Halilović en appel - The Hague Justice Portal

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HAGUE JUSTICE JOURNAL I JOURNAL JUDICIAIRE DE LA HAYE
VOLUME/VOLUME 2 I NUMBER/ NUMÉRO 3 I 2007
Halilović en appel :
La subtile notion de « contrôle effectif »
Harmen van der Wilt1
La responsabilité du supérieur hiérarchique est un concept important en droit humanitaire
et pénal international. Elle traduit le souci que ceux qui s’engagent dans une action risquée
et dangereuse – comme faire la guerre – soient sous l’autorité d’un commandement
responsable qui devrait prévenir la commission d’atrocités et punir les coupables à chaque
fois qu’il y a des débordements. La hiérarchie sera tenue pour responsable si elle se montre
incapable de prendre de telles mesures.
La doctrine requiert un lien de subordination (hiérarchique), la connaissance par le
supérieur hiérarchique que des crimes de guerre sont commis ou sur le point de l’être (ou
au moins, la possibilité de le savoir) et le manquement à l’obligation de prendre les
mesures « nécessaires et raisonnables » pour les prévenir. À première vue, la logique de
ces éléments constitutifs et de leurs relations est parfaitement évidente. Alors que la
responsabilité pénale est engagée en dernier ressort par le manquement à agir, l’obligation
légale de prendre les mesures appropriées présuppose à la fois le pouvoir et l’autorité de
maîtriser et de corriger le comportement des autres, ainsi que la connaissance de leurs
actes. La doctrine juridique suppose et reflète la réalité des organisations militaires, avec
des chaines de commandement précises, des moyens de communication et des systèmes de
rapports qui équipent ces organisations pour que leurs missions exigeantes soient mises en
œuvre immédiatement2.
Malgré la valeur théorique de cette doctrine, sa mise en application pratique est
bien plus embarrassante. L’une des pommes de discorde a été jusqu’ici la nature exacte de
la responsabilité du supérieur hiérarchique. Si dans la jurisprudence antérieure, le TPIY a
tenu pour responsable le supérieur hiérarchique des crimes mêmes de ses subordonnés,
suggérant que la responsabilité du supérieur hiérarchique équivalait à une forme de
participation sui generis, des chambres de première instance ont qualifié, dans des affaires
1
Harmen van der Wilt est professeur de droit pénal international à l’université d’Amsterdam.
Bien que la responsabilité du supérieur hiérarchique pour les civils ait été reconnue par la jurisprudence des
tribunaux ad hoc et soit dans le statut de Rome (article 28, sub. b), son établissement a été plus problématique
en dehors du cadre militaire ; voir par exemple : A. Zahar, “Command Responsibility of Civilian Superiors
for Genocide”, 14, Leiden Journal of International Law (2001), 591.
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HALILOVIC EN APPEL :
LA SUBTILE NOTION DE « CONTROLE EFFECTIF »
plus récentes, la responsabilité du supérieur hiérarchique de crime d’omission distinct3.
Partiellement liée à cette question est celle de savoir si les crimes seraient dus au
manquement du supérieur hiérarchique à exercer un contrôle effectif sur ses hommes. Bien
que dans la célèbre affaire Čelebići, le TPIY ait rejeté une telle relation de causalité,
l’article 28 du statut de Rome indique que le crime commis par le subordonné doit être dû
au fait que le supérieur hiérarchique n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ce
subordonné4. Le niveau de mens rea requis a aussi fait l’objet d’un débat, les tribunaux
ayant oscillés de « l’obligation de savoir » en toutes circonstances s’approchant de la
responsabilité directe (affaire Yamashita), à la connaissance réelle de crimes (imminents)
dans l’affaire Médina5.
L’affaire qui nous intéresse (Halilović) traite des éléments constitutifs de la relation
de subordination et de « la capacité matérielle à prévenir et à sanctionner les crimes »6 qui
en découle. Selon la chambre de première instance, l’Accusation n’avait pas réussi à
prouver au delà de tout doute raisonnable que Sefer Halilović exerçait un contrôle effectif
sur les troupes qui ont commis des crimes de guerre dans le village de Grabovica. En
appel, l’Accusation contesta la déclaration de la chambre de première instance, arguant
qu’elle avait incorrectement fait dépendre la responsabilité d’Halilović du fait qu’il était
commandant de l’opération Neretva. Apparemment, et contrairement au droit de la
responsabilité du supérieur hiérarchique, la chambre de première instance était partie du
principe que le « commandement » est un élément indispensable de la doctrine7.
En étudiant le point de vue de l’Accusation, la Chambre d’appel a clarifié le
premier élément de la doctrine. Le cœur de la responsabilité du supérieur hiérarchique est
le « contrôle effectif » sur ses subordonnés, qui implique « la capacité matérielle à prévenir
et à sanctionner les auteurs des crimes » 8 . Cette capacité découle d’une relation de
subordination mais n’implique pas un commandement officiel. De plus, il faudrait se
garder de ne pas inverser la relation entre la capacité à prévenir et à sanctionner et les
obligations de la hiérarchie : un policier qui a la capacité de prévenir des crimes et d’en
sanctionner les auteurs, ne peut encourir la responsabilité du supérieur hiérarchique
lorsqu’il échoue dans cette tâche puisqu’il n’exerce pas de contrôle effectif sur un
subordonné au sens de l’article 7(3) du statut du TPIY. Contrairement aux affirmations de
l’Accusation, la chambre de première instance n’avait pas exigé un commandement officiel
3
Voir pour comparaison : Le Procureur c. Krnojelac, Affaire IT-97-25-A, Arrêt, 17 septembre 2003, § 171 :
« On ne saurait trop souligner que, lorsqu’il est question de responsabilité du supérieur hiérarchique, l’accusé
n’est pas mis en cause pour les crimes commis par ses subordonnés mais pour un manquement à l’obligation
qu’il avait, en tant que supérieur hiérarchique, d’exercer un contrôle ».
4
Pour un débat plus poussé sur cette nécessité pour le moins déroutante, voir G. Werle, Principes of
International Criminal Law, Berlin 2005, pp. 136-137.
5
Pour une étude simple et complète, voir Matthew Lippman, “The Evolution and Scope of Command
Responsibility”, 13 Leiden Journal of International Law (2000), 139.
6
Jugement de la chambre de première instance du 16 novembre 2005 (Le Procureur c. Sefer Halilović,
Affaire IT-01-48-T) (en anglais), traduction non-officielle.
7
Arrêt de la Chambre d’appel du 16 octobre 2007, Le Procureur c. Sefer Halilović, Affaire IT-01-48-A (en
anglais), §182, traduction non-officielle, § 57 (ci-après Arrêt).
8
Ibid., § 59, traduction non-officielle.
6
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HALILOVIC EN APPEL :
LA SUBTILE NOTION DE « CONTROLE EFFECTIF »
comme préalable à la responsabilité du supérieur hiérarchique. Il s’agissait plutôt de
l’inverse : l’Accusation avait défendu sa thèse en partant du fait qu’Halilović avait le
commandement (officiel) de l’opération Neretva et la chambre de première instance
n’avait qu’à enquêter pour savoir si la capacité à prévenir et à sanctionner les crimes
découlait de la position juridique d’Halilović. Les conclusions de l’Accusation selon
lesquelles Halilović était le plus haut responsable militaire au sein de l’armée de BosnieHerzégovine et occupait le poste de chef de l’équipe d’inspection n’ont servi qu’à défendre
l’allégation selon laquelle il avait le commandement de l’opération9.
La question suivante qui devait être traitée était donc de savoir si la position
d’Halilović comme commandant de facto de l’opération, lui donna l’opportunité de
prévenir ou de sanctionner les crimes de guerre commis à Grabovica. Ici, la principale
objection de l’Accusation était que la chambre de première instance avait commis une
erreur en concluant que puisque Sefer Halilović n’avait pas diligenté ou mené des
enquêtes, il n’avait pas la capacité matérielle de punir les auteurs des crimes10. La Chambre
d’appel répliqua que la chambre de première instance ne s’était pas fondée uniquement sur
des éléments de preuve montrant que ce dernier n'avait pas diligenté d’enquête. Cette
conclusion fut plutôt déduite d’une étude exhaustive de toutes les enquêtes qui avaient été
menées. Cette étude comprend les ordres du supérieur d’Halilović, Rasim Delić, d’entamer
des enquêtes et les instructions d’Halilović à son subordonné Dzanković, « de collecter
autant d’informations que possible et de les envoyer et d’en informer le commandement à
Sarajevo ». Rappelant l’opinion de la Chambre d’appel en l’affaire Blaškić selon laquelle
« signaler les agissements de ses subordonnés aux autorités compétentes est révélateur de
la capacité matérielle, fût-elle très limitée, d’un supérieur à punir ses subordonnés dans des
circonstances données », la Chambre d’appel a cherché à examiner si les efforts
d’Halilović avaient franchi ce seuil minimum11. Dans cette recherche, la Chambre d’appel
s’est appuyée sur un certain nombre de conclusions factuelles faites par la chambre de
première instance, pour soutenir sa conclusion selon laquelle la capacité d’Halilović
n’avait pas même franchi ce seuil, comme le fait que les ordres de Delić n’aient été émis
que trois jours après que les meurtres de Grabovica aient été commis12 et la conclusion de
la chambre de première instance selon laquelle plusieurs enquêtes officielles avaient été
lancées13.
Même en considérant qu’Halilović avait la capacité de participer à une enquête ou à
la sanction des auteurs, les éléments de preuve n’indiquent pas que cette capacité aurait
découlé de sa position de commandant de facto14. À ce sujet, la Chambre d’appel a observé
que les ordres qu’Halilović avait transmis et qui, à vrai dire, pourraient indiquer qu’il
exerçait un « contrôle effectif », mettaient plus en avant ses fonctions de coordination et de
surveillance de chef de l’équipe d’inspection et n’incluaient pas nécessairement le pouvoir
9
Ibid., §§ 82 et 102.
Ibid., § 168.
11
Ibid., § 182, traduction non-officielle.
12
Ibid., § 192.
13
Ibid., § 194.
14
Ibid., § 210.
10
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LA SUBTILE NOTION DE « CONTROLE EFFECTIF »
de punir ses subordonnés. La Chambre d’appel s’est fondée sur la célèbre affaire du Haut
commandement dans laquelle le tribunal militaire déclara que les fonctions de commandant
en chef de Wilhelm von Leeb étaient, par nature, strictement opérationnelles et que « his
authority in the field of executive power was more in the nature of a right to intervene than
a direct responsibility »15. En fin de compte, la Chambre d’appel considéra apparemment
comme décisif que puisse être établi une relation de causalité entre les deux composantes
du « contrôle effectif » : le « contrôle effectif » ne peut être supposé que si le chef militaire
avait la capacité matérielle de prévenir ou de sanctionner les auteurs de crimes en raison de
sa position supérieure vis-à-vis de ses subordonnés.
Parce que la Chambre d’appel a eu à traiter une myriade de situations militaires très
complexes, l’arrêt n’est pas toujours facile à comprendre et parfois même obscur.
Cependant, l’arrêt a au moins un grand mérite : il montre que le premier élément (la
relation de subordination) et le troisième élément (le manquement à l’obligation de prendre
les mesures nécessaires et raisonnables) sont étroitement liés. Bien que la Chambre d’appel
ait souligné que chacun de ces éléments devrait être distingué et traité séparément16, le
raisonnement en soi montre la relation dialectique qui existe entre ces deux aspects. La
première partie de la relation est évidente. Il faut déterminer la capacité matérielle du
supérieur hiérarchique à prévenir et à sanctionner des crimes afin d’évaluer si son attitude
rempli les standards minimums requis 17 . Mais cette capacité matérielle ne peut que
difficilement être déterminée dans l’absolu et l’influence est donc réciproque. Un juge du
fait doit prendre en compte la position concrète de l’accusé, ses fonctions, missions et
responsabilités ainsi que les efforts qu’il a effectivement faits pour garantir qu’aucun crime
ne soit commis par ses subordonnés. De plus, cette cour doit évaluer les relations précises
de l’accusé avec ses « frères d’armes » et si ses ordres étaient exécutés ou non, avant de
pouvoir conclure si l’accusé avait effectivement la capacité de prévenir d’éventuels crimes
et de discipliner ou sanctionner ses subordonnés. Ces considérations factuelles et
normatives ne peuvent être aisément séparées. Elles se reflètent dans le jugement final qui
peut prendre trois directions :
1. L’accusé a fait ce qu’il pouvait faire et ne doit donc pas être puni ;
2. L’accusé encourt la responsabilité pénale car il n’a pas exploité sa position
d’autorité (relative) pour prévenir les crimes ;
3. L’accusé ne doit pas être puni car il n’avait pas la capacité d’interférer et
d’améliorer la situation.
Chaque évaluation de la responsabilité du supérieur hiérarchique exige une solide
connaissance des faits et (de préférence) une expertise des contextes militaires. Ainsi, la
15
Ibid., § 212 citant États-Unis c. Wilhem von Leeb et consorts (Procès du Haut commandement), TWC,
Vol. XII, p. 554, (en anglais) « son autorité en termes de pouvoir exécutif relevait plus de la nature d’un droit
d’intervention que d’une responsabilité directe », traduction non-officielle.
16
Ibid., § 175.
17
Ce point est illustré par la formulation exacte de l’article 28 du statut de Rome, indiquant que le chef
militaire ou cette personne n’encoure la responsabilité du supérieur hiérarchique que s’il « n’a pas pris toutes
les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir », accentuation de l’auteur.
8
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LA SUBTILE NOTION DE « CONTROLE EFFECTIF »
remarque de la Chambre d’appel en l’affaire Blaškić selon laquelle (les signes d’) un
contrôle effectif sont « davantage une affaire de preuve que de droit substantiel »18 semble
particulièrement pertinente.
Dans l’affaire Halilović, la chambre de première instance et la Chambre d’appel ont
toutes deux méticuleusement étudié la chaîne de commandement afin d’obtenir une
réponse à la question de savoir si l’accusé exerçait bien un contrôle effectif. Leurs
conclusions soulignent que la réalité multiforme des relations de pouvoir déjoue souvent
l’approche binaire simpliste de la doctrine qui soutient que les militaires « commandent »
ou « sont commandés ». La difficulté à maîtriser la subtile notion de « contrôle effectif » et
à l’appliquer dans la pratique est sans doute la raison principale qui a poussé les procureurs
du TPIY à se tenir à l’écart de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique,
pour favoriser l’instrument plus compréhensible, mais peut-être moins subtil qu’est celui
de la participation à une entreprise criminelle commune19.
Traduit de l’anglais par Vincent Pouliot.
18
Le Procureur c. Blaškić, Affaire IT-95-14-A, Arrêt du 29 juillet 2004, § 69.
Sur ces questions, voir les profondes réflexions de Marc Osiel, “The Banality of Good : Aligning
Incentives Against Mass Atrocity”, 105 Columbia Law Review, 1751, 1774-1784.
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