Chalayan

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Chalayan
Chalayan: l’ingénieur du rêve
Si je vous dit que H.R.H Charles of Wales et Hussein Chalayan
s’entendent parfaitement en terme de goûts vestimentaires,
fort est à parier que vous aurez la même réaction que les
londoniens à l’heure où Abercrombie&Fitch annonça son
intention d’envahir Savile Row, le sacro-saint de la sartorial
elegance
britannique.
Hussein Chalayan
Et pourtant. Dans une interview qu’il accordait en avril 2006
au magazine Designboom, le styliste britanico-chypriote
déclarait « I mean, ideally my wardrobe would be Saville
Row […]I guess I like definitely, men to be not so fashion-y.”
Ainsi donc, le styliste aux mille textures, l’architecte de la
mode, le metteur en scène du catwalk, le créateur inlassable,
se reconnaît dans la sobre élégance pluriséculaire des
immobiles maîtres tailleurs de Savile Row. Cela paraît somme
toute quelque peu incongru, au vu de l’ extravagance de la
production du discret styliste. Vous me direz que ces propos
portent sur le vestiaire masculin alors même que Chalayan
dessine exclusivement pour la femme. Tout de même. Cette
opposition entre la production du styliste et celle de
Gieves&Hawkes ou Henri Poole, pourrait être élevée en
paradigme du souffle créateur qui habite les drapés et les
traits des collections d’Hussein Chalayan. La tradition des
lignes pures et affûtés répond toujours au luxuriant arsenal
de modernité et de technologie qui est déployé pour certaines
pièces. Naturellement on en vient à se demander par quel
subtil équilibre, le créateur parvient-il à conjuguer et à
marier certaines technologies industrielles aux plus
drastiques exigence de l’artisanat de couture. Au-delà du
minutieux travail manuel et intellectuel sur chaque pièce de
la collection, la mise en scène et la vision critique de
Chalayan tendent à détacher sa collection des tringles sur
lesquelles elle devrait être suspendue, pour conférer à chaque
vêtement une dimension mystique, poétique ou politique,
faisant ainsi de la mode une entité artistique autonome et
affranchie des contraintes du corps.
Diplômé en 1993 du Central Saint Martins College of Arts and
Design, où il fréquenta entre autres Alexander McQueen (qui
fit un apprentissage remarqué chez Anderson&Sheppard, notonsle), Chalayan est très rapidement remarqué en 1994 avec sa
collection de fin d’études Buried Dresses, qui consiste en une
série de robes cousues selon un patron minimaliste, enterrées
plusieurs semaines dans la terre et qui de ce fait s’oxydent,
se rigidifient, changeant radicalement d’aspect et de texture.
Une part de hasard s’empare alors du vêtement, destituant le
couturier de son monopole créatif.
Poussière tu redeviendras poussière. En enterrant le fruit de
son travail, le styliste sacrifie sa création à la nature. Une
double interprétation peut être tirée de cet acte. D’une part
cette inhumation peut signifier un don à la Mère nourricière,
afin qu’elle façonne dans le giron de son sein le tissu qui
devient de ce fait unique – remarquez, c’est une bonne façon
d’éviter le plagiat – et d’autre part une réminiscence
christique dans la mesure où le tissu immaculé est condamné à
une mort apparente par son délitement dans le sol. Cependant,
ce processus de mort est brisé par le couturier qui en ressort
une robe transfigurée, défiant ultimement la nature.
Détail Buried Dresses
Ce défi lancé à la nature se retrouve aussi dans l’emploi de
matériaux industriels dans certaines créations de Chalayan.
Les matériaux traditionnels de la haute-couture, de la grandemesure, sont en effet naturels à l’instar de la soie, de la
laine ou du cuir. En abandonnant ces matériaux, c’est d’une
certaine façon les limites de la couture qui sont mises en
exergue. La créativité d’Hussein Chalayan, achoppe
effectivement sur les limites de ces matériaux classiques. En
faisant intervenir des fibres de carbone, des résines
polymères ou encore des pièces métalliques, la tour d’ivoire
de la haute couture est mise à feu et à sang. Elle devient
maintenant assimilable à l’architecture, au design industriel,
à la construction industrielle, qui inspirent profondément le
créateur chypriote pour qui l’architecture est une
extrapolation mégalomaniaque de la construction du corps
humain. Feu YSL, défendait la nécessité que la mode descende
dans la rue en inaugurant en 1965 une ligne de prêt-à-porter.
Chalayan n’offre pas seulement la mode au pavé, il approfondi
la démarche laurentienne en l’intégrant au quotidien. Ainsi
la collection automne-hiver 2000 reprend certaines pièces du
mobilier classique du salon occidental. Dans cette optique, la
signification populaire des termes « mode » ou « trend »
s’évanouit et laisse place à un remodelage complet de la place
de la couture dans la
société.=qsNLsnnAY8Q&w=420&h=315]
Cette remise en cause perpétuelle, cette absence de continuité
dans les collections, laissent à penser que Chalayan méprise
la mode. Ou pour mieux dire, il cherche à s’en détacher. Il
n’est pas un styliste ou un directeur artistique dont la
créativité se voit menacée et opprimée par le lourd fardeau de
la nécessité de pérenniser un héritage stylistique. Hussein
Chalayan est un ingénieur de rêve, un poète de la modernité,
un ténor du catwalk. C’est pour cette raison qu’il n’est
engagé que dans sa propre maison et que ses récents liens avec
la maison Vionnet sont très souples. Le couturier chypriote
est un créateur d’émotion. C’est pour cette raison qu’il
s’emploie à explorer toutes sortes de matériaux, des plus
conventionnels aux plus exceptionnels, afin de créer
l’illusion.
La collection printemps/été de l’année 2000 marque une réelle
révolution dans la couture européenne. Dans Before Minus Now,
le couturier chypriote met en scène des mannequins portants
des robes en fibres de verre et en matériaux composites, dont
certaines parties radio télécommandées s’ouvrent et se
ferment. La couture se voit privée de ses lettres de noblesse
en ce qu’elle perd la magnificence du drapé et la subtilité du
point si chères à Balenciaga, auquel Chalayan est souvent
comparé pour ses lignes immaculées. Le mannequin n’est plus
que le support de cette robe avion. Il ne s’agit pas de
sublimer le corps de la femme, mais de sacrer la fluidité de
la robe sur le corps de ladite femme. Ce qui est mis en valeur
dans cette collection n’appartient plus au monde du tissu, au
monde de la couture, mais au monde de l’ ingénierie, celui de
la rigidité industrielle.
Serais-je en train d’insinuer en filigrane que la mode n’est
que le travail du tissu, de la matière naturelle ? Non. A ce
point il est essentiel d’introduire une différence entre la
couture et la mode. Chalayan explore le monde de la mode ou
pour mieux dire celui de l’habillement, Balenciaga celui de la
couture. La couture c’est le processus qui transcende le
nécessaire pour le sublimer. Tout le monde doit s’habiller, et
le couturier va chercher à rendre noble et pur le vêtement
fonctionnel. C’est ici que réside le génie, celui qui sous le
joug de la contrainte physique, engendre le beau. Chalayan
ignore la quintessence du vêtement, celle d’être porté. Il
façonne un objet qui repose sur le corps et qui est le produit
de ses rêves, la projection de son imagination. La
fonctionnalité disparait complètement. La mode devient alors
une entité autonome qui se sépare du corps, qui, d’une
certaine façon, observe de manière condescendante ce qui est à
son origine, le corps. En 2011, dans sa collection automnehiver Kaikoku, Hussein Chalayan atteint le paroxysme de
l’autonomisation de la mode par rapport au corps. En effet, la
robe finale – le terme robe étant par ailleurs largement
discutable dans ce cas – baptisée Floating Dress,est
construite en résine et en alliages de plastique, ce qui la
rend relativement importable. Clairsemée de pistils de fleurs
et de spores, elle symbolise la pollinisation des idées. Ce
qui la rend unique et originale, c’est sa construction qui
permet au mannequin d’ôter la composition, en la faisant
flotter devant elle au moyen d’une télécommande. La robe peut
désormais contempler celui qui la porte. Le vêtement et le
mannequin sont sur un pied d’égalité. Le vêtement existe seul,
pour lui. Ce qui est frappant, c’est que la texture ne change
jamais, dans la mesure où le mannequin n’imprime pas au
vêtement le contrainte physique des mouvements du corps.
Chalayan n’a pas crée un vêtement en somme, mais une statue
portable.
Vous me direz cependant qu’un grand nombre des pièces du
vestiaire du styliste sont conçues pour être portées, par
toutes et en toutes circonstances. C’est vrai, c’est certain,
et c’est même revendiqué par l’artiste chypriote. C’est en
cela que Chalayan appartient à une troisième catégorie des
artistes de l’habillement. En lui la couture est dénaturée par
l’affranchissement de la contingence corporelle et la création
de prêt-à- porter, et la mode, au sens de création artistique
autonome, n’est pas, dans la mesure où beaucoup de pièces sont
conçues pour être fonctionnelles. Cette contradiction et cette
opposition balayent d’un coup deux siècles de haute-couture et
un siècle de fantaisie vestimentaire. Chalayan devient alors
un créateur d’occasions, un illustrateur de la société.
Victor Stanislas

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