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LES SENS PLURIELS
TOME II
SUR L’AUTRE RIVE
Francis Dupair
Les sens pluriels
Tome II
Sur l’autre rive
Roman
Éditions Persée
Du même auteur
Les sens pluriels, Tome I, Éros au pied des Andes, 2016, Éd. Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit
de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé
serait pure coïncidence.
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© Éditions Persée, 2016
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Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13856 Aix-en-Provence
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À Simone
1945. Fin de Saint-Jacques. De la Marche Extrême, pays étroit et long
au-delà des Andes qui m’a appris la vie autant que Marc et Geneviève,
mes conflictuels parents. Orages familiaux au sein de la ville déjà grande
et de la nature américaine démesurée où ils revivaient leur France en me
l’enseignant, tandis que tout mon être absorbait le pays – gens, bêtes,
fleurs, langue, saveurs, sentiments, désirs, et la folle géographie, air, mer
et monts de ses paysages immenses Adolescence de privilégié, fils de
presque colon n’ayant manqué de rien. Et in Arcadia ego.
Août. Hiroshima, l’hécatombe de civils met fin à la guerre terminée. Je
pars en France retrouver Geneviève et “faire” Sciences Po. Je serai diplomate À vingt ans, j’abandonne mon enfance au pied des Andes. Né dans
le second quart du xxe siècle, je me demandais petit si j’atteindrai l’an
2000 – alors distance de la terre à la lune – dépassée depuis plus d’une
décennie. En route pour mon centenaire, me reste-il la vie d’un chat ?
Enfermés dans la mécanique insensible et irréversible du temps
arithmétiquement découpé en millénaires, siècles, années, mois, heures,
minutes où nous baignons, l’impitoyable égouttement des secondes
entraîne la chair vers l’anéantissement, seule certitude.
Mon temps est-il dépassé ? Dans l’ère électronique – révolution
inimaginable – bat encore en moi le cœur nonagénaire, façonné par
Geneviève, assurant dans son corps la pérennité de la chair. Nos cœurs
en elle battaient-ils synchrones ? Invisible, ai-je été femme pendant les
neuf mois où Geneviève transfusait dans ma chair sa passion pour Marc ?
Sa tendresse pour lui, dès avant même ma naissance, me réchauffe
encore – soleil de sincérité transmis pour la vie – terre-plein de bonheur
où je tiens encore fermement debout.
Ironique, ma mémoire fait sourdre en vrac plus de souvenirs que si
j’avais mille ans – à peine ceux de la journée d’un enfant découvrant le
monde. Surpeuplée d’images comme le désir, la mémoire me mobilise,
fonction capitale d’une invisible activité cérébrale continue, dite “esprit”
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ou “âme” – ossature immatérielle qui me manifeste. Que ma mémoire
tienne jusqu’au bout, car sa disparition abolit la pensée – devenu fantôme
de chair, je cesserai cartésiennement d’être. Sans mémoire, pas de moi.
Depuis presque un siècle, la haute fidélité du sentiment entrepose dans la mémoire ce qui surnage du fatras de la légèreté d’être.
Voletant, lutine et victorieuse sur le temps vorace, elle tisse et retisse,
Pénélope, la tapisserie de ma longue vie négligeable dans l’enfilade
infinie des siècles, détaillant mon enfance comme un tableau surpeuplé
de Brueghel, comprimant ou étirant ma BD sur ma bulle temporelle,
exaltant ma vie avec Riccardo – plus de quarante ans dont le bonheur
efface les millésimes.
La mémoire thaumaturge ressuscite à volonté les Lazares, ceux qui
ont compté, qui ne sont plus mais vivent en moi. Je retiens même un peu
de leurs réminiscences de parents, grands-parents, qui avaient connu les
vieux qui avaient vécu la Révolution, les guerres de Napoléon. Cette
remontée de plus en plus ténue dans l’histoire s’estompe comme les
anciennes photos, devient généalogie incertaine, disparaît dans le passé.
Un fil d’Ariane me guide dans le labyrinthe de mon vécu, frôlant
parfois l’horreur, s’élastisant en fronde, décochant les traits de la haine,
de la vengeance. Désemparé, je fais appel à la tendresse intacte en moi
de Geneviève, de Monsieur Chat. Longtemps après leur disparition, leur
affection me protège, me rend à moi-même, à la présence affectueuse
et sûre de Riccardo. Ce qui de Geneviève survit en moi est heureux de
notre bonheur.
Né de parents embourbés dans des conflits que l’exil fera éclater dans
un univers pour eux étranger, pour moi depuis toujours mien, où sans
racines, n’étant pas plante, “libre comme l’air”, comme disait Geneviève,
je dansais d’un pied dans mon jeune monde hispanique et de l’autre dans
la France fantomatique que mes parents nostalgiquement m’inculquaient.
Trop elle, pas assez lui, je n’étais pas le second fils que Marc, capitaine commandant ses hommes, attendait. Geneviève et moi ne le
dédommagions pas assez de l’abandon d’un premier fils qui, loin de lui,
devenait un homme dont il se serait voulu le modèle, alors que du fond
des yeux je ne prenais pas Marc au sérieux – ne voyant pas mes parents
comme des plâtres à copier dans un cours de dessin, mais en bailleurs
d’­affection – et Marc m’en baillait fort peu. Clone de Marc ? Refus
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r­ éciproque dès le premier regard – je désavoue ce chef faux, brouilleur
de joies, dangereux, craint mais jugé, sans oubli ni pardon.
Geneviève, mon phare fidèle, me fait partager ce qu’elle aime et
que Marc ne pouvait ternir – les humeurs et les saveurs des heures, les
menus plaisirs du quotidien, les charmes de la langue – m’inculquant par
son affection, son adorable façon d’être, l’observation, la modestie, le
respect d’autrui, et ce bien précieux, l’ironie, son “franc-parler”, modèle
qui s’imprimait profondément en moi mais nuisait à sa cause auprès de
Marc, furieux d’être débusqué – l’humour jugeant, souriant, la soldatesque soumission que Marc exigeait.
La lâcheté, la peur des conséquences nous ont empêché, Geneviève,
ma sœur Quinette et moi, désarmés et sans recours, de nous rebiffer
contre Marc, tigre de papier. Je connaissais ses points faibles mieux que
Geneviève – à lui assujettie par son indéfectible amour – mais filant doux.
Je récitais à Marc ce qu’il prêchait et voulait entendre – la ­supériorité de
sa France aux antipodes des réalités andines de notre vie.
Ces parents peu fiables me faisaient vivre un monde imaginaire. Je
me retrouvais dans la réalité auprès de la tendresse préeuropéenne de
nos bonnes, femmes du peuple, souvent illetrées, toujours présentes
et calmes, héritières d’un savoir millénaire. Elles m’enseignaient les
produits locaux, la cuisine, les fleurs et la botanique médicinale – monde
antérieur à l’invasion espagnole qui le mâtine, transmis de bouche à
oreille jusqu’à moi dans la complicité du castillan. Je dois autant à nos
bonnes qu’à mes parents.
Observant leurs façons de résister à l’imposition des patrons, j’assouplissais l’escrime de la feinte pour le salut de mon moi, petit David
devant Marc-Goliath, apprenant à me faufiler sous son pouvoir que je
découvrais engoncé dans le personnage qu’il jouait mal. Mes yeux de
chien, muet observateur, décelaient son insécurité. Sa rage rubiconde
d’être pris sur le fait par le regard d’un enfant accentuait l’éclair de
moquerie que j’avais repéré dans les yeux de Geneviève – chatouille
intérieure soulageante.
L’amusement devant le théâtre quotidien, allié de mon optimisme –
l’humour est resté mon arme minimaliste et secrète, qui me fera – au
cours d’une vie vécue selon mon désir et au-delà de mes espoirs – passer
à côté d’hostilités voilées et par-dessous d’insidieux dangers. Je remercie
Marc de m’avoir amené à pratiquer cette utile discipline.
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Bien dans ma peau, ne désirant être ni autre, ni “comme les autres” et,
sans le savoir, plus maître de moi que l’irascible Marc, qui ne manquait
pas d’intelligence, mais imposait son pouvoir au lieu de l’expliquer, je
refusais sa présence sans le haïr – le bonheur de ses absences que j’aurais
voulu définitives me comblait. Je ne l’aimais pas parce qu’il ne m’aimait
pas – son affection ne m’attirait pas.
Il n’a pourtant pas failli à ses devoirs paternels, encourageant les goûts
que nous partagions – nature, plantes, livres, et surtout, développant mon
bilinguisme naturel, il me fait apprendre dès dix ans l’anglais, puis l’allemand – il est utile de savoir la langue de l’ennemi – m’inscrivant à la
veille de la guerre à la Deutsche Schule où je découvre l’envers de la
médaille, le revers de nos guerres – comme dans les matchs de foot nos
défaites sont leurs victoires – mais nos défaites ne sont-elles pas aussi
des victoires ? Nous ne perdons jamais.
Ces deux années adolescentes à l’école de l’ennemi me révèlent la
sottise criminelle de l’“Histoire” chère à Marc – son outrecuidance, ses
arnaques de territoires et de biens, ses massacres – justifiés et glorifiés
par le patriotisme et le chauvinisme.
Je ne le questionnais pas sur ses quatre années de guerre – il en parlait
peu et ne s’en vantait pas. Je ne tenais pas à savoir s’il avait tué comme
on le lui avait appris. Il avait participé à l’Histoire de France en ces
temps d’Écoles de Guerre, de familles préparant leurs fils à donner leur
vie pour la Patrie. Glorieuse époque. Devais-je être le fils fier d’un père
tueur de “boches” ?
Geneviève, horrifiée par le carnage inutile, disait que la France ne
s’était pas remise de “la saignée de 14”. Les “poilus” s’étaient fait avoir,
ne s’étaient révoltés qu’en 1916, et Pétain les avait décimés. Marc avait
obéi, se laissant glisser sur la pente huilée du devoir. Qui ne tue pas pour
son pays n’est pas un homme. Ce qui m’attendait ? Espérant que non, je
n’enquêtais pas.
Je savais qu’il assurerait, tenant à sa façade sociale, ma subsistance
jusqu’à la fin de mes études – mais je n’ai oublié aucun épisode de sa
cruauté affective chloroformée par le temps. Lui pardonner ? Impensable
et absurde. Effacer les méfaits, faire semblant qu’ils n’ont pas eu lieu ?
Hypocrite invite catholique à les justifier – les encourager ? Peu religieux, mes parents ne nous imposaient que les prières du soir et, comme
pour la prise d’un médicament, il leur arrivait de les oublier. Drapé dans
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son orgueil français, Marc m’emmenait à la messe dominicale voulue par la
société catholique locale. Républicaine et laïque, Geneviève ne venait pas.
Nous sommes tous l’un né du double, à rebours presque jusqu’à
l­’infini. Vertige des chiffres à chaque génération doublés – seize arrièregrands-parents, soixante-quatre sous Napoléon, cent vingt huit, trois cent
cinquante six, sept cent douze et nous voilà sous Louis XIV. Au début
de notre ère combien de dizaines, de centaines de milliers d’ancêtres ?
Comme six milliards de mes semblables, je descends de toute l’humanité,
des hominidés, des singes, des dinosaures, des poissons, des premières
cellules – je suis un résumé porteur de toute la création alors que la Bible,
inversant la pyramide, nous veut tous issus d’Adam et Eve, créés par son
Dieu inventé. Divin mensonge ? Jusqu’à quand ces mystifications, intéressantes tout au plus au titre de contes de fées ou de truquages nationalistes ?
Jusqu’à quand des êtres raisonnables croiront-ils à ce que nie l’évidence ?
La Raison, activité cérébrale commune à tous, quoique fort peu pratiquée, ramène à la réalité. Comme en mathématique, le raisonnement
résout le problème, rétablit l’Ordre. La Vérité, la Logique et la Justice
sont des réalités indispensables aux relations entre humains. Utiliser son
cerveau, ne pas s’égarer béat dans ces inventions bâties sur des nuages,
ces illusions que sont l’“âme”, la “spiritualité”, et autres bulles vides
qu’on fait passer pour des certitudes.
Non aux croyances révélées, niant la logique et la réalité, affirmant
détenir l’unique vérité et l’imposer par la violence. Non à la foi qui
aveugle le bon sens, comme le péché, remplaçant le délit, fait fi du droit,
comme le sentiment du sacré refoule le sens de l’humain. Ne chassons
pas sur ces terres où tant d’êtres se sont meurtris, quand ils n’ont pas été
sacrifiés – et le sont encore.
Raisonner tout en réservant la part de l’Inexplicable. La Réversibilité,
l’Ambiguïté semblent contredire la logique, en fait elles la complètent, l’enrichissent “No hay bien que por mal no venga” – le bien peut être le fruit du
mal. Pour moi positifs, Marc, père pas très père ayant préféré un fils différent, et Geneviève plus amoureuse que mère, vivant une passion éternelle.
Réversibilité comme celle de vestons et pardessus vieillis que
Geneviève faisait “retourner” – “virar” – l’envers, moins usé, devenant
l’endroit, retrouvait une nouvelle vie. L’avers et le revers, le double dans
l’Un. Les très anciens créateurs du Zodiaque savaient que presque tout
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est double comme nous nés du double – Poissons, Jumeaux, Balance – ou
contient le double – Cancer et Scorpion aux doubles pinces, Capricorne
Bélier et Taureau aux doubles cornes.
En l’Un, pile comprend face. Le visible – le corps – comprend l’âme,
l’invisible activité du cerveau qui fait tourner la machine. Janus, double
omniprésent, est pour moitié caché, comme les deux faces de mon corps
dont je vois une grande partie de l’actif avant et peu de mon aveugle,
passif arrière, “terra incognita”, offerte au désir d’autrui.
Penser, voir parallèle, simultané – comme les deux mains jouent du
piano. La discipline du simultané multiple est leçon des avant-gardes.
Pour débrouiller l’inextricable et tenter de rendre le chaos compréhensible, imposer, comme le chef d’orchestre, l’un au multiple. Ce qu’on
voit du réel et ce qu’on ne voit pas, mais qui est là – le côté du vase qui
échappe à l’œil et que le cubisme montre – simultanément. Voir au-delà
du quotidien, du rectiligne, du symétrique, ces trois copains de la paresse
mentale. Réversibilité n’est pas contradiction, mais sagesse de qui a fait
le tour cubiste des choses – sachant que la logique peut s’amuser à nous
tromper – sur le ruban de Möbius, une demi-torsion et, parti dessous, je
me retrouve dessus.
Mais sans forcer – sinon on débouche sur l’absurde, le néant – être sans
être tout en étant ? Comme en logique et en justice, les preuves ramènent
à la réalité, à la vérité. Savoir observer, saisir le détail qui saute aux yeux
du détective, révélant les mobiles, les stratégies des agissements.
Dénuder le réel fuyant, que les religions et les générations ont escamoté sous les voiles successifs de sottes idées reçues, de préjugés devenus
dogmes de famille et de société.
Happer dans un éclair, comme le désir son objet, la complexité de
la personne – démarche, physionomie, mimique, déceler la sympathie,
la sincérité ou la fausseté sous le masque du sourire. Dès l’école on
reconnaît un sot, un faux-jeton, tant parmi les camarades que chez les
enseignants – ce qu’on étendra à toute l’humanité, ministres, présidents,
papes ou rois. Observer en chien qui cadre juste et saisit ce que cachent
les mots…
Et s’observer soi-même, sans indulgence, comme dans un miroir
– dénicher ses défauts, ses contradictions, ses sottises. Sortir de soi, se
mettre à la place de l’autre, qui juge non pas contre moi, mais d’une autre
position. Se juger entretient la curiosité de soi, la comparaison mitige
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l’égoïsme, le rend souriant, indulgent envers autrui. Se connaître prépare
à connaître l’autre, les autres. L’humour, la malice, le rire de soi libérateur, surtout s’il est partagé, sont bienveillance éclairée, voie royale de la
compréhension que tant d’humains ignorent. Saisir la nuance, le détail,
ne pas voir en blanc et noir, en symétrique, en taliban – en chrétien ?
Transmettre un peu de mon bref passage dans le temps. Par l’à peu
près des mots, feux follets dans les ténèbres, ranimer des souffrances
anciennes sous sédation, des bonheurs et des plaisirs désincarnés
­enregistrés en moi. Je fouille les souvenirs maquillés des penderies de
Barbe-Bleue de Marc et Geneviève, mes parents. Au hasard d’une réminiscence, d’une lettre retrouvée, je comble des omissions de bienséance,
je dévoile des secrets, je déjoue par recoupements les foucades de la
mémoire, comme on restitue en la revisitant les réalités d’une ville, les
souvenirs passés d’un trottoir à l’autre.
Parfois crèvent, inopinées, des bulles étrangères de bonheur,
de rage ou de désespoir, instantanés en des lieux inconnus mais
­familiers – ­enregistrés par un de mes innombrables ancêtres ?
L’image – qui fut périssable objet de luxe, envahit tout, dessillant
quelques yeux, révélant l’intelligence des animaux, réveillant quelques
cerveaux au sein du conformisme. Dans le leurre universel de la richesse
et de l’apparence, Wikileaks nous sauvera peut-être, mettant fin à la
sottise criminelle des secrets couvrant les délits des États ? Tout se saura
et sera jugé si la boîte à images n’abêtit pas définitivement l’humanité.
Non. L’ordinateur, le blog viennent d’installer, par-delà l’envahissante
image, la communication universelle instantanée. Internet, Facebook et
autres, font fuser les nouvelles, ordonnent des rassemblements immédiats, des révolutions-éclair… mais aussi des idées criminelles…
Comment éviter la répétition des crimes monstrueux du xxe siècle ?
La délocalisation, ruinant ceux que le socialisme avait sortis de la misère,
saborde le capitalisme divinisé sous le nom de marché, donnant raison à
Marx, dont les idées s’imposeront, si on réussit à éviter la corruption et
si les “nantis” n’ont pas détruit le monde. Obama, notre espoir ?
L’épouvantail du communisme déchu – mais qui reviendra – est
remplacé par le terrorisme, plus économe de victimes mais qui effraie
bien plus que les hécatombes de nos “Grandes Guerres”.
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Allégresse de revoir Geneviève et joie de quitter Marc, aussi vive
qu’en 32 quand il était parti en Europe pour six mois. Geneviève qui me
disait enfant – “Il faut aimer son père, mon petit”, me dira bien plus tard :
– “Tu vois mon grand, un mari reste un étranger”. Ce père l’était pour
moi dès mon plus jeune âge, et encore plus après nous avoir fait vivre, à
Quinette et à moi, sa liaison passionnée avec Auntie June, devenue pour
nous une seconde mère, et vite répudiée par lui. Son intolérance de la
femme, qui avait déjà fait trois victimes – sa première femme, leur fils
Auguste et Geneviève – en laissait trois autres, Auntie June, Quinette
et moi blessés au plus profond du sentiment, chargeant ma sœur et moi
d’un secret lourd à porter envers Geneviève. Marc, un vilain.
J’avais trop vécu leur vie, n’ayant goûté la liberté qu’en allant
retrouver Auntie June à Buenos Aires, traversant clandestinement le Rio
de la Plata depuis Montevideo où je préparais l’oral du Bac. Elle est
maintenant à Mendoza au pied argentin des Andes.
Il me tardait de vivre ma vie d’adulte à Paris avec Geneviève dans
l’opulente diversité de l’Europe ruinée. Me préparer au plus vite à gagner
ma vie pour ne pas dépendre de Marc et, m’étant déjà exercé à écarter
gentiment les filles pour faire secrètement l’amour avec les garçons,
redoubler de précautions pour éviter tout scandale qui me mettrait au
ban et blesserait Geneviève.
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II
BUENOS AIRES
Octobre 45. Un mois et demi après Hiroshima, vol au-delà des Andes
vers Buenos Aires et l’autre océan, celui de l’Europe et ses merveilles
où l’imagination a plaqué les destructions et les horreurs de la guerre.
Les enfants de l’ambassadeur, Irène et Dominique, embarqueront avec
moi pour la France.
Sur la Diagonal Saenz Peña, à deux pas de l’Obélisque, nous
logeons à l’hôtel Nogaró avant la traversée du Rio de la Plata pour les
oraux du bac à Montevideo. Je partage une chambre avec Dominique,
nous reprenons dans la baignoire nos attouchements rieurs. S’il ne
m’attire pas vraiment – peu curieux et peu réciproque, il désire la
femme – sa compagnie reposante me distrait de la séparation d’Ismaël,
chaste prince déjà lointain.
Me voilà adulte, libre et maître de moi dans l’air léger, dans l’ampleur
de la métropole géante, contenant tout et de tout prometteuse, explosion
urbaine de l’Europe en exil américain, plus régulière et aérée que Paris
qu’elle rappelle par ses immeubles de six étages, le décor de ses façades,
les fers forgés des portes. La paix, la sécurité, l’opulence d’avant-guerre
règnent le long des très larges, interminables avenues d’intense activité
commerciale, le luxe débordant autour de calle Florida, de Corrientes.
Dans les amusantes bizarreries du castillan local, le quotidien reste
de famille – unité du “Cono Sur”.1 Saint-Jacques est parent modeste,
discret et ironique de ce Buenos Aires critiqué et envié qui étale son
faste, ses hardiesses, sa loquacité, le “m’as-tu-vu” des hommes au verbe
haut, affichant leur machisme et leurs fortunes faites, mais les horaires,
le comportement des enfants, des femmes, des bonnes, les habitudes du
boire et du manger sont les mêmes, sauf qu’ici on est riche – les tranches
de viande rouge du bétail des pampas sont géantes.
1. Cône Sud de l’Amérique du Sud – Chili, Argentine, Uruguay.
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