Radicalisation djihadiste, radicalisation adolescente Serge Hefez

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Radicalisation djihadiste, radicalisation adolescente Serge Hefez
Radicalisation djihadiste, radicalisation adolescente
Serge Hefez, Psychiatre des Hôpitaux, Psychanalyste
Ma fille aînée, interne en médecine, prenait un pot au Carillon avec ses collègues de
l’hôpital Saint-Louis, en cette belle soirée du 13 novembre. Trop nombreux pour
s’attabler comme à leur habitude en terrasse, ils se sont résignés à s’asseoir au fond de la
salle. Avoir la vie sauve a tenu, ce soir-là, à de menus détails. Après la fusillade, après
avoir attendu la mort, recroquevillés sous cette table du fond décidément salutaire, se
demandant dans quelle position ils pourraient le moins souffrir ou subir de moins
terribles dommages, ils se sont trouvés face au charnier et ils ont tenté, avec les moyens
du bord, de soigner les survivants, avant, comme nous tous, de trouver le temps de
pleurer les morts.
Ils sont cette jeunesse banale, pétrie de sociabilité, qui aime boire et danser, se mélanger
le soir sur les trottoirs des bistrots, garçons, filles, couples hétéros et homos, des jeunes
qui conjuguent avec naturel l’art du vivre ensemble et du métissage, et qui trouvent
évident, même en état de choc, de secourir leur prochain lorsqu’il gît inanimé sur le sol.
Des citoyens qui ont tété dès le berceau la liberté et l’égalité sans se douter qu’un jour, il
faudrait peut-être combattre pour défendre leurs valeurs, comme leurs aïeux avaient
depuis toujours appris à s’y résoudre. C’est lorsque nous nous asphyxions que nous
mesurons le prix de l’air que nous respirons. Ils sont ces jeunes qui aiment la vie et qui
n’ont jamais eu à redouter la mort.
Des semaines ont passé. J’ai repris mes consultations et ma collaboration avec le Centre
de Prévention des Dérives Sectaires liées à l’Islam, et retrouvé ces familles au sein
desquelles un jeune se radicalise et s’engage parfois pour le Djihad. Oserai-je le dire
aujourd’hui, et dans ce contexte où il est de bon ton d’opposer deux jeunesses : ces
jeunes gens que je reçois depuis plusieurs mois sont bien peu différents, avant qu’ils ne
sombrent dans la spirale du malaise et de l’exclusion, de ces autres qui peuplent
joyeusement les cafés de nos centre villes. Ce ne sont pas des marginaux, ils
appartiennent à la classe moyenne. Leurs familles sont françaises, laïques, catholiques,
juives ou musulmanes, bien peu pratiquantes. Ils ressemblent étrangement à ces
adolescents qui me consultent avec leur famille depuis plus de trente ans, des jeunes
filles qui tombent dans l’anorexie et se laissent parfois mourir de faim, des jeunes gens
qui jouent leur vie à la roulette russe en s’injectant des produits stupéfiants, des ados
qui prennent en permanence des risques, en se scarifiant, en livrant leur corps en
pâture. Des jeunes qui s’immolent sur l’autel de leur famille en leur criant : ma mort est
plus belle que votre vie, et ma destruction bien plus désirable que votre existence
misérable.
Ces apprentis djihadistes que je suis amené à rencontrer ont la même posture de martyr,
ils sont dans le même défi, animés par cette ultime conviction : mettre leur mort en jeu
pour tenter de donner un sens à leur existence. Mais ceux-là, contrairement à mes
adolescents anorexiques ou toxicos, ont rencontré dans leur parcours des rabatteurs
trop contents de pouvoir agrandir leurs failles et abuser de leur désarroi, en leur
promettant un destin risqué mais triomphant, à la mesure de leurs attentes grandioses.
Pauline, rattrapée de justesse à l’aéroport, munie d’un faux passeport, juste avant son
départ pour la Syrie via la Turquie, avait quelques mois auparavant posté sur internet :
« mes parents ne me comprennent pas, je suis triste et seule, mes amies sont trop futiles,
j’aimerais tant me rendre utile et sauver le monde… ». Elle a dès lors mis le doigt dans
l’engrenage infernal d’une troupe de rabatteurs virtuels qui l’ont subtilement amenée,
par un discours pseudo-humanitaire, puis amoureux, à s’isoler de ses amis, à effacer ses
contours avec un niqab, à s’enfermer dans une vision complotiste, puis paranoïaque du
monde, à transformer le foyer familial en champ de bataille. En désignant les « impurs »,
ils lui ont fait miroiter une pureté à laquelle toute son âme aspirait.
Pauline est tombée dans le piège de la dissonance cognitive, n’allant voir sur Internet
que les sites qui renforcent ses convictions, les autres étant jugés manipulés par la
propagande occidentale. Les membres de son groupe virtuel sont devenus les seules
personnes dignes de sa confiance. Une confiance absolue. Ils sont sa nouvelle famille,
plus forte que sa famille d’origine. Une fois ancrée l’adhésion à une charia de pacotille,
aller jusqu’au sacrifice de sa vie lui a semblé aller de soi. D’autant que l’inflation
narcissique produite par les recruteurs lui a confirmé son destin de femme
exceptionnelle. Elle a comme beaucoup d’autres fétichisé le voile. Car pour bien des
jeunes filles, le port du voile révèle une dimension de revendication identitaire avant
d’être religieuse, dans cette période particulièrement critique de l’adolescence.
« Rideau » dans sa traduction littérale, le voile est une tentative de séparation, une
césure, une frontière entre le corps de l’adolescente et le corps familial, une
émancipation paradoxale. Symbole de la virginité, réplique érotisée du voile hyménal
intérieur, il est soumission et puissance, virginité et sexualité, autonomie et dépendance.
Aux arrêts d’autobus, nombreux sont les jeunes gens qui l’ont interpellée
respectueusement pour la demander en mariage. Ce corps, que le psychisme de la jeune
fille a tant de mal à se représenter, ce corps frontière entre le dedans et le dehors, le
visible et l’invisible, ce corps qui peine à se transformer et à se dévoiler, peut être à
l’adolescence soumis à de multiples maltraitances, affamé dans l’anorexie, rempli et vidé
dans la boulimie, tourmenté, exhibé et sexualisé sans plaisir…
Pauline a, selon le mot d’Olivier Roy, « islamisé » sa révolte adolescente. Et face à cette
crise d’adolescence « radicale », ses parents fous d’angoisse ont subi de leur fille les
rationalisations tordues, les prêches pseudo-religieux, les prières incessantes, la
disparition des bouteilles d’alcool et de parfum, la destruction des bibelots, l’interdiction
de la musique. Ils ont tout subi comme d’autres parents ont subi des jeunes filles
décharnées qui se trouvent obèses en mangeant une feuille de laitue par jour, ou la
disparition de l’argent et des bijoux, ou l’attente des nuits entières que leur enfant ivremort arrête le moteur de sa mobylette. Ils tiennent par amour, par culpabilité, parce
qu’ils sentent bien que leur enfant, cet étranger si familier, ne fait que raviver d’autres
failles plus anciennes, d’autres conflits inexprimés, d’autres secrets inavoués.
Mais ne nous y trompons pas, la frontière est bien ténue entre l’ado qui va bien et qui
s’engage à tâtons dans la quête de l’autre et l’amour de l’existence, et celui qui se trouve
englouti dans la dynamique infernale de la haine de soi et de la pulsion de mort. Bien
sûr, toutes les familles ne connaissent pas les mêmes atermoiements, des pères peuvent
être plus ou moins absents ou violents, des mères se montrent différemment intrusives
ou déprimées, les deuils, les traumas, les ruptures sont diversement omniprésents. Mais
l’agencement de ces failles finalement si communes, la résilience propre à chaque
adolescent font que ces parcours prennent des tours mystérieux, imprévus, et que la
peur de la vie peut obstruer à tout moment l’exaltation à être et à désirer.
Pauline, Matthieu, Laura, tous ces jeunes que j’ai reçus ces derniers mois avec leur
famille, ne sont certes pas des Kouachi ou des Mérah, et leur parcours est moins fracassé
par les difficultés sociales ou d’intégration, que par l’impossibilité psychique d’affronter
leur propre désarroi. Ce sont des jeunes pour qui la nécessité naturelle de la séparation
adolescente tourne mal. Ils sont peu nombreux, car, ne l’oublions pas, les ados qui vont
mal sont bien moins nombreux que ceux qui vont bien. Mais ils ne sont pas d’une espèce
différente de celle de ma fille et sa bande de jeunes internes, terrorisés sous les tables du
Carillon.