les deux font la paire

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les deux font la paire
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les deux font la paire
par Thierry Groensteen
[Janvier 2015]
Par delà la « trouvaille » de Watterson consistant à douer une peluche de vie, le charme de Calvin et
Hobbes réside dans la caractérisation de ces deux personnages attachants.
Des enfants terribles, la bande dessinée en regorge. Calvin est sans doute l’un des pires, en termes
d’inconduite et de capacité à semer le désordre. Ses égarements ne sont pas dus à un
tempérament vicieux ou rebelle. Calvin n’a pas de « mauvais fond ». Seulement, il est conscient
d’être à l’âge ou l’on a des excuses pour faire des bêtises. Un âge qui ouvre une sorte de droit, et
qu’il vit comme une chance, dont il est bien décidé à ne pas se priver.
Le trait le plus saillant de sa personnalité est son imagination. Il peut se projeter mentalement dans la
peau d’un détective (Tracer Bullet), d’un astronaute (Spaceman Spiff), d’un pilote de chasse, d’un
superhéros (Stupendous Man) ou d’un tyrannosaure, avec une force de conviction sans pareille.
Sans doute, tous les enfants s’amusent à faire comme si et usent de la formule magique « on dirait
que... » Ce qui renforce l’imagination de Calvin, c’est que le dessinateur s’en rend complice. Tel que
Calvin se voit ou se projette, tel il nous apparaît. S’il se sent devenu une larve, il est effectivement une
larve répugnante, là, sous nos yeux. Un caméléon, idem. Le dessin matérialise tout ce dont son
imagination est capable, et l’accrédite. Le trouble que provoque la lecture de Calvin et Hobbes
vient du fait qu’il est impossible de discriminer, face aux évocations visuelles, ce qui est à mettre au
compte du savoir-faire du dessinateur et ce qui doit être mis au crédit de la créativité de l’enfant.
Pour le dire autrement, Watterson est un adulte qui a lu des comics, vu des films, qui a accumulé une
culture de l’image et qui s’amuse à jouer avec les stéréotypes de différentes sortes de récits de
genre. Cependant tout se passe comme si Calvin jouait dans un film en en connaissant lui aussi
toutes les ficelles, tous les codes. D’ailleurs ce gamin est un acteur né qui ne cesse de jouer un rôle
qu’il écrit à mesure, et quelquefois – assez souvent – de le surjouer. Un acteur très physique, qui
ignore la sobriété. Il arrive même – comme dans le Sunday du 30 août 1987 – que ses parents
rendent les armes et applaudissent sa performance.
Son imagination transforme à volonté n’importe quel objet, en détourne l’usage. Une caisse ou un
paillasson ont le pouvoir de voler si Calvin le décide, voire de l’emmener dans un voyage
interplanétaire. Et, là encore, le dessinateur suit.
À première vue, Hobbes est l’un de ces objets que l’imagination de l’enfant anime et façonne à sa
guise. Mais Hobbes a une personnalité extrêmement attachante, ce qui veut dire qu’il nous est
difficile de ne pas voir en lui une personne à part entière.
Soit, exemple entre mille, le strip du 23 janvier 1988. Dans les deux premières cases, le point de vue
est celui du père, et Hobbes, en conséquence, est une simple peluche. (Merveilleuse ambiguïté du
you anglais, qui vaut à la fois pour la deuxième personne du singulier et du pluriel. On ne peut
décider si le père s’adresse à son fils ou si Hobbes est englobé dans son injonction.) Dans les deux
dernières cases, suivant le twist habituel à la série, le point de vue est devenu celui de Calvin et
Hobbes est vivant. Ce qui est remarquable dans ce strip est que ça ne change rien : ils reprennent,
dans le jardin, la position qu’ils avaient dans la maison. Pas une parole n’est échangée. Juste un
détail, délicieux : Hobbes, nonobstant sa fourrure, a cru devoir mettre une écharpe. (C’est-à-dire
que Calvin a pensé qu’il serait bon que son compagnon en mît une.)
Hobbes nous séduit d’abord parce qu’il est beau. Tous les tigres le sont.
L’équation du tigre est simple : le pelage rayé + la férocité. Hobbes est un tigre inoffensif. Il ne lui
reste donc que les rayures. C’est un chat en marinière.
Comme l’ont montré les travaux de Michel Pastoureau [1], les rayures ont longtemps été perçues
comme maléfiques. On les trouvait, jusqu’au XVIe siècle, sur les bourreaux, les condamnés, les
déportés, les prostituées. Elles ont ensuite perdu leur mauvaise réputation, avant d’être pleinement
réhabilitées par les stylistes contemporains.
Pour un dessinateur, la fourrure à rayures de Hobbes est une bénédiction, le jeu de lignes et de
rythme auquel elle invite un régal. Calvin lui-même en a fait la remarque, après s’y être essayé : « Ce
qu’il y a de bien quand on dessine un tigre, c’est qu’automatiquement on fait de l’art. » La souplesse
légendaire prêtée au félin ne fait qu’une avec la souplesse du trait de pinceau. (Remarquons que la
tenue favorite de Calvin est un t-shirt lui-même rayé, comme par mimétisme.)
De même qu’Hokusai dessina chaque jour pendant deux ans un lion chinois (lion légendaire), à la
fois comme exercice et comme talisman, Watterson dessina donc chaque jour, pendant les dix ans
que dura la série, son tigre.
À l’instar des personnages de Walt Disney ou de Walt Kelly, et tout comme sa peluche, Hobbes est
un tigre redressé. Il fait même deux fois la hauteur de son jeune ami. Avec des pattes avant
beaucoup plus longues que ses pattes arrière. Son ventre lui tombe sur les pieds, ce qui rend sa
silhouette cocasse et lui conserve quelque chose du jouet, alors que ses bras qui descendent tout le
long du corps sont un élément important de son humanisation.
En fait, sa taille est, à peu de chose près, celle d’un adulte. Hobbes figurerait alors l’adulte idéal,
bienveillant, celui qui non seulement ne censure pas mais entre dans les visées de l’enfant.
Cependant Hobbes est plusieurs personnages en un seul. Un adulte, un jouet, un garçon (par
opposition à la petite Susie, qui est clairement perçue comme d’essence différente ; impossible
d’envisager avec elle le genre de connivence qui peut exister entre garçons), un animal, tout de
même (il retrouve son animalité quand il adopte une position d’approche, s’amuse à sauter sur
Calvin à son retour de l’école, ou dans les bagarres qui les opposent ; mais celles-ci ne provoquent
aucune égratignure, elles a pour seul effet de les salir – à la manière de Pig-Pen dans Peanuts). Il y a
encore en lui du clown, en particulier dans la face : un visage de clown blanc, avec un museau en
forme de patate.
Il est enfin, son nom le suggère, un philosophe. De fait, sans jamais se faire moralisateur, il lui arrive de
recadrer Calvin en posant, simplement, des questions de bon sens. Leur relation est une célébration
permanente de l’amitié (« parce que c’était lui, parce que c’était moi »), et Hobbes a en outre ce
pouvoir de faire tomber l’énergie de Calvin pour l’inviter à la contemplation de la belle nature
(comme Walt et Squeezix dans Gasoline Alley), au partage d’authentiques moments de béatitude
partagée.
C’est parce qu’il est tout cela à la fois que Hobbes est le compagnon idéal. Il faut faire un effort
pour se rappeler qu’il n’est paré de toutes ces qualités que parce que Calvin les lui prête. Toute la
richesse du strip vient de ce que nous regardons et écoutons Hobbes agir, parler, avec les yeux et les
oreilles de Calvin, c’est-à-dire à travers son imagination, mais que nous voyons également Calvin, de
sorte que notre point de vue est filtré par la subjectivité de l’enfant et néanmoins extérieur.
Doublement extérieur, même, parce que nous avons dépassé l’âge du garnement.
Pas si éloigné toutefois de l’enfance, que nous n’ayons pas envie d’y croire encore un peu.
Thierry Groensteen
Notes
[1] L’Étoffe du diable, Seuil, 1991.