article - Monnaie Léman

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Directeur de la publication : Edwy Plenel
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pays plus connu en France pour ses exilés fiscaux et
son secret bancaire, même à trois kilomètres de la
frontière, ça détonne.
Une nouvelle monnaie, le léman, s’installe
sur la frontière franco-suisse
PAR FANNY HARDY
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 29 OCTOBRE 2016
Pierre Kakpo, président de l'association Monnaie Léman
France et cordonnier à Annemasse. © Fanny Hardy
Claudine Baudin et Paule Génillard, bénévoles à Genève. © Fanny Hardy
C’est une première pour la France : la création par
des citoyens d’une monnaie locale complémentaire qui
est transfrontalière, partagée avec la Suisse. Le léman
vient de fêter une année de mise en circulation et monte
lentement en puissance, se heurtant à un problème,
celui du taux de change. Réussira-t-il localement, là où
s’arrête la zone euro ? Reportage des deux côtés de la
frontière.
Claudine Baudin et Paule Génillard, bénévoles à Genève. © Fanny Hardy
Côté suisse, on s'agace ou on se vexe de cette blague
bien française. À Genève, Jean Rossiaud, porte-parole
et président de l’association Monnaie Léman Suisse,
hausse les épaules : des Suisses qui adoptent une
monnaie locale complémentaire, c’est « normal ».
À Lausanne, Max Lovey, l’un des responsables du
comité local du léman, soupire : « Et pourquoi pas ? »
Oui, c’est vrai, et pourquoi pas ? « La société civile
suisse a les mêmes attentes que la société civile
française. Oui, en Suisse, il y a une élite autour
des banques. Mais c’est une bulle étrangère aux
préoccupations des citoyens moyens », dit-il.
De notre envoyée spéciale.- L’histoire dure
officiellement depuis septembre 2015 mais elle amuse
toujours Pierre Kakpo. « La Suisse, les Genevois,
avec une monnaie locale ?! On croit rêver ! »
Dans sa petite cordonnerie du centre commercial du
Perrier, à Annemasse (Haute-Savoie), le président de
l’association Monnaie Léman France éclate de rire. La
bonne blague, la voilà : la Suisse et la France partagent
depuis un peu plus d'un an une même monnaie locale,
complémentaire au franc suisse et à l’euro. Et ça
marche plutôt bien.
Appelée le léman, elle a été créée par des citoyens
venus des deux côtés de la frontière pour promouvoir
les échanges locaux et encourager les consommateurs
à se rendre dans des commerces respectant une
certaine éthique. La France connaît bien les monnaies
locales complémentaires : elle en a une quarantaine
en circulation, de nombreuses autres en projet. Alors,
une de plus, c’est la suite logique. Mais pour la Suisse,
À Genève, l’un des dessinateurs de la monnaie du
léman, Tom Tirabosco, estime que « la Suisse est un
pays très paradoxal, il y a ici des choses extrêmement
progressistes et d’autres conservatrices ». Quand Tom
Tirabosco regarde son pays à 360°, il voit certes les
grandes banques et l'industrie financière, des grandes
fortunes mondiales cajolées… Mais il voit aussi la
Coopérative de l’habitat associatif (Codha), qui
prône « un autre type d’habitat », qui veut « sortir
des immeubles du marché immobilier spéculatif et
garantir aux habitant-e-s un loyer correspondant aux
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« Dépasser les frontières pour correspondre
aux réalités »
coûts réels de l’immeuble ». Ou encore le wir, qui fait
de la Suisse un pays pionnier en matière de monnaie
complémentaire.
Car le wir, monnaie uniquement interentreprises,
existe depuis… 1934. La crise de 1929 est passée
par là, le système bancaire suisse est touché et le wir
permet aux entreprises de stimuler les échanges entre
elles pour se renforcer toutes ensemble. Ce réseau
helvétique a été cité en exemple dans un rapport
du ministère du redressement productif français,
en 2013, ainsi que dans le récent documentaire à
succès, Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent.
Aujourd’hui, il comprend 60 000 entreprises et le wir
s’est constitué en banque.
Jean Rossiaud, président et porte-parole de
Monnaie Léman Suisse, à Genève. © Fanny Hardy
L’aventure du léman ne surprend donc pas les Suisses.
D’ailleurs, la monnaie connaît des débuts prometteurs
de ce côté-là de la frontière. Bien plus qu'en France,
même si le gouvernement français a légiféré en faveur
des monnaies locales complémentaires, dans sa loi
relative à l’économie sociale et solidaire du 31
juillet 2014.
Tom Tirabosco, l'un des dessinateurs de la monnaie du léman, Genève. © Fanny Hardy
Les raisons sont multiples. L’aventure a débuté côté
suisse avec une équipe fournie de bénévoles, dont le
Franco-Suisse Jean Rossiaud, connu en Suisse pour
son engagement politique (auprès des Verts nationaux
et européens) et pour son engagement social. « En
trente ans de vie associative, je n’ai jamais vu un
tel engouement de la part des bénévoles », s’étonne
ce quinquagénaire au réseau très développé. Des
bénévoles aux profils et aux âges variés : des étudiants
en économie et en sciences politiques, une enseignante
retraitée octogénaire, des chefs d’entreprise, ou encore
un salarié de banque. « On n’a pas les réponses à
tout et on va se tromper, reconnaît Claudine Baudin,
bénévole à Genève. Mais ce n’est pas pour cela que
ça va nous empêcher de faire. » Le léman se déploie
mais sa construction est littéralement quotidienne.
En plus de cette mobilisation citoyenne différente des
deux côtés de la frontière, l’éco, une autre monnaie
complémentaire, circule déjà côté français, dans le
bassin genevois, depuis 2012. Il est ainsi plus difficile
de convaincre les professionnels de l’intérêt d’utiliser
une nouvelle monnaie, quand la première n’en est
encore qu’à ses débuts et que les consommateurs
restent souvent réticents à utiliser des monnaies
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Un casse-tête : le taux de change entre euro
et franc suisse
locales. Les promoteurs français du léman, dont
le cordonnier Pierre Kakpo, espèrent une fusion
prochaine des deux monnaies, pour n’en faire qu’une.
« Il faut laisser du temps au temps. Mais dans trois
ans, je pense que ce sera résolu. Nous aurons la même
dynamique que les Genevois. Avant, il y a un travail
de fond à faire, pour mobiliser et sensibiliser. Il faut
rassurer la population », explique-t-il.
Fin de matinée au Surf Shop, un club de surf et de
planche à voile de Préverenges, une commune suisse
au bord du lac Léman, à vingt minutes de route de
Lausanne. On affiche les couleurs : « Ici, on accepte
le léman. » « L’idée de cette monnaie transfrontalière
est géniale, pense le patron, Pierre-Yves Mottier. Il
faut dépasser les frontières pour établir quelque chose
qui corresponde à la réalité. » Soit une zone francosuisse au milieu de laquelle trône le lac Léman. Mais
très vite, le patron précise : « Si la monnaie s’était
appelée le grand Genève, je ne l’aurais pas acceptée.
» Règle d’or en Suisse : éviter de titiller un Vaudois
ou un Lausannois avec Genève, et un Genevois avec
le canton de Vaud ou la ville de Lausanne…
Pierre-Yves Mottier, patron du Surf Shop à Préverenges. © Fanny Hardy
Gabrielle Masmejan, responsable de la comptabilité et de
la gestion de la caisse du léman, Genève. © Fanny Hardy
À la tête de Fil Etik, petite entreprise française
spécialisée dans les tissus biologiques et les articles
de mercerie, à Bons-en-Chablais, Aurélie Stezycki
soutient cette dimension transfrontalière, sans en
faire une évidence. « J’accepte déjà l’éco et ça me
paraît plus logique, parce que cette monnaie circule
sur la zone du Chablais, elle est vraiment locale.
Maintenant, dans la région, il y a énormément de
transfrontaliers, donc la dimension transfrontalière
du léman ne me pose pas de problème. » À
Péclot 13, un atelier autogéré de récupération et de
réparation de vélos à Genève, on trouve la dimension
transfrontalière « tout à fait logique. C’est le contraire
qui serait absurde ».
À l’heure du repli des peuples sur eux-mêmes, et
alors qu’une commune suisse proche de la frontière
italienne a distribué des stickers dénonçant la
concurrence des travailleurs frontaliers italiens,
le léman bouscule parce qu'il veut rassembler.
En tout petit sur chacun des billets est inscrit :
« Transfrontalier et transnational, le léman nous
identifie à notre bassin de vie, nous en donne la
forme (réticulaire) et l’esprit (solidaire). » Comme
un manifeste. « Culturellement, Genève et Annemasse
sont proches, reconnaît Max Lovey, de Lausanne.
Mais nous ne cherchons pas à lutter contre le
nationalisme et les frontières avec cette monnaie.
Nous sommes surtout en faveur du commerce local et
ces deux régions sont en interactions constantes. » La
dimension transfrontalière n’a pas fait débat, d’après
les principaux protagonistes. « C’était dès le départ
une évidence», se souvient Jean Rossiaud. Côté suisse
comme côté français.
Charles d’Hespel, l’un des jeunes bénévoles de
Genève, s’inquiète pour sa part d’une croissance trop
rapide : « Le léman veut aller très vite, très loin, il
veut grossir. Mais mieux vaut peut-être aller lentement
et sûrement. » Comme d’autres, Gabrielle Masmejan,
l’une des deux salariées de l’association, chargée de
la comptabilité et de la gestion de la caisse, n’est pas
d’accord : « Une monnaie locale ne peut pas tourner
sur un secteur trop petit », il faut donc se développer,
au-delà de Genève et de Lausanne. Pierre Kakpo,
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lui, voit les choses en grand. « Pourquoi ne pas se
lancer sur tout le département de la Haute-Savoie ?
Et même en Savoie ! Nous avons aussi été contactés
par des élus du Jura, liste l’Annemassien. Il est très
important d’avoir un territoire large. » Et dense, pour
que la monnaie circule davantage entre les différents
protagonistes.
échanger tout ce que vous voulez, mais pas de la
vraie valeur. On a parfaitement le droit d’échanger dix
grains de riz contre trois sucres, et c’est comme cela
qu’il faut penser le léman », assure-t-elle.
Pour Jean Rossiaud, « l’indexation est une fausse
question. Il faut toujours se mettre à la place des
consommateurs et des commerçants. La monnaie doit
correspondre au prix de ce qu’on achète ». L’homme
fort de l’aventure du léman n’est pas inquiet : « Si
bouleversement monétaire il y a, ce sera plutôt pour
avoir un euro à 1,10 franc suisse, pas à 1,30 franc
suisse. » Jean Rossiaud estime que « ça n’a pas
tellement d’importance. On réfléchira et on trouvera
une solution ensemble ».
Aujourd’hui, l’association annonce plus de 60 000
lémans en circulation, avec environ 200 professionnels
acceptant la monnaie. Mais pour beaucoup, comme
Pascale Weber, à la tête de Plume & Co, une entreprise
de communication haute-savoyarde, acceptant le
léman et travaillant des deux côtés de la frontière, « il
n’y en a pas suffisamment ». Ce qui empêche encore
la monnaie de circuler facilement et les commerçants
de pouvoir s’approvisionner chez des fournisseurs
acceptant également le léman.
Le défi est audacieux pour les partisans du léman, et
la période est « cruciale » pour la monnaie, reconnaît
Max Lovey, à Lausanne. « Mais le moment est idéal
pour créer une monnaie complémentaire. À moyen
terme, il peut y avoir des effets très concrets. » Et
puis, conclut Claudine Baudin, de Genève, « si même
les Suisses se mettent aux monnaies transfrontalières,
c’est qu’il y a quelque chose ».
On a quand même connu plus simple comme projet
citoyen que la création d’une monnaie transfrontalière.
C’est vrai, lance la bénévole genevoise Paule
Genillard, « la physique quantique à côté, c’est d’une
facilité déconcertante ». En Alsace, les créateurs
du stück, une autre monnaie complémentaire,
prévoient une mise en circulation du côté allemand en
2017. Mais ils ne connaîtront pas les mêmes problèmes
que l’équipe du léman : la monnaie locale viendra en
complément de l’euro seul, quand la monnaie francosuisse fait face à l’euro et au franc suisse. D'où de
complexes problèmes de taux de change…
Aujourd’hui, un léman équivaut à un euro ou à un
franc suisse. Mais dans le monde de la finance, un euro
est égal à 1,08 franc suisse. Et le taux de change ne
cesse d’évoluer. Ce qui n’est pas fait pour rassurer les
utilisateurs, consommateurs comme professionnels.
Marcela Flechas, patronne de la boutique Nature en Vrac, Genève. © Fanny Hardy
Alors, faut-il rattacher le léman au franc suisse ou à
l’euro ? À Genève, Paule Genillard en est persuadée :
« L’indexation du léman à l’euro ou au franc suisse
serait une catastrophe. Ce serait donner tous les
pouvoirs à l’économie actuelle, qui sera le fossoyeur
du léman. » Pour l’enseignante retraitée, la création
d’« une monnaie indépendante » est absolument
nécessaire ; elle est aussi une protection « en cas
de catastrophe économique importante ». « On peut
Raphaël Piguet, membre de Péclot 13, Genève. © Fanny Hardy
Boite noire
Fanny Hardy est une journaliste indépendante. Elle
a proposé ce sujet d’enquête à Mediapart à l’occasion
des « 48 heures de la pige », événement organisé par
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l’association Profession Pigiste et qui s’est tenu à
Montpellier les 30 juin et 1er juillet. L’enquête a été
faite durant l’été et en septembre.
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