Il n`y aura pas d`après

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Il n`y aura pas d`après
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IL N’Y AURA PAS D’APRÈS...
— Bonjour Aurélien ! Tu vas bien ?
Aurélien Saint-Brieuc savait qu’il n’aurait pas dû
décrocher. C’était son éditrice et même s’il l’adorait, il
connaissait parfaitement les raisons de son appel.
— Toujours bien. Et toi ?
Il aurait pu parier sur la question suivante et affichait
déjà un demi-sourire.
— Dis-moi, j’appelle pour ton dernier roman, j’attends
toujours le premier jet que tu m’as promis il y a quinze
jours déjà.
— Je sais bien, Séléna. Désolé, il ne me reste qu’un
chapitre à écrire et je te l’envoie. C’est juré.
— N’oublie pas qu’on le sort pour le salon et c’est
dans trois mois. Tu es notre auteur vedette cette année,
alors ne me fais pas faux bond. Je compte sur toi...
Le reste de la discussion se dilua dans ses pensées. Ils
échangèrent encore quelques banalités et Séléna Breuil
coupa la communication. Lui resta avec son portable en
main, encore un long moment. À l’évidence, son éditrice
n’était même pas inquiète – depuis dix ans qu’ils
travaillaient ensemble, elle lui vouait une confiance
illimitée.
Elle n’aurait peut-être pas dû.
Il n’avait jamais connu le syndrome de la page
blanche, et ce n’était pas non plus l’inspiration qui lui
manquait pour achever ce onzième roman. Mais il ne
pouvait absolument pas lui expliquer le malaise qui le
submergeait…
Devant lui, sur l’écran de l’ordinateur, le chapitre
vingt-cinq était ouvert et désespérément vierge. Aucun
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mot n’était parvenu à se coucher sur la page parce qu’en
réalité, il était incapable de finir ce projet et d’en écrire le
mot fin. Il s’y refusait.
Aurélien se leva, ramassa son paquet de cigarettes et
jeta le téléphone sur le bureau. Il avait besoin de faire
quelque chose, de marcher. Pour fuir ? Peut-être, même
s’il ne se l’avouait pas.
Dehors, il neigeait. Rien d’anormal en ce début janvier
et avec cet hiver qui n’en finissait pas. Pourtant il ne
supportait pas le froid, le blanc immaculé, le vide
désespérant qui le renvoyait à sa propre vie et son désert
intime.
Avec un frisson, il remonta son col et entama sa
promenade solitaire. En réalité, ce n’était pas dans la
neige qu’il marchait, mais bel et bien dans sa galerie de
souvenirs, dans cette citadelle secrète dont lui seul avait
la clé. Dans ces moments-là, coupé de tout ce qui
l’entourait, il aurait pu arriver n’importe quoi, Aurélien
n’en aurait jamais rien su. Il était là sans l’être, présent
aux yeux du monde, absent dans son regard, l’âme en
perdition avec sa mémoire qui saignait de toutes parts.
La neige lui glaçait les pieds et il cheminait lentement,
les yeux à quelques pas devant lui. En dix années
d’écriture, il était devenu un auteur à succès, sans trop
savoir comment ni pourquoi d’ailleurs. Il s’en était donné
les moyens, avait travaillé dur en compagnie de Séléna,
et il était devenu l’un des rares auteurs à bien gagner sa
vie. Il avait écrit dix romans, dix belles histoires d’amour
qui finissaient bien, toutes teintées d’aventures, de
voyages, d’un zeste d’érotisme, et tous étaient des bestsellers.
Alors qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir écrire sa
déchirure, de raconter son histoire qui l’avait propulsé
dans cet enfer quotidien ? Quelle idiotie ! Il avait pensé
que dix ans après l’avoir perdue, il pourrait en parler et
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raconter sans problème ce qui avait été sa seule et
véritable histoire d’amour. Il fallait se rendre à
l’évidence, il était en train d’échouer.
— Quel con ! bougonna-t-il, en donnant un coup de
pied dans un caillou.
Elle s’appelait Eva Nelson. Eva et Aurélien... La plus
belle histoire du monde s’achevait dans un drame
sordide, alors qu’il ne voulait écrire que de belles
histoires avec de jolies fins.
Dix ans après, elle était toujours là, au chaud, à l’abri
de la citadelle qu’il avait érigée pour la protéger, elle, son
souvenir et les ruines de leur amour, où il déambulait
comme un damné.
Aurélien avait écrit les vingt-quatre premiers chapitres
en pleurant. Il en avait saigné chaque mot, hurlé chaque
phrase. C’était leur histoire qu’il avait fait renaître et Eva
s’était évadée de la citadelle pour devenir l’héroïne de
son onzième roman. La femme de sa vie, après avoir été
un fantôme qui hantait ses nuits blanches, était devenue
un personnage né de sa propre plume.
Un personnage blanc comme la neige et aussi froid
que sa vie sans elle.
Aurélien avait rencontré Eva à Saint-Brieuc, en
Bretagne, et ils avaient vécu une histoire d’amour
intense, complètement folle. C’était d’ailleurs ainsi qu’il
avait choisi son pseudonyme d’auteur, pour ne jamais
oublier. De toute façon, comment l’aurait-il pu ?
Il avait tout plaqué pour la rejoindre, se livrant tout
entier à cette passion insensée. Puis ça avait été le drame.
Elle l’avait quitté, un an après leur rencontre. Un appel
au secours de son premier amour qui était revenu investir
sa vie alors qu’Aurélien pensait qu’elle était sienne. Elle
lui avait tendu la main, l’autre en avait profité et lui avait
dû lâcher la sienne. Il ne lui en avait même pas voulu,
comprenant que c’était ainsi, que c’était écrit et que le
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destin avait voulu se jouer de lui, une fois de plus. Une
fois de trop.
Eva, sa brune aux yeux verts, celle qui lui avait fait
croire en l’amour était partie, et Aurélien avait sombré
corps et bien dans un naufrage sans retour. Bien avant
qu’elle ne le quitte, d’ailleurs, il le lui avait prédit, un
soir, alors qu’ils dînaient en amoureux :
— Eva, j’ignore ce que nous réserve l’avenir mais je
suis certain d’une seule chose. Quand je pense à nous, je
sais déjà qu’il n’y aura jamais d’après...
Il n’avait jamais été aussi sincère que ce soir-là. Et
depuis dix ans, il avait tenu parole. Même en multipliant
les tentatives, il n’avait plus laissé entrer de femmes dans
son cœur et encore moins dans sa vie. Il avait appartenu à
Eva et, en partant, elle avait emmené avec elle ce qu’il y
avait de plus beau en lui. Et elle ne le savait même pas !
Non, il n’y avait pas eu d’après...
***
La neige retombait maintenant à gros flocons, et
Aurélien rebroussa chemin. Les sons étaient assourdis et
seul le crissement de ses pas troublait ses réflexions.
Il n’avait que trop tardé.
Il allait terminer ce roman. Pour lui, pour passer à
autre chose. Et aussi pour ne pas décevoir son éditrice, et
surtout ses lectrices qui attendaient impatiemment son
prochain succès. Quelle troublante affirmation ! Du pire
échec de sa vie, il allait faire un succès.
Que le destin était cruel…
De retour chez lui, il ne lui fallut que quelques heures
pour achever ce roman qu’il haïssait déjà. Quand ses
doigts tapèrent rageusement le mot FIN, il sentit une
profonde détresse l’envahir, et les larmes lui monter aux
yeux. FIN... Le mot ignoble, comme dix ans auparavant.
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En trois lettres, on replongeait le poignard jusqu’à la
garde dans la cicatrice qui ne s’était jamais vraiment
refermée.
Pour enfoncer le dernier clou, il intitula simplement
son dernier roman, Il n’y aura pas d’après. Ainsi, la
boucle était bouclée et nul ne saurait jamais que c’était
son histoire qui était réduite à quelques centaines de
pages.
Évidemment, cela finissait mal. Mais comment auraitil pu faire autrement ? Il n’avait pas envie de mentir ou
d’inventer une issue qui aurait pu donner le sourire à ses
lectrices. Non, le mot FIN venait de prendre toute sa
terrible mesure avec ce récit déchirant.
La mort dans l’âme, il envoya le projet à Séléna.
Trois semaines plus tard.
— Bonjour Aurélien.
— Alors, Séléna, tu as aimé ?
Un long silence à l’autre bout du fil.
— Écoute, c’est la première fois que je pleure comme
ça en lisant un manuscrit. Ton roman, c’est terrible... Il
est d’une réalité odieuse et il fait mal, tellement mal...
— Tu ne vas pas le publier alors ? demanda-t-il, avec
un peu d’espoir.
— Tu plaisantes ? Ça va faire un carton ! J’ai déjà vu
avec ma direction. On le sort simultanément en papier et
en numérique, un mois avant le salon. Je suis prête à
parier que ce sera ta plus grosse vente.
Ce qui aurait dû faire sourire n’importe quel autre
auteur lui déchira le cœur et le mit en pièces. Il venait de
jeter Eva en pâture au public, il l’avait trahie et la
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citadelle était maintenant corrompue. Aurélien se sentait
sale, fautif et dans la peau d’un traître.
— Eh bien ! Cache ta joie, Aurélien !
Il bredouilla une fausse excuse et coupa la
communication.
Prostré, refoulant avec peine des sanglots, Aurélien
contemplait le visage d’Eva sur l’écran de son ordinateur.
Elle lui souriait. Et lui pleurait en silence.
Trois mois plus tard, Salon du livre de Paris
Évidemment, Il n’y aura pas d’après avait été un
grand succès en librairie et la version numérique avait
explosé tous les compteurs des principales plates-formes
de téléchargement. Quand Séléna lui avait révélé qu’elle
comptait le faire traduire en plusieurs langues, Aurélien
en avait été malade.
Retenant un soupir, il s’installa à la petite table, un
stylo à la main, et considéra la longue file d’attente. Elles
étaient nombreuses à tenir un exemplaire de son livre
entre les mains. Les journalistes étaient là, eux aussi. Son
calvaire allait pouvoir commencer.
Toute la journée, il donna le change et sourit, sans
jamais bien regarder en face les personnes qui
s’asseyaient devant lui. Pendant des heures, il enchaîna
des centaines de signatures, s’octroyant à peine une
courte pause pour un café. C’était sa condamnation, son
chemin de croix et il devait boire le calice jusqu’à la lie.
À 21 heures, les dernières dédicaces achevées, le salon
ferma ses portes, et, enfin seul, il s’effondra, submergé
par une violente émotion. Le visage caché derrière ses
mains, les épaules portant toute la misère du monde, il se
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mit à pleurer comme un enfant, abattu et broyé par le
chagrin.
Tandis qu’il pleurait, une femme s’assit devant lui,
mais il ne s’en aperçut pas. Elle poussa son exemplaire
doucement vers lui et l’ouvrit à la première page.
— Je vous l’offre, dit-elle.
Il regarda enfin le livre ouvert sous ses yeux. Il y avait
une dédicace et il dut s’y prendre à plusieurs fois pour
pouvoir la lire à travers le brouillard des larmes.
« Je ne savais pas que l’on pouvait aimer à ce point.
Je ne savais pas que dix ans après, tu m’attendais
encore. Je ne savais pas que tu étais l’homme de ma vie.
Pardonne-moi, si tu le peux... »
Et c’était signé Eva.
Il leva les yeux lentement, croyant à une hallucination.
Eva était assise devant lui. Il ne pouvait articuler le
moindre mot, terrassé par une émotion encore plus
violente. Elle tendit la main vers lui et il l’attrapa, la
saisissant doucement, comme si elle risquait de
disparaître.
Cette fois, plus rien ne l’obligerait à lâcher sa main.
Après tout, peut-être que dans la vie, il y avait
finalement un après...
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