Catherine Delmas - E-rea

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Catherine Delmas - E-rea
Parcours et détours de Charles Doughty en Arabie Déserte
Catherine Delmas
Dans son ouvrage publié en 1888, Travels in Arabia Deserta, Charles Doughty se présente comme un
marcheur qui a arpenté le globe, “a sâiehh”, “a walker about the world” (I 322). Ses voyages l'ont
déjà mené en Norvège, au Sahara algérien et à travers la Syrie, le Liban, la Palestine et l'Egypte
lorsqu'il entreprend de parcourir le désert du nord-ouest de l’Arabie pour explorer la région de Medáin
Salîh qu’il n’a pas pu visiter lors de ses voyages précédents mais dont il a entendu parler. Son récit,
qui relate son périple dans le désert de novembre 1876 à août 1878, est une invitation au voyage, à
un parcours géographique et textuel qui met en rapport inversement proportionnel la vacuité de
l’aride et la poétique du plein. Comme le soulignent Gilles Deleuze et Félix Guattari, “écrire n’a rien à
voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir” (10). Ici cependant
l’écriture signifie, désigne, nomme autant qu’elle cartographie. Le récit s’élabore en même temps que
la carte, au détour du chemin, mais le parcours, à la fois linéaire et digressif, est également retour et
quête.
Comme Hérodote qui mesure de dix en dix les jours et la distance qui séparent chaque étape
sur le “bourrelet sablonneux” (livre IV, paragraphe 181 ; p. 187) qui s’étend de Thèbes aux Colonnes
d’Hercule, Charles Doughty, comme Gertrude Bell après lui, mesure le désert d’Arabie en jours
de marche, “marches” ou “thelûl journeys”, distances parcourues par un chameau. Son parcours se
fait cependant en deux temps. Durant la première partie du voyage, il accompagne les pèlerins du Haj
de Damas jusqu’à Medáin Sâlih où il reste plusieurs semaines afin d'explorer les nécropoles et les
vestiges de la région. Il séjourne dans un puits fortifié, une kella, où il attend le retour du pèlerinage.
Le parcours en étoile autour du site archéologique est suivi d'une longue période d'errance lorsqu'il
décide en mars 1877 d'accompagner les Bédouins du désert dans leur quête de nouveaux pâturages
vers l’est ; Teyma puis Hayil, Kheybar, Boreyda avant de rejoindre Djedda. Son périple est alors
ponctué de nombreux allers et retours ainsi que de détours, selon les déplacements des nomades, au
gré de la végétation et des points d'eau, mais également parce qu’il désire explorer des sites
archéologiques et change de ce fait de guides et de tribus. A plusieurs reprises il veut regagner El
Wejh, sur la côte, mais en est empêché. Doughty ne cache ni sa nationalité ni sa religion et s'oppose
souvent aux autorités turques ou aux cheikhs arabes. Retenu captif puis chassé de Hayil, Boreyda,
Aneysa, il finit par obtenir le soutien de l’Emir de Médine et regagne Djedda. Le voyage et le récit
s’arrêtent alors brutalement, lorsque son arrivée chez le consul britannique met fin à l’errance dans un
territoire hostile où, paradoxalement, il n’avait aucune liberté de mouvement.
Géologue de formation, Doughty est également ethnographe, archéologue, épigraphiste
linguiste. Il s’intéresse à la grammaire et à la prononciation de l’arabe contemporain, ainsi qu’à
l’origine des langues sémitiques dont il retrouve les traces écrites dans le désert avant Mahomet ; il
recopie ou décalque avec du papier absorbant, au pinceau et à l'éponge, les inscriptions qu’il envoie
par la suite à Ernest Renan en France et au professeur Hochstetter en Autriche pour les faire traduire
et publier puisque ni la Royal Geographic Society ni le British Museum à Londres ne sont intéressés
par ses découvertes. Cartographe, il établit une carte du désert d’Arabie, qui fait mention des pistes
(celles du Haj et celles qui retracent son propre parcours), des villes et des villages, des oasis et des
points d’eau, des montagnes et des oueds. Cette carte dresse un état des lieux géomorphologique,
hydrographique et humain, et redouble le texte.
Charles Doughty est un orientaliste comme l’atteste l’index qui est également un glossaire,
dont les entrées (noms propres et noms communs en arabe, grec et anglais) reflètent un parcours et
une culture scientifiques pluridisciplinaires de géologue, géographe, ethnographe, naturaliste,
épigraphiste, linguiste, phonologue, qui pratique également la médecine comme seul moyen de
subsistance et affiche un goût pour l’histoire. Doughty rejette pourtant l'orientalisme qui, pour lui, se
résume à un mode de représentation qu'il associe au merveilleux et oppose au réalisme et à la
véracité du récit d'anthropologie ; “These and the like are tales rather of an European Orientalism
than with much resemblance to the common experience.” (I 96). Il fait également de l'orientalisme la
marque de la culture orientale. Il rapporte ainsi dans le second volume de son ouvrage les contes
narrés par Abdullah en proie à un délire fiévreux. Il les résume, en larges caractères gras et
gothiques, comme pour mieux en souligner l'altérité et traduire son incrédulité, et les compare aux
contes médiévaux de chevalerie et de bonne fortune pour conclure que leur longueur, insupportable
aux Européens, finit par devenir “a confused babble of sounds”, “barbarous and out of joint”. Rien de
tel, en effet, dans le récit réaliste, minutieux de Doughty si ce n’est la longueur parfois elle aussi
monotone d’un texte qui se déroule sur environ mille deux cents pages.
L’orientalisme pour Doughty se résume à la croyance aux jins et aux chimères — “such is the
orientalism, the fond dream of the Arabs” (II 120) — transmise par des récits oraux, traditionnels,
racontés par les Bédouins, récits qui se légitiment tout naturellement par les conditions de narration et
de réception qui en fixent la pragmatique et tissent le lien social. Ils s’opposent au récit
d'anthropologie de Doughty, récit qui se veut scientifique, objectif, transmet un savoir et cherche à se
légitimer, non par les conditions d’énonciation, mais par la preuve et la réfutation. Ces deux types de
récits, étudiés par Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne, reflètent une confrontation
entre les deux cultures.
Le récit de Doughty révèle en fait à quel point il est ancré dans la culture orientaliste du XIXe
siècle, au sens donné cette fois par Edward W. Saïd. Le but de son voyage est de contribuer au
progrès scientifique de son pays. Doughty part donc pour explorer des sites et des vestiges, mais audelà du but avoué du voyage, il va en quête des origines de l’homme dont il veut résoudre l’énigme
en examinant les traces laissées dans le désert ; “we are in the world and not in the world, where
Nature brought forth man, an enigma to himself, and an evil spirit sowed in him the seeds of
dissolution.” (I 520). Son ouvrage se veut à la hauteur de la tâche comme il l’indique dans sa préface
à la seconde édition ; “Of surpassing interest to those many minds, which seek after philosophic
knowledge and instruction, is the Story of the Earth, Her manifold living creatures, the human
generations, and Her ancient rocks” (31). Son ouvrage est à la fois une enquête et un témoignage qui
rassemblent les traces humaines, linguistiques et géologiques de l'histoire de la terre.
Dans son introduction élogieuse à Travels in Arabia Deserta, Thomas Edward Lawrence dresse
un parallèle entre les parcours géographique et textuel de Doughty. Il utilise la métaphore marine
pour évoquer les allers et retours de l'homme et du texte — “his record ebbs and flows with his
experience” — et en souligne le nomadisme par l'utilisation de l'adjectif “casual” — “casual
journeyings of two years” —, ou du moins l’absence de but précis, ce à quoi semble inviter le désert ;
“the desert is a place of passing sensation” (21). Or Doughty a bien un but ; explorer les sites
archéologiques, recopier ou décalquer les inscriptions nabatéennes ou hymiarites, enrichir la science
occidentale en apportant la preuve du chaînon manquant dans l’évolution linguistique entre le vieil
araméen et l’écriture cursive préislamique dans le désert. Son but est donc de réfuter par la preuve
les affirmations de Sylvestre de Sacy pour qui “on n’écrivait pas en Arabie avant Mahomet” (I 224).
Il considère son livre comme un navire lancé sur les flots du savoir, une contribution à
l’avancement de l’humanité, occidentale de préférence. La notion de progrès est bien présente dans
Travels in Arabia Deserta qui reprend la théorie de l’évolution, des langues et des peuples. Doughty
est ancré dans le darwinisme de l’époque comme le suggère son goût pour les généralisations, la
typologie, la classification. Doughty est un homme de science et le tableau qu’il dresse de l’Arabie se
veut exhaustif. Lawrence compare son récit à un véritable musée vivant que le lecteur arpente au gré
de la marche et de la lecture ; “here you have all the desert, its hills and plains, the lava fields, the
villages, the tents, the men and animals.”
Le récit se veut exhaustif afin d'englober toutes les catégories du réel et se construit en
greffant le détour sur le parcours textuel. Le trajet conditionne l’écriture à la fois chronologique et
digressive. Ainsi peut-on mettre en parallèle la description des préparatifs du départ avec le départ du
récit qui pose la situation d’énonciation, lorsque Doughty répond aux questions d’un ami syrien à qui il
relate son voyage, et annonce déjà la position idéologique du narrateur à travers celle du récepteur ;
Tell me (said he), since thou art here again in the peace and assurance of Ullah, and whilst
we walk as in the former years, toward the new blossoming orchards, full of the sweet
spring as the garden of God, what moved thee, or how couldst thou take such journeys into
the fanatic Arabia? (I 39)
Le récit mêle très vite le présent au prétérit, indiquant par là des pauses, des digressions ou
des détours du texte venant briser la linéarité du parcours rétrospectif.
Sur le parcours géographique, le point conditionne le trajet, comme l'ont souligné Gilles
Deleuze et Félix Guattari. Ce sont les arrêts aux kella sur la route du Haj, puis aux points d’eau du
désert ou les oasis ;
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Le nomade a un territoire, il suit des trajets coutumiers, il va d’un point à un autre (....) En
premier lieu, même les points déterminent le trajet, ils sont strictement subordonnés aux trajets qu’ils
déterminent, à l’inverse de ce qui se passe pour le sédentaire. Le point n’est là que pour être quitté,
et tout point est un relais et n’existe que comme relais. Un trajet est toujours entre deux points mais
l’entre-deux a pris toute la consistance et jouit d’une autonomie comme d’une direction propre. La vie
du nomade est intermezzo. (471)
Le rythme de la marche, “intermezzo”, est reflété par celui du récit. L’écriture de Doughty est
un flux, présente un rythme (du grec rhein, couler) parfois lancinant qui évoque celui du déplacement,
un nomadisme de l’écriture où les pauses à la fois se greffent sur le trajet et le conditionnent. Comme
l’a souligné Aristote, c’est le rythme, le flux et donc ici le nomadisme qui organisent le sens. Pour
Benveniste, le rythme désigne “la forme de ce qui n’a pas de consistance organique”, “une forme
improvisée, momentanée, modifiable” (333). Le rythme donne au texte sa fluidité ; il est un
agencement de fragments notés au cours de la marche. C’est ainsi que T.E. Lawrence a défini son
propre récit, Seven Pillars of Wisdom ; “This story which follows was first written out . . . from notes
jotted daily on the march” (21). C’était le cas de Doughty qui devait cependant souvent se cacher
pour écrire et dessiner ; ses documents furent volés ou confisqués à plusieurs reprises ; il dut même
en enfouir une partie dans le sable pour alléger sa marche.
Travels in Arabia Deserta est un récit ponctué de détours essentiels au parcours géographique
et textuel. Ils permettent à l'auteur de faire des incursions dans l’autre culture qui sont l’objet de
descriptions détaillées. Le parcours amène des digressions inévitables et inversement ce sont les
détours textuels qui font le parcours du récit, tout comme le point d’eau conditionne le trajet nomade.
Le récit de Doughty, qui est à la fois progression et digression, se construit en boucles ; c’est une
écriture qui se déploie, se déplie en explications. Dans les plis du texte sont insérées des gravures,
comme des fenêtres qui ouvrent sur l’ailleurs. Placés en apposition, sans numéro de page, ces
paratextes confirment le texte par le tableau, le cognitif par le visuel.
Le détour qui détermine le parcours textuel apparaît aussi clairement au niveau de la
typographie. Les parenthèses, les grands tirets ou les crochets doubles entrecoupent la phrase ; les
deux points, les points-virgules permettent à la phrase de se déployer et d’apporter précisions,
explications, justifications ou commentaires.
Paradoxalement, ce texte qui cartographie l’espace, voire le décalque à l'instar de Doughty qui
décalque les inscriptions nabatéennes, n’est pas un espace nomade mais un espace strié, pour
reprendre les termes de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Le récit tente en effet de circonscrire et
d’englober l’espace nomade du désert par un espace textuel organisé autour d’un pivot central, un
texte-miroir, image du monde, qui aspire à donner une vision totale à partir d’une multitude de
fragments organisés par le regard et le discours de l’ethnographe, géographe, cartographe. Doughty
est un homme de science qui aime à classer, nommer, désigner, étiqueter, cataloguer. L’énumération
relève toujours d’une taxonomie qui organise l’espace textuel. La boucle descriptive a toujours un
point de départ, qu'il s'agisse d'un marqueur temporel, géographique ou descriptif, ou du contexte qui
est prétexte à un détour, et un point d’arrivée qui greffent la pause sur le trajet. Elle est également
toujours introduite par des verbes de perception (”I saw”, “I heard”) et elle s’organise autour de
verbes d’état (be, appear, seem).
Travels in Arabia Deserta permet un voyage dans l’autre culture. La langue est par exemple
un point de passage, comme le suggérait déjà le court dialogue d’introduction posant la situation
d’énonciation. L’écriture de Doughty qui mêle l’anglais et l’arabe se veut tissage — “the sewing
together of men’s sayings” (I 461) — lorsqu’elle rapporte les paroles, les dialogues, les contes et les
légendes. Il s’agit de donner à voir un autre peuple, de faire entendre une autre langue, voire de
l’enseigner. La portée est en effet didactique car Doughty est également linguiste. Les termes arabes
sont au départ mentionnés en italiques ; soit les termes anglais précèdent l’expression arabe et en
annoncent le sens, soit le terme est traduit — “The Mukowwems or Haj camel-masters have called in
their cattle” (I 41) — puis réutilisé sans italiques ni rappel de traduction dès le paragraphe suivant ;
“The mukowwems are sturdy.” (I 42). L’explication en incise peut s’ajouter à la traduction pour en
donner le sens, puis le développer pour préciser la fonction ; “A nejjàb or post, who is a Beduin
dromedary-rider, is therefore sent up every year from Medáin Sâlih, bringing word to Damascus, in
ramathan before the pilgrimage, whether there be water run in the birket at Dàr el-Hamra.” (I 48).
Doughty mentionne également la forme au pluriel ou la prononciation. L’index et glossaire reprend les
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explications et mentionne les occurrences. Doughty avoue cependant avoir eu recours aux conseils
d’universitaires pour retranscrire une langue qu’il pratiquait oralement.
Le glossing, qui est à la fois une explication dans le texte et un glossaire hors-texte, a
inévitablement une portée pédagogique. L’emploi de l’arabe reflète également le désir de précision du
scientifique qui trouve l’anglais inadéquat pour rendre une réalité différente dans tous ses détails. Ce
détour constant par la langue autre résulte en un phénomène d’hybridation de l’écriture, puisque
chaque phrase contient au moins un ou deux termes arabes. Mais contrairement au phénomène
d’abrogation et de réappropriation de la langue dominante dans les textes postcoloniaux, ici le tissage
de la phrase souligne une appropriation de la langue autre par la langue dominante, un rapt qui place
au centre de la phrase la langue de la périphérie, c’est à dire un phénomène de glottophagie, au
service de la pédagogie. Le glossing placé en incise à l'intérieur des parenthèses ou des tirets introduit
un écart dans la phrase et révèle le fossé qui se creuse entre les deux cultures, fossé que l'auteur
nous rappelle constamment.
Nous pourrions également penser que Doughty, qui passe deux ans dans le désert, perd peu
à peu contact avec sa langue maternelle. Il la maîtrise cependant très bien et Lawrence souligne la
beauté de son écriture archaïsante qui fait retour aux origines de la langue, celle de Chaucer et de
Spenser mentionnés par l'auteur au début du premier volume comme étant ses deux modèles. Le seul
problème est que la langue archaïque, notamment les pronoms thou, thee, les terminaisons verbales
en “est “ou “th “, est surtout utilisée pour traduire les dialogues en langue arabe. Seule l’utilisation de
“quoth he “apparaît dans le récit. La narration est également marquée par des inversions syntaxiques
récurrentes du type adjectif + be + sujet — “bright was the sky and the air as we journeyed” (I 57) —
ou adverbe + verbe + sujet — “well knew he”—, des négations archaïques — “we see not anything”
(I 90) — et un vocabulaire recherché, souvent obsolète ; “I visted”, “nigh”, “perchance”, “in sooth”,
“enchiridion”. La syntaxe peut être lourde et complexe comme le montre cette citation ; “Sorry were
his benefactors, that he whom they lately dismissed alive lay now a dead carcasse in the wilderness;
themselves might so mishap another day in the great desert.” (I 141). L'hyperbole contribue
également au caractère archaïque de la phrase — “from the Mecca pilgrimage has gone forth many a
general pestilence, to the furthest of mankind” (I 141) — qui peut parfois prendre une tournure plus
théâtrale ; ainsi ce dialogue entre le Pasha et un pèlerin du Haj ; “‘what fellow art thou?’ said he, ‘It
may please your lordship my limits can bear me no more ; mercy Sir, I have been in the soldiery, or I
shall be dead here’ — ‘Up ! (cried the military chief) Rouse thee, march!’ “(I 140)
Même si tout le récit est empreint de ces formes lexicales et syntaxiques archaïsantes, la
traduction des dialogues est toujours plus précisément marquée par les structures verbales
caractéristiques de la langue de Chaucer ou de Shakespeare du type “What ye be? Whence come
ye?”, “what say’st thou?”. La soi-disant pureté de la langue masque en fait un point de vue sur un
peuple que Doughty considère comme archaïque, placé en position d’infériorité sur l’échelle de
l’évolution par rapport à une langue plus moderne ou à un peuple dit “civilisé”. Le style de Doughty
est également empreint d’une nostalgie des temps anciens, de la littérature médiévale des romans de
chevalerie, servant ici à mettre en valeur les hauts faits héroïques du voyageur solitaire, voire du
Croisé au pays des musulmans fanatiques.
Le second volume accroît ce sentiment de différence et de distanciation. Les dialogues sont
plus nombreux que dans le premier volume et rapportent des conflits lorsqu’il est captif à Kheybar, en
danger de mort à Boreyda ou chassé des villages par les “fanatiques”. La syntaxe, le rythme plus
saccadé des questions et des réponses et la typographie soulignent alors la tension du dialogue, qui
rapporte injonctions, accusations, dénégations et parfois insultes, et transmettent une subjectivité et
des affects. La portée pédagogique et irénique du récit de voyage, qui veut tout dire et tout montrer
de l’Arabie à l’Occident, s’efface pour se recentrer sur la personne du voyageur confronté à la haine et
à la violence.
Le texte de Doughty mêle ainsi deux points de vue ; celui de l’homme de science et celui du
voyageur qui laisse émerger une subjectivité dans le récit d'anthropologie. Quelques rares échappées
lyriques traduisent des affects d’admiration devant la beauté des oasis ou de terreur devant les
paysages volcaniques qui lui rappellent une expérience vécue lors de l’éruption du Vésuve de 1872. Le
récit scientifique fait quelques détours poétiques par la métaphore, l’expansion de l’adjectif composé
ou de la comparaison similitude, la saturation d’un texte alors riche en allitérations. Doughty s’extasie
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devant la Création comme le révèle le caractère hybride d’une phrase mêlant le regard du géologue,
du naturaliste, la béatitude du Chrétien et le lyrisme du poète qui contemple la vallée du Jourdain ;
Such deeps are all the limestone wadies descending from the Eastern uplands, as Zerka,
Mojeb, W. Kerak, beautiful with wild garden grounds and underwoods of the blossoming oleander, the
pasture of the Christians’ bees [...] to the Jordan and the alluvial lake valley. (I 66)
L’écriture touche parfois au sublime que traduisent l’hyperbole et l’anthropomorphisme ; “The
desert day closed over us with vast glory of fiery hanging clouds ; the sun’s great rundle went down,
with few twinkling smiles, behind the mountains of Hisma.” (I 111)
Outre ces pauses extatiques, la subjectivité du texte révèle surtout un point de vue
ethnocentrique. Ce voyage à la périphérie de l’empire britannique est un retour vers le centre, une
force centripète plus que centrifuge. Le parcours de Doughty est un retour aux sources, à la fois quête
des origines de l’humanité et quête du texte originaire ; la Bible des Hébreux. L’écriture mimétique et
archaïsante d’un récit exhaustif sur l’Arabie lancé sur l’océan du savoir exprime peut-être cette
nostalgie du Verbe premier qui crée en nommant. Les détours intertextuels, qu’il s’agissent des
inscriptions nabatéennes, des citations ou des références à l’Ancien Testament, montrent cette
nostalgie du texte originaire dont Doughty cherche les traces dans le désert et qu’il semble vouloir
vérifier par la preuve. Le livre I, de Damas à Medáin Salîh, invite le lecteur à un détour par la Bible et
chaque paysage est une révélation d’un texte déjà connu.
Doughty affirme constamment la supériorité du christianisme sur l’islam. Il s’impose en terre
arabe, arpente des territoires interdits aux chrétiens parce que proches de Médine et de La Mecque,
et accuse les musulmans de fanatisme. Comme Ernest Renan, il souligne la supériorité de la science
sur une religion qu’il associe souvent à la superstition et à l’obscurantisme. Le parcours de Doughty
révèle bien là un ethnocentrisme culturel et religieux et son ouvrage, en quête de filiation textuelle,
une affiliation. Travels in Arabia Deserta est un arbre racine qui s’ancre dans la généalogie des textes
précédents et à venir, entre De Sacy et Renan ou le marquis de Vogüé. Son ouvrage prend sa place
dans le palimpseste intertextuel et y laisse sa trace, son empreinte. Travels in Arabia Deserta devient
à son tour la Bible de T. E. Lawrence, “a Bible of its kind”, qu'il étudie pendant dix ans avant
d’explorer lui même l’Arabie. Paradoxalement pour un homme de science, Doughty entre dans la
légende et son ouvrage de référence, devenu par contiguïté métonymique le “Doughty”, est pour T.E.
Lawrence atemporel — “the book has no date and can never grow old” (17) —, à l’image du désert
fixé par le regard et la plume de l’écrivain-voyageur ; “Happily the beauty of the telling, its truth to
life, the rich gallery of characters and landscapes in it, will remain for all time, and will keep it
peerless, as the indispensable foundation of all true understanding of the desert” (25). Lawrence
semble vouloir faire entrer Travels in Arabia Deserta dans la catégorie du récit atemporel, légendaire,
dont le narrateur a déjà été récepteur d’histoires qu’il retransmet. Si ce type de récit tisse le lien
social, affirme des compétences qui sont bien celles de Doughty, un “savoir-dire, savoir-entendre,
savoir-faire” selon Jean-François Lyotard, il s’agit en fait d’un phénomène de capture, d’appropriation
de savoirs et d’intégration dans la culture orientaliste occidentale. T.E. Lawrence dira également de
Travels in Arabia Deserta que c’est le texte militaire, “a great military textbook” (27), qu’il a utilisé
pour guider la révolte arabe au service de l’empire britannique, montrant ainsi le lien entre savoir et
pouvoir. Doughty fournit en effet tous les renseignements nécessaires à T.E. Lawrence et à Gertrude
Bell lors de la première guerre mondiale ; le nom, l’origine, la localisation des tribus, le nombre
d’habitants, les clans, les points d’eau, les pistes. Dans le second volume, il évalue clairement les
forces arabes pouvant entrer en rébellion contre les Turcs.
Parcours, détours, géographiques et textuels, se soldent donc par un retour, une quête des
origines, une nostalgie du texte originaire, et une reterritorialisation culturelle, ethnocentrique,
linguistique puisque le texte est publié en anglais en Angleterre et destiné à un lectorat d’orientalistes
arabisants. Il révèle un parcours d’orientaliste, qui fait un détour par l’ailleurs avant de faire retour
vers le centre, et le lien entre savoir et pouvoir.
Ouvrages cités
Benveniste, Emile. Problèmes de linguistique générale 1. Paris ; Seuil, 1966.
Delmas, Catherine. “Parcours et détours de Charles Doughty en Arabie Déserte”. EREA 3. 1 (printemps 2005): 49-54.
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Deleuze, Gilles et Félix Guattari. Mille Plateaux. Paris ; Éditions de Minuit, 1980.
Doughty, Charles. Travels in Arabia Deserta. 1888. New York: Dover, 1979.
Hérodote. Histoires. Paris ; Les Belles Lettres, 1955.
Lawrence, Thomas Edward. Seven Pillars of Wisdom. 1926. Londres ; Penguin Books, 1962.
——. “Introduction”. Travels in Arabia Deserta, de Charles Doughty. 1888. New York: Dover, 1979.
Lyotard, Jean-François. La Condition postmoderne. Paris ; Les Éditions de Minuit, 1979.
Saïd, Edward W. Orientalism. New York ; Vintage Books, 1979.
——. Culture and Imperialism. Londres ; Chatto and Windus, 1993.
——. The Text, the World and the Critic. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1983.
Delmas, Catherine. “Parcours et détours de Charles Doughty en Arabie Déserte”. EREA 3. 1 (printemps 2005): 49-54.
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