La liberté d`expression

Transcription

La liberté d`expression
La liberté d’expression
Colloque organisé par le comité franco-britannique et irlandais
*****
Conseil d’Etat,
le samedi 13 juin 2015
*****
Les usages contemporains de la liberté d’expression, à l’ère du pluralisme et du
numérique
*****
Allocution de clôture par Jean-Marc Sauvé 1 ,
vice-président du Conseil d’Etat
Mesdames et Messieurs les juges,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
Dans une conférence qu’il prononça en février 1819, Benjamin Constant compara la
« liberté des Anciens » à celle des « Modernes ». Si, chez les anciens, l’individu participe
collectivement, mais directement à l’exercice de la souveraineté, il est cependant « esclave
dans tous ses rapports privés » 2 , soumis à une surveillance sévère dans ses relations les plus
domestiques. « Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est
circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements » 3 . Par contraste, chez les modernes,
si l’individu n’exerce ses droits politiques que par l’entremise de ses représentants, il
bénéficie d’une totale indépendance privée et de garanties étendues contre l’arbitraire. La
liberté d’expression figure naturellement parmi ses droits sacrés et inaliénables, dont elle est
comme la clé de voûte. Liberté individuelle, elle n’a de sens que par son exercice collectif.
Liberté fondamentale, elle n’est conforme à l’esprit des Lumières qui l’ont fait naître que par
une juste limitation, nécessaire à sa conciliation avec le respect des droits d’autrui et la
sauvegarde d’intérêts publics. La liberté d’expression couronne ainsi la lente maturation de
notre démocratie politique et sociale, dont elle assure aujourd’hui la conservation et la vitalité.
Nous sommes à l’évidence les héritiers des modernes du XIXème siècle, mais notre
modernité prolonge cet héritage non sans certaines ruptures. Les transformations sociales,
techniques et politiques qu’ont connues nos sociétés au XXème siècle et en ce début de
1
Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour
administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
2
B. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », discours prononcé à l’Athénée royal
de Paris, février 1819, in Ecrits politiques, éd. Folio essais, 1997, p. 595.
3
B. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », discours prononcé à l’Athénée royal
de Paris, février 1819, in Ecrits politiques, éd. Folio essais, 1997, p. 595.
1
XXIème siècle, appellent un réexamen des modalités d’exercice et des frontières de la liberté
d’expression. Pour contribuer à cette tâche délicate, nous pouvons nous demander ce que, de
nos jours, un Britannique, un Irlandais et un Français entendent par le mot de « liberté
d’expression ». Chacun s’exprimera à coup sûr selon sa perspective nationale et avec les
outils de sa tradition juridique. Mais, au-delà de ces particularismes, apparaissent des points
de comparaison, des zones de convergence et, surtout, un socle de garanties communes. Car
nos sociétés sont confrontées à des défis similaires et transfrontaliers, et elles sont impliquées,
à l’échelle de l’Europe, dans le mouvement général de rapprochement des droits
fondamentaux et d’imbrication des ordres juridiques.
Dans ce contexte, les besoins de coopération et de concertation se sont intensifiés. Les
deux journées du colloque organisé par le comité franco-britannique et irlandais de
coopération judiciaire ont certainement contribué à répondre à ces besoins. Elles ont démontré
que nous partagions des garanties communes (I) et que nous aurons, à l’avenir, à relever
ensemble des défis inédits (II).
*
*
*
I. La liberté d’expression, la première liberté des Modernes
La liberté d’expression est le principe fondateur de la démocratie libérale : si elle n’est
pas la première des libertés, si elle suppose la liberté de conscience et si elle n’est rien sans la
liberté d’aller et de venir, elle est, en tout cas, la première des libertés « modernes ». A travers
elle, la démocratie libérale s’est affirmée comme un mode de gouvernement, renonçant à
l’arbitraire et à la censure, mais aussi comme une forme de société ouverte et tolérante,
marquée par le pluralisme des opinions et des croyances. La liberté d’expression a ainsi été
l’opérateur juridique d’une recomposition permanente des rapports entre les individus, la
société civile et les institutions publiques. Cette recomposition, fruit d’une histoire propre à
chaque nation (A), se manifeste par une convergence des garanties de l’Etat de droit (B).
A. Des approches différentes
La liberté d’expression porte l’empreinte d’un contexte historique et des
particularismes nationaux et elle s’exprime par conséquent dans les formes et selon les
modalités de chaque tradition juridique.
Son histoire est liée en Angleterre à l’affirmation des prérogatives parlementaires : le
Bill of Rights garantit dès 1689 la liberté de parole dans l’enceinte du Parlement et c’est à
l’initiative de ce dernier que, par le non-renouvellement du Licensing Act, la liberté de la
presse a été instaurée en 1695, lors de la Glorieuse Révolution. Cette consécration précoce,
qui a fait l’admiration de l’Europe des Lumières, n’a cependant pas donné naissance à un
droit autonome. La liberté d’expression a longtemps été traitée, en common law, comme une
« liberté résiduelle » : « elle n’existait que dans les interstices des règles pénales et civiles qui
gouvernaient (…) l’obscénité, la diffamation ou l’outrage à la Cour (contempt of court) » 4 .
C’est en ce sens que Dicey a pu affirmer qu’ « il n’y a jamais eu en Angleterre de
proclamation d’un droit à la liberté de la presse ou à la liberté de parole » 5 . Par contraste, en
4
E. Barendt, « La liberté d’expression au Royaume-Uni et le Human Rights Act de 1998 », in La liberté
d’expression aux Etats-Unis et en Europe, Paris, Dalloz, 2008, p. 33.
5
A. V. Dicey, An Introduction to the Study of the Law of the Constitution, London, Macmillan, 1959, p. 239.
2
France, la liberté d’opinion et la liberté d’expression ont été respectivement proclamées par
les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Ces mêmes
articles consacrent la compétence du législateur pour encadrer leur exercice et prévenir tout
abus ou trouble à l’ordre public. Pour les révolutionnaires français, la liberté d’expression
était d’abord « celle de l’orateur et de l’écrivain » 6 , elle symbolisait l’abandon de la censure
d’Ancien régime et elle assurait la transcription juridique des droits naturels de l’Homme et,
en particulier, de l’« un de [ses] droits les plus précieux ». Comme l’a écrit Sieyès, « ce n’est
pas en vertu d’une loi que les citoyens pensent, parlent, écrivent et publient leurs pensées :
c’est en vertu de leurs droits naturels ; droits que les hommes ont apportés dans l’association
et pour le maintien desquels ils ont établi la loi elle-même » 7 . Proclamée en août 1789, la
liberté d’expression s’est véritablement affermie, dans ses composantes personnelle et
collective, avec les lois fondatrices de la fin du XIXème sur les libertés de la presse et de
réunion, et avec la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat 8 qui
proclame la liberté de conscience et de culte, sous les strictes réserves édictées dans l’intérêt
de l’ordre public. La liberté d’expression s’est dès lors identifiée à notre tradition républicaine
et elle a été définie en cohérence avec les principes d’égalité, de fraternité et de laïcité. Enfin,
en Irlande, la constitution de 1937 consacre, en son paragraphe 40.6.1°.i, la « liberté de
parole », en précisant que son usage ne peut conduire à ébranler l’ordre public, les bonnes
mœurs ou l’autorité de l’Etat. Cet article ajoute que toute publication ou expression
blasphématoire, séditieuse ou indécente constitue un délit puni par la loi 9 . Entre la France, le
Royaume-Uni et l’Irlande, il existe donc bien différentes « approches » de la liberté
d’expression 10 et celles-ci se distinguent par ailleurs de la conception américaine qui apparaît,
à bien des égards, plus large et plus permissive. En attestent la formulation du premier
amendement de la Constitution américaine11 et la jurisprudence de la Cour suprême des EtatsUnis sur la notion d’espace public (« public forum ») et sur la catégorie des propos
diffamatoires (« libelous ») ou incitant à la violence (« fighting words ») 12 .
B. Des garanties communes
Cette diversité d’approche ne saurait toutefois masquer la convergence des garanties
protégeant, en Europe, l’exercice de la liberté d’expression. Cette liberté à « double face »
préserve, d’une part, les droits des émetteurs à communiquer et diffuser librement leur
opinion et, d’autre part, les droits des récepteurs à recevoir une information pluraliste.
6
J. Morange, « La liberté d’expression en France : un droit adapté ? », RDP, 1er mars 2005, n°2, p. 347.
Sieyès, « Rapport sur un projet de loi contre les délits qui peuvent se commettre par la voie de l’impression et
par la publication des écrits et des gravures », 20 janvier 1790, Archives parlementaires, 1ière série, Paris, 1880,
tome 11, p. 259
8
Voir sur ce point : B. Bernadé, « Quelle(s) liberté(s) d’expression avant 1881 ? », RDP, 1er mai 2012, n°3, p.
742.
9
40.6.1°.i: “The State guarantees liberty for the exercise of the following rights, subject to public order and
morality: – i The right of the citizens to express freely their convictions and opinions. The education of public
opinion being, however, a matter of such grave import to the common good, the State shall endeavour to ensure
that organs of public opinion, such as the radio, the press, the cinema, while preserving their rightful liberty of
expression, including criticism of Government policy, shall not be used to undermine public order or morality or
the authority of the State. The publication or utterance of blasphemous, seditious, or indecent matter is an
offence which shall be punishable in accordance with law.”
10
Voir sur ce point : J. Morange, La liberté d’expression, Paris, Bruylant, 2009, p. 25.
11 « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof;
or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to
petition the Government for a redress of grievances. »
12
Voir sur ce point : E. Zoller, « La Cour suprême des Etats-Unis et la liberté d’expression », in La liberté
d’expression aux Etats-Unis et en Europe, Paris, Dalloz, 2008, p. 253.
7
3
S’agissant, en premier lieu, des droits des émetteurs, la liberté d’expression protège
les manifestations extérieures de la liberté d’opinion et de conscience, quels que soient les
supports de cette manifestation et quels que soient ses lieux d’expression, privés ou publics.
Elle assure ainsi la jonction entre les trois sphères de la vie démocratique : la sphère
domestique de l’espace intime, la sphère sociale de l’espace civil - des voies et lieux publics
ou des lieux de commerce et de travail -, et la sphère publique stricto sensu, celle des
institutions politiques et administratives et du forum où se déroule le débat public. Comme l’a
souligné le président Schwartz, si les agents publics sont tenus à un devoir de neutralité et de
réserve, et ne peuvent absolument pas manifester leurs convictions religieuses dans le cadre
du service, les usagers sont, quant à eux, libres d’exprimer leurs croyances et ils peuvent
bénéficier à ce titre de règles particulières, dans les limites inhérentes au bon fonctionnement
du service dont ils sont les bénéficiaires. Mais si la liberté d’expression permet à chacun de
s’épanouir comme individu et de cultiver sans entrave ses convictions personnelles, elle
permet aussi de participer collectivement au progrès des connaissances et à l’exercice d’un
contrôle démocratique des pouvoirs publics. La liberté d’expression n’est pas seulement
l’instrument d’une « jouissance paisible de l’indépendance privée » 13 , elle est aussi un rouage
de la société civile et un contre-pouvoir démocratique. C’est ainsi qu’une place singulière est
faite à la liberté de la presse et des média. En France, comme l’a montré le conseiller JeanYves Monfort, la loi du 29 juillet 1881sur la liberté de la presse a établi un régime spécial de
responsabilité, dérogatoire au droit commun de l’article 1382 du code civil. Outre ses
spécificités procédurales, ce régime se distingue par un mécanisme d’engagement de la
responsabilité dit en « cascade », qui prévoit que l’auteur principal d’un délit de presse est le
directeur de la publication et, à défaut, l’auteur du propos ou l’imprimeur, le vendeur, le
distributeur ou l’afficheur. Si la presse joue un rôle de « chien de garde » de la société
démocratique 14 , c’est qu’elle est un frein puissant à l’abus de pouvoir par les autorités
publiques et, le cas échéant, un moyen d’exposer et de révéler leurs dysfonctionnements.
Comme l’a souligné Lord Brodie, la liberté de la presse et des média contribue en particulier à
faire vivre les principes d’une justice ouverte et transparente (« open justice principle ») et à
répondre à cette question fondatrice : quis custodiet ipsos custodies ? Au Royaume-Uni, à la
suite d’une affaire A v. BBC 15 , des règles procédurales encadrent désormais les restrictions
apportées par le juge au droit des média de commenter et « couvrir » une procédure judiciaire.
Lorsqu’une telle restriction (« reporting restriction ») apparaît nécessaire à la protection des
justiciables ou à la bonne administration de la justice, le juge doit en informer le plus tôt
possible les média intéressés, qui reçoivent communication de sa décision et peuvent être
entendus. Chargé de mettre en balance les intérêts du public et des justiciables, les principes
de transparence et d’efficacité de la justice, le juge britannique dispose à cet égard d’une large
palette d’outils, allant de l’anonymisation de ses décisions, jusqu’à l’imposition de la plus
stricte confidentialité.
S’agissant, en second lieu, des droits des récepteurs, la liberté d’expression protège
le droit d’être informé et de recevoir une information diverse et pluraliste. En France, la
préservation du caractère pluraliste des courants d’expression politiques ou socioculturels est
une exigence constitutionnelle. Comme l’a jugé en matière de presse écrite le Conseil
constitutionnel, « la libre communication des pensées et des opinions (…) ne serait pas
13
B. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », discours prononcé à l’Athénée
royal de Paris, février 1819, in Ecrits politiques, éd. Folio essais, 1997, p. 602.
14
Comme l’a relevé à maintes reprises la Cour européenne des droits de l’Homme : voir par ex. CEDH 25 juin
1992, Thorgeirson c. Islande, A, 239, § 63.
15
2014 SC (UKSC) 151, [2014] 2 WLR 1245, [2014] UKSC 25.
4
effective si le public auquel s'adressent ces quotidiens n'était pas à même de disposer d'un
nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents (…) ». « En
définitive, l'objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires
essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même
d'exercer leur libre choix, sans que ni les intérêts privés, ni les pouvoirs publics puissent y
substituer leurs propres décisions, ni qu'on puisse en faire l'objet d'un marché » 16 . Le principe
de pluralisme s’applique par ailleurs aux média audiovisuels, avec cependant des exigences
propres : les auditeurs et téléspectateurs doivent pouvoir choisir entre différents moyens
d’information, appartenant à des propriétaires différents, mais, en outre, les entreprises de
communication, publiques et privées, doivent faire place, dans leurs programmes, à
« l’expression de tendances de caractère différents, dans le respect de l’impératif d’honnêteté
de l’information » 17 . La mise en œuvre de ce volet « interne » 18 du pluralisme doit tenir
compte des contraintes techniques et économiques inhérentes à la communication
audiovisuelle et, en particulier, de la rareté des ressources en ce domaine. C’est la raison pour
laquelle le législateur a instauré un régime d’autorisation préalable, qui eût été interdit en
matière de presse 19 , et confié la régulation du secteur audiovisuel à des autorités
administratives indépendantes spécialisées, en premier lieu le Conseil supérieur de
l’audiovisuel (CSA) et l’Autorité de régulation des communications électroniques et des
postes (ARCEP). Leurs décisions d’autorisation 20 ou d’agrément 21 , ou encore les décisions
par lesquelles ces autorités règlent des différends entre des entreprises du secteur
audiovisuel 22 sont soumises au contrôle du juge administratif, de même que les décisions
prises par l’Autorité de la concurrence en matière de concentration 23 .
Les droits des émetteurs, comme des récepteurs, ne sont naturellement pas illimités.
Leur exercice doit être concilié avec la sauvegarde d’intérêts publics, comme la sécurité et la
santé publiques, et la protection d’intérêts privés, comme la réputation et l’intimité de la vie
privée. Comme pour toutes libertés publiques, « la liberté est la règle et la restriction (…)
l’exception » 24 : toute limitation de la liberté d’expression est ainsi soumise à un strict
contrôle de proportionnalité. Pour autant, dans la recherche de cet équilibre traditionnel, les
démocraties libérales sont aujourd’hui confrontées à de nouveaux défis.
16
CC n°84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence
financière et le pluralisme des entreprises de presse, cons. 38.
17
CC n°86-217 DC du 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication, cons. 11.
18
Voir sur ce point : P. de Montalivet, « La Constitution et l’audiovisuel », Nouveaux Cahiers du Conseil
constitutionnel, n°36, juin 2012.
19
CC n°84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence
financière et le pluralisme des entreprises de presse, cons. 81.
20
Voir, récemment, s’agissant des conditions de modification du contenu des programmes, fixé par une
convention d’autorisation conclue entre le CSA et une société de diffusion d’un service audiovisuel par voie
terrestre hertzienne : CE 28 novembre 2014, Société NRJ Réseau, n°363146.
21
Voir, récemment,. s’agissant d’une décision d’agrément prise par le CSA, en cas de modification des données
au vu desquelles une autorisation a été délivrée : CE, Ass., 23 décembre 2012, Société Métropole Télévision
(M6), n°363978.
22
Voir s’agissant d’un différent entre des sociétés éditrices de services de télévision et un distributeur concernant
la numérotation des chaînes éditées par ces sociétés : CE 9 juillet 2010, Société Canal plus Distribution,
n°335336.
23
Voir à cet égard : CE, Ass, 21 décembre 2012, Groupe Canal Plus et autres, n°362347 et CE, Ass., 23
décembre 2013, Société Métropole télévision (M6) et société Télévision française (TF1), n°363702.
24
Ccls Corneille sur CE 10 août 1917, Baldy.
5
II. La liberté d’expression, une liberté « post-moderne » ?
A. De nouveaux défis
Principe inaltérable, la liberté d’expression est cependant sujette aux fluctuations du
temps. Sensible à l’évolution des mœurs, elle nous invite à réexaminer ce qui distingue la
simple opinion de la diffamation ou de l’injure, à discerner ce qui peut être raisonnablement
toléré dans une société démocratique et ce qui ne peut pas l’être, à évaluer l’impact du progrès
technique sur l’exercice des libertés publiques. En un mot, la liberté d’expression pose d’une
manière aigüe la question des limites de l’ouverture démocratique, elle est un principe qu’il
faut actualiser face aux nouveaux défis qui se présentent.
Le premier de ces défis réside dans la préservation et la régulation du pluralisme
des idées et des croyances, notamment dans le contexte de l’émergence de nouvelles religions
extérieures à la tradition judéo-chrétienne. Comme l’a souligné le juge Charleton, les sociétés
occidentales, devenues multiconfessionnelles, sont tout à la fois marquées par un phénomène
de sécularisation et par une recrudescence inquiétante des intégrismes, en particulier religieux.
La législation sur la liberté d’expression reflète ce double processus : certaines infractions ont
disparu, tandis que d’autres ont été créées. Le blasphème n’est ainsi plus une infraction pénale
au Royaume-Uni depuis 2008 25 ; il ne l’est plus en France depuis 1791 26 , même si l’on peut
s’interroger sur sa persistance en droit local d’Alsace-Moselle 27 ; il reste punissable en
Irlande 28 sur le fondement d’une loi adoptée en 2009, mais aucune poursuite n’a été à ce jour
engagée. Par ailleurs, en Irlande, comme dans le reste de l’Europe, l’objectif prioritaire
consiste à juguler les discours incitant à la discrimination, la haine ou à la violence, que ces
discours visent ou émanent des groupes religieux. En France, depuis 1972 29 , la répression de
25
Section 79 of the Criminal Justice and Immigration Act 2008.
B. Basdevant-Gaudemet, “Histoire juridique du blasphème : péché, délit, liberté d’expression?”, RDP, 1er mars
2015, n°2, p. 309.
27
L’art. 166 du code pénal local alsacien-mosellan dispose que « celui qui aura causé un scandale en
blasphémant publiquement contre Dieu par des propos outrageants, ou aura publiquement outragé un des cultes
chrétiens ou une communauté religieuse établie sur le territoire de la Confédération et reconnue comme
corporation, ou les institutions ou cérémonies de ces cultes, ou qui, dans une église ou un autre lieu consacré à
des assemblées religieuses, aura commis des actes injurieux et scandaleux, sera puni d'un emprisonnement de
trois ans ou plus. » (traduction non officielle, réalisée par l’Institut du droit local alsacien-mosellan). Ces
dispositions, issues du code pénal allemand et maintenues en vigueur à titre « transitoire » par la loi du 17
octobre 1919 puis implicitement mais nécessairement par les lois du 1er juin 1924, peuvent demeurer en vigueur
« tant qu’elles n’ont pas été remplacées par des dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles. »
(principe fondamental reconnu par les lois de la République consacré par le Conseil constitutionnel dans sa
décision CC n°2011-157 QPC du 5 août 2011, Société SOMODIA, cons. 4). Le 22 mai 2015, a été déposée au
Sénat une proposition de loi visant « à abroger le délit de blasphème, encore en vigueur en Alsace-Moselle ».
L’exposé des motifs de cette proposition précise cependant qu’il existe un débat sur la portée et la possible
application de ces dispositions, qualifiées « d’anomalie dans l’histoire de notre République ». On peut
notamment relever que la jurisprudence du Conseil constitutionnel a été interprétée (voir les notices des décrets
n°2013-776 et n°2013-395 du 27 août 2013) comme imposant la publication d’une traduction officielle en
langue française des dispositions de droit alsacien-mosellan pour leur maintien en vigueur (la décision n°2012285 QPC du 30 novembre 2012 ne tranche cependant pas explicitement ce point, voir cons. 12). Or il n’a pas été
procédé à une telle traduction en ce qui concerne les dispositions de l’art. 166 du code pénal local alsacienmosellan (à la différence d’autres dispositions du code pénal du 15 mai 1871 - not. l’art. 167 relatif aux actes
entravant l’exercice d’un culte -, voir les annexes du décret n°2013-776 du 27 août 2013 portant publication de
la traduction de lois et règlements locaux maintenus en vigueur par les lois du 1er juin 1924 dans les
départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle).
28
Section 36 of the Defamation Act 2009.
29
Loi n°72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, dite « loi Pleven ».
26
6
ces discours fait l’objet de peines spécifiques 30 , de même que, depuis 1990 31 , les discours
contestant l'existence de crimes contre l'humanité, commis par une personne reconnue
coupable par une juridiction française ou internationale32 . Comme l’a souligné la Cour
européenne des droits de l’Homme, la négation de tels crimes ne conteste pas seulement la
réalité de « faits historiques clairement établis », mais porte atteinte et vise à la destruction
des « valeurs fondamentales de la Convention » 33 . La répression de ces discours ne saurait
pour autant conduire le législateur à s’ingérer dans les travaux de la recherche scientifique, ni
à édicter une « vérité officielle » : le législateur ne peut ainsi, sans méconnaître la liberté
d’expression, réprimer la contestation de crimes de génocide, qu’il aurait lui-même reconnus
et qualifiés comme tel 34 . D’une manière plus générale, la sauvegarde du « vivre ensemble » et
des « exigences minimales de la vie en société » sont des motifs justifiant des restrictions
nécessaires à la liberté d’expression, dans une société démocratique, comme l’a confirmé la
Cour de Strasbourg dans son arrêt de Grande chambre S.A.S. contre France 35 sur la
prohibition générale du voile intégral.
Le second des défis que soulève l’exercice contemporain de la liberté d’expression a
trait à la régulation des réseaux et des espaces numériques. Les technologies numériques
ont bouleversé, avec une rapidité étonnante, nos modes de production, de consommation et de
communication, jusque dans le détail de nos manières de vivre. Elles ne régissent plus
seulement le périmètre restreint du secteur des télécommunications ou des services
informatiques, mais elles innervent désormais l’ensemble de notre économie et de nos
pratiques sociales. Comme l’a souligné le président Tuot, à l’ère des réseaux sociaux, du Big
data, des « data brokers » et du profilage tous azimuts des comportements, un saut qualitatif a
été franchi dans la collecte et le traitement des données numériques. Chaque individu se
trouve doté d’une « identité numérique », qui s’exprime en permanence, en tout lieu et à son
insu. Les technologies numériques entretiennent dès lors des rapports ambivalents avec la
liberté d’expression : elles facilitent son exercice et amplifient sa portée, tout en la menaçant
d’une hypertrophie anarchique et déstabilisante. Face à cette ambivalence, un cadre
procédural pleinement opérationnel doit garantir la prévention et le traitement des abus de
cette liberté. Comme l’a souligné Lord Girvan, cette responsabilité ne saurait peser sur un seul
maillon de la chaîne, chacun devant faire preuve de diligence et de réactivité. Ainsi, lorsqu’il
existe un risque de diffamation, un dialogue doit se nouer entre ceux qui signalent ce risque,
ceux qui disposent des moyens techniques de le traiter et, le cas échéant, ceux qui en sont à
l’origine. Dans ce dialogue, la responsabilité des intermédiaires numériques ne doit être ni
minorée, ni exagérée, en étant assimilée à celle des éditeurs de contenus. Comme le fait
remarquer Lord Dyson, un régime autonome de responsabilité doit leur être appliqué. C’est en
ce sens que, par son arrêt Tamiz v. Google Inc., la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de
30
Art. 24 de la loi du 29 juillet 1881, révisé sur ce point notamment par la loi n°2004-1486 du 30 décembre 2004
(répression des provocations à la à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes
à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap).
31
Loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi
Gayssot ».
32
Art. 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 : « Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l'article 24
ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre
l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de
Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en
application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction
française ou internationale. »
33
CEDH 24 juin 2003, Garaudy c. France, n°65831/01.
34
CC n°2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides
reconnus par la loi, cons. 6.
35
CEDH, Grande chambre, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, n°43835/11.
7
Galles (England and Wales Court of Appeal- EWCA) a pu qualifier la société Google
d’« éditeur de second rang » (« secondary publisher »), en tant qu’elle a facilité la diffusion
de messages diffamatoires – dont elle n’était pas l’auteur - sur un blog qu’elle a contribué à
créer, mais qu’elle ne gérait pas. Cette qualification fait peser sur cette société l’obligation de
procéder, dans un délai raisonnable (« reasonable time »), au retrait d’un message illicite qui
lui a été signalé, sauf à être considérée comme se les ayant appropriés.
Dans son étude consacrée au Numériques et [aux] droits fondamentaux, le Conseil
d’Etat s’est penché sur ces sujets délicats et il a émis des propositions en vue d’une rénovation
du cadre législatif national et européen. Il a notamment recommandé d’établir un régime de
responsabilité ad hoc pour les « plateformes », distinct de celui des éditeurs et des hébergeurs,
et de mieux garantir le droit à « l’autodétermination informationnelle » des individus, c’est-àdire à leur droit de décider de la communication et de l’utilisation de leurs données à caractère
personnel.
B. Vers de nouveaux standards communs ?
Pour relever ces défis, les Etats et les organisations internationales doivent travailler à
la convergence et à la complémentarité des nouveaux outils juridiques qui sont aujourd’hui
inventés. Leur enrichissement réciproque permettra ainsi l’émergence de nouveaux standards,
sans laisser de vide, ni créer de désordre normatifs.
Le premier levier de cette convergence réside dans l’écoute mutuelle des
jurisprudences et des législations nationales. Les enceintes de rencontre et de dialogue
entre juges nationaux sont des lieux propices à cette ouverture. A cet égard, notre comité de
coopération judiciaire apporte une contribution remarquable, tant par les stages d’études qu’il
soutient, que par les colloques qu’il organise. Comme lors des précédentes rencontres, le
colloque de cette année montre la similitude des défis que doivent relever nos Etats respectifs
et la nécessité d’une coopération accrue. Des questions telles que l’étendue et les limites de la
protection de l’anonymat de l’internaute, évoquées par plusieurs intervenants, sont d’une
grande importance et méritent d’être approfondies.
Le second levier de convergence doit être recherché dans la consolidation des
garanties européennes, celles du Conseil de l’Europe, comme celles de l’Union européenne.
Consacrée à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, la liberté
d’expression couvre d’une manière extensive un large spectre d’informations, dès lors
qu’elles contribuent directement ou indirectement 36 à un « débat d’intérêt général ». Comme
l’a relevé la conseillère Crédeville, les contours de cette notion jurisprudentielle ont été
précisés par deux arrêts de grande chambre du 7 février 2012 Von Hannover c. Allemagne37 et
Axel Springer c. Allemagne 38 . Toutefois, cette notion n’a cessé de s’élargir 39 et elle se
36
Cette notion couvre les débats politiques et syndicaux, l’expression artistique, mais aussi des discours
commerciaux (CEDH 25 mars 1985, Barthold c. Allemagne, n°8734/79, §42) ou professionnels (CEDH 17
janvier 2003, Stambuck c. Allemagne, n°37298/97, § 46) qui touchent, sans les viser directement, à des débats
d’intérêt général.
37
CEDH, Grande chambre, 7 février 2012, Von Hannover c. Allemagne, n°40660/08, § 108-113.
38
CEDH, Grande chambre, 7 février 2012, Axel Springer c. Allemagne, n°39954/08, § 89-95.
39
Voir not. les arrêts CEDH 19 septembre 2013, Von Hannover c. Allemagne, n°8772/10 (a été reconnue comme
une information contribuant à un débat d’intérêt général « la tendance des personnes célèbres de mettre leurs
résidences de vacances en location ») et CEDH 14 janvier 2014, Ruusune c. Finlande, n°73579/10 (a été reconnu
8
développe aujourd’hui d’une manière peu prévisible. La consolidation de ces garanties est
d’autant plus nécessaire que l’influence de la Convention européennes des droits de l’Homme
sur les protections nationales est profonde. En droit britannique, qui est de tradition dualiste 40 ,
le Human Rights Act, adopté en 1998, permet aux garanties de la Convention de produire
leurs effets en droit interne. Ces garanties peuvent ainsi être invoquées à l’encontre des
autorités publiques 41 , ce qui inclut les tribunaux 42 , et ces derniers doivent prendre en
considération les arrêts rendus par la Cour de Strasbourg 43 . Dans les litiges opposant deux
parties privées – litiges dits horizontaux -, les valeurs protégées par la convention européenne
trouvent aussi à s’appliquer 44 et, en particulier, dans les cas où la liberté d’expression doit être
conciliée avec le droit au respect de la vie privée. En cette matière, le droit interne britannique
s’est combiné avec le droit de la Convention, pour élever le niveau de protection de la sphère
privée : même lorsque les informations divulguées ne revêtent pas un caractère confidentiel,
un usage détourné d’information à caractère privé (« misuse of private information ») 45 peut
être contesté 46 . Comme l’a relevé Lord Dyson, la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de
Galles (England and Wales Court of Appeal) a explicitement reconnu, par un arrêt du 27 mars
2015, Google Inc. v Vidal-Hall 47 , l’existence d’un recours spécifique fondé sur un tel usage
détourné d’informations à caractère privé. A cet égard, nous sommes peut-être à la veille de
nouveaux développements sur la conciliation entre protection de la vie privée et liberté
d’expression et sur la responsabilité des plateformes, puisque, dans l’affaire Delfi AS contre
Estonie, après la décision de la chambre du 10 octobre 2013 48 et l’audience publique du 9
juillet 2014, un arrêt de Grande chambre sera rendu le 16 juin 2015 49 .
comme contribuant à un débat d’intérêt général un ouvrage narrant les conditions dans lesquelles le Premier
ministre finlandais à rencontre son amie).
40
Un traité international ratifié par le gouvernement britannique ne modifie pas le droit interne du Royaume-Uni
tant qu’il n’a pas été incorporé par une loi du Parlement (House of Commons, European Scrutiny Committee,
The EU Bill and Parliamentary Sovereignety, Tenth Report of Session 2010-2011, Volume 1: Report together
with formal minutes, par. 10) ; cette exigence vaut aussi lorsqu’un traité revêt un effet direct : voir, sur ce point :
A. W. Bradley & K. D. Ewing, Constitutional and Administrative Law (15th ed. 2011), p. 134: “Under our
constitutional law, adherence to a treaty does not of itself have the effect of changing our internal law even
where provisions of the treaty are intended to have direct internal effects as law within participating states.”
41
Paragraphe 6(1) HRA.
42
Paragraphe 6(3) HRA.
43
Paragraphe 2(1) HRA.
44
Campbell v MGN, [2004] UKHL 22: “Further it should now be recognized that for this purpose these values
are of general application, the values embodied in articles 8 and 10 are as much applicable to disputes between
individuals or between an individual and a non-Government body such as a newspaper as they are in disputes
between individuals and public authorities.” .
45
Campbell v MGN, [2004] UKHL 22: “The continuing use of the phrase duty of confidence and the description
of the information as confidential is not altogether comfortable. Information about an individual’s private life
would not in ordinary usage be called confidential. The more natural description today is that such information is
private, the essence of the tort is better encapsulated now as a misuse of private information. In the case of
individuals this tort however labelled affords respect for one aspect of individual’s privacy. That is the value
underlying this cause of action. An individual’s privacy can be invaded in ways not involving public
information.”.
46
Le juge examine alors s’il existe s’il existe une attente raisonnable de vie privée (reasonable expectation of
privacy) et, le cas échéant, il procède à un balancing exercise, afin de concilier la liberté d’expression et le droit
au respect de la vie privée selon les circonstances de l’affaire, voir par ex. : Re S (A Child), [2005] 1 AC 593:
“First, neither article has as such precedence over the other. Secondly, where the values under the two articles
are in conflict, an intense focus on the comparative importance of the specific rights being claimed in the
individual case is necessary. Thirdly, the justifications for interfering with or restricting each right must be taken
into account. Finally, the proportionality test must be applied to each.”
47
Google Inc. v Vidal-Hall, [2015], EWCA.
48
CEDH 10 octobre 2013, Delfi AS c. Estonie, n°64569/09 ; dans cet arrêt de chambre, renvoyé en Grande
chambre, la Cour a jugé que, sans méconnaître l’art. 10 de la Convention, les juridictions estoniennes ont pu
condamner une société propriétaire d’un « portail d’actualité » en ligne pour les commentaires diffamatoires
9
S’agissant du droit de l’Union européenne, la même conciliation doit être opérée dans
le domaine de l’internet entre des droits et libertés qui ne sauraient être hiérarchisés a priori et
dont le poids respectif doit être apprécié selon les circonstances de chaque espèce. Dans le
champ d’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union, doivent être ainsi
conciliées la liberté d’expression et d’information 50 des internautes, la « liberté
d’entreprise » 51 des prestataires de services numériques, la protection du droit de propriété
intellectuelle 52 des auteurs, la protection de la vie privée et familiale des personnes 53 et de
leurs données à caractère personnel 54 . A cet égard, comme l’a montré l’affaire Scarlett
Extended 55 , souvent évoquée lors de nos échanges, un système de filtrage des
communications électroniques, fût-il créé aux fins de protéger le droit à la propriété
intellectuelle, ne saurait, sans méconnaître le droit de l’Union, imposer aux fournisseurs
d’accès à internet une analyse de toutes les communications électroniques transitant par leurs
services, qui s’applique, à titre préventif, à leurs frais exclusifs et sans limitation de temps, à
toute leur clientèle. Dans la sphère numérique, la conciliation des droits fondamentaux n’est
pas univoque et elle peut conduire a contrario à renforcer les obligations mises à la charge
des prestataires de services numériques. C’est ainsi que, par son déjà célèbre arrêt du 13 mai
2014, « Google Spain » 56 , la Cour de justice a consacré l’obligation pour l’exploitant d’un
moteur de recherche sur internet de déréférencer des données à caractère personnel, soit en
raison de leur non-conformité aux exigences de qualité fixées par la directive 95/46 57 , et
qu’avaient laissés les internautes sur ce portail. La Cour a souligné la responsabilité particulière d’une telle
société : « la Cour n’est pas convaincue qu’un système ne permettant à la partie lésée de se
retourner que contre les auteurs des commentaires diffamatoires – comme la société requérante
semble le suggérer – aurait, en l’espèce, garanti une protection effective du droit au respect de la
vie privée. C’est la société requérante qui a choisi de permettre aux internautes de laisser des
commentaires sans s’inscrire au préalable : dès lors, il faut considérer qu’elle a accepté d’assumer
une certaine responsabilité pour ces commentaires. » (§ 91).
49
Par son arrêt de grande chambre du 16 juin 2015 (n°64569/09), la Cour a confirmé l’arrêt de chambre du 10
octobre 2013 (absence de violation de l’art. 10 de la Convention) et précisé sa grille d’analyse de la
proportionnalité d’une ingérence légitime dans la liberté d’expression d’une société exploitant un portail
d’actualités permettant aux internautes de publier des commentaires dans une zone dédiée. La Cour a conclu que
« sur la base de l’appréciation in concreto des éléments précités, et compte tenu du raisonnement de la Cour
d’État en l’espèce, en particulier du caractère extrême des commentaires en cause, du fait qu’ils ont été déposés
en réaction à un article publié par la société requérante sur un portail d’actualités qu’elle exploite à titre
professionnel dans le cadre d’une activité commerciale, de l’insuffisance des mesures que ladite société a prises
pour retirer sans délai après leur publication des commentaires constitutifs d’un discours de haine et d’une
incitation à la violence et pour assurer une possibilité réaliste de tenir les auteurs des commentaires pour
responsables de leurs propos, ainsi que du caractère modéré de la sanction qui lui a été imposée, la Cour juge que
la décision des juridictions internes de tenir la société requérante pour responsable reposait sur des motifs
pertinents et suffisants, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur. Dès lors, la mesure
litigieuse ne constituait pas une restriction disproportionnée du droit de la société requérante à la liberté
d’expression » (§ 162).
50
Art. 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
51
Art. 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
52
Art. 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
53
Art. 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
54
Art. 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
55
CJUE 24 novembre 2011, Scarlet Extended SA, C-70/10.
56
CJUE, Grande chambre, 13 mai 2014, Google Spain SL, Google Inc. c/ Agencia Española de Protección de
Datos (AEPD), Mario Costeja González, C-131/12.
57
Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des
personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces
données.
10
notamment au regard de leur caractère inexact, incomplet ou non actualisé 58 , soit pour des
raisons prépondérantes et légitimes tenant à la situation particulière de la personne
concernée 59 . La Cour a nettement affirmé que les droits des personnes à la protection de leur
vie privée et de leurs données à caractère personnel « prévalent, en principe, non seulement
sur l’intérêt économique de l’exploitant du moteur de recherche, mais également sur l’intérêt
[du] public [internaute] » 60 . Cet arrêt rétablit ainsi, dans une certaine mesure, un équilibre
entre liberté d’expression et droit à la vie privée. Pour autant, comme l’a relevé le Conseil
d’Etat dans son étude consacrée au Numériques et [aux] droits fondamentaux, il ne résout pas
toutes les difficultés que soulève la recherche de cet équilibre : pour la mise en œuvre de ce
nouveau droit au déréférencement, une procédure d’échange et de dialogue devra être
consolidée entre les plateformes, les éditeurs de contenus et les individus concernés, en
coopération avec les autorités publiques de régulation. Par ailleurs, par souci de
simplification, une décision unique de déréférencement pourrait être envisagée, soit grâce à
des accords de reconnaissance mutuelle entre exploitants de moteur de recherche, soit par un
dispositif légal d’extension à tous ces exploitants d’une décision homologuée par un juge 61 .
*
*
*
En comparant la liberté des anciens à celle des modernes, Benjamin Constant ne
cherchait pas à les opposer radicalement, mais à les corriger l’une par l’autre. Il avait en effet
bien conscience des « dangers de la liberté moderne » : il redoutait que les individus,
« absorbés dans la jouissance de [leur] indépendance privée et dans la poursuite de [leurs]
intérêts privés, [renoncent] trop facilement à [leur] droit de partage dans le pouvoir
politique » 62 , c’est-à-dire à une participation active au règlement des affaires d’intérêt général.
Il recommandait ainsi de ne renoncer à aucune des deux espèces de libertés et d’« apprendre à
combiner l’une avec l’autre » 63 . A cet égard, si la liberté d’expression au XXIème siècle
s’écarte par certaines de ses pratiques des canons du libéralisme classique, sa préservation ne
sera ni un renoncement à l’héritage des Lumières, ni sa pure et simple continuation. Elle
devra, pour ne pas régresser en liberté des Anciens, veiller à ne sacrifier ni la vie privée, ni
son essence même de liberté. Si elle appelle des aménagements et de nouveaux outils de
régulation des rapports sociaux, elle devra combiner les acquis de toutes les modernités.
C’est, en tout cas, le vœu que nous pouvons former, dans le sillage de Benjamin Constant.
58
Droit consacré sur le terrain de l’art. 12 de la directive 95/46 mentionnée ci-dessus.
Droit consacré sur le terrain de l’art. 14 de la directive 95/46 mentionnée ci-dessus.
60
CJUE, Grande chambre, 13 mai 2014, Google Spain SL, Google Inc. c/ Agencia Española de Protección de
Datos (AEPD), Mario Costeja González, C-131/12, § 97.
61
Voir sur ce point : Le numérique et les droits fondamentaux, étude annuelle 2014 du Conseil d’Etat, La
documentation française, 2014, proposition n°5, p. 277.
62
B. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », discours prononcé à l’Athénée
royal de Paris, février 1819, in Ecrits politiques, éd. Folio essais, 1997, p. 616.
63
B. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », discours prononcé à l’Athénée
royal de Paris, février 1819, in Ecrits politiques, éd. Folio essais, 1997, p. 618.
59
11