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Agora 9 Intégration ou externalisation: le dilemme des systèmes éducatifs face à l’échec scolaire Joaquim Casal1 Au cours des dernières décennies, les gouvernements des pays de l’UE ont mené des politiques éducatives qui, tout en préservant les identités et différences propres à chaque système éducatif, visaient toutes l’allongement des itinéraires de formation des jeunes et la promotion d’une scolarité de qualité (politiques de scolarisation et de qualité de l’enseignement). Ce dénominateur commun (scolarité prolongée et de qualité) compte trois points de référence: en premier lieu, le discours économique sur l’éducation dans le cadre de la théorie du capital humain, qui affirme qu’une plus grande compétitivité de l’entreprise passe par une éducation plus poussée et qu’il faut développer des dispositifs permettant d’augmenter «l’efficacité» des ressources consacrées à la formation. En deuxième lieu, le discours politique sur l’importance de l’école en tant qu’instrument d’égalité des chances et de mobilité sociale; un discours sur l’éducation dans le cadre de l’État-providence qui rappelle les engagements et devoirs de l’État à l’égard de ses citoyens afin de mener des politiques d’égalité ou d’équité passant par l’éducation publique; enfin, une volonté de faire des politiques éducatives un mécanisme de compensation pour les familles socialement défavorisées, en tant que mesure de «cohésion sociale». En troisième lieu, la politique éducative prend comme point de référence le discours pédagogique sur l’intégration et l’apprentissage significatif, qui devient un outil clé pour accompagner les politiques de réforme et l’amélioration de la qualité de l’enseignement scolaire tout au long des années 1980 et 1990, puisqu’il n’y a pas d’amélioration des systèmes d’enseignement sans amélioration des environnements éducatifs (matériels scolaires, discours pédagogique, innovation dans la formation ou formation des enseignants, par exemple). En résumé, nous pouvons parler d’une politique éducative commune au cours des dernières décennies qui montrent que l’Europe dispose de systèmes éducatifs avancés et que ces systèmes visent une école de masse et beaucoup plus intégrée. Cependant, si les positions sont assez communes quant à la durée de la scolarité obligatoire (dix années d’école), il n’en va pas de même de «l’intégration», un domaine sur lequel les désaccords et différences entre les systèmes éducatifs européens sont importants. Dans la perspective de cette «intégration», on peut identifier au moins trois modèles: le modèle nordique, qui va le plus loin vers une «intégration pleine»; le modèle méditerranéen, qui de par son approche générale est le plus intégrateur, mais qui différencie le plus en ce qui concerne l’obligation scolaire; et le modèle germanique, qui représente le mieux «l’intégration faible», ou la séparation précoce en différentes filières scolaires. En ce qui concerne les politiques éducatives menées par les gouvernements au cours de ces dernières années, il y a lieu de signaler que les trois modèles de système éducatif 1 Cet article reprend la présentation faite lors de l’Agora 9-CEDEFOP, intitulée «Reforming and experimenting education and training: the paradox of success». L’exposé oral et cet article sont basés sur la recherche menée par le GRET-ICE-UAB (J. Planas, M. García et J. Casal) et douze autres équipes dans le cadre du programme Socrates: «Les réformes dans les dispositifs de formation pour combattre l’échec scolaire et social en Europe. Paradoxes d'un succès». Un résumé du rapport de synthèse a été publié en français (Revue Formation-Emploi 62, 1998) et en espagnol (Revista de Educación 317, 1998); il existe également une version «mimeo» en anglais (Agora-CEDEFOP 2000). tr779(1253-01) 1 rappelés ci-dessous visent l’intégration tout en la craignant: dans les pays dont les systèmes éducatifs sont peu intégrés, on tend à proposer des formes d’intégration comme outil du progrès social et de l’égalité des chances; dans les pays dont les systèmes sont très intégrés, on tend à vouloir diversifier l’actuelle filière scolaire unique, pour mieux tenir compte des différences d’intérêts entre les élèves; dans les pays se situant à un niveau intermédiaire d’intégration, on trouve une polarisation entre les partisans et les détracteurs de l’intégration. Au fond, il s’agit d’un mouvement de va-et-vient, qui exprime la contradiction existant entre les principes de l’égalité et de la cohésion sociale d’une part, et les principes de la compétitivité et de la différenciation sociale d’autre part. Ce mouvement de balancier autour de l’intégration affecte clairement l’avenir des politiques éducatives et la recherche de solutions alternatives au problème du «manque de formation» ou de l’échec scolaire: le critère qui semble s’imposer petit à petit parmi les acteurs du monde éducatif consiste à mettre en place des formes «d’externalisation» de l’échec scolaire en dehors de l’environnement spécifiquement scolaire, c’est-à-dire à diriger les élèves réfractaires à l’école vers des formes d’éducation extrascolaires. Il semble par conséquent que l’intégration se renforcerait sur le plan de la théorie ou des intentions affichées, tandis que dans les pratiques concrètes, les politiques éducatives et les acteurs du monde de l’éducation seraient en train de promouvoir des formes d’externalisation de l’échec scolaire manifeste. Nous proposons d’approfondir cette hypothèse et d’identifier les alternatives qui se présentent, ainsi que leurs possibles conséquences. 1.1 Les résultats des politiques éducatives en matière de scolarisation et de qualité de l’éducation Les politiques éducatives menées par les gouvernements européens et basées sur la promotion de la scolarité de masse et la qualité de l’éducation ont eu un impact très important et positif en tant qu’instrument pour réduire le «manque de formation» qui frappait historiquement une fraction importante des adolescents. L’engagement plus marqué des pouvoirs publics pour l’école a été général et bénéfique pour réduire le pourcentage des jeunes arrivant sur le marché de l’emploi sans formation professionnelle, ou avec une formation de base insuffisante. Trois facteurs ont contribué puissamment à réduire le pourcentage des jeunes abandonnant l’école en situation manifeste d’échec (incapacité d’aller au-delà du niveau d’éducation de base, absence de formation professionnelle reconnue, abandon précoce de l’école, etc.). En premier lieu, les investissements publics dans l’école ont amélioré sensiblement l’offre d’éducation, en quantité comme en qualité: les demandes d’éducation dans les zones populaires ont été satisfaites grâce à la création d’infrastructures et à la mise à disposition d’enseignants; les écoles disposent de soutiens plus importants pour leur action éducative (conseillers d’orientation, psychopédagogues, éducateurs sociaux, etc.), des plans de formation permanente des enseignants sont mis en place, etc. En deuxième lieu, au cours des années 1980 et 1990, les familles des classes populaires ont été très sensibilisées à la question de l’éducation et ont défini des stratégies de suivi et d’amélioration des itinéraires de formation de leurs enfants (soutien scolaire, contrôle des présences et des résultats, supervision, prise en compte des objectifs fixés par les enseignants, etc.); actuellement, seules les familles fortement déstructurées sur le plan social ou isolées sur le plan culturel tendent à négliger la formation scolaire de leurs enfants. En troisième lieu, au cours de ces dernières décennies est intervenu un processus très net d’adaptation de l’institution scolaire aux demandes et exigences de la société: les écoles proposent une offre très consistante de loisirs et de sports, les livres de textes et le matériel scolaire ont été entièrement révisés, les programmes se sont enrichis, l’activité scolaire devient plus motivante, les relations entre l’école et l’environnement de la formation se sont renforcées, les interactions entre l’école et la famille se sont améliorées, etc. tr779(1253-01) 2 Enfin, tant du fait de l’action politique de l’administration éducative que de la demande éducative des familles et de l’environnement matériel et de soutien à l’action scolaire, on peut affirmer que les systèmes éducatifs européens ont fait des progrès incontestables dans leur lutte pour scolariser plus pleinement et plus longuement les enfants et les adolescents. De plus, la politique d’éducation de qualité et de compensation des inégalités a entraîné une réduction importante du pourcentage des jeunes qui abandonnent prématurément l’école. Dès lors, il y a lieu de souligner que les politiques éducatives ont contribué de manière significative à augmenter le niveau de la formation scolaire des nouvelles générations et, ne serait-ce que par simple inertie, à diminuer le pourcentage des jeunes qui abandonnent leur formation avec des symptômes manifestes d’insuffisance de formation. 1.2 Stagnation et stigmatisation du nouvel échec scolaire Cependant, depuis le milieu des années 80, il semble que les systèmes éducatifs européens et les politiques d’éducation qui les accompagnent ne parviennent plus à réduire le pourcentage des adolescents qui terminent l’école obligatoire en situation «d’échec scolaire», de refus ou de résistance, d’abandon prématuré ou d’absence de certification professionnelle minimum. Ainsi, entre 10 et 20 % des jeunes de chaque cohorte ne réussissent pas à l’école, et arrivent sur le marché de l’emploi sans diplôme2. Il semble donc que la politique éducative visant une scolarité de qualité décrite plus haut ne parvienne guère à réduire davantage l’échec scolaire actuel. Plus encore, alors que la consommation de formation est plus importante que jamais, que les jeunes vont plus longtemps à l’école et qu’il existe une offre sans précédent de diplômes, le fait de faire partie de ces jeunes en échec scolaire manifeste est encore plus fortement stigmatisé sur le plan social. Même si cela peut paraître paradoxal, lorsque la scolarité de masse obtient de plus grands succès, l’échec scolaire3 constitue un signal négatif stigmatisant: dans une situation de scolarisation relativement basse, ceux qui ne possèdent aucun diplôme scolaire peuvent rencontrer quelques problèmes (sur le marché du travail ou pour leur mobilité sociale); mais dans une situation de scolarisation élevée telle que nous la connaissons aujourd’hui, faire partie du groupe des jeunes «en situation manifeste d’échec scolaire» peut représenter un handicap quasi irréversible; face aux innombrables diplômes professionnels et parcours de formation prolongés, «l’échec scolaire de base» peut constituer un indicateur clé de «début d’exclusion sociale». Plus le pourcentage des adolescents sans formation de base sera cerné et limité, plus ce groupe sera marqué sur le plan social. Il s’agit véritablement d’un paradoxe. De fait, la scolarité de masse et de qualité que l’UE a pu mettre en place après des années de grands investissements publics dans l’école se heurte à des limites et à des réalités complexes: l’école de masse est touchée par le changement social de plus en plus rapide et turbulent. De nombreux facteurs contribuent à mettre l’école de masse d’aujourd’hui dans une situation assez critique de malaise social, d’incertitude et de désenchantement. 2 Cette fourchette de l’échec scolaire se situant entre 10 et 20 % n’est qu’une approximation provenant d’une estimation «sui generis» réalisée par les équipes qui ont participé à la recherche mentionnée plus haut. Cette recherche souligne l’impossibilité de fournir des chiffres avérés pour l’ensemble des pays de l’Union européenne en raison des différences existant entre les systèmes éducatifs, entre les définitions des termes utilisés en commun, et des différences dans les formes de détermination et sélection des indicateurs de «l’échec scolaire». 3 Les arguments soutenant ces affirmations sont plus précis et étayés dans le texte de référence et dans le rapport cité. tr779(1253-01) 3 Les systèmes éducatifs européens ont été affectés par l’irruption du capitalisme informationnel4, en tant que nouvelle forme sociétale qui se greffe sur le capitalisme monopoliste d’État existant jusqu’ici. Les années 1980 et 1990 ont obligé les systèmes éducatifs de s’adapter à l’émergence du nouveau paradigme de l’information, et en particulier aux nouvelles demandes et exigences, augmentant du même coup la pression sociale sur le système éducatif. Deux exemples à titre d’illustration: la déconstruction des marchés du travail obligeant les sous-systèmes de formation professionnelle à se repositionner ou les mettant en crise, et l’augmentation de l’âge moyen des enseignants, allant de pair avec une plus grande difficulté pour comprendre les adolescents d’aujourd’hui. Les modèles de socialisation familiale ont également subi des changements de plus en plus rapides et turbulents. Certains modèles très traditionnels de socialisation familiale ont été délégitimés en faveur de modèles davantage basés sur la négociation. De nombreuses formes familiales sont aujourd’hui plus vulnérables (ou moins stables), ce qui se traduit par des incertitudes et des risques pour la socialisation des enfants. Par ailleurs, le capitalisme informationnel génère de nouvelles formes de pauvreté et de déstructuration de certains groupes sociaux, avec de grandes conséquences pour le domaine de l’éducation. Si la transformation de la socialisation familiale et le capitalisme informationnel modifient le contexte de la scolarisation des enfants et adolescents, d’autres facteurs internes aux systèmes éducatifs interviennent également pour expliquer les limites ou l’absence de résultats des politiques éducatives décrites plus haut. En premier lieu, les systèmes éducatifs ont entraîné de fortes rigidités institutionnelles qui ont un impact très négatif sur la capacité de ces systèmes à apporter des réponses souples et novatrices aux changements évoqués ci-dessus: face à l’émergence de demandes pressantes et changeantes dans la formation professionnelle, les systèmes éducatifs répondent à l’aide de réformes structurelles très lentes et lourdes; face aux exigences d’innovation dans la formation, les systèmes apportent une réponse bureaucratique traditionnelle; au besoin d’anticipation dans la formation, les systèmes éducatifs répondent de manière corporatiste à travers leurs enseignants et des modèles rigides de formation continue, etc. En second lieu, le contexte social qui évolue a placé l’école de masse face à une crise de représentation de l’autorité pédagogique. D’une manière générale, l’école de masse a été renforcée par le statut traditionnellement élevé dont jouissaient les enseignants, mais il est très probable que ce statut s’est beaucoup dégradé (en partie en raison de la transformation du modèle de socialisation mentionné plus haut), ce qui fait que de nombreux observateurs parlent d’une «crise du rôle d’enseignant»: cette crise ne serait pas tant une crise de rôle (l’enseignant continuant à s’auto-imposer dans le style de Durkheim, comme il le fait depuis longtemps), mais plutôt une crise d’acceptation et de représentation face à une partie des élèves. La réduction du phénomène de la déscolarisation précoce (donc, la plus longue permanence à l’école d’adolescents qui y sont réfractaires) et la crise de représentation de l’image de l’enseignant contribueraient à renforcer une résistance contre l’école et/ou une démotivation qui affecterait de façon très négative les perspectives de résultat basées sur l’optique de la réforme et de l’innovation pédagogique. Si l’on établit des articulations ou des liens entre, d'une part, l’irruption d’une nouvelle forme sociétale (le capitalisme informationnel) et l’affaiblissement de la socialisation familiale et, d'autre part, la rigidité institutionnelle et bureaucratique de l’appareil scolaire et la crise de 4 Pour cette notion de capitalisme informationnel et sa signification en tant que nouveau paradigme socioéconomique et politique, nous renvoyons aux études de M. Castells publiées dans l’ouvrage La era de la Información (Alianza-Madrid, en version espagnole), La société réseaux (version française) ou dans la version originale en anglais. tr779(1253-01) 4 représentation des enseignants, on comprend que les soutiens apportés aux politiques éducatives menées contre l’échec scolaire ne parviennent pas à ramener au minimum le pourcentage des enfants et adolescents qui suivent des itinéraires «d’échec scolaire». Qui plus est, il semble que ces politiques éducatives aient pris conscience de ces limites et aient choisi l’externalisation. À mon avis, il s’agit là du problème central. 1.3 L’hypothèse de l’externalisation et de la déresponsabilisation du système éducatif Si nous nous intéressons aux tendances dominantes des systèmes éducatifs et des politiques éducatives qui les accompagnent, nous pouvons percevoir une certaine tendance à externaliser le traitement de l’échec scolaire de base et une certaine déresponsabilisation du système scolaire face aux adolescents qui opposent une résistance à l’école. D’un côté, il semble que les systèmes éducatifs se soient convaincus de l’impossibilité d’augmenter ou d’améliorer leur efficacité pour éliminer le noyau dur de «l’échec scolaire»; ainsi, les gouvernements, persuadés d’avoir apporté un soutien substantiel, matériel et humain, au système scolaire, seraient aujourd’hui convaincus qu’une bonne partie des dépenses publiques engagées pour «récupérer les jeunes en échec scolaire» devraient passer par des canaux et dispositifs externes à l’école (formation professionnelle non scolaire, contrats en alternance, services d’orientation et de transition vers l’emploi, etc.). D’un autre côté, une bonne partie des enseignants, également convaincus que l’école a fait de grands efforts pour le suivi et la récupération des élèves en échec (centres de diagnostic et de traitement, soutien scolaire, projets pédagogiques, etc.), seraient favorables à une certaine externalisation d’une partie des adolescents présentant des symptômes clairs de refus de l’école (vers des systèmes parascolaires, des services sociaux pour jeunes en situation de risque, des itinéraires de formation différenciés, etc.). Au fond, les systèmes éducatifs européens et les politiques éducatives qui les accompagnent semblent avoir adopté une stratégie de traitement et de récupération de «l’échec scolaire de base», dont l’objectif est tout d’abord de déresponsabiliser l’appareil scolaire («un certain pourcentage d’élèves ne seraient pas scolarisables dans les écoles ordinaires») et, en second lieu, pour externaliser des formes de traitement de l’échec scolaire («une pseudo-école pour élèves présentant des symptômes évidents de refus de l’école et des réponses asociales»). Il s’agit donc du dilemme européen sur l’intégration à l’école: ou le système éducatif est de plus en plus intégré (et un pourcentage d’élèves réfractaires empêchent le déroulement normal de la vie scolaire), ou les élèves résistant à l’école sont dirigés ailleurs, au détriment de l’intégration de tous les jeunes à l’école. Mais il s’agit davantage d’un dilemme que d’un problème5: un problème peut être résolu (à l’aide d’une ou plusieurs solutions); un dilemme ne se résout pas parce qu’il porte en lui-même la contradiction (il n’y a pas de solution, mais il faut prendre des décisions). La plupart des décisions prises par les gouvernements et acteurs du monde éducatif face au problème de l’intégration à l’école vont dans le sens de la déresponsabilisation du système scolaire face aux adolescents qui s’opposent à l’école et de l’externalisation de ces élèves vers des systèmes de formation théoriquement plus adéquats pour faire face à cette résistance scolaire: en d’autres termes, une offre de formation moins scolaire et davantage ajustée au profil social de l’élève qui résiste, ou qui est en conflit avec l’école. 5 Un problème peut toujours avoir une ou plusieurs solutions (même si elles sont parfois purement théoriques ou irréalisables); un dilemme, par définition, n’a pas une ou plusieurs solutions. Dans tous les cas, un dilemme peut être résolu (en adoptant une stratégie définie et explicite), mais n’a pas de solution (par exemple, en éliminant les éléments du dilemme). tr779(1253-01) 5 Ainsi, la plupart des stratégies menées dans les politiques éducatives par les gouvernements pointent vers deux directions: la diversification des programmes scolaires dans le cadre de itinéraires différenciés d’une part et le développement de formes variées d'«écoles de la seconde chance», d’autre part. 1.4 La diversification des programmes scolaires et les itinéraires différenciés Le modèle de l’intégration de tous les jeunes à l’école a toujours tenu compte de la diversité sociale et culturelle des élèves: le discours pédagogique sur l’intégration a toujours été clair et transparent à cet égard, et toute interprétation de cette intégration en termes d’uniformité des programmes reviendrait à remettre en cause les bases mêmes de l’intégration. C’est pour cela que l’adaptation individualisée des programmes et leur structuration flexible ont toujours été présentés comme une stratégie de prise en compte de la diversité sociale et culturelle des élèves dans le cadre d’un projet de scolarisation unifié. Toutefois, les propositions de «prise en compte de la diversité des élèves» n’ont pas pu lever les incertitudes des enseignants, ni apporter de modèles transparents de traitement individualisé des élèves en salle de classe. Pour cette raison, une partie des enseignants et du discours pédagogique, ainsi que certains planificateurs et politiques choisissent comme option prioritaire la diversification des programmes dans le cadre de itinéraires différenciés au sein d’une même école intégrée. Un itinéraire clairement académique et scolaire pour les adolescents les plus faciles à scolariser et les plus attentifs aux demandes institutionnelles de l’école; un parcours clairement professionnel ou technologique pour les adolescents scolarisables mais plus attentifs aux demandes du marché de l’emploi qu’à celles de la scolarité longue («les métiers»); et enfin, un itinéraire à faible contenu académique et très instrumental ou manuel pour les adolescents réfractaires à l’école et, d’une manière générale, à la formation. D’une certaine façon, la formation professionnelle a adopté une structure tripartite: une formation professionnelle à fort contenu technologique et proche de la formation continue (menant, par exemple, vers les écoles polytechniques supérieures), une formation professionnelle qualifiée mais de niveau moyen, et une formation professionnelle destinée aux jeunes manquant à l’évidence de formation de base (formation professionnelle faiblement qualifiante). Cette stratégie de diversification des programmes en trois filières en fonction du profil social des élèves (et de leurs capacités d’adaptation, ainsi que de leurs exigences) a été a l’évidence choisie à partir de certaines positions politiques adoptées dans des pays disposant de systèmes éducatifs très intégrés, puisque les pays aux systèmes les moins intégrés ont déjà depuis bien longtemps apporté une réponse à ce problème6. Ainsi, de nombreux observateurs estiment judicieux de disposer, au cours du dernier cycle de l’école obligatoire, une offre tripartite répondant d’une part aux demandes ou aux intérêts des élèves et permettant d’autre part aux enseignants de jouer pleinement leur rôle. Deux ou trois itinéraires qui auraient pour mission d’améliorer la formation et les capacités dans les filières académiques, professionnelles et de préparation à la vie active. 1.5 La seconde chance 6 Au cours de la recherche sur laquelle nous nous appuyons ici, il est apparu clairement que les pays aux systèmes éducatifs les plus intégrés tendent à revenir sur leurs positions pour s’engager dans des itinéraires diversifiés, alors que les pays aux systèmes éducatifs les moins intégrés tendent à mettre en place diverses formes d’intégration entre leurs sous-systèmes. tr779(1253-01) 6 Même si le modèle de l’école de la seconde chance a été développé théoriquement pour apporter une offre de formation particulière aux jeunes qui abandonnent l’école et n’obtiennent pas un emploi satisfaisant, dans la pratique il est devenu également un moyen de faciliter le processus d’externalisation mentionné plus haut: «l’école de la seconde chance» pour adolescents non scolarisables en raison de leur comportement social. Il existe trois formes de base pour concrétiser cette externalisation précoce de l’école: la création d’un sous-système scolaire parallèle et différencié pour les élèves ayant des «besoins éducatifs particuliers»; en deuxième lieu, la mise en place d’un dispositif de formation spécial pour élèves soumis à l’obligation scolaire mais expulsés ou exclus de l’école; et, enfin, l’école de la seconde chance pour ceux qui ne peuvent ou ne souhaitent pas poursuivre l’école après l’école obligatoire. Dans les trois cas, il s’agit d’une filière de formation non scolaire pour adolescents soumis à l’obligation scolaire7. Si les élèves refusant l’école mais ne présentant pas de handicaps manifestes étaient dirigés vers un sous-système d’éducation spéciale différenciée (comme il en existe dans de nombreux pays), il serait évident que nous aurions affaire à un cas flagrant d’externalisation et de déresponsabilisation de l’école. Cependant, l’alternative non scolaire est beaucoup plus fréquente pour les élèves qui refusent l’école ou présentent des comportements asociaux: ils sont dirigés vers des écoles-ateliers ou des offres de formation très spécifiques, par le biais d’une intervention des services sociaux. Lorsque ces alternatives existent, la tendance est forte d’y diriger d’une manière ou d’une autre un nombre croissant de jeunes: on sait que lorsqu’il existe des ressources de formation particulières, les enseignants et les écoles tendent à occuper les places offertes, de sorte que de nombreux adolescents qui auraient pu suivre une scolarisation dans un contexte scolaire normal terminent leur scolarité dans des secteurs de formation externes à l’école. Un phénomène similaire se retrouve à l’école de la seconde chance: lorsque cette ressource existe, les écoles élaborent leurs listes de candidats, de sorte que les derniers mois de l’école obligatoire sont davantage un temps d’attente qu’un temps consacré à une action de récupération effective. En résumé, en présence de dispositifs ou de ressources de formation non scolaire (à proximité physique de l’école), il existe une certaine tendance à y envoyer les élèves qui créent des problèmes d’ordre ou de discipline à l’école. Cette situation traduit une certaine inhibition de la part des enseignants et un certain consentement de la part de l’administration scolaire. L’école de la seconde chance devient ainsi davantage un espace vers lequel on dirige les élèves à problèmes qu’un dispositif spécifique pour les jeunes qui sont en situation d’abandon scolaire définitif. 1.6 Trois alternatives face à l’échec scolaire de base Face au dilemme «intégration / externalisation», les systèmes éducatifs et les politiques éducatives qui les accompagnent peuvent définir trois types «idéaux» d’options ou d’alternatives8. Ces alternatives peuvent léser gravement l’objectif de l’intégration et de l’équité ou faire exactement le contraire; il s’agit donc d’options qui ont un fort contenu 7 Il faut tenir compte du fait que la «seconde chance» a été conçue comme un itinéraire pour les adolescents qui ont abandonné la formation formelle et qui n’ont pas trouvé d’emploi. Il s’agit par conséquent d’une offre «post-école obligatoire». Parfois cependant, les propositions de formations non scolaires et dans le cadre de l’école obligatoire sont également appelées «seconde chance», en contradiction évidente avec les critères de base. 8 Nous ne décrirons que trois types, comme s’il s’agissait d'«idéaux». Dans la mise en œ uvre des programmes politiques, il peut se présenter des formes plus diversifiées. Cependant, nous estimons qu’il est judicieux de distinguer entre trois types, notamment pour montrer comment chaque alternative comporte une option de nature théorique et politique. tr779(1253-01) 7 sociopolitique. Il ne s’agit pas seulement d’options techniques, puisqu’elles s’inscrivent dans le politique; elles ne sont pas «politiquement neutres», bien au contraire: le choix d’une politique ou d’une autre a des implications sur les budgets éducatifs, la conception idéologique et politique de l’école et l’organisation de l’administration scolaire. Première option: la déréglementation du système éducatif et sa mercantilisation La première alternative suppose de renoncer largement à l’engagement traditionnel de l’État dans les politiques éducatives visant l’égalité et la cohésion sociale. À partir d’une critique de l’incapacité des systèmes éducatifs actuels à s’adapter aux nouvelles exigences et demandes sociales (coûts sociaux élevés, bureaucratisation, sclérose sociale, etc.), on propose une forte libéralisation du système éducatif en confiant un grand nombre de ses éléments au marché de la formation. Il est évident que cette perspective suppose l’abandon des positions traditionnelles de l’Europe en faveur de l’intégration et de la compensation sociale par l’éducation scolaire. Cette approche comporte l’acceptation de la diversité des profils et intérêts éducatifs des familles, et par conséquent une diversification évidente des itinéraires de formation au cours des dernières phases de l’école obligatoire. Dans cette perspective, le système éducatif doit apporter une réponse très différenciée aux familles, en raison des intérêts, des capacités et des comportements des élèves et, dans des cas extrêmes (par exemple, le refus de l’école), il peut aller jusqu’à exclure un élève du circuit de la scolarisation. Dans ces cas extrêmes, l’école pourrait cesser d’être obligatoire et des systèmes parallèles à l’école pourraient être mis en place pour la resocialisation des jeunes. D’une certaine façon donc, l’école de la seconde chance pourrait concerner les jeunes soumis à l’obligation scolaire et offrir des itinéraires de formation particuliers aux adolescents en situation de «risque social». Selon ses partisans, cette alternative présenterait deux avantages évidents: redonner à l’école sa fonction d’éducation et de différenciation et proposer aux adolescents «à problèmes» une filière spécifique et adaptée de formation. Cette option se base sur deux référents sociopolitiques: d’une part, les systèmes éducatifs les moins intégrés (ou ceux dont les itinéraires de formation à l’école obligatoire sont les plus diversifiés) et, d’autre part, les politiques sociales de déréglementation et d’ouverture au marché de l’éducation en tant que produit, afin de souligner sa valeur d’échange. De nombreux enseignants et de nombreuses familles se retrouvent dans ces propositions qui, au fond, traduisent une réaction de défense de certaines classes sociales et de certains groupes sociaux face aux nouvelles formes de déstructuration sociale et de violence: elles donnent aux familles une plus grande marge de manœ uvre pour le choix des itinéraires et garantissent aux enseignants la possibilité de déployer pleinement leur activité dans le cadre de l’école. Il s’agit en définitive d’exclure de l’école les éléments que cette dernière considère comme irrécupérables ou dommageables (la résistance institutionnelle, la violence dans les salles de classe, l’absentéisme répété, la démotivation manifeste, etc.). Cette première alternative pourrait aller jusqu’à une remise en cause de la scolarité obligatoire elle-même, considérée davantage comme une obligation morale que comme une obligation effective, puisqu’elle présume que certains élèves au profil très asocial ne peuvent pas se développer positivement dans le cadre de l’éducation scolaire ordinaire. Des formes d’éducation non scolaire pourraient dans cette optique donner des résultats mieux adaptés à ces profils sociaux plus complexes et difficiles à suivre. tr779(1253-01) 8 Deuxième option: une remise en cause modérée de l’intégration et l’école de la seconde chance La première alternative vise clairement à renoncer au modèle de l’intégration en faveur de différenciations internes plus marquées des itinéraires de formation et des certifications académiques. D’une certaine manière, elle revient à contredire une partie des critères que le discours pédagogique a longtemps soulignés et à organiser un discours plus darwiniste sur l’éducation. Il est donc très probable que cette position extrême ne puisse pas être suffisamment légitimée parmi les acteurs du monde éducatif: il semble sûr que les mouvements favorables à la rénovation pédagogique, les syndicats d’enseignants, les associations de parents, etc. n’accorderont aucun crédit aux arguments ou propositions relevant de la première alternative9. La situation serait cependant tout à fait différente pour une alternative qui ne mettrait pas en cause directement l’intégration et l’équité, mais qui ouvrirait la voie à une remise en cause des critères d’uniformité et d’unification du système scolaire. Une alternative qui regrouperait des positions favorables à une révision à la baisse de l’intégration à l’école et qui serait favorable au discours de la seconde chance. Même si cette alternative peut se heurter à l’opposition d’un certain nombre d’associations, de mouvements ou de syndicats, elle obtiendrait probablement un vaste soutien de la part d’un bon nombre d’enseignants non syndiqués, de parents d’élèves et d’agents de l’administration scolaire. Cette deuxième alternative est en fait celle qui semble s’imposer dans la pratique, sous l’impulsion des administrations scolaires, discutée au niveau des associations ou des collèges par certains groupes d’enseignants et largement acceptée par les acteurs du monde éducatif, même de manière peu explicite ou peu manifeste10. Revenir sur l’intégration suppose au fond préserver les fondements théoriques du discours pédagogique, tout en introduisant certaines formes institutionnalisées de différenciation des programmes au cours des derniers cycles de l’école obligatoire. Certains systèmes éducatifs largement intégrés définissent des itinéraires différenciés au cours de la dernière phase de l’école obligatoire (généralement appelé cours d'«orientation»), dans l’objectif de préparer le choix de la filière future, académique ou professionnelle. Par ailleurs, le fait de remettre en cause le principe de l’intégration revient à accepter l’incapacité du système scolaire à faire en sorte que tous les élèves scolarisés obtiennent un minimum d’éducation. C’est pourquoi cette alternative considère l’école de la seconde chance comme le moyen adéquat pour résoudre le problème de l’exclusion scolaire, ou de l’échec scolaire de base. La seconde chance serait par conséquent une voie très spécifique quant à ses contenus et méthodes, devant obtenir que ces élèves puissent rapidement réaliser ce qu’ils n’ont pas réalisé pendant de longues années à l’école. Cette deuxième alternative consiste à garantir les principes théoriques de l’intégration élaborés par le discours pédagogique dominant, mais en préservant les formes et dispositifs facilitant la «prise en compte de la diversité» qui ne se baserait pas exclusivement sur le «suivi des élèves individuels», ou sur l’adaptation individualisée du programme et des objectifs d’apprentissage. Cette deuxième alternative considère donc le «programme flexible» davantage comme une forme de diversification de l’offre d’éducation pour obtenir 9 Même si collectivement les enseignants semblent favorables à l’intégration, dans leur pratique quotidienne nombreux sont ceux qui sont plus proches de thèses plus darwinistes, ou visant davantage de différenciations. 10 Souvent, les conflits scolaires concernant les relations élève-professeur ou élève-classe se résolvent par des moyens peu explicites ou peu glorieux: par exemple, expulsion de l’école sous couvert de rapports recommandant d’autres types d’écoles, groupes flexibles permettant d’organiser l’école par niveaux de performance, groupes spéciaux de soutien ou de rattrapage réunissant les élèves les moins adaptés à l’école, etc. tr779(1253-01) 9 une meilleure adaptation de l’école aux demandes de formation: par exemple, en adaptant les programmes pour faire un usage plus vaste d’Internet, en améliorant l’acquisition d'une troisième langue, en développant des centres d’intérêt pour l’apprentissage, en mettant en place des groupes flexibles plus perméables ou plus ouverts aux exigences de l’école, etc. La flexibilité du programme permettrait, selon les partisans de cette alternative, d’améliorer la qualité et le rendement de l’école. De cette manière, les stratégies concrètes de traitement de l’échec scolaire abandonneraient peu à peu leurs liens avec le programme flexible et adapté, pour s’engager dans des formes plus individualisées de traitement, en marge de l’activité propre de la salle de classe: tutorat longitudinal de suivi, groupes flexibles par niveaux de performance, soutien scolaire parallèle, activités manuelles ou d’atelier, etc. Au fond, il s’agirait de renégocier à la baisse les éléments forts de l’intégration, en acceptant des formes intermédiaires très individualisées qui, en cas de force majeure, autoriseraient des formes subtiles d’externalisation: salles spéciales pour élèves peu performants, dédoublement de groupes par niveau, suivi extra-scolaire, etc. Cette deuxième alternative peut facilement aller dans deux directions: tout d’abord, consolider un double itinéraire avec des effets académiques directs ou indirects (conditionner la poursuite des études postsecondaires, académiques ou professionnelles) et, en second lieu, consolider des formes d’externalisation de l’école obligatoire par le biais de dispositifs de formation parallèles («écoles de la seconde chance» pour des jeunes encore soumis à l’obligation scolaire). En tout état de cause, la deuxième alternative exprime de manière très claire l’idée de l’externalisation, y compris sous des formes ou dans le cadre de dispositifs masqués: il s’agit de maintenir l’intégration pour une grande majorité d'élèves et de proposer une externalisation à un pourcentage réduit d’adolescents présentant des problèmes de socialisation (comportements asociaux, démotivation générale, refus de l’école, etc.). C’est précisément la nature «masquée» des dispositifs d’externalisation qui peut faciliter l’acceptation ou le consensus autour de cette deuxième alternative11: les enseignants pourraient l’accepter précisément parce qu’elle présente ce caractère double, consistant à la fois à accepter et à remettre en cause l’intégration; pour de nombreuses familles, il s’agirait d’une possibilité de retirer de la vie scolaire certains élèves au comportement violent, pour les éducateurs sociaux il s’agirait d’un gain en termes de statut professionnel, pour les administrateurs d’une manière de réduire les tensions dans la communauté scolaire, etc. Il semble donc que cette deuxième alternative soit très attrayante pour une majorité d’élèves, de familles, d’enseignants ou de gestionnaires. Troisième option: le soutien de l’école de la première chance Il ne fait aucun doute que la deuxième alternative peut rallier autour d’elle une majorité, tout en générant des effets pervers à moyen terme. De toute évidence, le simple fait de remettre quelque peu en cause l’intégration à l’école stimulera les phénomènes d’externalisation et de déresponsabilisation du système scolaire. La simple existence de formes de seconde chance peut affaiblir les stratégies de soutien de la «première chance». Dès lors, la troisième alternative est probablement très minoritaire et risque d’avoir peu de succès auprès des enseignants et des familles: elle consiste à accepter le dispositif de la seconde chance sous l’unique condition qu’elle ne se transforme pas en forme voilée de déresponsabilisation de l’école de la première chance. La troisième alternative considère l’école obligatoire comme le dispositif social et collectif le plus adéquat pour compenser les 11 Voir la note précédente. tr779(1253-01) 10 problèmes liés à la socialisation primaire. L’école pré-obligatoire constitue la ressource la plus appropriée pour détecter et prévenir les lacunes dans le contexte de la famille (détection, prévention et traitement); l’école primaire obligatoire, précisément parce qu’elle est obligatoire, constitue le référent social le mieux indiqué pour une intervention sociale auprès de familles négligentes; l’école secondaire obligatoire, pour sa part, peut constituer l’environnement permettant d’assister le développement psychosocial des adolescents, un rôle que la famille est souvent incapable de jouer. Par ailleurs, la dualisation sociale entraîne une ghettoïsation des écoles dans certains quartiers: de nombreuses familles s’arrangent pour inscrire leurs enfants dans de meilleures écoles situées ailleurs, ce qui se répercute directement et de manière négative sur un certain nombre d’écoles. L’inertie de l’administration scolaire et le fait que les enseignants euxmêmes délaissent ces écoles contribuent à assombrir leur avenir. Dans de tels cas, l’effet «Pygmalion» est à l’évidence renforcé. La troisième alternative propose précisément une stratégie différente de la stratégie dominante: elle propose que l’administration éducative consacre davantage de ressources financières et humaines et s’intéresse davantage à l’innovation là où l’exclusion sociale est la plus forte et les enfants rencontrent le plus de problèmes éducatifs. Il s’agit d’appliquer au système éducatif le critère qui existe depuis longtemps dans le domaine de la santé: plus le diagnostic est mauvais, plus il faut apporter de soins, d’attentions et de vigilance au malade. Certaines initiatives scolaires particulièrement intéressantes (comme, par exemple, les «écoles accélérées») sont réellement des initiatives visant «la première chance». Historiquement, la politique éducative menée en Europe s’est appuyée sur le principe de l’égalité des chances, ce qui a permis à l’État de satisfaire les demandes éducatives dans les zones et parmi les groupes sociaux les plus défavorisés. La troisième alternative traduit sans doute l’insuffisance de cette approche: elle préconise le passage d’une politique éducative visant l’égalité des chances à une politique éducative des chances d’égalité, ce qui n’est pas la même chose et a des implications très différentes12. Les systèmes éducatifs et les politiques éducatives qui les accompagnent, en se tournant vers cette troisième alternative, ouvriraient des pistes pour l’action qui contribueraient au minimum à éviter la tendance plus que probable à la «déresponsabilisation» de l’institution scolaire face à l’échec scolaire ou à l’exclusion sociale, ou encore face aux jeunes à la socialisation difficile ou aux adolescents à problèmes. Malheureusement, cette troisième alternative ne dispose guère d’un soutien politique majoritaire et, très souvent, les intérêts immédiats d’une bonne partie des acteurs du monde de l’éducation s’y opposent. 12 Passer d’une approche de l’égalité des chances à une approche des chances d’égalité implique un revirement des politiques d’éducation: d’un critère d’égalité face à la compétence vers un critère de discrimination positive; en d’autres termes, il s’agirait d’une véritable politique de compensation. En ce sens, il faut remarquer que «l’éducation compensatoire» doit être redéfinie d’une manière générale: la véritable compensation ne consiste pas à mettre en place un soutien scolaire pour les élèves présentant un retard scolaire ou «un handicap culturel», mais à définir des projets scolaires globaux et intégrés dans les zones socialement défavorisées. tr779(1253-01) 11