EN DROIT AMINISTRATIF FRANÇAIS Droit administratif et science administrative sont deux disciplines connexes et étroitement imbriquées qui permettent de se saisir de la complexité du concept comme du phénomène de “l’administration publique”. Un objet d’étude, parmi d’autres, permet d’en appréhender une des facteurs dynamiques : les circulaires administratives. En France, l’intensité de l’inférence de l’administration publique dans l’élaboration et l’application des règles de droit est perceptible à partir de la production considérable de circulaires, instructions et directives qui contiennent des “dispositions interprétatives générales”, souvent adressées par les ministres à leurs subordonnés. En effet, les circulaires administratives sont dotées d’un large rayonnement dans les services et organismes publics. Les circulaires administratives réfléchissent les courants de la pensée politique et les façons d’agir des services ; elles sont ainsi des outils qui donnent à la “pratique administrative” des caractères spécifiques tendant à la rapprocher d’une véritable source formelle de droit positif – malgré le fait que la pratique ainsi appréhendée est toujours en instance d’être modifiée par l’autorité qui en a impulsé l’orientation et donné le sens. Car la signification d’une règle de droit passe toujours par le canal de sa lecture et, en l’occurrence, du fait de son “interprétation administrative”. Langage juridique et langage administratif se croisent alors dans les phases de mise en œuvre de la loi ou du décret décrites dans une circulaire. Une idée du but, de l’objectif de la législation et de la réglementation et une conception de l’esprit de la loi et/ou du décret constituent la trame de la circulaire administrative interprétative. Quand l’auteur ou l’émetteur d’une circulaire ébauche les contours d’une utilisation pratique et concrète du texte juridique, il souligne ce qui lui paraît essentiel, occulte ce qui lui semble insignifiant et masque ce qui lui apparaît risqué. La circulaire devient alors un des instruments par lesquels peut être subrepticement borné ou déployé le champ d’application d’une loi ou d’un règlement. Ces prédéterminations ne peuvent pourtant empêcher un processus incontrôlé d’interprétation par les agents publics et les fonctionnaires qui, s’ils ne prennent pas de décisions, préparent les dossiers, émettent leurs avis, dressent des synthèses et disposent ainsi d’un “pouvoir informel” qui est au cœur de l’interaction sociale. La facture, les styles et les formes de l’activité administrative se déroulent dans ces interdépendances et corrélations dynamiques inhérentes aux sphères d’action publique dont les circulaires sont des segments substantiels. Il n’existe pas de définition légale de la circulaire administrative en droit français mais, au terme d’une évolution du discours jurisprudentiel encore inachevée, les circulaires sont considérées comme exposant une “interprétation administrative” des règles de droit positif. Les circulaires administratives portent généralement commentaire des lois et règlements, interprétation du droit positif et description des procédures administratives ; elles donnent sens aux règles de droit. Elles rendent ainsi compte des modes d’appréhension des normes juridiques par les administrations. L’“interprétation administrative” qui forme leur substance est, pour l’instant, perçue comme “une interprétation donnée par l’autorité administrative des lois et règlements qu’elle a pour mission de mettre en œuvre, au moyen de dispositions impératives à caractère général ; elle ne doit pas méconnaître le sens et la portée des prescriptions législatives ou réglementaires qu’elle se propose d’expliciter, ni contrevenir aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes juridiques”1. Plus que par les pratiques qu’elles génèrent, décrivent, entérinent ou suscitent, c’est à partir de leur fonction interprétative que peut être discernée l’influence que détiennent les circulaires dans la vitalité du système juridique français. Les circulaires administratives sont dites interprétatives dès qu’elles s’attachent à signifier les données explicites ou implicites des textes juridiques en vigueur ; elles les commentent ; elles en décrivent des procédures d’application au sein des bureaux et services : elles font état de “lectures administratives” de la loi lato sensu. Mais penser systématiquement qu’elles ont un rapport direct et exclusif avec des normes juridiques en vigueur pourrait induire en erreur : “le commentaire de texte” dont une circulaire administrative est le support ne concerne pas systématiquement des normes “en vigueur”2. D’abord, une circulaire peut évoquer les réformes à prévoir, annoncer ainsi les modifications à venir des textes juridiques ; ensuite, la rédaction d’une circulaire peut être envisagée dès les premiers temps d’écriture des lois et des règlements ; enfin, lorsque ces textes sont publiés, alors qu’ils se trouveraient encore non encore applicables, la date d’entrée en vigueur de leurs dispositions étant prévue à un terme donné, une circulaire peut être émise pour en présenter les modalités d’application préliminaires. Les circulaires relatives à l’application des lois ne sont donc pas strictement celles qui commentent les dispositions “en vigueur” ou en présentent les difficultés d’appréciation. Sans s’attarder sur ces différentes présentations, suivant les récentes décisions de justice administratives et les quelques avancées doctrinales, la notion de circulaire administrative acquiert une place nouvelle au sein du système administratif français. La circulaire interprétative détient, en effet, une dimension générale et impérative qui suscite une interrogation sur le rapport entre la qualité des dispositions d’une circulaire, la teneur d’une instruction donnée aux agents publics dans un service et le 1 Ces éléments sont tirés de récentes décisions du Conseil d’Etat français : CE, 30 décembre 2002, req. n° 240517, Union nationale patronale des prothésistes dentaires ; CE, 19 février 2003, req. n° 235697, Soc. Auberge Ferme des Genêts, note : B. TABAKA, Quelles circulaires administratives peuvent être qualifiées d’impératives..., JCP A 2003, n° 26, Them. n° 1607,. ; CE, 24 février 2003, req. n° 222443, M. Talmant, note : P. BOUTELET, Le nouveau régime contentieux des circulaires, AJFP 2003, n° 3, p. 53 ; CE, 5 mars 2003, req. n° 235698, M. Luc X. ; CE, 2 avril 2003, req. n° 243531, Syndicat Lutte pénitentiaire de l’Union régionale Antilles-Guyane ; CE, 2 avril 2003, req. n° 245381, Syndicat national des huissiers de justice et autres ; CE, 2 avril 2003, req. n° 242671, Syndicat CFDT Interco des Pyrénées-Atlantiques ; CE, 30 avril 2003, req. n° 242637, Assoc. pour la défense des libertés des éleveurs et des acteurs des filières de l’élevage, note : B. TABAKA, Quelles circulaires administratives peuvent être qualifiées d’impératives..., JCP A 2003, n° 26, op. cit. ; CE, 28 mai 2003, req. n° 24119, M. Claude X. ; CE, 30 juillet 2003, req. n° 245076, Assoc. Avenir de la langue française, note : J.-M. PONTIER, L’interprétation par l’administration de l’article 2 de la loi du 4 août 1994, AJDA 24 novembre 2003, p. 2155. ; CE, 3 octobre 2003, req. n° 240270, M. Jean-Marc X.; CE, 22 octobre 2003, req. n° 249295, Union fédérale Equipement CFDT ; etc. 2 Une circulaire peut encore contenir des observations et des analyses relevant de différents types de textes : la lecture administrative d’une loi peut reposer sur des avis rendus par différents organismes consultatifs ou sur des rapports remis par ces organismes ou des commissions ad hoc ou bien encore elle peut renvoyer à la jurisprudence judiciaire ou administrative. A cause de ce caractère hybride, la question des circulaires administratives n’est pas une “pure” question de “droit”. rôle que ces actes “internes” jouent tant dans la vie intérieure des services3 que dans la restructuration du droit administratif4. A. Même si les circulaires introduisent bien des incertitudes sur la valeur sociale et sur la portée des textes juridiques mais, le plus souvent, elles en évitent les interprétations erratiques et les applications désordonnées. Toute circulaire est porteuse d’un ou de plusieurs messages centrés sur le texte juridique qui en forme l’objet principal, mais une circulaire reflète plus la volonté de son auteur que la position officielle d’un service5 tant l’interprétation demeure conditionnée par les idéologies qui imprègnent l’action administrative. Ces messages font donc subir à la norme juridique les variations de l’environnement ; des considérations de diverses natures interfèrent : contextes politiques, perspectives économiques, réformes législatives, besoins sociaux, mouvements d’opinion publique, etc. Ces facteurs sont mobiles et mouvants et contrarient les tentative de classification des référents et le repérage des méthodes d’interprétation mises à l’œuvre dans les circulaires interprétatives. Sans qu’il soit nécessaire de distinguer entre les deux temps de toute interprétation, c’est-à-dire entre “ interpréter, c’est indiquer la signification d’une chose ” et interpréter “ c’est déterminer la signification de cette chose ”, les circulaires révèlent une opération d’interprétation, c’est-à-dire une réflexion et une opération de connaissance, une transcription, qui visent à la détermination du sens d’un texte juridique – dont la nature idéologique est manifeste puisque ces opérations sont effectuées par les ministres, membres du gouvernement, principaux auteurs des circulaires d’application des lois. L’opération d’interprétation à laquelle ils se livrent est autant une fonction de la volonté qu’une fonction de la connaissance. Les administrateurs modèlent leurs approches du droit positif, des lois et des règlements, selon ce qu’ils perçoivent des réalités administratives et des potentialités réactives des personnels comme des citoyens. Ils se préoccupent de la compréhension de l’activité en cause et de l’efficacité de l’action qu’elle suppose plus que de la représentation de la norme juridique. selon les orientations données ou à donner à un texte juridique, ils déroulent le fil de la loi de circulaires ministérielles en circulaires administratives et en instructions de service. Les circulaires administratives s’inscrivent donc dans un espace politique toujours variable, dans une sphère politique toujours instable. L’activité d’interprétation administrative part nécessairement d’un texte : la loi, et par ce biais, les règlements pris en application des lois. Les circulaires prévoient ou suivent les évolutions de l’application d’un texte législatif ou réglementaire afin d’adapter leur lecture aux contextes. Circulaires et instructions peuvent alors se superposer et s’enchevêtrer puisque, construites à partir d’une même loi, qu’elles émanent des mêmes auteurs ou d’auteurs différents, elles en diligentent les modalités de mises en œuvre. Quand s’amplifie la nécessité d’expliciter toujours plus la loi et ces règlements, du fait de la multiplicité des auteurs, elles peuvent se contredire sans pour cela créer de perturbations substantielles dans l’ordre juridique puisqu’elles sont dépourvues des attributs et qualités intrinsèques aux actes juridiques. Or, une circulaire interprétant une loi est souvent précédée par des circulaires qui ont préfiguré l’innovation ou la réforme législative et qui ont prédisposé des phases transitoires entre la loi ancienne, la loi présente et la loi encore à venir ; elle est aussi, plus fréquemment, suivie par d’autres circulaires qui tentent de réduire les décalages entre 3 P. COMBAU, L’activité juridique interne de l’administration. Contribution à l’étude de l’ordre administratif intérieur, Thèse Droit, Bordeaux IV, 2000. 4 G. KOUBI, Les circulaires administratives. Contribution à l’étude du droit administratif, Economica, Paris, 2003. 5 V. Circulaire du Premier ministre du 15 juin 1987 relative aux circulaires ministérielles, JO 17 juin 1987, p. 64405. les unes et les autres et précisent les modes d’application de la loi finalement promulguée. Ces différentes strates d’interprétation subissent une double inflexion : l’une est marquée par la tension existant entre la variation des discours politiques et le principe de la continuité de l’Etat, et l’autre par la pression née du rapport entre les nécessités de la cohérence de l’action administrative et le souci permanent de l’adaptation des règles de droit aux environnements. Cependant, à quel que stade qu’elle intervienne, la circulaire permet de contribuer à un éclaircissement ponctuel du discours administratif. Dans la sphère administrative, interpréter n’est pas seulement expliquer un texte juridique, ce n’est pas seulement le commenter ; c’est, en relevant certaines données du texte, en recomposer le sens afin que le message contenu dans la circulaire acquiert une tonalité pragmatique : parce qu’elle propose des modalités de transcription de l’énoncé juridique, la circulaire administrative fait se rejoindre le sens juridique et le sens pratique. Ces sens ne sont pas innés, ils sont toujours “construits” par le ministre, par l’administrateur ou, le cas échéant, par le juge. B. Les circulaires administratives sont alors sources d’incertitudes sur le plan juridique pour le citoyen et génératrices d’habitudes sur le terrain de la pratique administrative. En effet, l’agent public ne dispose pas toujours d’une formation juridique adéquate alors qu’il est désormais “responsabilisé” à tous les niveaux d’intervention et qu’il se trouve invité à prévenir l’éclosion de contentieux ou de litiges entre l’administration et les administrés. Il semblerait donc préférer des instructions précises sous la forme d’un tableau descriptif des procédures à observer, d’une énumération des tâches à effectuer, d’un détail des consignes à suivre pour envisager les circuits d’application concrète de la loi. Or, les fonctionnaires n’attendent pas la “circulaire” pour s’impliquer dans la mise en œuvre des textes législatifs, il n’est pas nécessaire que soit à chaque nouvelle législation édictée une “circulaire ministérielle”. Mais pour certaines catégories d’agents publics, les “instructions de service” semblent essentielles tant pour leur transmettre la teneur des normes nouvelles que pour les décharger d’un travail d’interprétation ou de lecture des normes juridiques qu’ils ne sauraient effectuer sans connaissances préalables des visées administratives générales. La circulaire ministérielle, transmise aux administrations concernées, définit souvent le cadre général du travail administratif ; elle sert de conducteur pour toutes les autres circulaires ou instructions qui s’attachent aux mêmes dispositifs, à condition toutefois qu’elle demeure dans les “filets de la loi” : une circulaire ne peut proposer d’interprétation qui méconnaîtrait “le sens et la portée” des dispositions législatives ou réglementaires référencées6. Cette interprétation du texte surdétermine la signalisation des procédures d’application. La structuration de la démonstration qui lie explicitation et justification du texte juridique ne permet pas à l’agent public de saisir les nuances que le ministre introduit par rapport au texte de loi ni d’évaluer la sélection des priorités que l’administrateur, le supérieur hiérarchique, détermine par rapport à la lecture donnée de la loi par le ministre. L’interprétation administrative ministérielle est alors complétée par des décodages additifs opérées par les chefs des services chargés de la mise en œuvre concrète de ces textes. Ces lectures secondaires constituent les “modes d’emploi” du texte ; elles forment la substance des instructions de service adressées aux agents publics. Les indications qui y sont contenues sont moins évasives et plus adaptées aux missions que ces agents doivent remplir. Le juge administratif a alors précisé que les fonctionnaires et agents publics sont tenus d’appliquer les instructions et d’obéir aux ordres qui en dérivent en dépit des interprétations 6 CE, 3 février 2003, req. n° 235066, Syndicat national de défense pour l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital et autres ; CE, 30 décembre 2003, req. n° 229713, Syndicat des professionnels de la moto-neige et autres impératives qu’elles pourraient exposer à l’égard de la situation des administrés7. La distinction entre circulaire administrative et instruction de service est donc d’ordre qualitatif. Ces paliers d’interprétation montrent combien les processus de mise en œuvre et d’application d’une loi ne vont pas de soi. L’interprétation administrative révèle souvent un souci de formalisation et de préservation des orientations “politiques” du texte juridique. Certains textes législatifs qui semblent “clairs” sont retravaillés par une circulaire qui paraît ainsi leur donner un autre sens juridique que celui qui semblait pourtant si évident tandis que d’autres textes plus complexes voient leurs significations élucidées grâce aux circulaires qui leur offrent un sens et les assurent d’une qualité pratique. Dès lors, pour les auteurs des circulaires, ministres, chefs de bureau ou directeurs de service, l’objectif principal des circulaires est d’aménager les rapports entre méthodes juridiques et pratiques administratives. Les circulaires administratives sont en effet à la lisière de ces deux temps en enseignant aux agents publics les engagements majeurs des pouvoirs publics et les priorités de l’action administrative. L’interprétation donnée des lois et des règlements dessine le lieu d’une jonction entre le politique et l’administratif qui amplifie le croisement entre les différents textes. Les difficultés nées du rapport étroit qui existent entre cohérence d’un discours politique, introduction de nouvelles normes législatives et efficacité de l’action administrative sont quelques-unes des raisons de l’absence de définition juridique et légale des circulaires administratives. Et à cause de cette imperfection qui est aussi l’une des forces du “principe de légalité”, les circulaires se trouvent être écartées des analyses relatives à la production et à la compréhension des normes juridiques. Car les circulaires ne peuvent être qualifiées interprétatives de par la seule volonté de leurs auteurs : le ministre peut croire interpréter une loi en indiquant la marche à suivre pour envisager son application mais seul le juge dispose de ce pouvoir de qualification. Cependant, les solutions que le juge administratif français donne en la matière ne permettent pas de dégager de critères sûrs pour cerner la fonction interprétative des circulaires administratives. C. Le postulat de base est que toute circulaire administrative, ministérielle ou non, relève a priori de la catégorie des circulaires interprétatives. Une interrogation sur la qualification juridique de la circulaire administrative s’avère donc nécessaire. Elle constitue une invite à rechercher quelles sont la force et la valeur des dispositions d’une circulaire donnée. Cette recherche se réalise à partir des critères élaborés par la doctrine universitaire à la suite de décisions de la juridiction administrative. Ces critères reposent d’abord sur la jurisprudence Institution Notre-Dame du Kreisker de 19598 ; y ont été ajoutés ensuite les enseignements de la jurisprudence issue de la décision du Conseil d’Etat du 18 décembre 2002, Mme Duvignères9 ; et, désormais, doivent y être rattachés les implications des arrêts du 23 juillet 2003, Syndicat SUD Travail. 7 CE, 23 juillet 2003, Syndicat SUD Travail (3 esp.), note : G. KOUBI, L’irrecevabilité des requêtes des agents publics contre les instructions de service interprétatives, JCP A., n° 6, 2 février 2004, Jur. 1065, p. 146. 8 CE ass., 29 janvier 1959, Institution Notre-Dame du Kreisker, Rec. CE, p. 64. 9 CE, sect. 18 décembre 2002, Mme Duvignères, req. 233618 ; concl. P. FOMBEUR, Les circulaires administratives sont des actes faisant grief, RFDA 2003, p. 280 ; chron. F. DONNAT et D. CASAS, AJDA 17 mars 2003, p. 487 ; notes : J. PETIT, Les circulaires administratives sont des actes faisant grief (suite), RFDA 2003, p. 510 ; P. COMBAU, Une avancée dans le contrôle juridictionnel des circulaires ?, Petites Affiches, 23 juin 2003, n° 124, p. 19. V. aussi, J.-B. AUBY, Le juge et les interprétations administratives, Repères, Dt adm., mars 2003, p. 2 ; J. MOREAU, Sur l’interprétation du mot “interprétation” à propos des circulaires réglementaires et des circulaires interprétatives, JCP A, 2003, n° 5, Sav. 1064. Les premiers critères relevés en 1959 ne sont pas relatifs aux circulaires interprétatives : celles-ci se définissent a contrario. Quand une circulaire est estimée “réglementaire”, elle n’est plus “vraiment” une circulaire ; quand seulement quelquesunes de ses dispositions sont relevées par le juge comme détenant un caractère réglementaire, la circulaire n’est considérée interprétative que pour ce qui concerne les autres dispositions. Les enseignements tirés de l’arrêt du Conseil d’Etat de 2002 permettent de signifier que l’interprétation administrative d’un texte présentée dans une circulaire peut avoir ou non un “caractère impératif” à l’égard des administrés tandis que ceux des décisions du 23 juillet 2003 signalent que ce caractère ne s’apprécie pas envers les agents publics qui, eux, du fait de leur situation de subordination sont tenus d’obéir aux ordres et de respecter les instructions données par leur supérieur hiérarchique. La qualification de la circulaire est donc difficile à appréhender de manière générale. Plusieurs étapes sont nécessaires pour envisager le lien qu’une circulaire entretient avec l’application des lois : suivant les personnes concernées (tiers ou agent public), selon le contenu (réglementaire ou non), par rapport aux effets possibles sur les situations juridiques des tiers (impératif ou non). Le juge administratif français a simplement posé l’existence de catégories d’actes formées par les circulaires réglementaires et les circulaires interprétatives impératives ou non. La distinction entre interprétation purement administrative, c’està-dire dénuée de caractère impératif, et interprétation administrative exposée dans des “dispositions générales et impératives” ne renouvelle pas profondément l’approche des circulaires. Le juge s’est réservé la possibilité de déterminer, au cas par cas, espèce par espèce, les éléments constitutifs des circulaires interprétatives et de leur régime procédural, non seulement par rapport à la hiérarchie des normes juridiques mais aussi par rapport à la hiérarchie des fonctions administratives, c’est-à-dire des positions de leurs auteurs. La détermination jurisprudentielle de la nature des circulaires se résout toujours dans l’alternative entre “circulaire réglementaire et circulaire interprétative” par référence à la jurisprudence de 1954. Ce clivage permet d’évaluer les compétences des auteurs des circulaires en différenciant la “compétence à réglementer” et la “compétence à interpréter”10 ; puis, s’accordant à l’idée “d’impérativité”, il permet de cerner la catégorie des actes administratifs “internes” susceptibles ou insusceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. La jurisprudence est cependant hésitante en cette matière. Le juge emploie d’ailleurs des formules prudentes et parfois un peu vagues – qu’il remanie discrètement quand la doctrine universitaire s’accapare des formules exposées dans ses jugements et arrêts pour leur attribuer une fonction qu’il ne cherchait pas à leur accorder. Or la notion de jurisprudence naît indéniablement des lectures des arrêts et décisions de justice par la “doctrine”11. La question que pose la fonction des circulaires administratives dans le droit français ne concerne donc pas leur effet juridique éventuel, ni leur qualification jurisprudentielle mais bien leur identification comme “texte de référence” pour tous les acteurs du système juridique et administratif, des autorités administratives jusqu’aux citoyens ou administrés. Car si la définition juridique de la circulaire est encore incertaine, la qualité d’acte interprétatif de la circulaire n’est pas mise en doute. L’interprétation relative à l’application des lois et règlements n’emporte ni création de règle de droit, ni modification de l’ordonnancement des normes juridiques. La catégorisation qui consiste à s’attacher à la qualité réglementaire ou interprétative, impérative ou non, d’une disposition donnée ne revient pas à concevoir l’office que remplissent les circulaires dans le système juridique et administratif, mais à reconnaître le rôle de chacun des acteurs dans le système et, plus particulièrement, en cas de recours contentieux, de penser la place du requérant face à la circulaire. 10 V. concl. P. FOMBEUR, sur CE, sect. 18 décembre 2002, Mme Duvignères, req. 233618, op. cit. 11 V. cependant, P. JESTAZ, La doctrine, Dalloz-Sirey, Paris, 2004. D. La circulaire retraduit un pouvoir d’interprétation administrative des textes juridiques. L’étude de la circulaire convoque la notion de pouvoir et celle de compétence même si l’interprète administratif n’a pas de statut prédéfini. L’analyse de la compétence de l’auteur de la circulaire se fonde exclusivement sur le contenu de ses dispositions ; elle consiste à relever pour chacun des temps d’énonciation non le rapport que ces dispositions entretiennent avec les normes juridiques mais surtout, à défaut d’une habilitation légale spécifique, le cadre d’attribution dans lequel elles ont été énoncées. L’intention et la volonté de l’auteur de la circulaire devient implicitement une des données sur laquelle se base le juge administratif français pour qualifier la circulaire. Que l’auteur se soit “borné à donner à ses services l’interprétation qui lui paraissait devoir être donnée de la législation en vigueur”12, qu’il ait “procédé à une fausse interprétation de la règle de droit” 13, ou qu’il se soit illégalement substitué au législateur pour réparer une atteinte qui aurait été portée à un principe fondamental14, c’est toujours le pouvoir d’énoncer une interprétation – à défaut du pouvoir de prescrire une règle – qui est capté par le juge. Dans le passage de l’intention de l’auteur à la formulation de ses prises de position, les interrogations sur la qualité des dispositions d’une circulaire sont permanentes. Elles ne trouvent de dénouements que lorsque le juge administratif en est saisi et en présente une lecture spécifique à l’espèce, sans qu’il soit possible de penser que la décision du juge serait à chaque fois indiscutable. Dispositions réglementaires et interprétatives, à caractère impératif ou non, peuvent se côtoyer, s’imbriquer, se succéder dans une même circulaire. Une disposition n’est parfois interprétative que parce qu’elle est combinée ou contrastée par rapport à une autre, précédente ou subséquente, incluse dans la circulaire ou suivant une formule exposée dans une autre. Les critères et conditions pour intégrer une circulaire dans ces catégories : réglementaires ou interprétatives, sont donc instables, précaires et fluctuants. Le juge est le seul maître d’orchestre dans ce concert de mots. Il lui est surtout nécessaire de signifier le caractère “non prescriptif” de la circulaire ou plus justement de supposer que si y sont insérées des prescriptions, celles-ci ne procèdent pas des services administratifs qui les expriment ou les transmettent, qu’elles répercutent celles que la loi ou le règlement commenté a émises, édictées, posées, introduites dans le droit positif. La qualité éventuellement réglementaire de la circulaire administrative doit donc à chaque fois être dégagée ou établie par le juge administratif. Il ne s’agit pas pour lui de déterminer les contours de catégories juridiques, ni d’élaborer une classification administrative mais de discerner une limite à l’étendue du pouvoir d’interprétation dont disposeraient désormais les autorités administratives. Cette limite ne se constitue pas seulement à partir du texte juridique ou de la cohérence du discours administratif, elle remet au juge son pouvoir d’interprétation : la notion d’interprétation juridique “authentique” est réservée à celle que délivre le juge15. La détermination de la fonction administrative “interprétative” d’une circulaire doit se rapporte à un texte juridique, à un acte normatif, à une décision détenant un effet de droit. La circulaire s’interpose entre la règle de droit et la situation de fait ; elle assure une relative adaptation des règles aux situations ; elle consolide l’effectivité de la règle de l’examen particulier d’une affaire et empêche l’automaticité de la règle générale. L’activité d’interprétation administrative ne saurait simplement reproduire le sens présupposé ou préexistant du texte de référence elle contribue à sa mise en œuvre 12 CE, 19 juin 1981, Union générale des Fédérations de fonctionnaires, Rec. CE, p. 273. 13 CE, 26 novembre 2001, req. 222745, Fédération nationale des Familles de France. 14 CE, 6 mars 2002, req. 231530, Fédération nationale des travaux publics. 15 V. M. TROPER, Une théorie réaliste de l’interprétation, dans M. TROPER, La théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF, coll. Leviathan, 2001, p. 69 ; M. TROPER, Interprétation, Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 845. et à leur réception par tous les acteurs. La recomposition du sens d’un texte juridique par une autorité administrative se réalise dans le but d’en délivrer une interprétation adéquate, ajustée aux contextes ou appropriée aux faits. Une interprétation recevable et acceptable en droit, porteuse de sens juridique et pratique, ne fait donc pas de la circulaire en cause une circulaire qui édicte des normes juridiques nouvelles – tout aussi impérieux et convaincant serait le ton sur lequel elle présenterait ces prises de position, toutes aussi impératives seraient les normes administratives ainsi signifiées. L’adéquation entre le texte et le contexte, entre la norme générale et la situation particulière, se réalise par le jeu de l’interprétation administrative, c’est-à-dire du “sens” que la circulaire leur attribue. Les contraintes de l’interprétation administrative sont alors démultipliées dans la mesure où l’autorité administrative qui doit respecter “la hiérarchie des normes juridiques” et s’attacher au seul texte juridique retenu, loi ou règlement : il s’agit de dégager ses moments constitutifs et ses incidences pratiques sans perdre de vue l’idée directrice du texte en question. La facture interprétative de la circulaire se profile dans ce déroulement de la trame objective du texte à l’agencement de ses implications dans le système en vigueur. E. L’autorité, auteur d’une circulaire, est à la fois interprète administratif et acteur administratif. L’objectif de la circulaire n’est pas de souligner les imperfections ou les incohérences du texte juridique mais de les masquer, de les dissimuler dans un raisonnement à chaque fois re-contextualisé. l’autorité administrative est ainsi chargée de l’application du texte de loi ou de règlement suivant l’interprétation qu’elle en donne. Les circulaires sont présentées comme des moyens de limiter l’écartèlement que supposent les efforts d’adaptation du droit aux réalités sociales. L’interprétation administrative n’est pas décisionnelle, elle serait plutôt propositionnelle. Mais, il n’est pas aisé de dissocier formellement les annotations et commentaires relatifs au texte juridique, législatif ou réglementaire, et les résolutions ou déterminations que la circulaire souligne de façon générale et impérative. Ne peuvent être radicalement discernés les questionnements et les raisonnements, les considérations et les appréciations de ce texte, les suggestions et les recommandations développées à sa suite. Ne peuvent être fondamentalement distinguées les réflexions et les observations à propos du texte de normes, de la norme comme les remarques et les indications que la circulaire propose sur un point donné du texte juridique. Malgré cette diversité, la constance du rapport au texte juridique est une des marques de la fonction interprétative des circulaires. Ces bivalences remettent en question la qualification jurisprudentielle des circulaires. L’approche juridictionnelle des circulaires interprétatives a, en effet, pour inconvénient d’amener à penser que tant que la circulaire n’a pas fait l’objet de contestation contentieuse, tant que le juge administratif n’a pas eu l’occasion d’exercer son examen sur les dispositions qu’elle contient, les lectures proposées du texte législatif ou réglementaire sont fondées et appropriées et les indications qu’elles détaillent doivent être adoptées et observées par les agents publics. Le juge administratif français a effectivement attribué aux autorités administratives un pouvoir d’énonciation de “dispositions interprétatives impératives à caractère général pour la mise en œuvre des lois et règlements”. Or, le fait qu’une autorité administrative puisse se saisir de textes encore en gestation sans attendre sa publication, comme le fait qu’elle puisse se référer à des textes juridiques ou à des actes juridictionnels bien antérieurs au texte qu’elle commente, montrent combien la fonction interprétative des circulaires évolue entre pré-compréhension et post-compréhension de la norme juridique. D’orientation, de recommandation, de suggestion ou de régulation, les circulaires influencent inévitablement les processus décisionnels, quels qu’ils soient. L’interprétation administrative ne se limite pas à la définition des modes d’application d’une règle de droit ; la lecture opérée de cette règle par l’administration dépasse cet enjeu en ce qu’elle prédétermine les changements du droit et surdétermine les pratiques qui s’ensuivent. Les circulaires sont alors instrumentalisées. Attachées à un texte de loi ou de règlement, les circulaires répondent à deux modèles distincts : d’une part, elles accompagnent l’effort d’adaptation du droit aux réalités que la loi ou le décret voudrait régir ; d’autre part, elles présentent une analyse ou plus exactement une “grille de lecture” des normes juridiques novatrices qui y sont contenues. Celle-ci est généralement proposée dans le but de faciliter leur application ou leur exécution par les services administratifs et leurs agents. L’élasticité des circulaires permet alors de réduire les tensions qui sous-tendent toute innovation juridique. Les perturbations que crée l’intrusion d’un nouveau facteur d’analyse dans la chaîne des applications d’une norme sont aplanies. Par voie de conséquence, lorsqu’elle est portée à leur connaissance, la circulaire est censée rendre plus aisée leur compréhension par les administrés, lesquels sont pourtant les grands absents du discours administratif relatif à l’application des lois et des règlements. Cette démarche attire l’attention sur les dispositions des circulaires qui révèlent le balancement entre inspirations de l’activité de production juridique et aspirations de l’action administrative. Devrait alors être opérée une distinction entre circulaires d’orientation des activités administratives ou des actions juridiques et circulaires d’application accompagnant la publication des textes législatifs et réglementaires. Et face aux politiques de déréglementation, la propension des administrations publiques à user des textes juridiques comme autant de prétextes pour édicter des circulaires, devrait être progressivement réduite... si ce n’est par référence à la notion d’intérêt général, au moins dans le souci “d’une bonne gestion des affaires publiques”... Geneviève Koubi Professeur agrégé de Droit public Université de Cergy-Pontoise, France