Off limits - La communauté inavouable

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Off limits - La communauté inavouable
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SUR LA TRANSFRONTALITÉ
De Mari-Mai Corbel
Premières remarques. Off Limits n’a que peu de financement, et les lieux invitants (Mains
d’œuvres, Espace 1789 à Saint-Ouen, Khiasma aux Lilas, le Château de la Roche-Guyon, Gare au
Théâtre de Vitry/Seine) sont eux-mêmes désargentés. L’expérimentation ici implique un art pauvre,
fait ex nihilo, à mains nues pourrait-on dire. Les personnes des artistes sont leur seul matériel
véritable. Un projecteur ici, un micro là, un pot de miel ailleurs, du papier pour un tableau, un feutre...
c’est-à-dire rien ne les soutient vraiment. Au premier abord, la différence entre le caractère sommaire
des moyens et l’implication tant de la part des artistes que des spectateurs, rappelle les conditions
dans lesquelles les jeux d’enfants ont lieu. Trois bouts de ficelle et voici un navire pirate... Le peu de
matériel est comme la trace d’une disparition, de la disparition des moyens qui annoncent
habituellement le théâtre : costumes, scénographie et moyens sonores, visuels et lumineux ;
répartition des groupes de spectateurs à des places assises ; peut-être un texte... ; un travail en
amont qui entraînent les interprètes à traverser la représentation comme un parcours à réaliser. La
disparition est moindre chez Clyde Chabot dans Avancer masqués qui garde du texte et une
scénographie, ainsi que des acteurs. Mais chez les autres, même ces derniers emblèmes du théâtre
disparaissent. Ce sont donc des propositions limites, à la limite de la création artistique, en deçà de la
performance où il reste toujours cette séparation performeurs/spectateurs. C’est autre chose. La
disparition incite à ce type de jeu qui ressuscite par l’imaginaire le perdu, le disparu, l’absent, ou le
manquant, ici le théâtre lui-même. C’est pourquoi cette nécessité où se trouvent les artistes d’Off
Limits les oblige à sortir des habitudes théâtrales, pour trouver le théâtre ailleurs, pour le réinventer
autrement et tout autant combler le manque des moyens ordinaires du théâtre. Cette nécessité-là leur
est une chance. Qu’elle soit subie, ou consentie pour la chance qu’elle offre, peu importe... Qu’elle soit
même essuyée comme un mauvais grain en mer où il ne faut pas naufrager... Prendre cette nécessitélà avec philosophie, c’est refuser aussi de créer « coûte que coûte », de ne pas naufrager à tout prix,
par exemple en jetant des hommes à la mer, ou en devenant cannibales ou en devenant dément...
Survivre pour survivre, non. Mais survivre pour témoigner ou faire le récit de ce que la perte,
l’abandon, la détresse, peuvent communiquer, alors là, oui. Mais cela peut aussi ne pas être une
question difficile mais analogue à celle que la crise écologique planétaire nous pose. Que consomme-ton ? Comment justifier le luxe de certaines créations quand non seulement il nargue la misère du
monde, mais en plus il participe de la destruction environnementale ? Quel message l’art transmet-il
quand il demande pour se faire d’imposantes scénographies et des stars onéreuses ? Frédéric Ferrer
qui depuis plusieurs années implique la terre, le climat, ou ce qu’on a appelé « la nature » au théâtre
figure de façon cohérente dans la programmation d’Off Limits pour les prémices de sa prochaine
création, intitulée Kyoto for ever. Jouer avec le manque, « faire avec » (une formule de Pascal
Rambert), c’est au contraire se laisser une chance d’être traversé par une autre nécessité que celle de
devoir fabriquer des spectacles. L’art surgit avec la nécessité d’un dire poétique, d’une adresse
poétique, d’un acte symbolique et imaginaire qu’on dira ensuite artistique, mais qui au départ, est
d’abord « commis » en soi. - Mais que reste-t-il du théâtre quand restent seuls des spectateurs et des
artistes disposant à peine de salles qui ne sont même pas des scènes ? Je pense ici au château de la
Roche-Guyon qui accueillit la proposition de Catherine Contour, Une PLAGE, une journée entière. Que
reste-t-il sinon des gens presque à égalité, des artistes et des spectateurs qui se rapprochent pour
sortir de leur spécialité mutuelle ? Et qui pour se rapprocher, jouent ensemble et un temps incalculable
(Frédéric Ferrer lui occupa toute une matinée aussi avec Developpement durable ?) ? Une ligne de
partage conventionnelle s’émousse dans le temps et dans les rapports entre les gens.
C’est pourquoi, on pourrait imaginer que c’est la nécessité qui fait imaginer un théâtre jouant sur la
limite acteur/spectateur pour défaire la hiérarchie et provoquer l’imaginaire autrement que selon les
autoroutes toutes tracées des pièces de théâtre et de danse conventionnelles. En somme, inviter les
spectateurs à s’imaginer en assistants artistiques, à entrer dans la danse ou dans le jeu, et à n’en être
plus seulement spectateurs, mais à provoquer avec les artistes des situations où l’art n’est plus séparé
du monde. C’est la nécessité - ce manque de moyens - qui pousse à imaginer des situations poétiques
inédites où quelque chose d’intense se partage et se passe des uns aux autres, sans consumérisme. Il
y a dans Off Limits du situationnisme en jeu.
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Il faut bien sûr pour sentir cela avoir dépassé le préjugé sur le situationnisme comme courant
extrémiste, fantaisiste et soixante-huitard, et le connaître comme un continuateur du surréalisme. Son
projet, certes tiré de son analyse politique de la « société du spectacle », était d’abord artistique. Il
fallait renoncer, selon son initiateur Guy Debord, à l’œuvre d’art séparée du monde et créer de l’art à
travers des situations poétiques, sauvages, mais quotidiennes, qui feraient éprouver le passage de la
vie, ou la présence à l’autre et à soi de manière plus intense que dans le monde banal. L’art, c’était
tous les jours, partout, pour chacun. À la même époque, Josef Beuys affirmait « chacun est artiste »,
ce qui est resté incompris, et en travers de la gorge de nombre de gens, artistes compris qui tiennent
mordicus à leur exception. En France, Robert Fillioud avec « l’art médiocre » était dans cette logique.
Une manière de faire la révolution pour soi, de vivre en insurrection contre la société du spectacle.
Qu’avaient-ils contre la société du spectacle ? Pour eux, dans ce genre de société, la vie est codée en
séquences normalisées, reproductibles, qui modélisent les existences ; rendues anonymes,
interchangeables, sérielles même, elles n’appartiennent plus à ceux qui les vivent ou plutôt qui
désormais les subissent un peu comme des fantômes qui ne laissent pas de traces derrière eux, pas
plus qu’en eux, ne subsistent de trace. Comment se réapproprier sa vie ? comment faire pour que le
courant passe à nouveau entre soi et la vie, pour que le passage sur terre soit vécu en propre ? furent
la question de ces artistes qui ne se sont intéressés au fait politique (économique) que dans la mesure
où il est venu attaquer la sensibilité. De toute façon, toute politique pourrait être définie comme action
convoitant de maîtriser collectivement les sensibilités et les regards.
Ainsi, les situations artistiques où le partage entre spectateurs et artistes vacille sont des situations
qui suspendent quelque chose des codes de la société du spectacle. Il n’y a pas règle de comportement
pour cette situation ou presque pas. Le spectateur prend le statut d’un invité, et l’artiste d’un hôte. Or
un invité se doit d’être reconnaissant de l’invitation, puisqu’il l’a acceptée. Il doit participer au moins
par sa présence ouverte, attentive. Même si le spectateur ordinaire, assis à sa place, est bien
évidemment engagé dans une activité de l’imaginaire pendant laquelle il s’évade par l’esprit et vit à
travers l’autre qui joue, il reste physiquement non engagé, à l’écart de la situation de jeu, même si par
son regard soutenu il l’accompagne. C’est le paradoxe de la société du spectacle : au spectacle, le
spectateur se retire du spectacle où il est pris dans sa vie, il se donne l’illusion qu’il ne fait pas partie
du show et en même temps, il s’en repose. Dans l’interactivité recherchée sous l’égide d’Off Limits, il
ne revient pas « dans le show », parce que le spectacle y est suspendu ou interrompu. C’est le projet
de Clyde Chabot qui écrit, qu’en restituant aux interprètes comme aux spectateurs une responsabilité
dans ce qui a lieu entre eux, ils s’élèvent à la qualité d’ « auteurs du présent » (1). Auteurs du présent
c’est-à-dire sujets du présent, parce que vivant la présence de l’intérieur, de manière sensible,
aveugle, presque animale (on ne sait plus comment dire pour parler de ça !), et non plus en
interprètes d’un présent déjà écrit d’après les codes du spectacle et de l’évaluation, ou en spectateurs
extérieurs (en juges du « spectacle »). « Ces écritures scéniques se re-agencent sans cesse en
fonction du public, de l’espace, de la sensibilité et de l’intuition des artistes en acte » annonce Clyde
Chabot, dans un document de présentation de Off Limits.
Il faut voir que ce n’est pas un changement de nature de la présence qui est en cause, mais
d’intensité. Car c’est le regard porté sur les choses qui est à changer. Le regard de quelqu’un qui
continue à voir avec les lunettes de la société du spectacle en comparant les choses qu’il regarde aux
normes qui leur correspondent, même dans une proposition d’Off Limits, restera un spectateur
extérieur, qui ne peut pas être auteur d’un présent. Tandis qu’un spectateur ordinaire dans une mise
en scène qui demande sa participation par le regard et qui, surtout, lui en laisse la place, sera bien
plus responsable de la représentation. Claude Régy a écrit à ce sujet des choses qui font autorité. Le
spectateur pour lui « travaille ». Plus même, l’attention du spectateur peut être un élément de jeu.
Hubert Colas, pour Face au mur, a écrit que les acteurs avaient pour consigne d’être attentifs au
moindre mouvement dans la salle... (dans la bible de cette pièce). Alors, quelle est la spécificité d’Off
Limits ? Est-ce le fait que le spectateur entre dans le spectacle, qui, perdant ses spectateurs séparés
de ses artistes, perd en même temps sa qualité de « spectacle », pour atteindre à celle de « situation
poétique » ? C’est le passage d’un seuil dans l’organisation de la représentation artistique qui fait
passer à la situation purement poétique et partagée, dans une tension vers l’égalité entre spectateurs
et artistes. Une tension, je le répète, et pas une égalité actée. La situation n’est pas stationnaire, mais
en mouvement, et les positions de part et d’autres en sont rendues floues car non déterminées,
mobiles. Ce seuil, c’est la nécessité qui le crée ; c’est ce manque de moyens qui offre de sortir de la
société consumériste. D’un certain point de vue, ce manque peut paraître cuisant, mais d’un autre, il
est libérateur, il ouvre une « troisième voie » ou une recherche pour vivre et créer sans être esclave
de ce qui manque...
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La spécificité vient de la nécessité qui rabat aussi l’art, ici comme ailleurs (vu la peau de chagrin
des moyens dévolus à la recherche artistique et à la création) sur une activité nécessiteuse - presque
une activité de nécessiteux, voire pour nécessiteux. Ce qui n’est guère gratifiant ! mais qui a
l’avantage de placer spectateurs et artistes sous la même lumière abrasive d’une certaine vérité de la
« situation ». Situation ici toujours à entendre aussi au sens situationniste. Que reste-t-il quand il n’y a
plus « d’emballage » ? plus de fards, de masques, de paillettes, d’effets, de fantastique, de grandeur,
de sublime ? - Une fois éliminé ce qui peut faire l’ornement du théâtre ou son système, si j’ose dire,
reste le cœur. Et le cœur du théâtre, ce n’est pas l’illusion ou la magie mais la chute des masques qui
les animent. Le cœur du théâtre, c’est d’éprouver d’avoir éprouvé. Avoir éprouvé, c’est avoir traversé
quelque chose de façon intense, au point d’avoir été pris, captivé, absorbé, ravi, transporté... Pendant
un temps, quelque chose de soi s’est oublié et est devenu autre, s’est laissé posséder par un émoi, une
pensée, une vision, un affect... Le théâtre permet de travailler sur des séquences d’un vécu en quelque
sorte expérimental mais à côté d’autres personnes. C’est d’avoir vécu et de se le remémorer dans un
second temps comme depuis une mort fictive ou un anéantissement, qui permet de ressentir plus
finement la fois suivante. Le sujet du théâtre, c’est de se passer des uns aux autres cette épreuve de
l’éprouvé. Mais l’éprouvé se réduit ici, dans la situation néo-situationniste à sa quintessence, à une
sensation nue de présence, presque symbolique, ou épurée jusqu’à n’être plus que le signe de ce que
la présence seule nous signifie – qu’il s’agisse de notre sensation d’être présent à l’autre ou à soi, ou
de la présence de l’autre qui accentue notre sentiment propre de présence. Le vécu ici est très proche
d’un vécu en soi, abstrait, d’un signe du vécu. Dans Off Limits, il s’agit de se sentir éprouver non pas
en éprouvant de la peine mais en s’éprouvant de façon immédiate en train d’éprouver sa propre
présence à soi. Se sentir « sentir » ou se sentir éprouver est peut-être l’objet de désir que le théâtre
voile et dévoile. Alors, le théâtre redevient une activité « seulement » symbolique si j’ose dire, donc
initiatique, de passation de sensibilité - une salle d’entraînement de la sensibilité où des passeurs nous
initient à éprouver et surtout, à nous remémorer d’éprouver et à en penser quelque chose. C’est ce
second temps qui a lieu hors du théâtre d’ordinaire, chacun pour soi, qui va permettre le passage de
l’épreuve de cet éprouvé ou sa mise à l’épreuve par la pensée, la méditation, voire le rêve nocturne.
Dans la mise à l’épreuve, quelque chose s’écrit et s’accentue qui prépare à vivre plus intensément,
plus tard. Le théâtre n’est pas une activité pratiquée pour elle-même mais en vue de la vie à
l’extérieur du théâtre. C’est un rite initiatique incessant et interminable.
L’initiation est un rite où des passeurs passent, ou font passer des « passages » au travers
d’épreuves étranges, mais qui ont un rapport plus ou moins lointain avec le sacrifice et la perte,
l’absence et le manque. Le rite initiatique, s’il est sans doute à la fois l’origine et la raison d’être du
théâtre, prend cependant dans notre monde tellement rationaliste un côté pittoresque, primitif, voire
charlatan, qui peut le faire associer au fonctionnement d’une secte. Mais il n’en est rien.
Clyde Chabot, dans son désir d’une « communauté inavouable », pour reprendre le nom qu’elle a
donné à sa compagnie, est en regard de sa recherche artistique sur comment faire mettre en jeu des
spectateurs. Cela vient aussi de son désir de mettre en jeu la relation au public, désir né d’une
expérience où elle fut amenée à aller en scène, en tant qu’actrice, et d’où elle retira la sensation d’une
« sur-présence », si l’on peut dire, c’est-à-dire d’une intensité redoublée dans sa présence. C’est le
paradoxe. Il est possible de trouver sur la scène, une autre manière d’être et de se sentir, justement
pour échapper aux regards spectateurs dont la pression pourrait être insoutenable si prise comme
évaluatrice. Dans la mise en jeu, quelque chose comme une réaction de survie se met en place, qui
oblige à trouver en soi les ressources cachées, toutes liées au désir sous toutes ses formes, pour sentir
la vie autrement que comme quelque chose qu’il faut faire bien.
Mais peut-être ceci n’est-il pas entendu par Clyde Chabot pour qui les propositions scéniques se
situent plus sur un terrain politique. Ainsi, selon elle, elles « peuvent apparaître purement formelles
mais sont animées par des artistes qui allient détermination politique et attention portée à l’autre,
réflexion et action citoyenne sur les plateaux. » Il est tout de même noté que « cet engagement,
souvent, n’est pas démonstratif ou visible : il est le sous-texte de toutes ces propositions. » Son travail
théâtral s’inscrit là au cœur de la crise de la représentation, aussi bien théâtrale que politique. Le nom
de compagnie, « La communauté inavouable », repris d’un titre de Maurice Blanchot, annonce
clairement cette orientation. Pour Maurice Blanchot, la communauté est celle, négative, de ceux qui
n’ont pas de communauté définie. Maurice Blanchot se situait dans une controverse avec Georges
Bataille sur la notion de communication, et dans un moment de l’Histoire très préoccupé par le
communisme. Clyde Chabot en se plaçant à l’enseigne de ce débat suppose que le théâtre fait
cristalliser de semblables petites communautés inavouables, et éphémères. C’est dans cet ordre d’idée,
qu’elle évoque sa réflexion sur « l’accomplissement éphémère d’une communauté artistique intuitive et
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responsable », accomplissement qu’elle précise « souvent sous-jacent au théâtre ». Tout cela pour dire
que derrière l’apparence nécessiteuse des activités artistiques d’Off Limits, il y a peut-être autre chose,
quelque chose comme une communauté de gens sans communauté, de solitaires qui se retrouvent
pour accomplir des actes symboliques, invisibles, immatériels, qui de loin ressemblent à des jeux
enfantins, et de plus près à des rites de passage. Peut-être ici, il faudrait remarquer que si le nom de
la compagnie de Clyde Chabot et son projet quand il s’est fondé était encore en regard d’une situation
politique qui rendait possible d’espérer « réflexion et action citoyenne sur les plateaux », l’état
désastreux où se trouve la communauté des hommes politiques, ainsi que le naufrage lent mais sûr
des formes démocratiques héritées de l’après-guerre, rendent farfelu cet espoir...
Le bloc de Giuseppe Chico, Frédéric Danos et Jeanne Revel peut être vu comme tentative pour
actualiser un rapport entre un plateau et la politique. En instituant des règles où à tour de rôles des
spectateurs volontaires vont sur une estrade et dirigent un jeu de parole où toute personne
intervenant doit le faire en partant d’un « nous », les artistes du bloc sont bien dans ce désir de
refonder une subjectivité commune qui légitime un espace public, commun, politique donc. L’idée en
est née des assemblées générales pendant la lutte des intermittents, où l’on ne s’éprouvait pas comme
ailleurs. Mais leur tentative aboutit à des séances étranges et quasi dadaïstes où des gens parlent de
manière complètement codée, d’une manière telle qu’une personne non prévenue entrant là par
hasard pourrait se demander quelle société secrète est là en train de se réunir... Le bloc modélise en
fait comment circule dans un moment artistique quelque chose qui est moins codé que symbolique...
et où le langage banal est suspendu. Il faut faire attention à ce qui est dit et comment c’est dit. Car au
fond, ce qui compte dans leur jeu, ce ne sont pas les propositions ou les trouvailles parfois fort
poétiques, mais le passage, la circulation d’une parole d’une manière qui montre que n’importe qui est
traversé par du « nous »... mais du nous secret, pacifique, qui parle en langage initié... clandestin
presque. Il y a de l’espace public partout ou de l’espace qui ne peut être approprié, mais cela n’est su
que de ceux qui savent quelque chose sur le langage... C’est ce que Le bloc montre. Les actions
artistiques n’y ont donc plus rapport avec la politique, sauf à l’écrire « le Politique » et à acter le fait
que le Politique a été chassé des sociétés du spectacle au profit de shows communicationnels,
masquant par la poudre aux yeux qu’ils jettent, des luttes d’intérêts économiques aussi herculéennes
que vides de sens. Et là où ça regarde le Politique, c’est que les sociétés du spectacle ont pour effet
d’insensibiliser, de couper les personnes de leur sensible et de leur pensée intérieure propre, de leur
psyché (mais pas de leur psychologie, au contraire, puisque la psychologie permet de rationaliser les
manifestations de la psyché pour lui ôter son caractère symbolique), de leur émotivité. Il s’agit
d’interdire l’accès au Politique, soit à la lutte argumentative, à la joute linguistique, à l’expression et à
l’écoute, au conflit même, à la subjectivité qui inspire de prendre position. Plus de ressenti, plus
d’émois, plus de sujet, plus de désir, plus de position. D’où que ces sociétés se rêvent consensuelles,
c’est-à-dire plus uniformes qu’une dictature qui suppose une dissidence et une opposition, voire des
ennemis de l’intérieur. Un indésirable par excellence dans la société consensuelle, c’est l’étranger
illégal. Si on le chasse, c’est non pas qu’il est ennemi en fait, mais illégal. Il y en a d’autres, mais là
n’est pas le sujet... Dans la société consensuelle du spectacle, il n’y a de luttes que sportives : des
perdants et des vainqueurs, comme à la guerre. D’où qu’elle peut être une société très polémique, très
proche du polemos (<guerre>) grec, ce que le théâtre connaît : savoir si un spectacle est bon, relève
du concours poétique, d’un podium, d’une victoire à emporter pour les artistes qui peut déclencher de
vives controverses. Mais il n’y a pas de conflit au fond, pas de positions subjectives ; seulement un
arbitrage entre les meilleurs qui jouent le mieux leur rôle en correspondant aux normes, standards et
canons de la réussite, et les moins bons qui doivent demeurer fairplay dans la défaite même pour
s’échouer sans domicile fixe. Le conflit n’existe pas en Irak, ce n’est qu’une partie de campagne
exotique, même à coup de bombes. Un jeu vidéo, voilà la version de la guerre par la « société du
spectacle ».
Alors toute proposition artistique qui tente de re-sensibiliser, de redonner à l’émotivité sa dignité,
mais à une émotivité subjective, sensible, sensitive, et non pas collective, est politique, parce qu’elle
lutte contre la société du spectacle. C’est un terrain dépaysant, qui peut passer pour propice à un
« théâtre du malaise » (1). Mais le malaise n’est qu’imputable à la dévalorisation du monde
symbolique, taxé soit de secte, soit de puéril, soit tout bonnement de « pauvre », en tout cas
d’irréaliste - ce qui sont des insultes par les temps qui courent, pourtant eux-mêmes vraiment puérils,
déments et mafieux.
Les différentes propositions ont cherché à dissoudre le mur qui sépare acteurs, artistes et
spectateurs, chacune à leur manière, non pour créer du malaise mais pour toucher plus vivement à la
sensation « d’être présent au monde », à la sensibilité donc. Mais il s’agissait moins de dissoudre
définitivement, que de suspendre, que d’éteindre une limite, en vue de la « rallumer » après
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l’expérience, comme on tournerait un interrupteur. Mais son manque ici, est aussi ce qui va la rendre
plus sensible, plus perceptible. L’idée ici est bien de créer un moment d’obscur, sans repère bien défini,
un temps d’indétermination des places et des fonctions de chacun, un moment où les cartes se
redistribuent, pour échanger les atouts, tout en éprouvant la nécessité de redéfinir la limite. Un
moment d’obscur où le show s’interrompt, où l’on se retrouve et se rencontre autrement qu’en se
jugeant, mais en se ressentant. Ce qui bien sûr est délicat, car il est difficile, je le répète ici, de se
ressentir sans penser à la sexualité, au désir, et à la jouissance. Car au final, il s’agit bien de jouir de
soi, en récupérant pleinement sa subjectivité (afin que cela ne soit plus la société du spectacle qui
jouisse de nous comme ressources ou carburant humains).
Secondes remarques. De quelle limite s’agit-il dans Off limits ? C’est l’intérêt de cette
programmation, de partir de la ligne de partage scène/salle pour la remettre en cause diversement.
Mais les propositions dans le cadre d’Off Limits ont-elles interrogé cette limite en bousculant la ligne de
partage ? Difficile d’apprécier. D’abord, alors même que la programmation s’affirme expérimentale, les
artistes ne se sont pas réunis pour dialoguer à ce sujet. Or, s’il y a expérimentation, il y a même dans
les jeux d’enfants, une réflexion théorique qui va se formuler sous forme de questions étranges auprès
de parents qui souvent n’entendent pas ce qu’elles demandent vraiment, ou de dessins... Chez les
adultes, aucune expérimentation ne peut mériter ce terme sans cette réflexion théorique avant ou
après. Dans le volet Outside/Inside, les artistes se sont bien réunis mais pour autre chose. L’intitulé
d’Inside précise : « En interne, aura lieu un temps de préparation collective de cet après-midi consacré
aux conférences / actions : l’organisation de l’espace et du temps, l’éventuel agencement des
conférences / actions entre elles et les modes d’échanges avec le public seront décidés par les artistes
dans la matinée. Il s’agira aussi d’un mode de rencontre actif entre eux. » C’est seulement une
préparation et l’idée d’une rencontre, qui vient là pour éviter ce qui se passe sur n’importe quel
festival : les artistes se côtoient mais n’ont pas le temps de se parler, ils restent ainsi des étrangers les
uns aux autres, voire en concurrence dans la société du spectacle... Clyde Chabot a donc prévu un
temps pour permettre aux artistes de discuter mais poétiquement.
Par ailleurs, tout porte à croire que les artistes à l’intérieur de cette programmation ont tenu pour
évident que la limite était la simple séparation spatiale entre spectateurs et artistes, ou la délimitation
des disciplines. Ainsi les propositions ont joué sur des déplacements, façon de mieux atteindre ou
toucher les spectateurs en les faisant participer ou bien façon de se déplacer soi-même en se mettant
en jeu dans une discipline différente à la sienne. Cependant, cette limite est peut-être plus complexe
qu’elle ne le laisse paraître au premier abord. Ce n’est pas seulement une convention de l’espace de
représentation ou entre les genres. Comme telle, elle n’a plus beaucoup d’intérêt aujourd’hui, car elle a
été largement bousculée. Il y a bien sûr encore et paradoxalement tout à faire en ce domaine, quand
on voit les programmations institutionnelles, et leur classement en théâtre/danse/musique/arts
visuels/littérature.... Au moins, il serait temps d’en finir avec cette ligne de démarcation théâtre/danse
qui en pratique ne correspond plus au travail des artistes, sauf bien sûr, en arrière-garde. Il y a du
théâtre dans la danse et de la chorégraphie dans le théâtre. Il y aurait aussi intérêt à observer que les
installations plastiques ne diffèrent pas sensiblement de certaines installations scénographiques sur
certains plateaux. Ainsi le regard sur Avancer masqués, la proposition de Clyde Chabot, gagne à voir la
séance comme une installation théâtrale vivante où les visiteurs/spectateurs figurent. En ce sens, une
installation chorégraphiée est en train de voir le jour (Joana Boaker et le club des cinq, Ferme du
buisson, novembre 2008). Mais la limite n’est pas tant celle-ci, entre les genres artistiques... Et
comme telle, elle ne se déplace, ou ne se suspend peut-être pas du seul fait de ne plus attribuer de
place précise à chacun ou d’ôter les lunettes de la surveillance esthétique des genres et de leurs
bords...
La limite scène/salle est elle-même symbolique d’une autre limite, celle-là abstraite, située dans
l’espace symbolique. Cette ligne de partage scène/salle peut donc se faire secouer en tout sens, sans
que la limite symbolique ne soit affectée. Quelle est cette limite invisible ? C’est une limite qui
symbolise la séparation entre soi et le reste qui n’est pas soi. La peau, une frontière nationale, un mur
de voisinage, une loi interdisant le viol et l’inceste, la séparation scène/salle dans un spectacle, sont
des symboles de cette limite mentale, avant tout mentale. Elle est au cœur du principe de l’altérité. On
ne peut la toucher sans affecter la vie psychique. Y toucher, cela s’appelle un viol qui peut être réel, ou
symbolique, mais toujours traumatique. Le trauma, c’est ce qui arrive mais si violement qu’il n’y a pas
de ressenti, pas de mémoire non plus de l’événement. Les règles de passage de cette limite sont
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mystérieuses et ont à voir avec l’initiation qui elle, assure des passations, des transferts, sans mettre
en jeu la vie psychique. À voir avec le désir qui donne des autorisations aussi. Ce n’est pas rien si la
psychanalyse parle de transfert, c’est bien pour qu’il n’y ait plus d’intervention thérapeuthique ellemême traumatisante, mais pour toucher sans toucher, pour former sans pétrir... Il y a à voir aussi
avec les magies et les sorcelleries... le shamanisme... Peut-être le théâtre est-il une activité qui
entretient la formation et la souplesse de cette limite... Car mentale, elle est comme la mémoire et
d’autres facultés psychiques, à former. Elle ne naît pas « blindée ». Dès l’enfance, plus ou moins
« trouée » par différents actes violateurs du psychisme, elle a besoin de se reformer régulièrement,
comme une peau qui a besoin de cicatriser. Mais si elle se carapace, les passages ou la respiration
dedans/dehors n’est plus possible. Cette respiration, elle est une transfrontalité au plan du théâtre.
Quelle que soit la situation d’un spectateur mobile, son regard a la structure du frontal. On ne voit pas
derrière soi. La transfrontalité est l’idée que toujours quelque chose se transporte entre ce qui est
regardé et soi, qu’il y a du passage. Le lien au théâtre permet quand il est entendu comme une activité
initiatique, de « refaire » de la peau psychique et de rendre ces passages plus vivants, plus faciles.
Lorsque la séparation scène/salle est bousculée, alors ce sont les habitudes de passations qui se
trouvent perturbées et symboliquement, c’est cette limite entre soi et le reste qui se trouve menacée.
Cela crée du danger. En principe, la convention fait que par l’imaginaire, le spectateur hors d’atteinte
vit aussi bien à travers les acteurs et leur parole, des choses. Il s’éprouve, mais il ne risque pas d’être
« contaminé » par l’épreuve et traumatisé, croit-il. Mais certains chocs de théâtre... Le spectateur peut
néanmoins se retirer (sortir ou dormir) ou résister (se trouver ennuyé, dérangé, en colère contre ce
qu’il lui est proposé d’éprouver, penser en même temps qu’il voit, contre ce qu’il voit). Le choc de
théâtre est souvent reçu par le spectateur qui le désire ardemment comme initiation, comme désir de
devenir autre, plus présent, etc. Le spectateur, tranquillement installé à sa place, est libre d’accepter
l’épreuve ou non. Puis, ce qu’il vit est pour lui seul, sauf s’il lui est impossible de faire autrement que
de manifester son accord ou son hostilité par des bruits. Mais la règle est qu’il n’y a pas à manifester
pendant la représentation ses états d’âme. Enfin, personne ne lui « mettra la main dessus », ou ne lui
demandera rien. Il arrive certes qu’un acteur vienne dans le public et joue avec lui. Mais en fait, la
question est moins celle de la règle que celle de l’adresse. Même des acteurs jouant comme avec un
quatrième mur peuvent être très agressifs soit qu’ils hurlent, soient qu’ils violentent la langue... Il n’y
a pas de règle, mais une perception sensible de ce qu’est la limite à l’autre... C’est le travail ordinaire
du théâtre ou de la danse, de chercher le geste qui atteint, qui touche, sans blesser ni violenter.
Difficile travail d’ajustement, d’approche et d’écart... Et d’autant plus subtil que la limite n’est pas la
même pour tous... Alors si la ligne de partage spatial est modifiée, ce n’est pas la limite qui est
atteinte, mais la possibilité qu’elle le soit, par un geste d’un spectateur contre un autre - un spectateur
qui aurait peut-être lui-même des problèmes de limite, de carapace et de connaissance de l’autre – ou
contre un artiste. Ou encore par une maladresse de la part d’un artiste qui ne comprend pas que cette
limite du toucher à l’autre, trouvant au théâtre son lieu symbolique, s’y trouvant malmenée peut faire
surgir du traumatisme, là où dehors le même geste ou regard n’aurait pas du tout cet effet.
C’est peut-être le problème qu’ont affronté les propositions d’Off Limits. Aucune, même celle dont le
titre, une PLAGE, pouvait annoncer une manière de mettre en jeu plus spécifiquement cette limite ou
lisière symbolique, n’ont pensé à échanger ce que risquait le spectateur dans sa mise en jeu, contre
une aire de protection ailleurs. Ou bien, comment si on acceptait l’idée que pour une fois, un acte à
portée violatrice soit volontairement pratiqué, qu’ensuite, à la sortie, un geste réparateur ait lieu.
Quoique. Avant la proposition de Frédéric Ferrer où les invités spectateurs allaient devenir des
assistants, un petit déjeuner était offert. Pour Avancer masqués, un verre et un encas appétissants
étaient proposés pour accompagner des échanges possibles sur ce qui venait d’être vécu.
Intuitivement, les artistes sentent qu’il faut accompagner les spectateurs dans leur expérience. Mais
est-ce qu’on restaure une limite en se restaurant pour de bon ? ? Il reste que ce qui arrive dans ce
cadre va de soi vers quelque chose de cet ordre. Alors, il semble que les artistes aussi se restaurent
avec leurs « invités volontaires », c’est-à-dire qu’eux aussi, dans cette suspension de la limite, ils ont
subi une violation de ce qui leur appartient en propre. Eux aussi ont besoin de se restaurer... de
renouer des liens où peu à peu, la limite se remette en place. Mais les choses ne sont plus pareilles
ensuite. La trace ou la marque de l’ouverture ou du manque subsiste et imprime à la sensibilité le désir
de ce temps d’obscur et d’ouverture. C’est sans doute aussi un excellent « passage » pour des
interprètes !
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Conclusion. J’ai tenté à travers ces remarques de tracer des lignes de fuite possibles, d’ouvrir
d’autres fronts pour la prochaine édition d’Off Limits. Il faut entendre ici à travers mes remarques que
ces questions que soulèvent Off Limits et son initiatrice, Clyde Chabot, sont brûlantes. Ce sont celles
par où il faut passer pour transformer l’art actuel des scènes, dont le blocage ne peut échapper qu’à
ceux qui ne le veulent point voir. Il suffit de remarquer à ce sujet, les tendances kitsch et
réactionnaires qui font revenir sur les scènes des choses très frontales, qu’on croyait derrière à tout
jamais, y compris en danse... Comme si sacraliser cette ligne de partage spatiale pouvait exorciser la
terreur de ne plus savoir où est la limite symbolique entre soi et l’autre, ce qui pose la question du
travail d’interprète et de la justesse de l’adresse. Comme en plus, ces formes de théâtre années 80 ou
de danse style ballet sont reprises, mais sans les temps de répétitions qui étaient alors en cours, cela
revient comme l’ombre de ce que cela a pu être, et de façon obsolète, car les formes d’alors
correspondaient à une situation politique où la culture occupait une place forte, aujourd’hui perdue.
Donc, si les artistes veulent regarder devant eux en tremblant de se sentir là, et non fouiller dans les
ruines ce qu’ils pourraient récupérer qui pourrait donner l’impression qu’ils font du théâtre et de la
danse, alors il leur faut s’interroger sur cette limite, sur cette question de la passation, sur la manière
de faire participer les spectateurs, pour leur faire éprouver quelque chose. Le problème aujourd’hui est
bien la sensibilité ou l’insensibilité qui induit le gel de toute pensée. On pense avec ses nerfs, pas avec
la ruse. Or, le champ est immense, de savoir ce que l’autre ressent, ou comment il ressent, ce qu’il
ressent. Il est ambigu car chercher à savoir c’est toujours traquer quelque chose... On ne sait pas ce
que cela fait cependant de voir des choses, ce que chacun fait après, avec son ressenti, etc. Toutes ces
questions, à la limite de l’art, sont selon moi, celles qui permettront de sortir des formes aujourd’hui
usées à la corde, qu’on voit ici ou là.
Mari-Mai Corbel, novembre 08.
Mari-Mai Corbel est auteur critique. Elle collabore de façon régulière à la revue Mouvement depuis
2003 et fait partie du comité de rédaction. Elle a écrit un livre d’entretien sur le travail de Jean
Lambert-wild (Se tenir debout, Solitaires intempestifs, 2005) et des articles dans diverses revues
universitaires et spécialisées, françaises et étrangères. Elle se passionne pour le travail de chercheurs
de formes (Pascal Rambert, Gisèle Vienne, Thierry Bédard, David Bobee, Thomas Ferrand, Nicola
Rebeschini ou Haïm Adri). Elle a récemment présenté une Performance critique aux rencontres à
l’Echelle (Marseille) dont le principe est de mettre en regard de la scène, la parole critique.
(1) Je prends l’expression à Roland Barthes, dans un article de 1961, sur le théâtre d’avant-garde, in
Écrits sur le théâtre, p. 97.
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