"Nouvelles du front" - portrait - en couverture du Focus Vif
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"Nouvelles du front" - portrait - en couverture du Focus Vif
l livres Phil Klay NOUVELLES DU FRONT EN DOUZE NOUVELLES DE GROS CALIBRE, L’EX-MARINE PHIL KLAY DONNE À VOIR LA GUERRE DE L’INTÉRIEUR, À HAUTEUR D’HOMME. UNE EXPÉRIENCE INTENSE DONT IL NOUS RETRACE LES ENJEUX MORAUX. R E N C O N T R E I Laure nt Raphaë l un recueil de nouvelles féroce et ultra réaliste, Fin de mission, qui lui a valu une reconnaissance immédiate dans son pays, matérialisée par le prestigieux National Book Award 2014. En douze instantanés percutants comme une balle traçante, Klay tire le meilleur parti de la littérature pour traduire sur un mode viscéral la complexité de la guerre. Et par ricochet s’approcher au plus près du noyau en fusion de la condition humaine. Une entreprise qui ne s’est pas faite en un jour. Une fois démobilisé, le jeune homme reprend des études de lettres à New York. Contrairement à d’autres anciens, il a la chance d’échapper rapidement à la sphère d’influence de l’armée, et de pouvoir se frotter à d’autres visions du monde, ce qui est un atout indéniable pour passer le cap. Mais le besoin de témoigner, de faire sortir ces sentiments mélangés qu’il trimballe sur le dos comme un paquetage, le rattrape très vite. En marge de son cursus classique, il s’inscrit alors à un atelier d’écriture pour les vétérans et se pique au jeu. “Au début, je travaillais sur un roman et des nouvelles en parallèle. Mais je me suis vite rendu compte que le format court était plus intéressant. Il me paraissait plus honnête pour ce que je voulais exprimer. Je n’avais pas envie d’un récit linéaire, lisse. Je voulais que chaque pièce de ce puzzle inachevé interagisse avec les autres, qu’elles se répondent, qu’elles se télescopent. Une structure éclatée plus proche de la réalité.” Par le filtre à particules de la fiction, l’ancien ■ ■ ■ © DR l faut un gros effort d’imagination pour se représenter ce jeune trentenaire avenant et propre sur lui en treillis militaire dans l’enfer irakien. On est loin de l’image archétypale du G.I. aux idées et aux cheveux courts véhiculée par le cinéma. Phil Klay a pourtant passé un peu plus d’un an dans la province d’Al-Anbar, l’une des plus agitées, entre 2007 et 2008. Et s’il n’était pas en première ligne, son rôle d’intermédiaire avec les médias, et donc de guide, lui a donné une vue panoramique de l’intervention, de la vie monotone au camp à l’agitation fiévreuse des combats. La mort qui rôde, la peur qui aveugle, les soldats qui agonisent, la folie qui guette, la sensation d’irréalité au retour, les séquelles psychologiques, il connaît. “Je n’étais pas directement sur le front mais cette aliénation à la guerre, à son emprise, je l’ai ressentie, nous explique-t-il lors de son passage à Bruxelles. Je suis revenu pendant deux semaines au milieu de ma mission. J’avais vu un marine mourir une semaine avant de rentrer. Et quelques jours plus tard, je me balade sur Madison Avenue, il fait beau, les gens se promènent paisiblement, ils sont bien habillés, et ils n’ont aucune conscience de vivre dans un pays en guerre. Ce décalage provoque une sensation très étrange. Ça vous déstabilise et ça vous interpelle sur votre place et votre rôle dans tout ça. ” Une expérience extrême et composite que ce vétéran rend incroyablement vivante et palpable dans 12 l livres Phil Klay officier de liaison souhaite explorer l’acte de tuer plutôt que de laisser moisir le dossier au fond de sa conscience. Il veut aussi décortiquer l’ambivalence morale, cet acide qui ronge les câbles des certitudes et dégouline sur les esprits les plus purs. Les insurgés sont les ennemis désignés. Mais les marines n’ont pas les mains propres pour autant. A cause du stress, de la frustration, du besoin de décompresser ou simplement pour sauver leur peau ou pour avancer sur l’échiquier tactique, les soldats franchissent constamment ■■■ la ligne rouge. Ils n’ont pas le choix même s’ils tentent de l’ignorer, se voilant la face pour continuer à pouvoir se regarder dans le miroir. Lendemains qui déchantent La guerre a ceci de pernicieux qu’elle brouille en permanence les frontières morales. Dans un contexte de survie, des notions aussi évidentes que le bien et de mal deviennent des concepts abstraits, versatiles. Comme s’en fait l’écho une des histoires tricotées avec les fils de ses souvenirs personnels et des récits mal cicatrisés de camarades, il suffit d’un contexte N O U V E L L E S violent, d’un commandant agressif et d’hommes plus belliqueux que la moyenne pour que la chasse aux membres d’Al-Qaida DE PHIL KLAY, ÉDITIONS GALLMEISTER, TRADUIT DE L’ANGLAIS se transforme en expédition punitive aveu(ETATS-UNIS) PAR FRANÇOIS HAPPE, 320 PAGES. gle. Les nobles aspirations se diluent dans 9 la réalité des instincts que réveillent autoSi ce n’est pas la guerre, ça y ressemble furieusement. Dans Fin de matiquement les zones de combat. mission, l’ancien officier des marines Phil Klay dresse l’inventaire L’autre grande question qui plane sur cette chauffé à blanc du quotidien de soldats plongés jusqu’au cou dans plongée au cœur des ténèbres est celle du le bourbier irakien. Douze nouvelles et autant de narrateurs, du simretour à la vie normale, lesté du traumaple soldat à l’officier en passant par le diplomate et l’aumônier, chatisme et de la charge émotionnelle qui rencun raconte “sa” sale guerre. Première personne de rigueur pour dent délicate la greffe avec les proches. “On plonger au cœur de l’effroi, coincé en première ligne, à la merci de a tous en tête ces récits de vétérans du Vietces émotions cannibales qui enrayent le cerveau. Ou au contact nam ou de la Seconde Guerre mondiale qui direct des désillusions et traumatismes de ceux qui sont rentrés affirment que les civils ne peuvent pas comdans un sale état. Mentalement et/ou psychiquement. Et tentent de prendre ce qu’ils ont traversé, embraie Klay. recoller les morceaux sans vraiment y croire. La tension, la peur, Je me disais que je serais différent. Mais on la violence exsudent de ces textes fiévreux conçus dans un alliage n’échappe pas au choc du décalage entre ce viril et sophistiqué laissant filtrer ici et là un peu de douceur et d’huqu’on vit réellement, et qui fait de nous des mour -celui du désespoir bien sûr. Entre le récit suffocant du “nethommes différents, et l’image faussée que les toyage” d’une maison de l’horreur, l’insondable blues d’un revenant, civils ont du conflit, et qui est largement fala gabegie arrosée à distance par le politique et l’omerta qui protège çonnée par les médias. Certains pensent que les cinglés de service, toutes les variantes de la gangrène morale tu es un dur parce que tu es allé là-bas. On s’étalent au grand jour dans cette quête désespérée de sens. Un chef-d’œuvre de la condition inhumaine. ● L.R. te demande si tu as tué des gens comme si c’était un jeu. D’autres te traitent comme si Fin de mission L ’ I R A K 14 S U R L E F R O N T D U R O M A N , D U R É C I T E T D E L A telle que certains en arrivent à se demander si cet état second, dopé à l’adrénaline, n’est pas naturel. “Il y a une vraie tentation de croire que la guerre est plus réelle que la vie civile parce que tout y est plus aigu, fait remarquer l’écrivain quand on aborde la question des militaires qui rempilent malgré les horreurs subies. Quand vous êtes dans l’infanterie, un geste aussi simple que faire correctement ses lacets peut être vital. Si vous tombez à cause d’un lacet mal fait vous vous mettez vous en danger mais aussi vos coéquipiers.” PHOTO PRISE PAR PHIL KLAY LORS DE SA MISSION EN IRAK Reste une énigme à percer avant de laisser filer la silhouette longiligne. Qu’est-ce qui pousse t’étais foutu. Ils te disent que tu n’es pas obligé de parler de ce un jeune type à s’engager sans y être contraint? La réponse que tu as vécu. Quelque part c’est inévitable mais c’est très fuse, rôdée: “Parce que nous étions en guerre. Nous sommes perturbant.” cinq garçons dans ma famille. Trois à nous être engagés. Mes Rien de vraiment nouveau sous le soleil. “On a aussi une parents n’étaient pas militaires, mais ils étaient très attachés image faussée de la Seconde Guerre mondiale. On est persua- à l’idée de service. Ma mère a travaillé dans l’aide au dévedés que les soldats sont fiers de ce qu’ils ont accompli puisque loppement durant trois ans, elle était fille de diplomate. Mon tout le monde est d’accord pour dire qu’ils ont agi pour le bien père était membre du Corps de la paix. Si j’étais né à une autre de l’humanité. Eh bien, j’ai rencontré dernièrement un vétéran époque, j’aurais peut-être rejoint le Corps de la paix ou la dide la Seconde Guerre mondiale, il détestait qu’on attende de plomatie. Mais lorsque j’étais au collège, notre pays était en lui cette autosatisfaction. Pourquoi? Tout simplement parce guerre. J’ai pensé que c’était la meilleure façon d’être utile.” que la guerre lui a pourri l’existence, elle l’a brisé définitive- Pour nous qui avons le patriotisme mou, cet élan civique ment, peu importe que la cause soit noble.” transcendant la couleur politique (il n’a pas voté Bush qui a A cela s’ajoute la rancœur à l’égard de la nonchalance, quand embarqué les Etats-Unis dans ce bourbier en invoquant un ce n’est pas de la culpabilité, d’une population qui fait faux péril, et qui était encore aux commandes quand Klay a confiance à un incapable notoire pour diriger les opérations, signé) laisse perplexe. Mais on dira que ça en valait largement à savoir l’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld le coup. Si pas sur le terrain militaire, sur celui, à peine moins alors que des hommes comme lui acceptent de mettre leur miné, de la littérature. vie en jeu. Cet argument de la responsabilité a particulière- Comme l’écrivait récemment avec justesse l’écrivain Colum ment touché Obama, attaché de presse de luxe du livre der- McCann, lui aussi impressionné par le tour de force de son nièrement sur CNN. Une piqûre de rappel douloureuse mais ancien étudiant: “Personne ne survit à une guerre, pas même nécessaire quant aux implications des décisions prises dans les vivants. Ceux qui en réchappent hébergent plusieurs tombes. les salons feutrés de Washington, a-t-il dit en substance. Avec pour seule rémission une histoire à écrire.” Mission acPreuve que la raison déserte la ligne de front: l’intensité y est complie pour Phil Klay. ● B D Yellow Birds Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn Mission accomplie Revenants DE KEVIN POWERS, ÉDITIONS LE LIVRE DE POCHE, 240 PAGES. DE BEN FOUNTAIN, ÉDITIONS 10/18, 408 PAGES. DE NICK MCDONELL, ÉDITIONS FLAMMARION, 170 PAGES. DE OLIVIER MOREL, ÉDITIONS FUTUROPOLIS, 120 PAGES. “J’ai écrit ce livre pour expliquer ce que j’ai vécu au niveau physique, psychologique et émotionnel”, a expliqué Kevin Powers. Son alter ego dans le roman, John Bartle, est un bidasse tout juste débarqué dans le bourbier irakien qui va dresser l’inventaire de cet enfer célinien. A son retour en Amérique, il ne sera plus qu’une ombre, “une espèce d’infirme” obsédé par la disparition de son frère d’armes et par les carnages auxquels il a assisté. Entre fiction et reportage, une description implacable des ravages intimes de la guerre chez un jeune soldat talonné à chaque instant par la mort, alors qu’il n’est pas encore tout à fait un homme. ● Obligé de s’engager dans l’armée pour éviter la prison, Billy Lynn est envoyé en Irak. Il en revient en héros après avoir survécu miraculeusement à une embuscade filmée par une télé. Ce terrible décalage entre la réalité des combats, le traumatisme des soldats et l’image falsifiée qu’en donne la société du spectacle, Ben Fountain le décrit remarquablement. Tout comme le cynisme de la récupération politique par l’administration Bush de tout ce battage médiatique. Billy repartira au cassepipe en se demandant si cette hallucinante “mi-temps” n’a pas été pire que la guerre. Un premier roman impitoyable. Dans Guerre à Harvard, le campus novel qui a fait de Nick McDonell un écrivain branché, la guerre en Irak était déjà omniprésente, comme un bruit de fond télévisé. L’auteur a voulu traverser l’écran. Il a donc passé un mois en Irak début 2009 comme journaliste pour Time Magazine. Mission accomplie décrit l’énorme machine logistique de l’Amérique en guerre, qui se déplace partout avec sa technologie dernier cri, ses bataillons d’interprètes, ses fast-foods et ses grandes gueules. De l’empilement des courts fragments se dégage l’impression d’avoir affaire à une “drôle de guerre” qui piétine et s’enlise. ● Frustré de ne pas avoir pu tout dire dans son documentaire sur les troubles post-traumatiques des vétérans américains de la guerre d’Irak, le réalisateur français Olivier Morel revient sur ce sujet sensible dans une bande dessinée qui est un peu le making of augmenté de son film. On le suit tout au long de son enquête, persuadé au début qu’il n’arrivera pas à cerner la réalité des troubles enfouis dans ces corps brisés, mais réussissant pourtant à capter l’onde de choc au fil des rencontres et des témoignages. Un roman graphique d’utilité publique superbement mis en images par le dessinateur Maël. ● ● FOCUS VIF 20.02.2015 15