Musique, intrigue et émotion - Theses and placement reports Faculty
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Musique, intrigue et émotion Les effets de la musique et la construction de l’attente dans trois films contemporains de langue française Mémoire de Master Jarno de Wit Directrice de mémoire : Dr. J.M.L. den Toonder Département de Langues et Cultures Romanes Table des matières Table des matières 2 1. Introduction 3 2. Cadre historique des théories 5 5 7 8 9 12 15 2.1 2.2 2.3 2.4 2.5 2.6 lntroduction La place du son dans le cinéma et la théorie cinématographique Christian Metz, vers un système cinématographique Après Metz, la recherche des éléments filmiques Donner une signification aux éléments : Nasta et Smith Synthèse des théories 3. Hypothèse, méthode et corpus 17 4. Analyse du corpus 19 19 27 35 4.1 La forme musicale et les apparitions musicales 4.2 La musique centrale et l’intrigue 4.3 La structure et les séquences émotionnelles 5. Synthèse et conclusion 43 Annexe 1 Annexe 2 Annexe 3 46 47 48 Bibliographie 49 2 1. Introduction Un film a le rare pouvoir de rendre curieux son audience. Il arrive à présenter tous les ingrédients pour nourrir la question « qu’est-ce qui va se passer encore ? » De cette curiosité est née la question centrale de ce travail : comment la musique arrive-t-elle à communiquer la curiosité dans un film ? Dans la théorie cinématographique, l’analyse de ce qui se passe entre le début et la fin d’un film tient à la création de l’attente. Une supposition fréquente à propos de la musique est que cet élément filmique peut faire un appel aux émotions, et ensuite ces émotions jouent un rôle dans la création d’une attente auprès d’un spectateur. Au fur et à mesure, le rôle de la musique dans le cinéma s’est transformé d’un élément complémentaire lors des premiers films ‘muets’ au début du vingtième siècle, à un élément significatif dans le cinéma ‘sonore’ ou ‘parlant’. Pour définir l’effet de la musique dans les films contemporains, et pour lui donner l’attention académique qu’il mérite, nous analyserons dans le présent travail le lien entre la musique et l’attente qu’elle engendre. La plupart des chercheurs du cinéma se privent de discuter profondément sur la musique dans leurs recherches. Ce n’est pas sans raison, parce qu’ils entrent ainsi dans un domaine particulièrement subjectif et théoriquement dangereux. il est néanmoins impossible de s’en passer, si l’intérêt des études du cinéma s’accroche au sens et à la structuration de ce qui se passe à l’écran. Dans ce qui suit, nous comparerons trois films dans lesquels la musique est à la fois une partie de l’intrigue et un élément filmique comme tous les autres. D’une part ces films ‘parlent de la musique’, d’autre part la musique accompagne les films. Ainsi, nous montrerons également comment la musique et le contenu du film réalisent ensemble le processus de représentation et la création d’une attente. La relation entre la forme et le contenu d’un film a déjà fait couler beaucoup d’encre depuis les premières théories du cinéma. Par contre, les théoriciens qui ont travaillé spécifiquement sur le son et sur la musique au cinéma ne sont pas nombreux. Pour donner une place à ces éléments filmiques importants et significatifs dans l’analyse cinématographique, nous nous référons à Theodor Adorno et Hanns Eisler (1947), Christian Metz (1968, 1972, 1977) David Bordwell (1980), Noël Burch (1981) Dominique Nasta (1991) Greg Smith (1999, 2003, 2005) Michel Chion (1995, 2003) et Annabel Cohen (2001). Ces spécialistes se sont basés sur une structure d’éléments filmiques qui créent ensemble une représentation. Pour cadrer notre analyse, nous n’insisterons que sur le contenu musical et narratif de trois films contemporains : Tous les matins du monde (Corneau, 1995), Bleu (Kieslowski, 1993) et 3 Gadjo dilo (Gatlif, 1997). Nous analyserons les séquences qui contiennent de la musique, pour déterminer en quoi consiste la métaphore musicale dans ces films. Nous verrons qu’elle est dynamique, pluriforme et significative, à plusieurs niveaux. Nous sommes conscients du nombre d’interprétations que la musique filmique peut évoquer et de la nature subjective des recherches dans ce domaine. Le but de notre étude est néanmoins de contribuer à la discussion du rôle de la musique dans le septième art. Les travaux de recherche qui ont été consacrés aux images et à la narration sont relativement plus fréquents que les travaux dédiés à la musique filmique. Pour cette raison et pour montrer que la musique est indéniable dans la création d’une attente, nous consacrons le présent travail entièrement à ce sujet. 4 2. Cadre historique des théories « En effet, si on veut prendre l’expression musicalité du cinéma au sérieux, elle doit être fondée sur l’hypothèse que les principes musicaux d’organisation auraient une certaine forme de pertinence dans le cinéma. » Hébert ( 1992 :43) 2.1 Introduction Une œuvre cinématographique est un système complexe de sons, de musique et d’images. Afin de représenter une histoire, ce système doit représenter un monde fictionnel, un processus que l’on connaît sous le nom de mimesis dans les études littéraires. Le but de la théorie cinématographique est d’analyser la façon dont le film arrive à représenter ce monde fictionnel et à amener les spectateurs. Souvent dans ces théories narratives, la musique ne joue qu’un rôle marginal. Comme nous l’avons expliqué dans l’introduction, le son et la musique ont longtemps été considérés comme des aspects de moindre importance dans la théorie cinématographique. Néanmoins sa contribution aux films de notre corpus est significativement plus importante que dans de nombreux autres films, justement pour sa contribution à la structure narrative du film. Que cet aspect musical puisse être considéré comme (co-)évocateur d’émotions, s’avèrera dans ce cadre historique des théories. Il est indéniable que l’introduction du son et de la musique dans le cinéma dans les années 1920 a fait changer certains cadres fixes à l’époque. Le manifeste (1928) des formalistes russes Sergei Eisenstein, Vzevolod Poudovkine et Grigori Alexandrov fait preuve, pour la première fois, de l’angoisse pour ces nouvelles expériences et ils suivent de près l’abandon et le changement des cadres traditionnels du début de l’époque des films. Ce n’est qu’en 1947, vingt ans après la première notification théorique du son, que Theodor Adorno et Hanns Eisler consacrent un travail de recherche entier à la fonction et à l’esthétique de la musique dans le cinéma. Le fait que le son et la musique existent et apparaissent dans les films, oblige les théoriciens du cinéma d’en tenir compte. Le structuraliste Christian Metz a développé une théorie dans laquelle il incorpore le son et la musique comme éléments esthétiques. (1977, 2003). Sa théorie marque le point de départ pour de nombreuses études sur le film comme système structuré, où les éléments significatifs composent ensemble une représentation vraisemblable. Dans ses Essais sémiotiques, Metz définit cinq éléments qui peuvent être distingués dans un film, à savoir le son, les dialogues, la musique, les images, et les matériaux écrits. Le fait que trois éléments 5 de cette catégorisation sont des caractéristiques sonores, souligne une fois de plus la valeur du son et de la musique dans le cinéma. Les Essais sémiotiques ont donné lieu à une augmentation de l’attention pour ces éléments filmiques dans les théories cinématographiques. A partir des années 1980, les analyses du son et de la musique s’approfondissent. En témoignent les études de Noël Burch (1981), David Bordwell (1985, 2008), et Michel Chion (1985, 1994, 2003). Ces théoriciens prennent comme point de départ le système de Metz, qui offre une analyse systématique du film. Si chaque élément du système peut être isolé, analysé et ensuite relié à un autre élément filmique, la démarche scientifique est respectée, les différents éléments ont été séparés théoriquement et la théorie semble inclure tous les éléments cinématographiques de tous les films. Par contre, ce système n’explique pas comment tous les éléments arrivent ensemble à une représentation crédible. Le lien entre la musique et la réaction qu’elle engendre reste indéfini dans la théorie de Metz. Dans meaning in film relevant structures in soundtrack and narrative (1991), Dominique Nasta approfondit l’analyse de Metz, en insistant sur la signification des codes du cinéma. Pour analyser l’effet et la fonction de la musique dans un film, Nasta ajoute la théorie linguistique de la pragmatique : afin de créer un monde fictionnel, les éléments constitutifs d’un film doivent transmettre leur signification. Dans Film structure and the emotion system (2003), Greg M. Smith insiste sur la structuration de ces éléments significatifs, le ‘cuing’, et dans ce processus de structuration la notion d’émotion joue un rôle important. D’après ce théoricien, c’est la structuration des émotions dans un film qui permet d’expliquer pourquoi les spectateurs arrivent à suivre l’intrigue du film. Smith fait un lien entre les théories de Metz et les théoriciens de réception, mais en indiquant la pertinence de la structuration des émotions filmiques : [My] book shows that in spite of the emotion system’s flexibility, textual based critics can (…) provide specific insight into the way cinematic narrational structures encourage us to feel. [However] a textually based approach to analyzing the interaction between text and viewer can only provide an explanation for half of the interaction. (…)Better understanding how films are constructed can only help to explain the nuances of what actual viewers are doing when they laugh and cry (2003:172). Dans ce cadre historique, nous insisterons sur la pertinence des recherches que nous avons introduites. Nous gardons l’ordre chronologique pour montrer que notre analyse poursuit et regroupe les recherches qui ont été menées précédemment. 6 2.2 La place du son et de la musique dans la théorie cinématographique Dans les années 1920, lors de la présentation des premiers films sonores, les critiques étaient confrontés à un nouvel élément dans la représentation cinématographique. En 1928, Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov ont publié un manifeste pour assurer les standards artistiques du cinéma, devenu ‘parlant’. Ils ne se sont pas résignés à la technique du son, au contraire, ils ont reconnu et encouragé son entrée dans les films. Mais ils ont voulu assurer une utilisation du son qui ne nuise pas au statut artistique du cinéma: « a misconception of the potentialities within this new technical discovery may not only hinder the development and perfection of the cinema as an art but also threaten to destroy all its present formal achievements » (Eisenstein, Poudovkine, Alexandrov, 1928 : 1, repris dans Weis & Belton, 1985 : 83) Comme point de départ, cette position est défensive. Les nouveaux développements techniques peuvent mettre en danger le statut que le cinéma est en train d’acquérir. Les auteurs du manifeste ont craint que le public ne se laisse trop guider par le son et ne devienne paresseux. Pour ces cinéastes, c’est grâce au processus du montage que le cinéma a obtenu un certain statut artistique. L’utilisation juxtaposée et synchronisée du son encouragerait un sentiment d’inertie du spectateur et diminuerait l’importance du montage, et avec cela l’importance du cinéma. L’inquiétude des metteurs en scène pour cette nouvelle technique s’explique aussi par le fait que le cinéma était un art en pleine construction, à la recherche d’une place dans le monde culturel. Vingt ans plus tard, quand le film sonore avait été intégré dans le monde artistique, Theodor Adorno et Hanns Eisler comparent le son à l’image dans Composing for the Films (1947). Comme les formalistes russes, ils arrivent à la conclusion que l’oreille est moins active que l’œil, parce que les activités humaines peuvent très bien continuer lorsque nous sommes confrontés aux différents bruits, tandis qu’il est plus difficile d’ignorer une perturbation de notre champ visuel. Pour garantir tout de même le statut artistique du cinéma, les cinéastes ont fait attention à la façon dont ils utilisent les éléments qui composent un film. Adorno et Eisler se sont ensuite posé des questions sur le but d’un film. Pour montrer aux spectateurs que le cinéma cherche à représenter un monde fictionnel qui a néanmoins un lien avec la réalité, le son s’est avéré très utile, mais ce n’est pas le seul élément significatif du film qui assure une représentation vraisemblable. Adorno et Eisler analysent la musique en la reliant 7 aux personnages et aux spectateurs, pour y attribuer une caractéristique humaine 1 : « Music is supposed to bring out the spontaneous, essentially human element in its listeners and in virtually all human relations. As the abstract art par excellence, and as the art farthest removed from the world of practical things, it is predestined to perform this function. » (1947 : 20) C’est cette métaphore qui rend l’analyse subjective. Le fait que chaque personne réagit différemment à la musique dans un film montre déjà que la métaphore musicale est riche en signification et émotion. « It has always been said that music releases or gratifies the emotions, but these emotions themselves have always been difficult to define. » (1947 : 22) C’est sans doute pour cette raison que Christian Metz a surtout insisté sur la structure des éléments filmiques et moins sur l’effet émotionnel de cette structure. 2.3 Christian Metz, vers un système cinématographique Dans son analyse technique de l’expression cinématographique, Christian Metz a mis en place un système de langage du cinéma. Dans l’introduction du premier essai de l’œuvre Essais sur la signification au cinéma (1968), Metz aborde un problème théorique important : « Parmi tous ces problèmes de théorie du film, un des plus importants est celui de l’impression de réalité qu’éprouve le spectateur devant le film. Plus que le roman, plus que la pièce de théâtre, plus que le tableau du peintre figuratif, le film nous donne le sentiment d’assister directement à un spectacle quasi réel (…). » (2003 : 14) 2 Le processus que Metz décrit ici demande une interaction entre un film et ses spectateurs, sinon il est impossible d’y assister. L’interaction demande deux actions : une action perceptive et une action affective. Après la réception, il y a une réaction, Metz parle d’un « processus à la fois perceptif et affectif de participation » Metz (2003 : 14). Le processus perceptif peut être lié à ce que nous pouvons observer dans les films et l’approche affective permet de donner une valeur, personnelle ou émotionnelle, à ces perceptions. Metz insiste surtout sur tout ce qui influence la partie perceptive de cette théorie. Dans notre analyse nous nous intéresserons surtout à la partie affective. Metz utilise des méthodes linguistiques pour expliquer la structure des éléments filmiques. Il parle d’une « grammaire cinématographique » (2003 : 145). Le film transforme la réalité en un discours que nous pouvons analyser à l’aide des méthodes de la linguistique, comme la Leur contribution date de bien après l’introduction du son dans le cinéma, mais aussi de bien avant les années 70 où l’intérêt pour ce sujet s’est élargi considérablement. 2 Il s’agit ici d’une édition de 2003, qui réunit en un volume deux recueils de Metz, parus respectivement en 1968 et 1972. La citation est tirée du premier recueil. 1 8 syntaxe, le lexique et la sémiologie, qui aident à classifier les éléments filmiques. Le système de Metz a ouvert un domaine de recherche qui se base sur des comparaisons. C’est la notion d’analogie que nous utiliserons dans ce qui suit pour caractériser ces comparaisons. Une analogie est la relation entre deux développements simultanés. L’action de comparer l’art du cinéma à l’art de la musique autonome, ce que nous connaissons dans la littérature comme l ´analogie musicale (Bordwell, 1980), justifie une recherche de la musique filmique. Les liens entre la musique filmique et les autres éléments du cinéma génèrent une autre énergie que celle que nous retrouvons dans la musique autonome. Les études d’analogies ont premièrement contribué à une valorisation du statut du son par rapport à celui de la vision. Comme le son et la musique ont été des sujets moins étudiés, les analogies aident à déterminer la position et la nature du son et de la musique dans la théorie du cinéma. La musique se comporte donc différemment si elle fait partie d’un film. 2.4 Après Metz : la recherche des éléments filmiques Avec la publication de « cinema/sound » (1980), un numéro spécial de Yale French Studies a été entièrement dédié au son dans le cinéma. Ce recueil d’articles marque l’intérêt que le monde scientifique a manifesté pour ce domaine. Noël Burch et David Bordwell sont deux chercheurs qui s’intéressent beaucoup au son, mais ce qui oppose les deux théoriciens, c’est le statut et l’ordre qu’ils attribuent aux éléments cinématographiques. Ils tentent de construire une ‘grammaire des catégories et des apparitions sonores’. (Weis et Belton, 1985 :180) Seulement leur point de départ est différent. Burch adopte plutôt une approche marxiste, qui tient compte de la façon dont la musique et le son devraient fonctionner, alors que Bordwell tente d’aborder toutes les apparitions sonores, pour y relier une conclusion. Dans A theory of film practice (1973), Burch propose une approche linéaire, où tous les éléments ont la même valeur, alors que Bordwell parle d’un système où une certaine hiérarchie s’impose. Cette discussion nous intéresse ici, parce que le système se compose de différents éléments et nous supposons que la façon dont ce système fonctionne peut donner des indications sur la place de la musique dans les théories du cinéma. Dans les deux théories, le lien avec le monde fictionnel joue un rôle central. Les théories de Bordwell et Burch peuvent donc expliquer ce lien. Bordwell tente d’expliquer l’analogie musicale, en comparant le système hétérogène du cinéma à la musique ‘autonome’ ou ‘classique’. Cette musique classique ne produit pas nécessairement une représentation, alors que pour le cinéma, la représentation d’un monde 9 fictionnel s’impose, avec ou sans musique. La musique accompagne les autres éléments filmiques afin de réaliser cette même représentation. Dans la musique classique le compositeur doit faire en sorte que les différentes parties se soutiennent et créent un morceau uniforme. C’est la tonalité qui crée ce ‘tout’ artistique dans cette musique. Cela veut dire qu’il y a une série de tons qui sonnent bien ensemble, du début à la fin. Selon Bordwell et Burch cette classification peut être maintenue pour le cinéma. C’est le drame, ‘l’illusion’, qui correspond au concept de tonalité dans la musique classique. (Bordwell 1980 :150 qui reprend Burch, 1973) Bordwell propose que le monde fictionnel d’un film doive être l’élément le plus important : « Like tonality, the imaginary world beyond the screen absorbs our entire attention (…).» (Bordwell, 1980:150) La remarque qu’« un film est comme une composition musicale […]. » (1980 : 141) se réfère surtout à la mise en place d’une structure. Le film fait en sorte que le spectateur entre dans ce monde fictionnel et pour cela, la construction formelle du film doit guider les spectateurs. Jusqu’ici les deux théoriciens sont d’accord, mais c’est la façon dont les différents éléments sont rangés dans le système, qui les oppose. Bordwell se réfère à Sergei Eisenstein, qui est d’avis que la conception du film dialectique nécessite une certaine indépendance des structures et matériaux constitutifs. (1980 : 148) La relation entre la forme cinématographique et la forme dramatique, en bref entre la forme et le contenu, peut être analysée plus facilement quand nous pouvons les séparer pour déterminer ensuite leurs rôles. Dans Theory of film practice (1981), Noël Burch cherche à montrer que l’approche hiérarchique n’est pas inévitable. Il prend comme point de départ l’égalité de tous les éléments du système filmique. Dans sa théorie, Burch introduit une structure de cellules interactives, ce qui implique que cette approche ne reconnaît pas que la narration est l’élément le plus important. Le problème que Bordwell souligne dans la théorie de Burch est exactement ce manque d’ordre et d’organisation. « Like other versions of the musical analogy, Burch’s theory advances the possibility that a film’s form may be conceived not as one primary pattern but as the complex relations created by several patterns » (Bordwell 1980 :153) Pour le cinéma, ces remarques font pencher vers une approche où le degré d’autonomie des parties constitutives joue un rôle primordial. Bordwell considère que l’analogie musicale comprend une certaine hétérogénéité, il faut que les codes cinématographiques puissent fonctionner indépendamment, mais il doit y avoir une certaine hiérarchie qui assure le fait 10 que le film atteigne sa fin, qui tient compte de la progressivité d’un film, comme œuvre d’art complète. « If we want to know how cinema may work (…) the musical analogy must persist, for it crystallizes the drive of film form toward multiple systems. But these systems must be situated within the process of cinema’s heterogeneity. » (Bordwell, 1980:156) Il résulte des deux théories que le cinéma est composé d’éléments toujours hétérogènes. En comparant le système du cinéma au système de la musique, Bordwell et Burch voient des parallèles entre la tonalité et l’imagination. Pour Bordwell, il n’est pas possible d’expliquer les événements d’un film sans introduire une structure hiérarchique des éléments constitutifs. Il faut de l’ordre pour que le film puisse créer une histoire acceptable. Les aspects élaborés dans les deux théories peuvent aider à expliciter le rôle de la musique dans ce système. Michel Chion traite la même variation des éléments du cinéma qu’observent Bordwell et Burch. Dans Un art sonore, le cinéma (2003), il affirme que les relations internes du film nous offrent toujours d’autres pistes de recherches qui sont toutes susceptibles de révéler encore d’autres pistes jusqu’à l’infini. Cela n’aide pas à la théorisation du rôle des éléments filmiques dont la musique reste toujours difficile à définir. Chion a introduit des outils pour l’analyse du son, comme la ‘synchrèse’ et la ‘valeur ajoutée’. Ce sont des néologismes 3 qui ont été introduites pour pouvoir expliquer comment le son aide à renforcer l’émotion dans un film. Premièrement, le son et l’image sont superposés 4, ce qui nécessite une contamination perceptive des éléments. Il est logique que deux éléments qui sont accessibles au même instant s’influencent. Puis, comme les sons et les images figurent dans un même espacetemps, ils peuvent difficilement être séparés. Pourtant, « les sons et les images sont de nature trop différente pour être commensurables. » Les éléments travaillent ensemble, s’influencent, mais selon Chion, ils sont de nature trop différente pour être complètement dépendant l’un de l’autre. « N’importe quel téléspectateur qui suit le dialogue d’une série télévisée, tout en admirant le décor et le physique des personnages, ne pense pas une seconde que déjà, à ce simple niveau, ce qu’il entend ne peut aucunement se déduire de ce qu’il voit, et vice versa. » (2003 : 427) Même si ‘valeur ajoutée’ n’est pas strictement une néologisme, elle a une signification tellement spécifique dans sa théorie que nous le considérons ainsi. 4 Chion parle de la superposition comme aspect contraire à la succession. Cette différence explique son choix pour des notions comme ‘montage vertical’ versus ‘montage horizontal’. 3 11 Pour illustrer la relation entre les deux parties, Chion a introduit la notion de ‘valeur ajoutée’. Il définit ainsi le rôle du son face à l’image. Le son ajoute aux images une certaine valeur expressive et informative qui influence la façon dont nous interprétons l’image. Il en va de même pour ce que le spectateur entend (2003 : 191) En fait le spectateur ne voit pas une image mais il ‘audio-voit’. Donc, même si la nature de ces éléments est différente, ils travaillent ensemble. Chion a introduit la notion de ‘synchrèse’ pour parler du processus où le son et l’image se combinent. Le mot ‘synchrèse’ est une combinaison des notions ‘synchronisation’ et ‘synthèse’. C’est un phénomène universel qui « ne répond à aucun conditionnement culturel. »(2003 : 192) Grâce à la ‘synchrèse’ nous pouvons attribuer la valeur ajoutée à un élément et établir le « rapport d’interdépendance » (2003 : 434) Ainsi, il y a des éléments (le son et l’image), qui ont des caractéristiques (la valeur ajoutée) et il y a un processus qui les combine (la synchrèse). Et c’est cette composition intégrale qui doit générer un effet sur l’audience. Bien que ces outils soient très abstraits, ils aident à définir le rôle du son et de la musique. 2.5 Donner une signification aux éléments : Nasta et Smith Jeff Smith relie la musique directement aux émotions des personnages, et à l’ambiance d’une séquence: « As a number of scholars point out, music in film often serves to represent the emotional states of characters [and] suggest the prevailing mood of a scene (…). » (Smith, 1999 : 147) Dominique Nasta (1991) souligne également ce rôle ‘humain’ de la musique. Elle essaie d’expliquer comment la musique peut avoir un effet sur les spectateurs: « Music will eventually trigger a feeling of ubiquity in time and space that helps the audience plunge into the fictional universe » (1991:49) Ainsi la musique tire les spectateurs de leur monde réel et les fait entrer dans le monde fictionnel du film. Ce n’est pas la réaction des spectateurs qui nous intéresse ici, mais c’est la façon dont la musique arrive à communiquer un sentiment et à faire passer l’attention à l’intrigue centrale du film Dans Meaning in film, relevant structures in soundtrack and narrative (1991), Dominique Nasta essaie de changer la façon d’envisager la théorie cinématographique. Pour elle, comme pour de nombreux autres chercheurs, la notion de « signification » est importante pour l’analyse du cinéma. Nasta utilise une définition bien spécifique, elle a préféré une approche qui rend compte des valeurs de vérité pour soutenir une classification des éléments 12 filmiques. Elle prend comme point de départ les conclusions et remarques de Christian Metz qui a cherché à déterminer les codes filmiques. Les catégories qui incorporent tous les éléments filmiques.5 Souvent les éléments filmiques peuvent faire partie de plusieurs catégories différentes. Une chanson peut être analysée à la fois comme ‘musique’ et comme ‘paroles’ ou ‘bruit’. C’est la présence de ces cas ‘transgressifs’, des cas qui sont variables, qui ont inspiré Nasta à déterminer d’abord le système des codes et à avancer ensuite une approche qui rend compte de cette nature dynamique de la musique. Elle part à la recherche de la ‘signification’, comme élément pertinent du cinéma en utilisant le domaine de la pragmatique. C’est une approche peu fréquente dans la théorie du cinéma. Une approche pragmatique est, selon Nasta, plus satisfaisante que l’approche codique traditionnelle, parce qu’un film est avant tout un acte de communication. Et dans la communication nous acceptons un terrain flou entre ce qui est dit et ce qui est impliqué. Reprenons l’exemple de la chanson. Dans un film elle n’est pas seulement une combinaison de tons, de sons et de paroles, souvent une chanson illustre et renforce l’ambiance du film. C’est cet acte de communication qui manque dans la théorie des codes de Christian Metz. Nasta propose trois notions théoriques qui justifient son choix pour l’approche pragmatique à savoir la pertinence du processus perceptif / affectif, ce qu’on retrouve aussi dans la théorie de Metz, la polyphonie et le concept d’espaces mentaux. Le degré de signification que nous donnons aux différents éléments dans le cinéma dépend partiellement du jugement du spectateur. Ensuite, le fait de recevoir et de traiter plusieurs informations simultanément, joue un rôle dans la partie visuelle et la partie sonore d’un film. A cette polyphonie nous pouvons relier deux théories qui parlent de la combinaison de différents éléments filmiques. D’abord s’y ajoute la discussion concernant la hiérarchie des éléments, qui a intéressé Burch et Bordwell. Puis il y a les arguments de Michel Chion qui crée les notions de ‘synchrèse’ et de ‘valeur ajoutée’ du son par rapport à l’image. Le dernier point qui justifie l’approche pragmatique est un élément plus ou moins spatial, à savoir le concept d’espaces mentaux. L’espace mental, la représentation subjective d’un environnement visuel, auditif ou autre, est avant tout une activité des spectateurs. Le fait que les spectateurs sélectionnent les éléments qui, pour eux, ajoutent de la signification au Elle n’est pas la seule à adopter cette approche. Bordwell, Burch et Chion prennent cette position aussi comme point de départ. 5 13 film, peut avoir un effet sur leur réception du son et de la musique. Avec la recherche de signification des différents éléments filmiques, la théorie cinématographique peut en effet profiter de ce domaine de recherche pragmatique. La théorie pragmatique propose des caractéristiques variables. La construction d’une réalité spatiale et temporelle dans un film semble néanmoins vide de sens, s’il manque une valeur émotionnelle. Là où l’approche pragmatique se base surtout sur des questions de vérité, la définition des émotions et de leurs effets sur le récit ne se limitent pas à la vérité, mais participent à l’élaboration d’une ambiance dans laquelle vivent les personnages. Dans Film structure and the emotion system (2003), Greg M. Smith essaie d’expliquer ce lien entre les émotions dans le cinéma et la façon dont les émotions sont structurées dans un film afin de construire un climax. Bien que nous nous approchions de plus en plus d’un terrain personnel et subjectif, pour lequel les explications ne valent pas toujours pour tous les films et toutes les émotions, nous y trouvons des indices pour déterminer le rôle de la musique dans l’intrigue des films. Smith analyse d’abord le système émotionnel. Dans son introduction, il limite son approche à une dizaine de désidérata qui illustre à quel point le cinéma et la recherche cognitive des émotions sont des terrains hétérogènes. Il construit une théorie empirique des signes filmiques émotionnels: l’approche mood-cue 6 (Smith, 2003 :41). Le statut différent des émotions et de l’ambiance 7 est l’assertion centrale de sa théorie : « I argue that the primary emotive effect of film is to create a mood. Generating brief intense emotions often requires an orienting state that asks us to interpret our surroundings in an emotional fashion. » (Smith, 2003:42) Le plus important est donc de créer une ambiance dans laquelle de brefs instants d’émotion peuvent s’exprimer. Les moyens techniques du cinéma peuvent faire pencher les spectateurs vers une certaine ambiance, mais comme nous avons à faire à une audience variée, les ‘mood-cues’ doivent rendre possible la communication du contenu du film, sans exagérer le nombre d’indices émotionnels. Dans ce processus du ‘mood-cuing’ la musique joue un rôle important qui peut contribuer à la narration. En guise d’exemple, Smith analyse une séquence de Raiders of the Lost Ark de Steven Spielberg. (2003 : 45) Dans la scène d’ouverture Jones se retrouve dans une grotte avec des Le terme mood-cue ne se laisse pas facilement traduire. ‘Mood’ signifie ici un cadre émotionnel d’une durée étendue. ‘cue’ veut dire indication ou structure.] 6 7 ‘Ambiance’, notre traduction française ne correspond pas toujours au mot anglais mood. 14 pièges. Tous les obstacles qu’il rencontre introduisent des ‘emotion-cues’, de la musique forte, des crescendos, des tournures inattendues et des mouvements de caméra brusques, pour signaler l’angoisse. Les ‘cues’ amènent vers le but de la séquence, à savoir obtenir le trésor. Ainsi la bande son contribue à la mise en place d’une ambiance tendue. Le son peut également renforcer un bref instant d’émotion, par exemple un cri après une découverte choquante. Le but de Smith est de créer une théorie qui contient des caractéristiques du système d’émotions et de la structure filmique. Il donne une méthodologie pour l’analyse d’une structure émotionnelle du film. Dans notre analyse, nous nous servirons de sa méthodologie pour renforcer la détermination du rôle de la musique dans l’intrigue des œuvres cinématographiques. 2.6 Synthèse des théories Dans ce qui précède, nous avons examiné les théories les plus importantes concernant le son et la musique au cinéma. La théorie générale de Christian Metz a motivé de nombreux chercheurs à s’intéresser au cinéma, et au son en particulier. Bien que l’apparition des premiers films sonores vers les années 20 ait déjà donné l’occasion de théoriser sur les possibilités encore inconnues de cette invention technique, les images ont toujours été plus populaires dans les recherches cinématographiques. Néanmoins, la théorie de Bordwell et la théorie de Burch illustrent un intérêt renouvelé pour le son et pour la musique au cinéma. Ces chercheurs se contredisent et se complémentent sur le point important de la classification des éléments constitutifs d’un film. Bordwell, d’une part, stipule qu’il faut y avoir un certain ordre hiérarchique dans les différents éléments. Burch, d’autre part, dit que les éléments constituent ensemble un système dialectique énorme. Le statut des parties constitutives étant basé sur l’égalité et les liens entre ces parties, et non sur les liens autoritaires. Dans audio-vision (2003) l’analyse de Michel Chion revient à une comparaison entre les deux positions de Bordwell et Burch. Chion sépare brusquement le son de l’image. Pour le son et pour l’image, il distingue un rôle spécifique. Les éléments travaillent ensemble, mais il n’y a pas de dépendance mutuelle obligatoire. Pourtant, un film présente tous ses éléments simultanément. Cependant, Chion évoque l’idée de valeur ajoutée, le son assure une valeur ajoutée pour une présentation audiovisuelle. Pour la musique, la division est plus 15 compliquée. A part les différences techniques et classifications des composantes cinématographiques, ce sont de nouveau les émotions qui apparaissent dans la description de la musique et sa signification au cinéma. La notion de signification est intimement liée à la théorie pragmatique qui est très importante dans l’approche de Nasta. Elle accorde un rôle primordial au processus de communication qui va des éléments filmiques aux spectateurs qui les reçoivent et en font un espace mental, une vision subjective et personnalisée. Greg M. Smith analyse spécifiquement la structuration de ces aspects dans un film. En analysant la structure des intrigues, il introduit une méthode pour tenir compte, d’une manière scientifique, de la structuration des émotions dans un film. Nous nous baserons entre autres sur sa théorie pour montrer à quel point la musique est impliquée dans l’intrigue des films de notre corpus. Toutes les théories insistent sur le ‘monde fictionnel’ du film. Dans ce monde, les possibilités techniques du cinéma, comme les mouvements de la caméra, les effets de lumière, la musique, les effets sonores mènent à une communication de l’espace et du temps. Dans ce processus la musique joue un rôle dynamique et pluriforme, ce que nous verrons dans l’analyse de Bleu, de Gadjo dilo, et de Tous les matins du monde. 16 3. Hypothèse, méthode et corpus Dans les trois films, nous analyserons toutes les apparitions musicales. D’une part nous examinerons la forme de ces séquences musicales, et d’autre part nous les comparerons à l’intrigue des films, pour examiner à quel point les caractéristiques formelles se reflètent dans le contenu des films. Une analyse selon la théorie de Smith montrera finalement comment la structure émotionnelle des films et les apparitions musicales vont ensemble. A l’aide des outils théoriques que nous avons présentés ci-dessus, nous pouvons classifier les séquences musicales, et montrer qu’il existe un équilibre entre la musique, l’intrigue et les émotions, qui aide à créer l’attente dans le film. Pour cette analyse, nous avons sélectionné trois films qui sont très différents au niveau de leur style et de leur setting, mais qui se ressemblent beaucoup en ce qui concerne l’intrigue et la structuration des événements. Gadjo dilo (1997) est un film de Tony Gatlif, un réalisateur qui plonge dans la culture tzigane dans plusieurs de ses films8. Le protagoniste de ce film, Stéphane, part à la recherche de son père. Pour retrouver les passions de son père il cherche la chanteuse roumaine ‘Nora Luca’. C’était la chanteuse préférée de son père, qui l’a écoutée souvent avant de mourir. Tout ce que Stéphane possède sur place, qui peut lui rappeler son père, est une cassette avec des chansons de Nora Luca. Lors de son voyage, le protagoniste est accepté dans une communauté roumaine. Izidor, un vieux habitant du village qui l’héberge, ne veut pas qu’il quitte le petit cercle de villageois. Malgré les différences culturelles, Izidor et Stéphane s’approchent au fur et à mesure l’un de l’autre. Le protagoniste fait des enregistrements partout en Roumanie et il accompagne Izidor et ses amis musiciens pour faire de la musique en poursuivant la quête de la chanteuse, et en même temps la quête de son père. Bleu (1993) est un des films de la trilogie les trois couleurs de Krzysztov Kieslowski. Dans la première séquence du film nous apercevons une voiture qui s’écrase contre un arbre. Il s’avère que la protagoniste du film, Julie, est le seul survivant de cet accident quand elle reprend ses esprits à l’hôpital. Son mari Patrice, un compositeur célèbre, et sa fille n’ont pas survécu à l’accident. Patrice était en train de composer un hymne pour l’Europe. Cette musique, qui n’est pas encore complète, zigzague à travers le film. Julie reprend au fur et à mesure le travail de son mari. Le développement dans la musique revient alors dans la vie de la protagoniste. Le film montre l’achèvement du concert par Julie. Parmi les films de Gatlif sur les tziganes, nous pouvons mentionner Transylvania (2006), Exils (2004), Vengo (2000), Latcho Drom (1993) 8 17 Tous les matins du monde (1993) raconte l’histoire musicale du maître de Sainte-Colombe, un grand violiste, qui ne pense qu’à la musique. « Il s’enferma dans la musique » comme le dit Marais, son élève, qui fonctionne également comme narrateur dans le film. Après la mort de sa femme, Sainte Colombe consacre sa vie entièrement à la musique, à ses filles et à l’enseignement d’un jeune violiste qui, à la fin du film, aura la même passion pour la musique que son maître. La mort de sa femme et l’amour pour la musique sont unifiés dans cette recherche de consolation du protagoniste. La thématique des trois films montre que la notion de perte est importante pour le début de l’intrigue. Ensuite, une période de changements et de recherche de soi se met en place, qui est suivie par un climax, où les protagonistes retournent enfin à la vie de tous les jours, mûris par les événements qui ont eu lieu. La musique est une partie intégrante dans l’intrigue de ces trois films. Stéphane part à la recherche d’une chanteuse roumaine dans Gadjo dilo, et rencontre la musique gitane, qui va avec la culture de ce pays. Julie est la femme d’un compositeur connu, et dans Bleu elle est censée finir une composition de son mari, après l’accident. Sainte-Colombe est un musicien génial dans Tous les matins du monde, et il utilise sa musique pour repenser à sa femme décédée. Dans les trois films, la musique suit la vie des protagonistes. Le fait que la musique joue un rôle à plusieurs niveaux, à l’intérieur de l’intrigue 9 aussi bien que dans l’esthétique du film, rend l’analyse du rôle de ‘la musique’ d’autant plus intéressante pour ces films. Cette constatation mène à l’hypothèse du présent travail : l’équilibre entre la musique, l’intrigue, et les émotions crée une attente, que ces éléments respectifs composent séparément. Ensemble ces attentes différentes 10 créent une attente centrale qui fait progresser le film. La façon dont un film arrive à transmettre cet effet, dépend d’un système complexe, dont la musique, l’intrigue et l’émotion sont les facteurs clefs. Sous forme de musique ‘centrale’. Nous parlons ici de l’attente musicale (forme musicale) l’attente narrative (l’intrigue) et l’attente émotionnelle (les émotions). 9 10 18 4. Analyse du corpus 4.1 Les apparitions musicales et la forme musicale Nous avons déjà constaté que la musique est un élément central dans l’intrigue des trois films de notre corpus. Cette caractéristique a permis de les regrouper. Toutes les actions des protagonistes se réfèrent à une musique centrale dans le film : Dans Bleu, cette musique centrale est le concerto pour l’Europe. La chanson de Nora Luca joue le rôle central dans Gadjo dilo et les compositions de monsieur de Sainte-Colombe constituent le noyau de Tous les matins du monde. Ces œuvres musicales attirent plus d’attention que les autres apparitions musicales dans les films. Cette musique n’accompagne pas seulement le film, mais elle fait aussi partie du contenu des films. Ces deux formes de musique sont très diverses et jouent un rôle à plusieurs niveaux différentes. La différence de valeur et de fonction entre la musique centrale et la musique que nous appellerons ici ‘additionnelle’, nous oblige à insister sur la structuration de la thématique des trois films. Là où la discussion de la fonction de la musique et du son est très dynamique 11 la thématique représente des similitudes qui se laissent analyser objectivement, c’est que le parcours des trois protagonistes est pareil: la perte d’une personne proche précède une période de deuil. Pendant cette période qui est remplie d’émotions, les personnages passent à l’action. Ils essaient d’accepter la perte qu’ils ont vécue et une fois qu’ils ont passé cette phase, ils retournent à la vie de tous les jours. La musique centrale représente le même parcours, et joue donc un rôle métaphorique. Cet aspect métaphorique de la musique contribue au déroulement de l’intrigue. Dans Gadjo dilo, le décès de son père incite Stéphane à partir à la recherche, pour vraiment connaître son père et ses passions. Les cassettes que ce dernier a enregistrées, contiennent de la musique de toute la Roumanie, mais la chanson de Nora Luca, la chanson préférée du père de Stéphane revient à plusieurs reprises dans le film. Elle est au début la motivation de la recherche personnelle de Stéphane, mais au fur et à mesure la chanson semble moins importante pour la recherche personnelle du protagoniste. Dans Bleu, Julie essaie d’être forte et de ne pas montrer sa douleur à partir du moment où elle apprend qu’elle est la seule à survivre l’accident dans lequel son mari et sa fille sont morts. Comme son mari était un compositeur célèbre, ses traces sont encore là, sous forme de ses compositions musicales. 11 Ce dynamisme est surtout de nature théorique. 19 Julie essaie de toutes ses forces de détruire tous les liens avec le passé et avec son mari. Elle quitte la maison où elle a habité avec sa famille, et plus tard elle jette une copie d’une composition de son mari dans une benne à ordures. Pourtant, la musique n’arrête pas de revenir sur son chemin. Ces confrontations la rejettent sans cesse dans le passé, qu’elle essaie de fuir désespérément. Au lieu de fuir le passé, le protagoniste de Tous les matins du monde cherche par contre à retourner au passé : il recherche le temps heureux d’avant le décès de sa femme. Monsieur de Sainte-Colombe, musicien, compositeur et génie de l’art de la viole, perd sa femme au début du film. Au moment de sa mort, il n’est pas à la maison. Il utilise la musique, à savoir ses propres compositions, pour pouvoir ‘réveiller les morts’. (1.36.00 – 1.37.00) Dans ces intrigues, la valeur de la musique s’avère très importante. Même si les settings ne se ressemblent pas, la musique centrale dans le film poursuit le même but principal, à savoir l’achèvement de l’intrigue. Pendant que ce processus se développe, il y a d’autres fonctions de la musique qui dérivent l’attention de cette fonction principale. Le problème musical, le fait que la musique se conforme, comme un caméléon, à tout ce qu’on peut s’imaginer, fait que l’analyse de la musique au cinéma est reliée à un si grand nombre de domaines. Pour les films de notre corpus, la différence entre la musique centrale et additionnelle, trouble l’analyse de son rôle métaphorique. Les protagonistes des films du corpus passent à l’action. Quand ils se développent après leur coup émotionnel, ils se remettent enfin tous en route. Mais ici, les différents personnages y arrivent de manières variées et dans des cadres variés. Dans Gadjo dilo, Stéphane trouve une partie essentielle de la musique gitane, c’est de jouer seulement au moment où la situation l’exige. Dans Bleu, Julie essaie de fuir désespérément tout ce qui rappelle au drame dans le passé dans la capitale de l’Hexagone. Elle parcourt un processus où elle se transforme d’une personne qui fuit le passé, en quelqu’un qui est confrontée aux événements et aux objets du passé pour accepter ce passé à la fin du film. Ainsi, elle peut retrouver sa place dans la société française contemporaine. Dans Tous les matins du monde, le protagoniste recherche d’abord le passé et il y arrive grâce à la musique. Pourtant la valeur de la musique n’y est pas pareille pour tous les personnages, ce qui permet à l’intrigue de continuer. Les différences dans la façon d’apprécier la musique engendrent les dialogues, et mènent à une explication de ce que la musique devrait être. De ce fait, l’action que Sainte-Colombe doit entreprendre, consiste surtout en l’explication de la musique. 20 Dans les trois films, les protagonistes passent à l’action, et c’est grâce à la musique centrale qu’ils réussissent à retourner à la vie de tous les jours dans les settings respectifs. Cette musique a une signification spécifique dans la narration filmique, dans laquelle les personnages arrivent à envisager la situation dans laquelle ils se trouvent. Dans Gadjo dilo, Stéphane apprend que la perte, l’absence de respect pour les gitans, et la douleur sont des thèmes qui reviennent dans de nombreuses chansons gitanes. La signification de cette musique devient de plus en plus claire au fur et à mesure que le film approche la fin. La musique est le cadre dans lequel Stéphane et son père devraient s’approcher, selon Stéphane. Il n’arrête pas d’en parler. C’est surtout la chanson de Nora Luca qui est très spéciale, parce qu’elle lui fait directement penser à son père. La cassette qui contient cette chanson est le seul objet qui se réfère explicitement à la relation entre Stéphane et son père. Cette chanson a une autre valeur que la musique qu’on entend lors d’un événement émotionnel où l’on s’attendrait à un impact plus grand. Un exemple d’une telle chanson est tutti frutti. Elle revient plusieurs fois dans le film. La première apparition est pour l’occasion de la mort d’un ami d’Izidor. Pour honorer son ami, Izidor fait une danse près de la tombe. Un jeune homme joue de l’accordéon pour l’accompagner. Plus tard dans le film Stéphane enregistre cette chanson sur une cassette, mais l’impact de cette chanson est moins important que celui de la chanson centrale, qui apparaît toujours à un instant émotionnel et important dans l’intrigue. Dans Bleu, la musique centrale, le concerto pour l’Europe, n’est pas encore achevée au moment de l’accident. Après l’avoir rejetée au premier abord, Julie s’approche de la pièce que son mari avait composée. Elle commence à modifier le concert et à ajouter des parties qui manquent. La signification de la musique centrale devient de plus en plus énonciative. L’extrait de ‘Van Den Budenmayer’ est un leitmotiv dans le film entier, et les autres fragments de la musique de Patrice reviennent aussi à plusieurs reprises. C’est la combinaison du comportement de Julie et de la musique de son mari qui illustrent l’intrigue de ce film. Les autres formes de musique semblent ne pas pouvoir engendrer le même impact émotionnel. Par exemple, le musicien qui joue dans la rue, et qui invente ses propres mélodies n’attire pas l’intention de Julie. Ce n’est que quand il joue une partie du concerto pour l’Europe, que Julie le mentionne dans une conversation. La signification que le protagoniste de Tous les matins du monde reconnaît à la musique qu’il crée, n’est pas partagée par tous les personnages. Sainte-Colombe veut bien la faire répandre, mais seulement auprès des gens qui veulent y attribuer la même intention. C’est 21 grâce à la musique que Marin Marais et Sainte-Colombe se rencontrent. Marin Marais a entendu parler de la technique et du talent de Sainte-Colombe et demande s’il peut devenir son élève. Le maître commente et explique ses idées et ses intentions de la musique, et détermine que Marin Marais n’est pas musicien. Après avoir entendu la façon dont il joue de la viole, il le lui dit : « Vous faites de la musique, monsieur, mais vous n’êtes pas musicien. » C’est encore ce que les autres personnes ont attribué aux sons de son instrument que Sainte-Colombe ne veut pas entendre. A la fin du film il n’y a que Marin Marais qui comprend la signification que son maître avait attribuée à sa musique. La valeur qu’il y ajoute se fait remarquer à côté des autres compositions qui figurent dans le film. C’est alors l’opinion et la réception des autres personnages de la musique du maître qui masquent ici son rôle métaphorique. Les concerts des Saint-Colombe deviennent réputés. Pourtant ces leçons et ces concerts célèbres n’offrent pas la possibilité d’insister sur la signification que SainteColombe a liée lui-même à sa musique : « La musique est là pour parler sans les paroles. » Elle est là pour réveiller les morts et à la fin du film, Marais y ajoute que « [la musique est] un petit abreuvoir pour ceux que le langage a déserté. » Enfin Sainte-Colombe a trouvé quelqu’un qui est assez ouvert pour écouter ce qu’il a à dire. Marais a fait un tel progrès mental qu’il peut expliquer ce que la musique signifie selon lui. La question de Marais qui suit à cette conversation « puis-je vous demander une dernière leçon ? » précède une deuxième question, de Sainte-Colombe cette fois : « puis-je tenter une première leçon ? ». Grâce à ces conversations, la signification de la musique devient finalement claire, et ainsi nous avons enfin une image complète de la thématique. Là on trouve le noyau de ce film. Toutes les autres apparitions et opinions semblent troubler cet aspect. Le plus important dans ce cadre, c’est que la musique centrale arrive à entourer les processus émotionnels et qu’elle peut ainsi remplir une fonction dans la communication des émotions dans l’intrigue. Dans le tableau ci-dessous s’affichent toutes les apparitions de la musique dans les films. Elles se limitent à une vingtaine par film. Pour chaque apparition nous nous sommes posé la question « est-ce qu’il est question ici de la musique centrale ou non ? ». Une telle analyse permet d’indiquer certaines différences entre les films, qui nous expliquent la structuration de l’intrigue. C’est dans l’intrigue où nous avons trouvé la plupart des similitudes entre les films. Dans les apparitions musicales nous ne retrouvons néanmoins pas exactement les mêmes structures pour les trois films, mais une tendance générale se révèle bien grâce à cette première analyse. 22 Tableau 1 l’apparition musicale Apparition musicale 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 Bleu T.M.D.M Gadjo d. + + + + + + + + + + - -->+ + + + + + + xxx xxx + + + + + + + + + + + + + + + + - --> + + + - --> + + - Tableau 1 : Les apparitions musicales sont de durées différentes dans les trois films. + signifie ‘musique centrale’ - signifie ‘autre musique que musique centrale’ - --> + signifie ‘transition de musique non centrale à musique centrale’ xxx signifie ‘pas d’apparition’ Les apparitions varient en longueur et en importance dans l’intrigue. Dans Bleu et Tous les matins du monde, la première fois qu’il y a de la musique sur la bande sonore du film, c’est la musique centrale, contrairement à Gadjo dilo, où la première apparition musicale n’est pas celle de Nora luca. Cela permet d’indiquer une différence au niveau de l’intrigue qui est structurée différemment dans ce dernier film, par rapport aux deux autres films. Le père de Stéphane est déjà mort avant le début de l’intrigue. La perte, le point de départ des trois intrigues précède donc l’intrigue dans Gadjo dilo alors qu’elle est montrée explicitement au début des deux autres films. Néanmoins, on ne l’apprend que plus tard dans le film. Cette différence implique immédiatement un changement dans la musique du film. La métaphore musicale est ici moins vitale pour la poursuite du film, parce que le protagoniste a déjà dépassé la première phase après la perte de quelqu’un. Une autre caractéristique que nous remarquons dans tableau 1, c’est que les apparitions de la musique centrale ne sont jamais isolées. Il y a toujours une chaîne de plusieurs 23 apparitions. C’est aussi la répétition de la musique centrale qui le rend si important dans le film. Dans Gadjo dilo, ces chaînes se concentrent sur le début et la fin du film. Dans les deux autres films, il se passe la même chose, mais avec des chaînes plus longues. Comme l’introduction de l’intrigue dépend pour une grande partie de la musique centrale, cette musique doit apporter une valeur émotionnelle, et nous pouvons déduire du tableau 1 que la structuration de l’intrigue dépend surtout de deux interventions émotionnelles importantes qui se trouvent au début et à la fin de l’intrigue. Dans le tableau 2 ci-dessous, les résultats du tableau 1 donnent une structure approximative de l’intrigue des trois films: + x x x x x 1 2 3 4 x 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 x x x - x x x x Tableau 2 : + signifie ‘musique centrale’,- signifie ‘autre musique que musique centrale’. Les numéros correspondent aux apparitions musicales dans tableau 1 et dans les annexes 1, 2 et 3. La musique centrale apparaît surtout dans les premières et dernières séquences musicales du film. Seulement pour Tous les matins du monde , la musique centrale revient aussi au milieu de l’intrigue. Pour les trois films le modèle approximatif est donc pareil en ce qui concerne la présence d’une partie perceptive et affective de la musique centrale. Là où la musique qui accompagne les images est ‘additionnelle’, par opposition à la musique centrale, il s’impose une pause dans les événements émotionnels. Dans une séquence de Bleu (38.4639.55, apparition numéro 9 dans les tableaux), la combinaison de la musique additionnelle et des images fait que la protagoniste peut se recharger pour affronter une autre vague d’émotions qui s’approche. Il semble alors que la musique centrale s’est absentée pour cette occasion. Dans cette séquence un musicien joue de la flûte dans la rue et attire l’attention de Julie. Elle écoute la musique, assise sur un banc, en plein soleil. Pendant que la musique continue hors-champ, les images montrent une vieille femme qui jette une bouteille dans un conteneur à verre. La place de cette séquence dans l’intrigue n’est pas claire dès le début. Julie a l’air de suivre la vieille dame, mais dans le plan qui suit elle a les yeux fermés. Son visage porte une expression heureuse, le soleil, les couleurs blanches et la musique font oublier la situation 24 pénible dans laquelle elle se trouve. Comme il ne s’agit pas ici de la musique centrale, la musique additionnelle met l’intrigue à l’arrière plan pendant une brève pause significative. Le moment de pause est marqué visuellement par deux fondus au blanc. Après plusieurs fondus au noir dans le film, ces fondus ont un effet éblouissant, en combinaison avec le beau temps et le sourire de Julie. Après le premier fondu, le plan de la dame a été repris. Ce plan se fait suivre par un deuxième fondu, et une reprise de Julie en gros plan. Les plans sont liés par des raccords sur la bande son : la musique additionnelle continue pendant toute la séquence. Les coupes franches et les fondus au blanc ne changent rien au progrès de cette séquence, mais la séquence entière fonctionne comme une pause dans l’intrigue du film. Le fait que, pour un instant, Julie n’est pas confrontée aux souvenirs de l’accident, donne un effet de décontraction à l´intérieur du contenu du film. Dans Gadjo dilo, la musique centrale du film n’est pas si fréquente que dans les autres films. Les événements qui se déroulent entre l’introduction de la thématique au début du film et la solution à la fin du film sont généralement accompagnés par d’autres chansons gitanes. Dans les apparitions nombreuses de la musique additionnelle, la structure de tableau 2 est toutefois respectée. Comme dans Bleu, ces séquences ne jouent pas de rôle décisif pour l’intrigue. Bien au contraire, la musique additionnelle met au premier plan les problèmes de tous les jours chez les gitans qui accueillent le protagoniste. Le contenu d’une chanson que Stéphane enregistre pendant son voyage, parle d’un événement local. L’apparition de cette musique à ce point du récit accentue la situation des gitans en général et de ce fait elle met en arrière plan l’intrigue centrale du film. La musique additionnelle influence bien l’ambiance dans laquelle le film se déroule, mais l’intrigue centrale disparaît brièvement du champ d’intérêt. Dans Tous les matins du monde , la musique additionnelle réalise également une pause dans l’intrigue centrale. Contrairement à la protagoniste de Bleu, Monsieur de SainteColombe désire vivement retrouver le passé. Le film entier est basé sur cette intrigue et dans ces rares moments où la musique, qui accompagne les images, n’est pas la musique centrale, l’énergie de l’intrigue se voit renouvelée. Dans la séquence où Marin Marais dirige l’orchestre royal, la musique est si différente qu’elle réanime l’énergie du film. C’est le même procédé que dans la séquence de pause dans Bleu, mais sans les effets visuels. Une façon de détourner l’attention des spectateurs et des personnages de l’intrigue centrale réside donc dans l’utilisation de la musique additionnelle. Les mouvements brusques du personnage dans cette séquence prouvent la présence de cette énergie retrouvée. 25 Dans les trois films, la musique additionnelle crée un rythme dans lequel l’intrigue centrale passe en arrière plan. Ainsi, le début de Bleu se caractérise par le rythme qui s’y installe. Dans The films of Krzysztof Kieslowski, the liminal image (2004), J. G. Kickasola insiste sur le rythme dans ce film: « [In the beginning] no music is playing, but the genius of the sound design is its marvelous rhythm. All natural sounds […] beat a consistent steady time. » (2004 : 265) C’est grâce à ce rythme que le film continue. Le moment où ce rythme est cassé est significatif. Les indices sonores préparent à une collision, l’événement qui détermine le point de départ de l’intrigue. Au moment où le son disparaît complètement, juste avant la collision, Kickasola remarque également une réaction émotionnelle à cause de ce changement de rythme : « The sudden halt in the fate rhythm is terrifying. » (2004 : 266) C’est le rythme qui donne des indices en ce qui concerne l’ambiance du film. Elle prépare à ce qui va suivre. Cet effet d’attente, préparée par le rythme, aide à structurer l’intrigue. Là où le film répond à l’attente qui a été créée, la musique centrale apparaît. Tous les matins du monde se caractérise par excellence par un rythme continu et lent. Comme la structuration que nous avons constatée dans les tableaux ci-dessus est légèrement différente pour ce film, les deux types de musique (centrale et additionnelle) apparaissent l’un après l’autre. Les apparitions de la musique variable crée un rythme qui prépare à la fin de l’intrigue. Pourtant, le suspense dans ce film est moins important et moins évident que dans les deux autres films, ce qui est une indice fataliste qui résonne dans la musique, dans l’intrigue et dans les émotions. Dans Gadjo dilo, l’absence de la musique centrale au milieu de l’intrigue ne casse pas le rythme que cette musique avait établi au début. Les événements dans cette partie de l’intrigue sont très divers, mais le rythme est progressif. Il fonctionne comme force qui stimule l’intrigue à progresser. La musique adopte le même rythme, les apparitions de la musique additionnelle sont brèves et similaires, mais déconnectées de l’intrigue centrale. Nous pouvons conclure que la musique additionnelle, qui apparaît dans les trois films, ne joue pas de rôle dans l’intrigue du film, mais contribue à un autre niveau à la structuration et l’ambiance dans laquelle l’intrigue peut se dérouler. Cette musique additionnelle apparaît surtout entre les séquences importantes des films, ce qui implique beaucoup moins de représentations concrètes, alors que la musique centrale semble recopier en audio l’intrigue centrale du film. 26 4.2 La musique centrale et l’intrigue Les apparitions de la musique indiquent déjà qu’il y a un lien entre la musique et l’intrigue. Il y a un modèle qui revient dans les trois films, qui se base strictement sur la forme et l’apparition musicale. Puis la musique assure le rythme des films et représente avec les images une diégèse dont elle fait partie, sous forme d’acteur. La structuration que nous avons trouvée en distinguant la musique centrale de la musique additionnelle, peut être approfondie à l’aide d’une analyse de la musique à l’intérieur de cette diégèse. C’est l’apparition de la musique à ces points de l’histoire où son rôle métaphorique est approfondi, qui nous aide à trouver une réponse à la question centrale de ce travail : comment l’équilibre entre musique, l’intrigue et l’émotion engendre-t-il l’effet d’attente, qui existe dans les trois films. Dans ce qui précède, nous avons démontré que la musique centrale des films du corpus est surtout présente au début et à la fin de l’intrigue des films. ce n’est pas la première chanson dans Gadjo dilo, mais la première apparition de la chanson précède la pause au milieu du film, et dans Tous les matins du monde, la musique centrale revient plusieurs fois dans l’intrigue, aussi entre le début et la fin. Pour analyser le rôle de la musique centrale pour représenter l’intrigue, nous tenons à analyser l’aspect filmique auquel elle se réfère. La musique est censée représenter quelque chose. Les apparitions donnent déjà une indication de la structuration de l’intrigue, mais n’expliquent pas pourquoi les films portent sur la musique. Comment la thématique des films et la musique centrale se complémentent-elles dans le film ? Pour pouvoir répondre à cette question, nous devons analyser la diégèse des films. C’est une représentation qui ne suit pas forcément la réalité, comme c’est le cas pour la mimesis, mais la diégèse peut aussi résumer une partie de l’intrigue. La différence entre ces deux aspects filmiques est que la diégèse est la façon de raconter ce qui se passe alors que l’intrigue est le sujet de la diégèse. Le fait que cette différence place la création d’attente aux deux niveaux est une preuve de l’équilibre que nous avons utilisé pour cadrer la question centrale. Une caractéristique que nous commenterons pour classifier la musique dans ces films est la fonction diégétique qu’elle peut avoir. La musique peut avoir une place dans l’intrigue (intradiégétique) ou hors de l’intrigue (extra-diégétique). Quand elle est intra-diégétique les personnages peuvent la mentionner explicitement, ce qui n’est pas le cas lorsqu’elle est 27 extra-diégétique. Dans ce cas elle accompagne le film à un autre niveau. La musique ne se mêle pas explicitement dans l’intrigue et mais elle fait engendrer l’ambiance dans laquelle le film se déroule, sans intervenir comme acteur. La différence entre la musique intra- et extradiégétique est très stricte, et de cette façon, elle fonctionne ici comme un outil théorique. Dans le cinéma, comme dans la littérature, la différence entre les aspects narratifs intradiégétiques et extra-diégétiques sont deux extrémités de la même ligne. L’apparition de la musique peut changer d’intra-diégétique à extra-diégétique et vice versa. Il se peut aussi qu’une apparition de la musique centrale intervient de façon extra-diégétique et dans une séquence qui suit la même musique devient intra-diégétique, parce qu’un des personnages la mentionne explicitement. Chion définit la différence entre la musique intra- et extra diégétique comme suit : « Il y a très fréquemment passage de musique d’écran (intradiégétique) à musique de fosse (extra-diégétique), collaboration de l’un à l’autre, et souvent jeu avec l’interprétation du spectateur, amené à prendre pour musique de fosse ce qui s’avèrera rétroactivement être une musique d’écran, etc.., et à émettre des hypothèses variables. » Chion (1995 : 190). Cette confusion d’hypothèses nourrit l’incertitude qui à sa place crée l’attente dans le film. Dans les trois films la répartition intra- et extra-diégétique a été analysée et les résultats ont été visualisés dans le tableau 3 ci-dessous. Tableau 3 Les séquences musicales 28 séquence 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 Bleu centrale + + + + + + + + + + - -->+ + + + + + + xxx xxx Diégétique + - --> + + --> + - -->+ - -->+ + xxx xxx T.M.D.M centrale + + + + + + + + + + + + + + Diégétique + + + --> + --> + --> - --> + + - --> + + + + + + - --> + + --> + + Gadjo d. centrale + + - --> + + + - --> + + - Diégétique + + + --> + --> + + + + + + --> + + + + - Tableau 3 Une reprise de tableau 1 avec le statut diégétique des apparitions. Dans la colonne ‘Diégétique’ : + signifie musique intra-diégétique - signifie musique extra-diégétique Dans le tableau ci-dessus, les apparitions de la musique intra-diégétique ne suivent pas la structure qui s’est avérée lors de l’analyse de la musique centrale et de la musique additionnelle. Certaines caractéristiques diégétiques de la musique sont uniformes dans les trois films de notre corpus. Quand la musique se transforme d’intra-diégétique en extradiégétique, le lien avec l’intrigue devient plus abstrait. Dans les trois films nous rencontrons ces transformations d’intra- en extra-diégétique. Dans ces cas, l’incertitude de ce à quoi nous pouvons nous attendre est plus importante. Les interprétations possibles sont devenues plus nombreuses, parce que les personnages ne déterminent pas le sens de la musique pour eux- 29 mêmes. Par contre, s’ils le concrétisent, comme dans Tous les matins du monde : ‘la musique me permet de revenir dans le passé’ (1.21.40 – 1.26.00) ils mettent des limites à la liberté d’interprétation de la musique. Alors l’incertitude de ce que peut signifier la musique est moins grande, et l’attente est moins activée dans ces cas de diégèses variables. Dans Gadjo dilo, c’est grâce à la musique centrale que nous pouvons relier le protagoniste à son père qu’il a perdu. La musique devient alors une représentation d’un personnage. Mais les événements dans le film montrent qu’elle peut également représenter la culture d’un pays, en l’occurrence la Roumanie. Comme la musique dans Bleu fournit un lien avec le passé qui n’est pas agréable pour la protagoniste, Julie essaie de s’en débarrasser. Dans ce cas, la musique représente plutôt le temps du passé. Ce sens de la musique dans Tous les matins du monde est au début réservé exclusivement à Sainte-Colombe. Il est le seul à y trouver un refuge. Pour lui, la musique représente avant tout une sécurité conservatrice, un moyen d’accéder au passé, à l’époque où sa femme était encore vivante. Ces exemples montrent que la musique peut représenter un personnage, une culture, une action ou une problématique. De plus, selon Nasta, la musique est capable de faire continuer la narration dans un film. (1991:51) Cette constatation nous permet de poursuivre l’analyse des apparitions intra- et extra-diégétiques, parce que c’est la narration, la façon dont l’intrigue est racontée, qui donne des indices sur le rôle de la musique. Pour lier la musique centrale à l’intrigue, nous nous servons d’outils concrets, les sons et les images, et d’outils abstraits, les émotions et l’ambiance. La technique, qui a été étudiée dans le cadre historique des théories, rend nécessaire une organisation du monde fictionnel du film, comme l’ont montré les théories de Bordwell et Burch. Le lien direct entre l’intrigue et la musique est une des caractéristiques revient directement dans l’approche cinématographique du metteur en scène de Gadjo dilo, Tony Gatlif : « La musique devient le film, elle est dans l’histoire. Elle n’est pas ajoutée au film, elle est le film. Elle ne bouffe pas l’image mais l’image ne la bouffe pas non plus. » (2004) C´est surtout dans les séquences qui contiennent la musique centrale que cette analogie s’impose. Dans Tous les matins du monde, nous nous apercevons de la même liaison, et dans Bleu, le lien entre la musique centrale et l’intrigue est également plus significatif que les autres apparitions musicales. Dans son analyse de l’œuvre de Kieslowski, J.G. Kickasola insiste surtout sur l’image dans les films de Kieslowski, et il consacre peu d’attention à la partie sonore de l’œuvre. Le fait que l’intrigue de Bleu se base sur un thème musical limite son approche. Dans sa description de la thématique, il ne peut que commenter le lien entre les deux éléments significatifs « [Trois 30 Couleurs Bleu] is an incarnation of grief: its unwieldiness, lulls, rhythms, frightening unpredictability, bursts of aggression, nebulous sense of time, and utter emptiness. The film is a requiem composed in images. » (2004 : 264) Rien que le choix de ses mots indique qu’une analyse de Bleu nécessite aussi un regard sur la combinaison du son et de l’image. L’analyse de Marek Halthof fait preuve de ces mêmes caractéristiques. Il insiste dans The Cinema of Krzysztof Kieslowski (2004) sur la même structure thématique dans Bleu: « Almost the whole story of Julie’s mourning and healing is told visually, with the help of Music, sound effects and effectively used blocks of silence. » (2004 : 129) Tout comme Kickasola, Halthof a adopté un point de vue visuel pour son analyse, mais il ne peut se priver de signaler le rôle de la musique et du son. Dans Bleu, l’intrigue s’exprime aussi dans la combinaison des images et la musique, tout comme dans les autres films du corpus. La séquence où Julie vient chercher une partition de son mari après l’accident en est un bon exemple. Elle suit la partition de sa main, et ces images sont accompagnées du chœur en question. Dans ce cas, la musique n’est ni intra- ni extra-diégétique, mais elle se trouve entre les deux possibilités, donnant l’occasion d’interpréter le rôle de la musique de plusieurs manières. Il se peut que Julie, qui connaît le chœur, l’entende jouer mentalement. Nous ne savons pas si elle entend la musique en voyant les notes, mais cette synesthésie est possible, parce que l’origine de la musique n’est pas claire dans cette séquence. Si la source de la musique était dans le champ, cette considération ne serait pas prise en compte. Quand elle jette la composition (écrite) dans une benne à ordures, nous voyons que la partition est détruite dans le camion. La musique se dégrade en même temps en effets sonores, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. La destruction s’exprime donc aussi bien à travers les images que par la musique. Une façon de changer le focus des images vers la musique est simplement d’éliminer les images. Dans Bleu, Kieslowski utilise de nombreux fondus au noir de dix secondes ou plus, pendant lesquels la musique continue à jouer. Ainsi la musique vient au premier plan. Un autre exemple où la musique aide à réaliser une pause dans l’intrigue se trouve dans la séquence où Julie reçoit la chainette qu’elle a perdue après l’accident. Elle interrompt Antoine, qui l’a trouvée, avant qu’il ne puisse raconter les détails de l’accident. Un fondu au noir suit cette décision de lui couper la parole. L’effet de ce fondu au noir est contraire à la pause signifiante analysée ci-dessus. Après cette pause dans le film, Julie s’excuse pour son ‘non’ violent. Il y a une reprise de ce que nous avons vu avant le fondu au noir. Dans cette pause, avec une reprise de la musique centrale, la protagoniste est de nouveau confrontée à 31 l’accident. C’est le début de l’acceptation, le retour à la vie de tous les jours. La musique, qui fonctionne ici comme leitmotiv relie cette séquence à l’intrigue. Bleu est un film dans lequel la musique de Patrice ne cesse d’intervenir au moment où le lien avec le passé s’impose logiquement. Si, dans un premier moment, les bruits et le rythme et la musique apparaissent sans les images, l’interprétation de la séquence est plus libre qu’au moment où les images entrent dans la séquence. A ce moment-là, le sujet est concrétisé, et par conséquence, la musique y est superflue et disparaît aussitôt. Entre l’accident et l’hôpital, il y a un bref fondu où la musique est en effet absente. Cette transition dans l’espace et dans le temps ne nécessite pas de préparation. Cet exemple montre exactement l’effet que la musique peut engendrer dans l’intrigue. Dans la séquence où une journaliste vient voir Julie, la musique crée un certain suspense et donne encore lieu à plusieurs interprétations. La séquence est coupée en deux par un fondu au noir d’environ dix secondes qui est accompagné et précédé de la musique du concert. Après le « bonjour » de la journaliste, la musique se met au premier plan et fait un crescendo, alors que l’image disparaît en fondu au noir. Dans la séquence (1.09.30 – 1.11.30) où Julie apprend que son mari a eu une maîtresse, un autre fondu au noir suit la question d’Olivier : « Qu’est-ce que vous voulez faire ? » Julie a apparemment de grandes difficultés à y répondre et cette difficulté est encore accentuée par l’intervention brusque de la musique. Elle repart aussi brusquement qu’elle est arrivée. Ce procédé technique semble permettre un instant de réflexion pour Julie et établit de nouveau un lien avec l’accident, le passé, et l’intrigue centrale. Ce n’est qu’après la reprise du plan que Julie répond à la question : « la rencontrer…» Les fondus au noir permettent de multiplier les interprétations possibles, elle pourra dire des choses comme « la tuer », « la confronter avec ses actions », « informer un avocat », etc., ce qui souligne la capacité de la musique centrale. C’est l’exemple par excellence d’une création d’attente. Comme spectateur, on veut savoir ce qu’elle va dire. Dans Tous les matins du monde, le même procédé technique relie les images à la musique. Dans ce qui précède, nous avons remarqué que les différents raccords entre des plans mettent l’accent sur la musique, ou sur l’image. Vu que les interventions musicales sont très longues dans ce film, le rôle de la musique varie pendant les différents raccords. Ce n’est pas la musique qui se transforme, mais ce sont les images qui influencent la perception de la musique. Dans la séquence du début (0.00 – 5.55) la musique est concrète au moment où l’instrument est visible. A partir du moment où l’instrument disparaît du champ visuel, la 32 possibilité que la musique est là pour d’autres raisons 12 est plus probable. Quand la source de la musique est visible, dans le champ, il n’y a qu’une constatation possible : la musique vient de cette source, elle est simplement là, ce qui réduit le nombre d’interprétations et l’incertitude sur le sens de la musique. Pour que l’attente soit plus importante, la musique doit être extra-diégétique et hors-champ. Pour éviter des problèmes théoriques dans cette analyse, nous déterminerons de façon stricte la différence entre la musique intra et extra-diégétique. Comme nous pouvons parler de la même musique, qui peut apparaître deux fois de façon complètement différente, il est nécessaire de bien cadrer cette division. D’une part une apparition musicale intra-diégétique peut fonctionner comme acteur dans l’intrigue, d’autre part la même musique mais extradiégétique peut fonctionner hors l’intrigue comme moyen de communication d’un cadre émotionnel et d’une ambiance. Ces caractéristiques de la musique se présentent dans les trois films de notre corpus. Quand la musique se transforme d’intra-diégétique à extra-diégétique, il n’y a plus de certitudes de ce à quoi nous pouvons nous attendre. Les possibilités sont devenues plus nombreuses qu’avant ce changement. Le contraire se produit également, lorsque la musique passe d’une apparence extra-diégétique à une forme intra-diégétique. Dans ce cas la source de la musique est montrée dans le plan qui suit et devient donc plus concrète à ce moment là. Le début de Gadjo dilo en est un exemple. Dans les dix premières minutes nous le suivons dans un paysage glacé à son voyage à travers la Roumanie et nous n’entendons que le bruit de ses pas. Après une coupe franche, nous voyons Stéphane qui se trouve au milieu de la route et nous entendons une chanson. Une chanson extra-diégétique commence à jouer et Stéphane se met à danser au milieu de la route déserte. Suivant la musique extradiégétique, il tourne en rond. La source de la musique, et le lien avec le récit ne sont pas clairs à ce point dans le film. Il n’est donc pas évident de distinguer strictement les apparitions de la musique. La chanson n’est pas intra-diégétique, mais le protagoniste suit la musique avec ses mouvements. La musique intra-diégétique se présente lorsque le protagoniste se trouve sur la route glacée. Devant lui, une charrette remplie de filles se met sur la route. Quand Stéphane demande aux filles si elles connaissent des musiciens, elles commencent tout de suite à chanter. Cette musique est à l’intérieur de cette intrigue, et fixée sur ce qui se passe dans la séquence. Il n’y a pas question de la même liberté Par exemple une mise en place d’une ambiance, ou une indication de la réaction ‘idéale’ des spectateurs, la façon dont ils devraient interpréter l’événement. 12 33 d’interprétation que dans la première séquence. Cette musique n’invite pas autant à proposer une interprétation que celle de la séquence d’ouverture. Dans Bleu, le concert pour l’Europe que le mari de Julie était en train de composer, revient dans toutes les formes, intra-diégétique et extra-diégétique, en tutti d’orchestre ou en solo, joué par un violon ou par d’autres instruments. A part ces mélodies, il y a aussi la musique de la rue ou de la télévision, qui n’a pas un lien direct avec le concert ou avec l’intrigue. Dans la séquence où Julie écoute la musique du flûtiste dans la rue, la source est explicitement présente. Cette apparition de la musique exclut d’autres interprétations que celle que l’on aperçoit. La séquence où Julie et Olivier travaillent ensemble à la composition de Patrice est une séquence où la musique se transforme d’intra-diégétique en extra-diégétique et vice versa. Les deux personnages jouent du piano, mais en même temps les groupes d’instruments qu’ils ajoutent à la partition (écrite) interviennent directement dans la bande sonore. Les sons d’un orchestre accompagnent la séquence. Lorsque Julie fait des corrections, la musique change tout de suite. Elle les fait explicitement : « au lieu du piano…une flûte ». Ces changements sont directement mis en pratique. Dans cette séquence, la musique n’est pas purement intra-diégétique, parce qu’il n’y a pas d’orchestre dans le salon où ils travaillent, mais la musique n’est pas purement extra-diégétique non plus, parce qu’ils jouent du piano de temps en temps. Dès que les sons de l’orchestre interviennent, on a l’intention d’y ajouter une signification plus abstraite sans qu’il y a un raison de le faire à ce niveau. Cela montre donc explicitement que l’attente est nourrie par le son et par des incertitudes dans l’intrigue. Dans Tous les matins du monde la même situation se manifeste aussi : Le passage entre la première séquence et la musique que joue Sainte-Colombe est un raccord dans la bande son. La musique commence dans sa forme extra-diégétique et se transforme en musique intra-diégétique. Marais explique dans son rôle de narrateur pour quelle occasion il joue ici, au chevet de son ami. Au début la musique accompagne de façon extra-diégétique l’histoire que Marais est en train de raconter. 34 M.M. «Je ne vaux rien… J’ai ambitionné le néant, j’ai récolté le néant. Du sucre, des louis… et la honte. Lui… il était la musique. Il a tout regardé du monde avec la grande flamme du flambeau. Je ne suis pas venu au bout de son désir. (*1) J’avais un maître… les ombres l’ont pris. (*2) Il s’appelait monsieur de Sainte-Colombe.» (4.50 – 6.00) Au moment de l’astérisque (*1) la musique commence à jouer. Le deuxième astérisque (*2) représente le moment où la musique devient intra-diégétique. Après ce raccord coupe franche sur la bande images, la viole de Sainte-Colombe apparaît comme la source de la musique. C’est ici que la fonction de la musique est moins générale : elle ne sert plus à accompagner les paroles, mais elle obtient un rôle dans l’intrigue. La musique continue, mais elle redevient extra-diégétique. Ce changement donne encore une fois lieu à une multiplication d’interprétations possibles. La musique est reliée à l’événement de la mort lorsqu’elle est intra-diégétique. Si elle devient extra-diégétique, l’interprétation est moins concrète. Les apparitions de la musique peuvent alors se transformer, et concrétiser ou déconcrétiser la séquence dans laquelle elles jouent un rôle. Dans ce qui précède, nous avons vu qu’une présence extra-diégétique de la musique aide à déconcrétiser l’intrigue. La musique ajoute ainsi des lectures différentes à une séquence. Les interprétations d’une séquence qui contient de la musique extra-diégétique sont plus variées que celles d’une séquence où la musique est intra-diégétique. Cela engendre un effet d’curiosité, ce qui montre que l’attente dépend de la forme de la musique. 4.3 La structure et les séquences émotionnelles Si nous poursuivons ce point de vue pour les films de notre corpus, nous pouvons déjà signaler les points forts de l’intrigue qui nécessitent un appui musical pour bien poser l’intrigue. La première analyse a montré que la musique centrale figure surtout dans les premières et dernières séquences musicales du film. La deuxième analyse a montré que la musique apparaît dans ces phases sous différentes formes : intra- et extra-diégétique. Dans les théories de Smith (2003) et de Nasta (1990) c’est le message que les films transmettent, qui joue un rôle primordial. La musique contribue au contenu de ce message, mais comme ce n’est à la fin du film que le message soit complet, la musique n’arrête pas à donner des indices qui stimulent l’attente des spectateurs auprès du film. Dans la conclusion de music as source of emotions in films (2001), Annabel Cohen, prend les émotions comme point de départ et elle y relie la musique. « Les émotions caractérisent la musique, et la musique caractérise le film entier [y compris la structure émotionnelle]. Il est (…) important d’analyser objectivement la structure que les émotions mettent en place. » (Cohen, 35 2001 :267) Pour que l’intrigue s’installe dans les films de notre corpus, la musique centrale s’avère toutefois nécessaire. Comme nous l’avons constaté dans le cadre historique des théories, une approche qui révèle une construction émotionnelle permet d’établir un lien entre les indices musicaux et les indices narratifs. Ainsi, l’approche ‘mood-cue’ de Greg M. Smith (2003) montre comment un film arrive à transmettre une ambiance (mood) dans laquelle l’intrigue du film peut avoir lieu. Les indices qui réalisent l’introduction de l’ambiance peuvent être de brefs instants émotionnels forts, ou de longs processus, minutieusement planifiés, qui mènent à un climax. L’idée de base de la théorie de Smith est qu’une ambiance diffère d’une émotion. Une ambiance équivaut dans cette approche à l’attente pendant une longue durée. L’attente devient de plus en plus concrète, le film donne de plus en plus d’indices pour augmenter la tension. Les processus qui jouent dans les intrigues mènent à un but, et la façon dont le protagoniste atteint ce but est structurée autour de l’attente. C’est l’attente et la façon dont les éléments ralentissent ou accélèrent accomplissement de ce à quoi on s’attend, qui fait qu’on continue à regarder le film. Une mauvaise construction d’attente peut signifier une manque d’intérêt des spectateurs, et une limite au succès possible du film. Les relations entre les personnages principaux assurent un effet émotionnel fort dans l’intrigue des films. Elles évoquent des émotions importantes qui influencent les actions qui suivent, et ainsi, elles aident à structurer la narration des films. Le plus important est le fait qu’un des deux personnages dans ces relations est mort, ce qui crée un point de départ négatif. Par conséquent, l’attente créée est que au cours du film, les personnages se sentiront mieux. Les coups émotionnels que les relations peuvent causer aident à visualiser l’ambiance du film. Les relations qui n’ont pas un lien direct avec l’intrigue, aident également à structurer l’ambiance. Les séquences que nous analyserons ci-dessous sont les premières et dernières séquences qui représentent la musique centrale dans les films du corpus. La première analyse nous a guidés vers ces phases dans l’intrigue. Pour démontrer en quoi consiste la métaphore musicale, et à quel point la musique contribue à l’intrigue, ces phases sont indispensables. L’attente et l’incertitude que les films transmettent, sont les facteurs les plus importants dans ces parties des films. Puis les apparitions musicales diffèrent aussi en ce qui concerne leur valeur diégétique. 36 L’intrigue et la structure émotionnelle de Gadjo dilo sont construites autour d’un climax. Adriani, le fils d’Izidor, revient dans le bar du village pour provoquer ceux qui l’ont fait arrêter. Quand un villageois le traite de ‘maffioso gitan’, les visiteurs du bar ne supportent plus la tension et la situation se déchaîne complètement. Adriani s’enfuit, se cache dans le village gitan. Furieux, les gens démolissent le village et le brûlent après, tuant Adriani dans les flammes. C’est le début du climax du film. Cet événement évoque une réaction dans les séquences qui suivent. Stéphane et Sabina reviennent de la forêt, pas loin du village. Quand ils voient ce qui reste du village, Sabina commence à pleurer et Stéphane essaie de la réconforter. Les sanglots forts de Sabina rendent la musique encore superflue ici. Cela change quand elle voit le corps brûlé d’Adriani, dans ce qui reste de la maison. La confrontation avec la mort de ce membre du clan a un effet plus spécifique que la vue du village brûlé. Au moment où Sabina a reconnaît Adriani, elle crie. Au même moment, la musique extra-diégétique entre dans le plan. Ce fait malheureux désigne introduit la fin de l’intrigue et l’attente de cette fin. Le couple va chercher Izidor pour le mettre au courant. Quand ils le trouvent il est en train de jouer une chanson avec le groupe à une fête. L’émotion de la séquence est déjà bien préparée par deux mood-cues : l’expression du visage de Sabina et la musique dans la séquence qui précède. Sabina pleure toujours, mais la musique suit un autre parcours pour arriver à la même ‘destination’ émotionnelle. Un raccord coupe franche dans la bande son et dans les images crée une pause. Dans le plan suivant Izidor qui se met à courir, pour s’éloigner de tout le monde. Synchroniquement, dans la bande son, il y a une reprise de la musique centrale au moment où Izidor quitte la maison. Quand Stéphane et Sabine sont entrés, nous voyons le visage de Stéphan en gros plan. Puis la musique change, sur la bande images il y a une coupe franche, et ici cette transition marque également un changement émotionnel de Stéphane. A ce moment là, le vrai climax de l’intrigue central aura lieu. La danse de Stéphane à la fin du film, près de ses cassettes enterrées, est une reprise de la danse du début, mais cette fois Stéphane a beaucoup de bagage émotionnel qui donne de la signification à la présence de la musique extra-diégétique. Bien que cette musique soit détachée du champ, elle est connectée au personnage. A l’aide de la musique centrale, nous comprenons que le protagoniste a retrouvé le sens de la musique que cherchait son père. Stéphane a pu exprimer ses problèmes et ainsi, il a pu franchir une borne dans sa vie et continuer une vie enrichie. C’est ce poids de la musique centrale que nous retrouvons 37 également dans les deux autres films. La structure émotionnelle avait préparé ce chemin, l’intrigue même a été dirigée vers ce point et la définition de la musique avait également répondu aux attentes. La fin de ce film égale la fin de trois structures, la musique, l’intrigue, et les émotions, regroupées par l’attente. Les relations qui reviennent dans Bleu ont une autre fonction que la relation entre Stéphane et Sabina dans Gadjo dilo. En rajoutant deux intrigues, une relation entre Olivier et Julie, et une relation secrète entre Patrice, le mari de Julie, et une autre femme, il y a deux pauses significatives dans l’intrigue principale du film. Suivant la théorie de Smith (2003), l’hypothèse que Kieslowski s’en est servi pour installer une ambiance et pour la maintenir, semble très probable. Même s’il dévie l’attention de l’objectif du film il y a plus d’espace pour aller jusqu’au bout de la thématique, parce que l’ambiance ne devient pas suffocante. Cela ne signifie pas que ces relations n’évoquent pas d’émotions. Surtout la découverte que son mari avait une maîtresse a été lourde pour Julie. Ces éruptions aident à donner une forme à l’ambiance du film, mais elles ne déterminent pas le processus. Elles forcent la protagoniste à s’occuper de ses problèmes. C’est la relation entre Julie et Patrice qui détermine les émotions transmises par la protagoniste. Dans une séquence après l’accident mortel, (8.30-9.14) Julie suit l’enterrement de son mari et sa fille. Elle entend la musique que l’on joue sur place. Au moment où un homme commence à parler du concert pour l’Europe, elle éteint la télévision. Nous pouvons suivre les mouvements de Julie et ce qui se passe sur le petit écran. En gros plan et en très gros plan nous voyons les mouvements du visage de Julie. Un visage qui devrait montrer la douleur d’une personne qui vient de perdre sa famille. Mais ce n’est pas le cas, nous n’apercevons pas plus qu’un long soupir et une lèvre qui tremble légèrement. A la mini-télé, nous voyons les cercueils, des musiciens et des close-ups des invités en deuil. La caméra est portée à l’épaule et en forte contreplongée un monsieur fait le discours funèbre. Pendant ses mots, il y a une reprise du plan de l’ensemble. La technique des caméras est mise en pratique pour bien transmettre une image triste. Cette caractéristique négative influence l’ambiance du film à ce point de l’histoire. Là où la protagoniste ne voit pas encore la solution, l’ambiance du film est plus constructive. Même si la négativité passe au premier plan à ce point de l’histoire, l’attente d’un long processus qui mène à l’acceptation est mise en marche. 38 La séquence (10.37–11.19) qui suit directement à la première séquence où apparaît la musique centrale (8.30 – 9.14), reprend la même musique, mais cette fois elle est jouée de façon plus forte et plus staccato. Elle accentue la transition à une autre phase du trajet de l’héroïne. Elle est assise à côté d’une fenêtre bleue, dont la couleur reflète sur son visage. Après un très gros plan du visage de Julie, qui avec une expression neutre, il y a un raccord coupe franche. La séquence qui suit commence par un plan général d’un immeuble. Dans la composition du plan, la couleur bleue de la fenêtre attire directement l’attention. Après un raccord dans l’axe, le spectateur est encore plus activé et le regard est clairement fixé sur la fenêtre. A côté, Julie fait un geste. Jusqu’à ce moment le spectateur a encore en tête la séquence chargée qui a précédé celle-ci. C’est un bon moment pour se reposer un instant. Pourtant la musique rompt brusquement avec cette pause. La même musique de l’enterrement accompagne l’image de Julie qui, surprise par la musique, se réveille soudainement. Complètement entourée de rayonnements bleus, Julie semble entendre la musique forte et staccato. Si la musique est le seul ‘mood-cue’, c’est à ce moment que l’émotion doit revenir dans le récit. C’est en effet le cas, mais vivement accompagné par le jeu des couleurs, qui aide à unifier les plans. Le bleu de la fenêtre et la musique forte se renforcent. Si les deux caractéristiques de la séquence sont interprétées comme des ‘moodcues’, elles contredisent toujours les traits émotionnels de Julie, puisque son visage a toujours une expression neutre. Les travellings de la caméra ne montrent pas le moindre indice d’émotion chez Julie. Elle a les yeux fixés sur la caméra, et autour d’elle les indices sont abondants, mais cela ne semble pas l’intéresser. Dans Tous les matins du monde, la signification de la musique se trouve dans le domaine des émotions. Dans le film, le relief émotionnel se développe, alors que la musique ne change pas. C’est la façon dont elle est transmise et comprise qui change. La mort de la femme de Sainte-Colombe a fait que le maître s’est mis à réfléchir sur l’essence de la musique. Enfermé chez lui, et dans la musique, il cherchait ce à quoi la musique se référait. Ce n’est qu’à la fin que nous nous apercevons de cette signification, au moment où Marin Marais comprend ce que son maître a voulu lui expliquer. Le film a été construit avec des ‘mood-cues’ qui assurent un effet d’attente qui crée ainsi un certain espoir auprès de l’intrigue. Le rythme lent du film, parfois accéléré par le narrateur, et aussitôt décéléré par la musique, mène tranquillement à la compréhension de la thématique. Comme le sens de la métaphore musicale à l’intérieur du film devient de plus en plus clair pour les personnages, les émotions de la musique qui est jouée dans la diégèse, donc intra-diégétique, reçoit également une valeur émotionnelle. Dans les premières séquences de ce film, cette musique 39 paraît gênante, alors qu’à la fin de l'intrigue, ces longs extraits de musique de la viole évoquent un sentiment de satisfaction. C’est à travers la musique dans l’intrigue, que nous nous identifions au protagoniste. La musique hors de l’intrigue y renforce la valeur émotionnelle déjà établie par la musique intra-diégétique. Dans une des premières séquences où Sainte Colombe joue de la viole tout seul dans sa cabane (12.30 – 15.20), sa femme lui apparaît. C’est un retour au temps avant la mort, une influence temporelle qui ne sert pas directement à structurer la poursuite de l’intrigue, mais qui a une signification plus descriptive et émotionnelle aux deux niveaux, intra- aussi bien qu’extra-diégétique. A l’aide de la théorie des ‘mood-cues’ de Greg M. Smith (2003) nous avons révélé une structure émotionnelle dans les trois films de notre corpus. La notion d’ambiance y joue un rôle primordial, parce qu’elle réunit les séquences émotionnelles et l’attente dans ces séquences. Le fait d’attendre, et de créer une structure à l’aide des ‘cues’ en même temps, fait que les films réalisent un climax. Les ‘cues’ dépendent des relations entre les personnages ou des confrontations inattendues avec la vie qu’ils mènent. Pour la mise en place de cette structure d’attente, les cinéastes se sont servis de la musique. Ces facteurs font que la structure émotionnelle influence en même temps les interventions musicales et l’intrigue des trois films. C'est à la fin la combinaison de la musique, l'intrigue, et les émotions, qui s’entre-influencent, qui fait que les films arrivent au bout de l’intrigue. C’est cette combinaison d’influences qui réalise une équilibre qui fait que la narration de ces films est convaincante. Le bilan acceptable entre la musique, l’intrigue, et les émotions, crée l’attente ou l’espoir chez le spectateur. C’est pur cette raison qu’il est tellement important de poursuivre les études cinématographiques dans ce domaine. Dans le tableau 4, le résultat de l’analyse de l’effet émotionnel des séquences musicales montre le même développement que nous avons retrouvé dans les autres séquences musicales. Autrement dit : le résultat de la première analyse des séquences musicales et le résultat de l’analyse émotionnelle est largement identique. Les films arrivent donc à jouer avec l’attention du spectateur. L’intrigue centrale passe du premier plan à l’arrière plan et vice versa, la musique emprunte le même parcours. Dans les trois films, il s’impose un bilan qui est respecté par les facteurs constitutifs. Généralement, le succès d’un film dépend de cet équilibre. 40 Tableau 4 l’apparition musicale et son effet émotionnel Apparition musicale Bleu 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 + + + + + + + + + + + + + Xxx Xxx T.M.D.M Gadjo d. + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + Les critères de cette dernière analyse dépendent de la théorie ‘mood-cue’ de Smith. Comme cette théorie est surtout basée sur la construction d’une structure émotionnelle des événements qui passent à l’écran, les séquences qui font explicitement preuve d’une valeur émotionnelle pour l’intrigue sont munies d’un (+), alors que les séquences qui ne font pas explicitement preuve d’une valeur émotionnelle sont pourvues d’un (-). Dans les trois films analysés ici, ce sont surtout des relations entre les personnages qui évoquent des émotions fortes. Le fait de ne pas savoir comment l’une des personnages va réagir aux actions de l’autre, rend la situation très intéressante pour l’effet d’attente. Les indices sont minutieusement planifiés pour coïncider avec l’attente générale que le film impose. En même temps cette attente rend possible la structure d’indices. Là où Julie découvre une relation secrète de son mari avec une jeune avocate, la musique centrale revient de façon extra-diégétique, c’est un changement important dans le processus émotionnel de Julie, et dans l’intrigue tous ces indices mènent forcément à une confrontation 41 avec la vie qu’elle subit. Le fait que cette confrontation est remise sans cesse, est le résultat des trois piliers analysés dans ce travail. Une conclusion pareille peut-on tirer du film Gadjo dilo, où les indices émotionnels sont également très significatifs. Lors d’une fête, Stéphane se rend compte que Sabina parle français. Cet indice peut être considéré comme un mood-cue, parce qu’il prépare à la rencontre des deux personnages. Ils se parlent de plus en plus et tombent enfin amoureux. La structuration des événements a renforcé en même temps le doute et l’espoir dans le film. Si cette relation ne détermine pas le but du film, ni le thème principal, elle aide à créer l’ambiance dans lequel les événements ont lieu. Nous avons constatés qu’elle peut mener à un but. La relation entre le protagoniste et Sabina aide à constituer l’attente qui fait que le film avance. Le cadre émotionnel dans lequel la thématique peut réussir dépend de cette attente. Dans Tous les matins du monde , une séquence explicitement émotionnelle se présente après que Marais ait joué devant le roi. Il se voit obligé d’arrêter les leçons chez Sainte-Colombe, qui, furieux pour cette méprise de la musique, refuse de lui enseigner. Si nous comparons la relation entre Marais et Madeleine qui remplace son père aux relations que nous avons commentées dans Bleu et Gadjo dilo, nous voyons que dans ce film, la relation commence dans une période dans laquelle ils sont très occupés de l’art de la musique. Le fait que c’est Madeleine qui enseigne crée du suspense dans le film. Marais apprend les techniques de la musique qui permettent de rapprocher son maître. Comme nous avons conclu ci-dessus, c’est l’effet d’attente qui est centrale dans l’équilibre entre l’émotion, l’intrigue, et la musique. De nombreux exemples de séquences sont explicitement émotionnelles et musicales, et influencent la poursuite de l’intrigue. La seule conclusion objective que nous pouvons tirer de cette séquence et cette relation, c’est que ces processus s’accomplissent simultanément. Les nombreuses conclusions subjectives possibles peuvent être analysées, mais ils dépassent difficilement le statut ‘subjectif’. Cela prouve l’importance de la conclusion objective de cette séquence de Tous les matins du monde. 42 5. Synthèse et Conclusion : « Ce qui demande à être compris, c’est le fait que les films soient compris. » Metz (1968 :145) Dans notre analyse il s’est avéré que la poursuite de l’intrigue des trois films dépend pour une grande partie de la compréhension de la musique. Ce rôle important de la musique se reflète dans la structure narrative des films, et aussi dans la structure émotionnelle des films. Le fait que la musique apparaît dans toutes les formes et à tous les niveaux filmiques complique l’analyse, parce qu’elle fonctionne non seulement comme accompagnateur des images, mais elle s’avère aussi plus dynamique que l’image. C'est-à-dire, la même musique peut être intra- et extra-diégétique, donc peut jouer un rôle à l’intérieur de l’intrigue et à l’extérieur de l’intrigue, sans changer de forme. Ce qui change, c’est la façon dont on la comprend. Cette conclusion paraît subjective, mais c’est la seule façon dont on peut expliquer le rôle dynamique des apparitions musicales qui accompagnent les images, et qui – en même temps – racontent une histoire elles-mêmes. La preuve de cette conclusion se trouve notamment dans les structures, qui apparaissent dans le réseau énorme d’un film. Dans les théories cinématographiques de Bordwell et de Burch, c’est la nature de ces structures qui les fait pencher vers une position différente. Les similitudes dans la structure narrative des trois films étaient significatives. Pour les trois films de ce corpus, surtout le début et la fin de l’intrigue ont été accompagnés par la musique centrale. Dans l’intrigue, les effets émotionnels les plus choquants se trouvent en effet au début et à la fin de l’intrigue. La perte d’un ami et le retour à la vie après la perte sont deux phases émotionnelles. Les événements qui ont lieu autour de ces phases sont importants, voire nécessaires, mais ils n’ont pas toujours un lien direct avec l’intrigue centrale, et de ce fait, ils ne sont pas toujours accompagnés par la musique centrale. En reliant les apparitions musicales à la structure de l’intrigue, j’ai montré que la musique joue un rôle dans le développement narratif de ces films. L’analyse a montré des similitudes qui devenaient de plus en plus importantes. La musique, l’intrigue et les émotions s’avèrent être des facteurs significatifs pour l’accomplissement du film, même sans s’influencer entre eux. La conclusion idéaliste d’une structure d’éléments interactifs en parfaite harmonie n’existe pas d’après ce que nous avons vu dans l’analyse. Ce que nous avons montré dans le présent travail, c’est que ce même but principal du film est atteint, si les facteurs se 43 présentent simultanément, même sans l’idée d’une parfaite harmonie. L’illusion d’une harmonie préfiguré qui détermine la façon dont ce système fonctionne est fausse. Cette conclusion dépend de l’attente qui est nourrie par tous les éléments respectifs du film. L’intérêt commun se reflète dans toutes les analyses que nous avons présentées dans ce travail. Tableau 5 résumé :la musique dans les films du corpus La musique 1 centrale /additionnelle 2 intrigue :intra/extra 3 émotions Fréquence + + + 20,3% - - - + 9,4% 23,4% + 6,3% + - - 10,9% 18,8% + 10,9% 0,0% La musique peut être insérée dans le champ et dans l’intrigue, ou elle peut dominer l’intrigue sans qu’elle apparaisse dans le champ. Ensuite nous passons à ce deuxième niveau où la musique peut apparaître dans la vie des personnages, elle fonctionne alors comme lieu de refuge, ou comme métaphore du passé. Enfin la musique peut structurer le relief émotionnel du film, en se référant à l’intrigue. Dans les trois films nous avons analysé ces possibilités et nous nous sommes rendu compte que la musique peut aussi être additionnelle (-), il y a des séquences où la musique ne fait pas directement partie de la vie des personnages (-). Dans ce cas, une réaction émotionnelle à la musique et le fonctionnement comme ‘mood cue’ est très probable (+). Par contre, les séquences où la solution est {- - -} sont absentes. Cela veut dire que: 1. Dans ce système la musique est active à trois niveaux. 2. La musique joue un rôle indépendant et en même temps identique par rapport à tous les autres éléments filmiques significatifs. 3. La musique est importante dans la construction de l’attente, tout comme l’intrigue et les émotions. 44 4. Les films contemporains de ce corpus ne peuvent se priver de la musique, sans que la structure de l’attente change. Ces observations ne peuvent mener qu’à une conclusion, et c’est que les trois caractéristiques que nous avons proposées, la musique, l’intrigue et les émotions, s’avèrent vraiment identiques en ce qui concerne le parcours qu’ils suivent, mais ils sont complètement uniques dans la façon dont ils arrivent à créer l’attente à l’intérieure d’un film. C’est pour cette raison que la reconnaissance de la musique dans la recherche cinématographique mérite d’être plus grande. La notion d’attente est le mot clef par excellence pour réunir ces domaines. Sans la réponse à la question « qu’est-ce qui va se passer encore ? », cette attente continue à passionner ; la musique, l’intrigue et les émotions ne font que renforcer cette passion. 45 Annexe 1 la musique dans Tous les matins du monde tous les matins du monde 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 0.00 - 1.55 2.35 - 3.30 5.40 - 7.10 7.30 - 8.10 8.20 - 10.05 12.55 – 15.20 16.33 - 17.00 18.00 - 19.25 21.00 - 23.45 30.00 - 30.20 31.24 - 34.00 39.21 - 40.48 41.00 - 42.20 43.05 - 43.53 55.05 - 58.30 1.00.50 - 1.05.55 1.09.10 - 1.09.20 1.10.55 - 1.13.10 1.14.00 - 1.15.52 1.21.40 - 1.26.00 1.42.20 - 1.44.33 1.45.30 – fin Diégèse + + + --> + --> + --> - --> + + - --> + + + + + + - --> + + --> + + Centrale + + + + + + + + + + + + + + Emo. + + + + + + + + + + + + + 46 Annexe 2 la musique dans Bleu Bleu 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 8.30 - 9.14 10.38 - 11.04 13.46 - 14.28 18.31 - 19.30 20.52 - 21.30 25.09 - 26.00 30.40 - 31.01 31.41 - 32.20 37.07 - 37.48 38.47 - 39.55 41.28 - 41.40 44.00 - 44.32 49.20 - 50.40 53.30 - 53.51 57.30 - 58.00 59.48 - 1.00.00 1.09.29 - 1.10.00 1.17.00 - 1.17.29 1.18.28 - 1.19.50 1.25.38 – fin Diégèse Centrale Emo. + - --> + + --> + - --> + - --> + + - + + + + + + + + + + - -->+ + + + + + + + + + + + + + + + + + + + 47 Annexe 3 la musique dans Gadjo dilo Gadjo dilo 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 1.25 - 3.07 4.37 - 5.00 10.04 - 10.33 19.05 - 19.30 27.37 - 28.45 40.31 - 43.15 44.33 - 45.00 47.28 - 47.46 48.29 - 49.55 53.30 - 54.30 1.03.15 - 1.05.20 1.05.30 - 1.06.30 1.09.30 - 1.15.30 1.18.50 - 1.19.37 1.20.39 - 1.21.09 1.22.48 - 1.23.51 1.25.38 - 1.26.30 1.29.10 - 1.29.35 1.29.35 - 1.30.49 1.30.49 - 1.32.30 1.34.36 - 1.35.00 1.35.17 – fin Diégèse + + + --> + --> + + + + + + --> + + + + - Centrale + + - --> + + + - --> + + - Emo + + + + + + + + + + + + + + + + 48 Bibliographie Références des films Gatlif, T. 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