Une courte séance au Grand Café, comme si vous y étiez

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Une courte séance au Grand Café, comme si vous y étiez
En ce début d’année 1896, c’est la bousculade devant le Grand Café ! Attirés par le bouche-à-oreille
enthousiaste, plusieurs centaines de parisiens attendent leur tour pour assister à l’une des toutes premières
séances de « cinématographie ». Certains vont jusqu’à patienter une heure entière dans une file qui
s’étend sur 300 mètres, jusqu’à la rue Caumartin. Par précaution, un sergent de ville a dû être affecté en
permanence pour surveiller la foule et prévenir toute bagarre. Les séances ont lieu toutes les demi-heures
entre 10h et 21h. Le programme est simple : moyennant 1 franc chacun va pouvoir découvrir dix « vues
animées » de 30 à 50 secondes chacune. 7 minutes de projection au total sur une séance d’une vingtaine
de minutes environ, cela peut paraître bien court, mais pour les spectateurs de l’époque, ces minutes vont
représenter un moment à la fois magique et historique. Chacun d’eux conservera toute sa vie le souvenir
privilégié d’avoir assisté à l’une des premières projections de l’histoire du cinématographe.
Encore quelque peu sceptiques, une centaine de futurs spectateurs sont priés d’emprunter un escalier en
colimaçon pour rejoindre un sous-sol décoré à l’orientale. Après une halte devant un vestibule, ils sont
guidés vers le salon indien, protégé par deux tourniquets. Une fois franchis ces tourniquets et écartée une
tenture, les spectateurs sont invités à prendre place sur les 120 chaises en bois qui attendent dans la semipénombre. Face à eux une simple toile blanche tendue dans l’embrasure d’une porte va faire office
d’écran. Derrière eux à environ 10 mètres de l’écran se dresse un haut trépied sur lequel repose une
lanterne de projection, reliée à une petite boîte en bois d’où sort un objectif. Deux hommes, un opérateur
tourneur et son assistant, se tiennent immobiles près du trépied, sans quitter des yeux leur précieux
matériel. Louis et Auguste Lumière, peu confiants dans ce nouveau genre de spectacle, ont préféré rester
à Lyon. Une fois tout le monde assis, l’opérateur allume la lanterne tandis que son assistant éteint les
lumières. Installé au fond de la salle un pianiste commence alors à jouer afin de couvrir le crépitement du
projecteur actionné à la main par l’opérateur-tourneur. Alors, comme à chacune des 20 séances de la
journée, la même image fixe de la place Bellecour à Lyon surgit du projecteur et traverse l’obscurité pour
apparaître sur la toile. L’image mesure un mètre carré environ. Non seulement elle semble assez grande,
mais en plus elle est parfaitement nette. L’assistance apprécie, tout en craignant un peu d’être face à un
énième avatar de projection photos.
Cette crainte va se dissiper d’un coup, car brusquement, le pianiste accélère la cadence musicale au
moment où un cheval tirant un fiacre apparait soudain en trottinant, suivi d’autres voitures et de passants
qui s’agitent en tous sens. Aussitôt c’est la stupéfaction ! Les yeux écarquillés, les spectateurs observent
cette place en train de s’animer sur l’écran, comme dans la vie. Ils voient ensuite des ouvriers sortir d’une
usine en marchant vraiment, un pied devant l’autre. Ils sont frappés de voir des feuillages d’arbres frémir
et s’agiter au rythme du vent, comme dans la réalité.
Tous se mettent alors à applaudir ce prodige ! Imaginez leur émotion : ils sont les premiers au monde à
découvrir ensemble une lanterne vraiment magique, capable d’imiter la vie, capable de reproduire
fidèlement tous ses mouvements ! Une lanterne capable de faire croire à l’immortalité !
Dans le salon indien où les images continuent de défiler, un spectateur incrédule approche la main de
l’écran pour toucher les personnages mais, muet de stupéfaction, il ne rencontre qu’un simple morceau
d’étoffe. L’étonnement collectif redouble en voyant des baigneurs entourés de vagues, ondulant comme
pour de vrai, à la surface de la mer. Pour tous ces gens qui n’ont jamais vu la mer autrement qu’en
peinture, voir ainsi des vagues retombant en millier de gouttelettes est une vision merveilleuse. Puis
tandis que chacun oscille encore entre fascination et admiration, un train s’approche du quai de la gare de
La Ciotat. Grossissant l’écran, la locomotive noire se dirige vers les spectateurs. Inquiets, la plupart
d’entre eux amorcent instinctivement un mouvement de recul. Face à la machine qui continue d’avancer,
beaucoup se lèvent de leur siège, prêts à bondir pour éviter le choc ! Les plus méfiants, craignant d’être
écrasés, s’écartent dans un fracas de chaises renversées. Quelques secondes plus tard, rassurés de voir le
train à quai et les voyageurs descendre des wagons, ils consentiront à regagner leurs chaises. Un grand
courant d’enthousiasme parcoure alors toute la salle. Cette fois ci encore les spectateurs auront découvert
2 choses : d’une part la capacité technique du cinéma à reproduire le mouvement de la vie, mais aussi et
surtout sa capacité artistique à faire croire à la réalité. Autrement dit, son pouvoir d’illusion.

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