La scène, machine théâtrale cherchante

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La scène, machine théâtrale cherchante
La scène, machine théâtrale cherchante
Clyde Chabot
L’espace scénique est pour moi le lieu d’exploration du fonctionnement des
acteurs, des techniciens, des spectateurs et du metteur en scène et de leurs
relations entre eux. Ils sont tous réunis sur le plateau et invités à interagir à vue.
Je conçois des dispositifs qui sont activés chaque soir différemment par l’équipe
et les spectateurs. Chacun est amené à imaginer différents scénarios dont seuls
certains seront réalisés. Il s’agit de faire sentir au public la fertilité de la scène,
les potentialités de réalisation que contient le texte, les ferments de créativité qui
sont en lui.
1 Un espace commun acteurs / spectateurs / techniciens / texte
1. 1 Un espace partagé avec les spectateurs
Depuis 1998, je cherche à impliquer les spectateurs sur scène dans le processus
de création et de représentation.
Un peu de poussière de chair, la nuit invitait soixante, puis vingt, spectateurs à
visiter un musée des répétitions, à assister à ma mise en scène d’un texte de
Yan Allegret La Chanson de la main avant de proposer eux-mêmes des directions
de jeu au comédien sur quelques extraits de la pièce en présence de l’auteur,
d’une violoncelliste et d’un vidéaste. La soirée se terminait par une discussion
avec les spectateurs, sur l’expérience vécue. Partant de sa position traditionnelle,
le spectateur était convié à entrer dans la machine théâtrale que nous avions
imaginée pour lui et dont les portes s'ouvraient pour un moment de partage et
d'inventivité collective.
J’ai poursuivi cette recherche avec Hamlet-machine de Heiner Müller depuis
quatre ans. L'écriture dense, rhizomatique, à la fois politique et poétique de cet
auteur m'a conduite à imaginer un principe d'interférences entre le texte, le jeu
d’acteurs et de techniciens, et des actions réalisées par les spectateurs. Ces
derniers sont invités à écrire à un ordinateur retransmis sur un écran, à diffuser
un CD et à manipuler une caméra avec retour sur un écran vidéo via le travail
d’un vidéaste. Ils peuvent à tout moment occuper une position d'observation ou
d'action. L’équipe est composée de deux acteurs, une danseuse, un musicien, un
vidéaste, un informaticien et un éclairagiste. Chacun réinvente chaque soir son
jeu en fonction de ces interventions. Cette recherche collective fondée sur le
désir, l'écoute et l'intuition propose de faire l’expérience de la densité et de la
polysémie de la pièce. Le sens se révèle collectivement à travers le jeu de
l’équipe, les actions des spectateurs et les associations de texte, d’images, de
son.
Dans Ils tracèrent des chemins sans direction vers la nuit de leur corps, en 2003,
les spectateurs sont invités à écrire sur des panneaux de papier blanc en réaction
à ce qui a lieu. Sont déjà présents dans l'espace un acteur burkinabè,
Roger Ouedraogo, et un auteur français, Yan Allegret.
L’acteur apparaît comme une représentation symbolique et lointaine de l’Afrique.
Il est présent à travers des gestes rituels, des chants et d’un texte écrit pour lui
La Voix du sang. Il s’agit d’un texte poétique et politique qui fait référence à tous
ceux qui sont morts pour une cause en Afrique et au-delà. A partir des
interventions des spectateurs, l’auteur écrit en direct, sur un ordinateur
retransmis sur un écran, ce qui pourrait être la suite de la pièce ou son carnet de
travail. A travers cette expérience, sont interrogées deux cultures, deux
théâtralités et la part méconnue de collectif qui nous détermine dans notre
rapport à l'autre.
A chaque fois, il y la tentative de faire naître un espace commun entre les
spectateurs et l’équipe artistique, un endroit palpable du collectif, une
communauté. Le nom de la compagnie La communauté inavouable tente de dire
l’énigme du théâtre : des gens se réunissent pour une raison que l’on ne peut
totalement dévoiler. Ici l’expérience consiste à amplifier cette donnée du fait
théâtral. La communauté des personnes réunies est donnée à voir, ressentir,
vivre et devient le sujet même de l’événement scénique. Comme si, dans la
société politique actuelle blessée, sans utopie, sans horizon de création, l’art
pouvait proposer des espaces intermédiaires. Ces derniers ne sont ni privés ni
publics ; ils permettent à l’individu de s’extraire du domestique pour accéder à
l’espace commun et au partage qui lui sont consubstantiels mais dont il est
largement privé aujourd’hui.
1.2. Un espace partagé entre les acteurs et les techniciens
Dans Hamlet-machine, la technique est partie intégrante de la scénographie tant
en ce qui concerne la présence des techniciens à leurs régies sur scène, que celle
des pôles d’activités technologiques ouverts en permanence aux spectateurs :
ordinateur, lecteur CD et caméra. Un vaste réseau de câbles à vue relie les
différents appareils entre eux. Ces derniers semblent constituer une grande
machine, entité fictionnelle, pendant machinique de l’homme, qui à la fois l’attire
et le repousse. Cette présence de la technique sur le plateau est intimement liée
à la thématique centrale de la pièce Hamlet–machine : l’opposition entre
l’homme et le système, l’homme et la machine.
Dans Un peu de poussière de chair, la nuit et Ils tracèrent des chemins sans
direction vers la nuit de leur corps, les deux fonctions se rejoignent : l’auteur,
présent sur scène, est à la fois poète et technicien. Il écrit en direct sur un
ordinateur vidéoprojeté et diffuse des musiques, des images et du son et écrit.
Dans ces projets qui jouent avec les limites de la représentation, les acteurs sont
ceux qui font surgir le théâtre car ils relient, révèlent, amplifient, rendent visible
ce qui n’est peut-être encore qu’un balbutiement. Ils transforment en théâtre la
matière brute que proposent les spectateurs. Ils mettent en jeu les propositions
des techniciens. En incarnant de façon fragmentaire des personnages ou des
figures, ils permettent aux spectateurs de ne pas perdre le fil et de reconnaître le
théâtre. Grâce à eux, l’expérience du présent peut véritablement avoir lieu :
comme les techniciens, ils prennent véritablement en compte les propositions
des spectateurs en les incorporant à leur jeu. Dans Hamlet-machine (virus),
l’acteur - qui est aussi un auteur - peut mettre en voix leurs écrits et y réagir en
direct ; l’actrice peut traduire physiquement, directement ou indirectement, des
musiques qu’ils diffusent. Ils sont le corps du texte et relient les différents
éléments entre eux : images, sons, mots vidéoprojetés, présence des
spectateurs.
1.3. Un espace textuel
L’auteur est présent physiquement ou via son texte vidéoprojeté sur un écran.
Ce dernier n’est pas fixe mais en évolution permanente. Dans Un peu de
poussière de chair, la nuit, l’auteur faisait proliférer son texte. Il pouvait écrire
des didascalies pour tenter d’orienter les propositions de mise en scène des
spectateurs ; il pouvait compléter ou modifier des scènes, ou écrire des bulletins
météorologiques fictifs. Ces derniers donnaient des informations, selon un mode
humoristique, sur son humeur en fonction du traitement de son texte.
Dans Hamlet-machine (virus), le texte vidéoprojeté est complété par les
spectateurs qui peuvent écrire entre les lignes de Heiner Müller. Nous avons créé
dans la dernière étape en 2004 des virus informatiques en collaboration avec le
collectif Music2eye. La création de ces derniers a donné son nom à cette
troisième étape de création. Ils permettent à un informaticien d’activer les mots
du texte en fonction de ce qui a lieu sur le plateau : grossissement, effacement,
chute ou envol des mots, individuellement ou collectivement. Une sorte
d’implosion produisait un système d’agencement aléatoire de mots clés du texte
ou écrits par les spectateurs sur trois lignes permettant la recomposition de
phrases (par exemple : je suis le comédien de la révolution, vive la mort de
Marx). La projection du texte sur un écran permet aux acteurs de jouer avec les
mots, de les positionner sur leur corps ou de les déplacer dans l’espace.
Dans Ils tracèrent des chemins sans direction vers la nuit de leur corps, l’écriture
est informatique pour l’auteur, manuscrite pour les spectateurs. Les panneaux
blancs se remplissent peu à peu de leurs écrits au feutre noir et les font
ressembler à des dazibaos. Les différentes écritures se juxtaposent et parfois se
répondent.
Le texte est l’origine du théâtre. Dans mes spectacles, il est visible et acteur à
part entière.
L’espace est le lieu de mise en rapport des différents éléments constitutifs du
théâtre (spectateurs, techniciens, texte, acteurs). Dans les représentations
traditionnelles, l’objectif est qu’ils fusionnent pour que le personnage puisse
naître, éclairé par des techniciens sous le regard du public. Ici les différents pôles
restent autonomes. Ils sont présents et interagissants à vue. Le processus de
création est la matière même de ces propositions. Comme si, au-delà des éclats
de fiction, on tentait de se rapprocher du cœur de la machine théâtrale, d’en
sonder le fonctionnement et d’élargir les possibles de la représentation en
proposant certains dysfonctionnements.
2. Un espace à recomposer par le spectateur
2.1. Diffraction de la centralité
Le spectateur est sur scène, plongé au cœur du plateau, ou situé à la périphérie,
selon son choix. Il peut changer de position autant de fois qu’il le souhaite au
cours de la soirée. Dans Hamlet-machine (virus) en particulier, le spectacle, via
les acteurs, les techniciens, les écrans et les machines a lieu partout, autour de
lui. Il n’y a pas de centralité objective. Chacun est un centre, une vérité.
Il se produit une sorte de diffraction du jeu : le vidéaste, le musicien,
l’informaticien, les acteurs et la danseuse jouent chacun, individuellement et
collectivement, dans le langage technique ou artistique qui est le sien, l’ensemble
de la pièce. Les spectateurs ne savent pas qui est acteur ou spectateur et
peuvent porter leur attention sur toute personne présente dans l’espace
puisqu’elle est potentiellement active. Ils sont donc particulièrement sollicités. En
fonction du hasard et de leurs choix, ils voient leur propre spectacle. Ils peuvent
eux-mêmes contribuer à le créer en produisant à l’un des pôles d’activités du
texte, de la musique ou des images et en découvrant leurs répercussions dans le
jeu des acteurs.
Le spectateur est placé dans un environnement d’informations qu’il ne peut
toutes intégrer. Cela peut faire penser au système médiatique et publicitaire
actuel qui submerge l’individu de données. Le spectateur peut ici faire
l’expérience de cette situation en modèle réduit. Il se doit d’accepter de ne pas
tout voir et de prendre part à la construction du sens, en ne faisant confiance
qu’à lui-même, à sa pensée et à ses sensations. Il peut se perdre dans ce chaos
d’informations ou découvrir la joie d’être partie prenante d’une expérience dont
le sens se crée et se révèle individuellement et collectivement au présent.
2.2. Une logique d’agencement
Cette invitation à la recomposition était déjà présente dans L’Hypothèse de
Robert Pinget créée en 1997. La première scène présentait cinq acteurs jouant
différemment le même texte : un jeune acteur le disait, un vieux comédien qui
figurait le personnage devenu âgé le murmurait, un troisième était la conscience
de ce personnage et deux jeunes femmes traduisaient le texte dans des langages
gestuel et musical que nous avions inventés. Le public pouvait porter son
attention sur les différents rapports existant entre le texte, sa traduction
gestuelle ou musicale et le jeu des acteurs.
Dans Un peu de poussière de chair, la nuit, les spectateurs voyaient l’acteur
incarnant un personnage fragile, comme un enfant qui n’aurait pas grandi, ainsi
que son visage filmé en gros plan en direct sur un moniteur vidéo, une actrice /
violoncelliste figurant de façon abstraite la femme de sa vie (mère, sœur ou
amante, on ne savait pas) et l’auteur faisant défiler son texte vidéoprojeté sur un
écran. « Il n'y a pas de point focal (…) Toute cette construction sophistiquée
anime une mécanique sciemment brouillée, incomplète et perturbée, propre à
stimuler un désir de recomposition. 1» écrivait Alain Dreyfus, journaliste à
Libération, à propos de ce spectacle. Cette invitation à la recomposition devenait
littérale dans la troisième partie de la soirée. Les spectateurs étaient invités à
agencer concrètement eux-mêmes les différentes composantes qui leur étaient
proposées : le jeu de l’acteur, celui de la violoncelliste, celui de l’auteur et du
vidéaste.
Je me positionne comme quelqu’un de candide qui ne connaîtrait pas le
fonctionnement du théâtre et chercherait à explorer les possibles qui naissent
d’un nouvel ordonnancement des composantes de la représentation. J’invite les
spectateurs à être partie prenante de cette recomposition.
3. Un espace instable
3.1. Une théâtralité en expansion
1
Alain Dreyfus, Libération 18 février 1999
Je cherche à produire une expansion de l’espace-temps scénique qui inclue
l’avant et l’après de la représentation et différents supports2. Pour Un peu de
poussière de chair, la nuit, cela a été exposé précédemment : la soirée se
déroulait en quatre temps. Dans le petit musée, la mémoire des répétitions et
des séances précédentes était exposée via différents livres, carnets de travail,
photographies et la diffusion de la captation vidéo de la séance publique de la
veille.
Ces spectacles se répètent partiellement avec du public et intègrent des stages
de création ouverts aux spectateurs dans les lieux d’accueil. Cela crée un temps
différent pour ces derniers qui se juxtapose avec celui des spectateurs d’un soir
ou de plusieurs soirs. Certains reviennent deux ou trois fois pour découvrir la
variabilité réelle de la forme.
Pour Hamlet-machine (virus), le texte est diffusé en voix off dans l’espace
d’accueil du théâtre, avant l’entrée du public. Les techniciens conservent des
images et des sons des séances précédentes qui peuvent être rediffusés. Au
cours même de la soirée, le vidéaste filme et le musicien / sonorisateur
enregistre subrepticement les spectateurs dont les images et les voix sont
diffusées ultérieurement. Cela concrétise la perception sensible d’un passé
désormais commun existant entre les personnes présentes dans cet espace.
Le projet se prolonge sur différents supports. Hamlet-machine (virus) existe dans
trois versions : scénique, internet et plastique.
La version scénique a été créée au cours de trois étapes en 2001, 2002 et 2004.
A chaque fois, il ne s’agit pas d’une reprise mais d’un prolongement et d’un
déplacement de la recherche. Cela se traduit par des partis pris dramaturgiques
différents, des équipes partiellement recomposées, des développements
technologiques et des éléments de scénographie renouvelés. Ainsi en 2001,
l’équipe était composée de quatre jeunes acteurs, d’un comédien âgé (figurant
Marx, le communisme, l’auteur, le fantôme du père d’Hamlet) et d’un
musicien/sonorisateur. En 2004, l’équipe est composée d’un acteur et d’une
actrice (Hamlet et Ophélie), d’une danseuse (figuration abstraite du collectif
naissant), d’un vidéaste, du musicien/sonorisateur et d’un informaticien.
En 2002, nous avons créé, en collaboration avec Agnès De Cayeux, un site
internet www.inavouable.net. Comme le dispositif scénique, il offre des portes
d’entrée sonores, audiovisuelles et littéraires. Lieu de mémoire, il réunit des
traces des séances publiques (textes écrits par les spectateurs, éléments vidéos
et sonores). Il est aussi un lieu qui articule présent et passé car il propose des
fenêtres de conversation ouvertes en temps réel aux internautes à partir de
questions qui leur sont posées. Ces fenêtres conservent toutes les contributions
depuis la création du site.
En mai 2003, a été créée l’Installation Hamlet-machine : Un musée (de théâtre).
Quatre-vingt mots extraits de la pièce sont posés au sol, une face en français,
l’autre en allemand. J’invite les visiteurs à en choisir un ou plusieurs, à
sélectionner une image dans un livre de photographies du XXe siècle et à poser
2
En démontant méthodiquement le processus de la représentation, incluant l'avant et l'après,
Clyde Chabot explore une piste inattendue dans l'histoire du rapport scène salle.ibid
avec leurs mots devant cette dernière, vidéoprojetée. Des photos numériques
sont prises de ces compositions d'un instant par une photographe. Les visiteurs
peuvent découvrir les tentatives des précédents visiteurs sur un écran. Certaines
de ces images sont reproduites sur le site internet en cliquant sur Portraits
Hamlet-Machine. En voix off, des extraits d’une séance de répétition avec un
acteur allemand sont diffusés.
La proposition artistique déborde le temps scénique. Elle échappe au cadre strict
de la soirée. Elle laisse entrevoir une autre réalité antérieure et postérieure.
3.2 Un mouvement de déconstruction / construction
La sacralité de la scène est mise en mal dans Hamlet-machine (virus). Cela fait
écho à la pièce de Heiner Müller qui sonde la crise identitaire actuelle engendrée
par une société qui n’est plus guidée par un horizon politique commun. Avec la
fin du rêve communiste, on est entré dans une zone d’incertitudes. Les repères
vacillent, les valeurs se renversent.
Dans notre version de pour Scherzo, troisième partie de la pièce, se produit une
gigantesque panne d’électricité alors que la scène était devenue une sorte de
boîte de nuit. Le texte dit alors le cauchemar de la société occidentale : les
philosophes morts lancent leurs livres sur Hamlet ; Ophélie, figure héroïque de la
révolution, revient en prostituée. Il n’y a plus de repères, la machine de la
révolution est grippée.
Un grand écran de papier qui servait de support aux vidéoprojections et
délimitait l’espace scénique est déchiré par les acteurs dans la deuxième partie
de la soirée. Les images, en atterrissant sur les gradins ou les murs du théâtre,
laissent entrevoir la vastitude du vide qui nous entoure. Ce déchirement peut
aussi figurer une libération de l’emprise des écrans pour entrer dans le réel.
Pendant la fausse panne, nous servons un verre aux spectateurs avec des
lumières de service. L’acteur enlève du plateau les chaises non occupées pour les
accumuler en un tas ou sur les gradins, comme pour réaliser un bûcher ou
renverser cette marque du théâtre traditionnel : les sièges des spectateurs. Ces
derniers restent debout, s’assoient sur le sol ou sur les gradins, créant peu à peu
une entité collective mouvante en fonction des déplacements de chacun, un
corps collectif réunissant l’ensemble des personnes présentes. Chaque soir ce
dernier est différent par sa forme évolutive et son énergie. La fonction de la
danseuse est de le figurer et de favoriser son avènement. Elle se nourrit des
énergies, répercute les déplacements des spectateurs, crée une danse pour
Electre, au final, en écho à ce qui a eu lieu au cours de la soirée.
Ainsi se produit une sorte d’irrespect vis-à-vis des codes théâtraux et de mise à
mal d’une certaine sacralité de la représentation. Dans le même temps, un rituel
inavoué tente de faire naître un corps collectif, une entité plurielle, sensible,
intuitive, à l’écoute. Une sorte d’organisme théâtral naissant des cendres de la
représentation traditionnelle et duquel peut surgir des éclats de poésie et de sens
communs.
L’espace scénique est dans mon travail un partenaire de jeu à part entière. Les
frontières classiques sont souvent rompues : les spectateurs sont sur scène,
dans le même lieu que l’équipe artistique ; ils sont de potentiels acteurs. Leurs
sièges peuvent être supprimés ou deviennent une zone de jeu pour les acteurs
ou de projection pour les images. L’espace n’est pas nié ou caché par des
éléments de décor. Il est empli de potentialités que nous tentons de mettre à
jour. A la Comédie de Saint Etienne où nous avons joué Hamlet-machine (virus)
en 2004 des passerelles métalliques surplombaient l’ensemble du public. Nous
les avons éclairées de telle façon qu’elles ressemblaient à un vaisseau spatial.
Les acteurs ont joué sur ces passerelles très haut au-dessus des spectateurs
alors que le texte disait : « Le soulèvement commence en promenade. Contraire
aux règles de la circulation pendant le temps de travail. La rue appartient aux
piétons. ». Leur position, apparemment dangereuse, pouvait donner une
concrétude particulière au texte de Heiner Müller.
Je cherche toujours à donner une concrétude diffractée du texte dans différents
langages qui restent à la fois séparés et unis les uns aux autres : jeu théâtral,
création vidéo, sonore, scénographique… L’espace lui-même, comme chacune
des personnes de l’équipe et du public est l’acteur dont il est question : Hamlet
(figure du communisme) dont l’unité est déchirée, le cerveau de l’auteur, le lieu
fictif de son imaginaire, de sa pensée, de son écriture. L’écrit occupe une place
particulière sur scène avec, très souvent, la présence du texte vidéoprojeté qui
peut être modifié par l’auteur où les spectateurs. Le dispositif devient une
machine à écrire, à produire de l’écriture, à impulser de l’écrit. L’écriture est au
centre de mes spectacles en tant que puissance d’originer, d’inventer, de créer,
de se contredire, comme mise en mouvement des mots et de soi-même dans
l’existence. L’espace est le lieu partagé de l’écriture en acte, de l’écriture comme
acte d’inscription singulière dans le collectif.
Clyde Chabot
Novembre 2004

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