POLITIQUES de jeunesse et politiques éducatives? Force est
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POLITIQUES de jeunesse et politiques éducatives? Force est
PRÉAMBULE P de jeunesse et politiques éducatives ? Force est de constater que, dans le discours commun, elles sont parfois confondues. Mettre en place une politique de jeunesse reviendrait alors à développer l’offre éducative, voire à penser par exemple le projet éducatif local comme outil de la politique enfance-jeunesse d’un territoire. OLITIQUES Aborder la question ainsi, c’est s’inscrire dans l’histoire des politiques publiques : la première politique de jeunesse fut en effet la politique d’instruction publique qui se construisit tout au long du XIXe siècle de Guizot à Ferry. Elle fut suivie par ce qui allait devenir la politique sanitaire et sociale, essentiellement familialiste et visant la petite enfance, dans une logique hygiéniste, autant de protection que de contrôle social. Cette politique d’instruction publique puis d’Éducation nationale (traduisons : scolaire) va se construire dans un long processus d’étatisation jusque dans les années 1980. Les politiques de jeunesse stricto sensu vont émerger plus tardivement, même si, avec Patricia Loncle1, on peut en voir les prémices dans l’action associative et dans certaines initiatives 1 LONCLE P., L’action publique malgré les jeunes. Les politiques de jeunesse en France de 1870 à 2000, L’Harmattan, Paris, 2003. POLITIQUES DE JEUNESSE ET POLITIQUES ÉDUCATIVES municipales dès la fin du XIXe siècle. Si on peut, dans une autre logique, les dater de l’apparition d’un segment de l’État (Jeunesse et Sports) consacré à ce public, elles seront portées avant tout par le secteur associatif, dans des relations diversifiées avec la tutelle. Elles seront d’ailleurs essentiellement des politiques de « temps libre », de loisirs sportifs ou socioculturels. Lorsque l’État « se mêle » de ces politiques, c’est d’abord dans une logique d’encadrement, autour d’une offre d’activités et d’équipements. Même si progressivement la question de la jeunesse « non organisée » devient une préoccupation d’action publique, alors qu’émergent sur la scène publique les enfants du baby-boom et les effervescences culturelles et politiques des années 1968. Et c’est lors de l’entrée dans les années de la crise, au début des années 1980, que se structurent des politiques de jeunesse, suite aux rapports Dubedout, Bonnemaison, Schwartz, qui donnent naissance aux politiques de la ville, de prévention de la délinquance et d’insertion des jeunes. Ce mouvement est renforcé par les lois de décentralisation. L’accent est mis sur l’information des jeunes, puis sur l’incitation aux projets ou à la participation. De la même manière, le champ de l’éducation se voit bousculé (via les zones d’éducation prioritaires, par les premiers dispositifs d’accompagnement, mais aussi par la transformation des lycées en établissements publics locaux d’enseignements [EPLE]…). Les politiques de jeunesse sont soit des politiques d’État déclinées sur les territoires (politiques territorialisées), soit des politiques émanant de plus en plus des territoires eux-mêmes (politiques territoriales). Le passage des années 1980 aux années 1990, avec son cortège d’« émotions populaires » et juvéniles dans les « quartiers », s’accompagne du glissement du paradigme de l’insertion à celui de l’intégration – avec en corollaire la lutte contre les discriminations et l’émergence de la thématique de la « diversité culturelle ». Ces dernières sont prises en compte par la puissance publique sous l’influence conjuguée d’un champ associatif émergeant autour de ces thématiques – moins institué et plus militant – et des politiques européennes, et sont fortement portées par des instances internationales comme l’UNESCO. C’est d’ailleurs l’Europe, sur ce point comme sur d’autres, qui va inciter la France à entrer dans nombre d’évolutions qui bousculent quelques traditions « culturelles » françaises et suscitent 10 PRÉAMBULE (encore) force débats, tant dans le champ éducatif que dans celui de la jeunesse. Par exemple, dans le champ éducatif, la place importante accordée à l’éducation non formelle et informelle, l’approche en termes de parcours et de compétences… Autre glissement : celui du référentiel de l’égalité qui fut celui de la République fondatrice à celui de l’équité, pensée parfois dans le prolongement des théories de John Rawls2 comme devant intervenir en amont dans une logique de prévention, mais plus souvent en aval, ce dont témoigne la multiplication des dispositifs de réparation. Et plus récemment, l’émergence du référentiel de l’« égalité des chances », porteur de bien des ambiguïtés : faut-il le lire comme la résurgence de l’idéologie méritocratique républicaine ? ou comme le produit de la pensée ultralibérale dominante ? Dans les deux cas, on peut d’ailleurs interroger l’implicite d’une telle expression, et ce que ce référentiel produit. Ces trente dernières années vont être aussi celles de la multiplication des dispositifs de politiques publiques. Chaque autorité compétente (les différents segments de l’État et niveaux de collectivités) lançant son dispositif, au rythme de l’identification des problèmes, quand ce n’est pas pour laisser sa marque lors d’un changement politique. D’où l’émergence dans le champ qui nous concerne ici de nouveaux métiers, depuis les chefs de projets de la politique de la ville, aux médiateurs ou aux coordonnateurs (ZEP, PEL, Réussite éducative), « métiers flous3 », qui se construisent et se légitiment au fur et à mesure de l’action. La gouvernance est désormais au local. Même si la situation se complique ces toutes dernières années avec le mouvement de reconcentration de l’État, cet «État à distance» dont parle Renaud Epstein4, qui constitue en quelque sorte un recul par rapport aux politiques territorialisées et contractualisées mises en place au début des années 1980. Désengagement et fragmentation de l’État, montée des collectivités non sans chevauchement 2 RAWLS J., Théorie de la justice, Le Seuil, coll. « Points essais », Paris, 1997. JEANNOT G., Les métiers flous. Travail et action publique, Octarès, Toulouse, 2005. 4 EPSTEIN R., « Gouverner à distance », Esprit, novembre 2005. 3 11 POLITIQUES DE JEUNESSE ET POLITIQUES ÉDUCATIVES de territoires et de compétences, dans un contexte de fragilisation et d’incertitude sur l’avenir (dont témoignent les récents débats sur les réorganisations territoriales); le local est pourtant aujourd’hui le lieu des régulations, des impulsions, voire des innovations. Dans ces évolutions, la place des associations est réinterrogée : elles aussi fragilisées par leur (hétéro et auto)instrumentalisation en trente ans de politiques publiques, par des urgences de survie, elles subissent de plein fouet la baisse des financements publics, voire la suppression des mises à disposition par les services de l’État. La municipalisation de nombre d’activités hier dévolues au secteur associatif participe de ces changements. Les associations restent à la fois des vecteurs incontournables de lien social, mais se retrouvent quelque peu marginalisées dans le débat public et la décision politique. Mise à l’agenda de l’action publique des questions de jeunesse et de diversité culturelle, multiplication des dispositifs et changement de paradigme dans le champ éducatif, recompositions politiques : telle est la toile de fond et l’objet du présent volume. Faut-il voir de l’incohérence dans les évolutions des politiques publiques ou au contraire des lignes de force qui témoignent d’évolutions à analyser ? Faut-il désespérer devant la complexité (voire la complication) des situations ou au contraire y repérer la possibilité de marge de manœuvre pour les dynamiques territoriales et sous certaines conditions ? Quelles nouvelles postures professionnelles, éthiques et politiques doivent mettre en œuvre les acteurs de l’action publique ? Telles sont les questions qui traversent les pages qui suivent. Cet ouvrage regroupe des textes, articles ou interventions réalisés sur plus de douze ans, publiés pour une grande part dans des rapports, revues ou ouvrages5, mais parfois recomposés pour cette publication afin de limiter au maximum les redondances, tout en laissant néanmoins la possibilité d’une lecture autonome de chacun de ces articles6. Au carrefour de l’observation des politiques et des pratiques et de la recherche en sciences sociales, notre parti pris a 5 Les références de ces publications sont indiquées en note suite au titre des chapitres concernés. 6 À l’exception du chapitre XII dépendant en partie de celui qui le précède. 12 PRÉAMBULE été de mettre en perspective les questions et les thématiques émergentes à la lumière de leurs enjeux comme de leurs fondements théoriques, politiques et culturels, de bousculer quelques allants-de-soi, et de permettre les allers-retours permanents entre action et réflexion. Autrement dit, à conduire les acteurs des politiques éducatives et de jeunesse à agir « en conscience ». Dans une première partie, « Des dispositifs dans leur généalogie », nous avons cherché, au-delà de la confusion entre politiques éducatives et politiques de jeunesse, à donner à voir le sens et les enjeux des évolutions observables ou souhaitables, à partir de quelques « entrées-symptômes » (éducation partagée, Réussite éducative, territoire apprenant, injonction à la participation…). La lente construction de l’École de la République qui s’accompagne de l’institution de la « forme scolaire » contribue à construire un imaginaire collectif, qui garde une partie de son efficace en particulier chez les enseignants et les tenants d’une certaine vision d’ailleurs mythifiée de l’École (chapitre I). Si celle-ci demeure un espace incontournable d’accès à des savoirs de base, à une culture commune (quoique sur ce point il faudrait vraisemblablement nuancer !) et favorisant l’accès d’enfants de classe populaire à une culture qui n’est pas « héritée », ce modèle s’avère aujourd’hui aussi un frein à la prise en compte des enjeux de notre société, en particulier dans la mise en place de politiques éducatives concertées et la prise en compte de l’enfant et de sa famille. Évolutions politico-administratives, transformations sociétales et culturelles, nouveaux enjeux sociaux appellent à la mise en place d’une « éducation partagée » et à une nouvelle gouvernance éducative (chapitre II). Ils obligent à dépasser une approche de l’éducation réduite à sa forme scolaire, à prendre en compte les trois dimensions de l’éducation : formelle, non formelle, informelle, et à s’inscrire, en rupture avec l’approche du diptyque formation initiale-formation continue, dans une logique d’éducation et de formation tout au long de la vie. Dans cette logique, le territoire n’est plus le lieu où l’on apprend, mais aussi celui de qui on apprend (« la ville éducatrice »). Et l’entrée dans la société du savoir, la nécessaire reconnaissance des savoirs multiples nous conduisent à aller vers l’utopie du « territoire apprenant », utopie éducative, utopie démocratique. Les savoirs 13 POLITIQUES DE JEUNESSE ET POLITIQUES ÉDUCATIVES deviennent vecteurs de lien social. Ces évolutions en cours, mais qui appellent une clarification du projet politique, redonnent tout son sens au projet d’éducation populaire (chapitre III). Parmi les nombreux dispositifs de ces dernières années, l’un d’eux, la Réussite éducative, nous semble avoir une importance égale à ce que fut l’innovation des zones d’éducation prioritaires lancées en son temps par le ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary. Abandonnant a priori l’entrée par le territoire, il met l’accent sur l’accompagnement des parcours individuels. Dispositif expérimental, polémique, il est à la fois l’analyseur de mutations profondes des représentations, des aspirations et des pratiques, mais témoigne aussi, qu’à l’instar d’autres dispositifs, c’est l’« intelligence collective » des acteurs sur le territoire qui lui donne sens et pertinence. En quelque sorte, il nous permet de sortir des oppositions paresseuses entre l’individuel et le collectif (chapitre IV). Enfin il importait d’interroger la rhétorique obligée et souvent confuse de la participation, nouvel impératif catégorique des politiques publiques, en particulier concernant les publics et les quartiers identifiés comme « en difficulté », et de la mettre en confrontation avec les pratiques et sociabilités juvéniles. Il apparaît alors que l’injonction à la participation doit laisser place à la construction du cadre permettant la possibilité de participation des jeunes, sous des formes plus souples et diversifiées (chapitre V). Une deuxième partie, « État, espace public : questions d’altérité », aborde, en tant que telle mais aussi comme analyseur, la question sensible de l’accueil des migrants ou des personnes « issues de » (selon la rhétorique commune et discriminante), dans un contexte où l’affirmation du droit à la diversité culturelle cohabite avec une politique de gestion des populations pour le moins peu hospitalière. Quel est le rapport à l’école des familles populaires ? L’École de la République est aujourd’hui celle de la scolarité obligatoire à 16 ans, elle vise à conduire 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac, avec une entrée désormais massive dans l’enseignement supérieur (qui coexiste avec une sortie annuelle sans certification de 150 000 jeunes). Cette école est opaque aux familles populaires dans son fonctionnement et ses exigences, elle est souvent disqualifiante à l’égard de ceux qui 14 PRÉAMBULE ne sont pas en connivence culturelle avec elle. D’autant que ces familles populaires sont aujourd’hui en partie « issues des immigrations » (chapitre VI). Ce qui pose la question moins des migrants eux-mêmes que de la manière dont les institutions – on s’appuie ici sur l’exemple des politiques d’accompagnement « scolaires », leur évolution et leur implicite – en construisent une représentation qui impacte la mise en place des dispositifs, la posture des professionnels et qui est génératrice d’interactions allant au rebours des objectifs affichés d’« intégration » (chapitre VII). Le discours sur les « cultures », la « diversité », autre élément d’une rhétorique aujourd’hui obligée et largement partagée dans le champ politique, médiatique et professionnel, nous conduit à interroger ces notions, à identifier la faible pertinence (voire la dangerosité) de notions comme celle de « choc des cultures » de « rencontre des cultures », ou encore le stéréotype du « jeune entre deux cultures ». Et à préférer au discours réifiant, enfermant ou excluant de l’identité celui des identifications plurielles, mobiles, en recompositions permanentes. Et à poser la question de la reconnaissance de l’altérité dans le champ politique (chapitre VIII). Mais parler en termes de « politiques de reconnaissance » s’est longtemps heurté à des résistances (« culturelles » ?) en France. Aujourd’hui cette approche connaît une certaine fortune qui n’est pas sans ambiguïté. Nous l’abordons ici au prisme de l’action publique en direction des jeunes, d’un point de vue théorique et pratique, qui nous permet de montrer son caractère fécond mais aussi ses limites, si elle ne s’accompagne pas de politiques de redistribution et d’une réflexion forte sur le « contrat des générations » (chapitre IX). La dernière partie, « Au fondement des politiques », quitte le champ des politiques publiques stricto sensu pour en faire en quelque sorte l’archéologie. D’abord au travers d’une approche anthropologique de la « chose » éducative, invariant de toute société. Quels sont les éléments structurants de toute éducation et quelles sont les mutations majeures ? Une traversée des siècles et des sociétés, même succincte, peut permettre de donner des clés de lecture de toute action publique et nous oblige à nous poser de « bonnes » questions pour accompagner la mise en place aujourd’hui de politiques éducatives et de jeunesse (chapitre X). 15 POLITIQUES DE JEUNESSE ET POLITIQUES ÉDUCATIVES Une « lecture » attentive de quelques textes canoniques anciens ou contemporains, théoriques ou politiques, sur trois siècles, tous consacrés à l’éducation, nous permet de donner à voir la richesse patrimoniale en matière d’éducation et, espérons-le, envie de s’y plonger, mais aussi de mettre au jour, si besoin en était, le lien consubstantiel entre projet politique et projet éducatif (chapitre XI). La surprise est incontestablement l’actualité de l’ensemble de ces textes et des débats dans lesquels ils s’inscrivent. D’où notre souci de relire les questions, les enjeux et les polémiques qu’ils suscitent en miroir des grilles de lectures et des tensions posées par les sciences anthroposociales et politiques modernes et contemporaines (chapitre XII). Enfin nous terminons par une « lecture » d’un « texte » plus récent, celui du colloque de Villepinte de 1997, « texte » conjoncturel mais qui a son importance. Les commentateurs politiques y voient le moment de la conversion de la gauche à un discours « sécuritaire ». Plus profondément, ce « texte », plus monodique que polyphonique, a pour nous le mérite de pointer les ambiguïtés du discours contemporain sur la citoyenneté ou l’éducation à la citoyenneté (le colloque de Villepinte a été aussi l’occasion d’une relance de l’éducation à la citoyenneté dans l’école). L’injonction en est adressée exclusivement à certaines populations, forme d’invalidation de populations par ailleurs exclues et dominées. Et la citoyenneté cesse d’être un outil de pouvoir collectif sur la vie politique pour devenir un vecteur de lutte contre les violences juvéniles et populaires (violences non interrogées dans leurs modalités et leurs causes), en confondant citoyenneté et civilité. Manière de dépolitiser le politique (chapitre XIII). Pour conclure, l’ensemble des textes réunis ici montre qu’au rebours des politiques de planification et de programme d’hier, l’action publique (en ce champ comme en d’autres), dans la « société du risque7 » et de l’incertitude, se doit de sortir du fantasme de la maîtrise, et penser l’expérimentation, le tâtonnement, la concertation collective comme 7 BECK U., La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 2003. 16 PRÉAMBULE légitimes. Ce qui revient à substituer aux logiques de contrôle encore dominantes en France celle d’une évaluation pluraliste et démocratique. Partis des dispositifs de politiques publiques en direction de la jeunesse et à visée éducative, nous sommes conduits à réinterroger la place du politique et de l’espace public, l’articulation entre le sujet singulier et le collectif, à questionner le sens et les formes contemporaines du projet d’émancipation qui fut celui de la République et de son École, afin de passer d’une société de propriétaires de savoirs légitimes à une démocratie des savoirs, plurielle et conflictuelle. Autrement dit, ces textes réactualisent le projet d’une utopie instituante. Ce qu’étaient les grands projets éducatifs pédagogiques et politiques, de Kant à Rousseau, de Arendt à la pédagogie institutionnelle… En résumé, les pages qui suivent se veulent propos d’un « spectateur engagé ». Et donc incitation au débat, en accord avec le titre de la collection dans laquelle elles prennent place. 17