Elle a bon dos, la Crise d`ado - Clarence Edgard-Rosa

Transcription

Elle a bon dos, la Crise d`ado - Clarence Edgard-Rosa
CORP S
&
â m e
Elle a bon dos,
la Crise d’ado !
Je ne comprends plus mes parents. Je ne les
supporte plus. C’est quoi ces « ouaich bien ! »
et ces tentatives de high five ratées ? Ça, c’est
mon père. Ridicule. Il kiffe ma musique et me
demande de télécharger des titres. Veut pas
qu’on fume un pét ensemble non plus ? Ma mère,
dégoulinante d’amour, m’appelle « mon lapinou ». Débile ! Ils n’ont pas vu que je suis plus
grande qu’eux, que mes hormones s’emballent
et que j’ai réussi à mettre des tampons ? J’ai
quitté les rives de l’enfance. La traversée est
certes longue, sinueuse, dangereuse, mais elle
n’est pas la maladie que ces bouffons de médias
ou de psys en font : une plongée en souffrance
obligatoire, désespérée, qu’ils nomment crise
d’ado (et qui doit rapporter pas mal) ! Oui, cette
mue est parfois angoissante et surtout intense.
Je ne souffre pas trop (en vrai, je m’éclate
assez souvent entre deux crises de larmes). Je
ne suis pas malade. Papa, maman, arrêtez d’en
faire des caisses, regardez-moi : je grandis. Je
serai une adulte. Causette
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Photos : Ilana Panich-Linsman
CAUSETTE #48 • 59
corps & âme
corps & âme
C’est du mytho !
Est-ce qu’on doit impérativement se la payer, cette crise de croissance baptisée crise d’ado ?
L’ado est-il vraiment forcé de se transformer en dadais incontrôlable dès l’apparition
du premier poil de fesse ? Parmi les nombreux spécialistes, psycho-socio-ethno-historiens,
qui pensent en rond autour du fameux passage, certains se posent et s’opposent :
pour eux, tout ça, c’est du pipeau.
C
e vocable-là, « crise d’ado », il y
en a un à qui ça colle des boutons (et pas d’acné), c’est Michel
Fize, sociologue et chercheur au CNRS,
l’un des spécialistes de la question.
Depuis plus d’une quinzaine d’années, il
dénonce l’enfumage : pour lui, la crise
d’ado n’est qu’une vaste supercherie.
« Qu’à l’adolescence il y ait un afflux
d’hormones, c’est vrai, bien sûr. Ce qui
est faux est ce qu’on en fait. » Notre
société, qui s’appuie sur la littérature
scientifique, renvoie l’image d’individus
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noyés dans un bain d’hormones, incapables d’agir, de se projeter, de réfléchir
seuls. Une vision totalement erronée,
d’après Michel Fize, et contestée depuis
bien longtemps. « Déjà, en 1930, le psychologue Alfred Adler dénonçait cette
“prétendue crise de la puberté”. Pourtant, les psys continuent de nous parler
de “perte de repères” et d’“événement
brutal”. D’abord, on ne change pas du
jour au lendemain. C’est un processus
qui n’est ni soudain ni brutal. Et, surtout,
il n’est pas désagréable. » Le sociologue
l’assure : l’écrasante majorité des ados
va très bien, merci. « L’adolescence est
un problème pour les adultes, mais pas
pour les adolescents ! » Et s’adressant au
corps médico-psy tout entier : « Vous ne
voyez qu’une catégorie d’adolescents,
qui par définition ne sont pas ceux qui
vont bien. Mais vous ne pouvez pas
généraliser à toute une population qui
traverse cet épisode de la vie plutôt sereinement. » Pour lui, le problème est ailleurs : « La crise d’ado n’est rien d’autre
qu’une difficulté des parents à gérer ce
qu’ils voient surgir devant eux : des êtres
plus grands, plus forts, plus pensants,
qui expriment leur désir d’autonomie. »
La solution ? Peut-être tout simplement
faire confiance à ces jeunes pour
résoudre la crise.
« En 1928, l’ethnologue Margaret Mead
a suivi un groupe de jeunes filles aux
îles Samoa. Elle a observé que le passage à l’âge adulte ne s’accompagnait
d’aucune crise : quand elles arrivaient
à la puberté, on leur confiait des responsabilités qui répondaient à leur
besoin d’autonomie. Surtout, on respectait leurs choix. Quand il n’y a pas
de logique de pouvoir, il n’y a aucune
raison que des tensions apparaissent »,
argumente Michel Fize. Mais les parents
du xxie siècle, qui ont pourtant été, eux
aussi, ces mutants au corps de guingois,
n’arrivent pas à se mettre à leur place :
« Lorsqu’on prend de l’âge, on se souvient des événements, beaucoup moins
des émotions. Le plaisir de la première
clope, l’émoi du premier amour, on ne
sait plus ce que ça fait », poursuit-il. Et,
forcément, c’est l’incompréhension.
Le sociologue François de Singly, professeur à l’université Paris-Descartes,
relativise lui aussi la fameuse crise d’ado.
Pour lui, l’une de ses composantes est
l’apparition dans les années 60 de la
« culture jeune ». Aimer des musiques et
des artistes que les parents détestent,
afficher un look provocant ou agressif par
rapport à l’esthétique parentale, acheter des marques « de jeunes » aident les
ados à se distinguer. « La consommation de masse joue un rôle déterminant
dans le processus d’individualisation au
moment de l’adolescence », assure-t-il.
C’est d’ailleurs en termes de rites de
consommation que le psychiatre Xavier
Pommereau, directeur du pôle aquitain
de l’adolescent au centre Abadie (CHU
de Bordeaux), définit la crise d’ado. « Au
moment de la puberté, les marqueurs
de révolution sont des marqueurs de
consommation. Fumer des cigarettes,
boire de l’alcool : c’est comme ça qu’ils
marquent leur sortie de l’enfance. En
rentrant de vacances, les mômes se
demandent : “Et toi, t’as vomi ?” La
question aurait semblé totalement
incroyable il y a vingt ans ! Mais, avoir
vomi, c’est comme avoir un grade. »
Les parents, qui ont
pourtant été, eux aussi,
ces mutants au corps
de guingois, n’arrivent pas
à se mettre à leur place
Lui aussi soutient que la majorité des
ados vit très bien cette période transitoire. « Ils sont surtout en recherche
constante de fuite de la prise de tête :
le plan, c’est ça. Du lundi au vendredi,
c’est ambiance prise de tête. Ils vont en
cours, enchaînent les interros, subissent
les tensions à la maison. Ils cherchent à
s’enivrer non pas pour les paradis arti-
ficiels, mais pour rompre avec la prise
de tête. Ce sont des zappeurs de tout :
au sens propre comme au figuré. Si les
parents les fatiguent, pas grave : ils vont
se réfugier sous la couette pour dévorer
une série en se goinfrant de cordonsbleus. »
Vue comme ça, l’adolescence, ça
n’est pas bien méchant. Pourtant, on
ne peut ignorer le fait que le suicide est
la ­deuxième cause de mortalité identifiée chez les 15-24 ans en France, derrière les accidents de transport *. Difficile alors de ne pas voir cette période
comme un terrain fragile. « Il ne faut pas
confondre la crise d’ado avec l’adolescence en crise », précise Xavier Pommereau. « On estime qu’un adolescent
sur sept éprouve de la souffrance et
cherche à se soustraire à ce mal-être.
C’est celui qui va être plus saoul que
tout le monde dans les fêtes, celui
qu’on va envoyer aux urgences pour
C’était mieux avant ?
Il y a deux siècles encore, l’adolescence n’existait pas. D’enfant
pubère, l’on devenait adulte en se
pliant à des rituels initiatiques : service militaire devant l’État, confirmation devant l’Église et concrétisation de l’autonomie par le mariage.
C’est la bourgeoisie du xixe siècle
qui fera émerger l’âge intermédiaire de « l’adolescent ». Il est ce
jeune homme bourgeois qui poursuit ses études et demeure donc
financièrement dépendant de sa
famille. Flaubert lui donne le nom et
les tourments de Frédéric Moreau
dans L’Éducation sentimentale.
Peu à peu, la notion d’adolescence
englobe toutes les classes sociales
et intègre les jeunes filles. En mai 68,
de Gaulle résume : « La jeunesse, qui
est soucieuse de son propre rôle et
que l’avenir inquiète trop souvent. »
Et avant ? « L’adolescent a besoin
d’être reconnu comme un être diffé­
rent de l’enfant qu’il était », explique
le psychiatre Patrice Huerre. Par ses
rituels du passé, la société montrait
au tout nouvel adulte qu’elle lui faisait une place et « canalisait ainsi les
conduites problématiques ». Canaliser n’est pas empêcher. « Le malaise
adolescent a toujours existé, mais
il ne se voit que lorsqu’il dérange,
défend la psychiatre Annie Birraux.
Lorsque les jeunes sont contraints
par les us et les traditions, le malaise
s’exprime moins par des conduites
provocantes que par une souffrance
intériorisée. »
Anna Cuxac
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corps & âme
corps & âme
Vertiges de l’ado
Et si ce qui faisait vraiment flipper les ados c’était l’idée d’avoir à choisir, et qu’ils étaient bien
plus obéissants qu’on ne le pense ?
P
coma éthylique. Là où les autres font de
petits écarts, celui-ci en fait un grand. »
Dans une enquête menée auprès de
1 900 adultes, François de Singly a
posé la question suivante : « Avez-vous
fait une crise d’ado ? » C’est « non » à
48 %. Mais attention, c’est une question de point de vue, car « près de la
moitié des gens ont tout de même fait
ce que leur entourage appelle bel et
bien une crise », commente-t-il. « C’est
un moment important pour se “décoller” de ses parents, pour s’affirmer. » Un
processus qui mène à s’individualiser.
Pour un certain nombre de spécialistes,
la crise d’ado, ce serait donc une des
modalités de ce processus qui tourne
mal, rien de plus. Bon courage quand
même.
Clarence EDGARD-ROSA
* Source : Insee, 2011.
62 • CAUSETTE #48
Déjeunisation
À côté des rats, moustiques et autres
cafards, une nouvelle espèce de nuisibles s’est imposée : les ados. Pour
s’en débarrasser, tous les moyens
sont bons : le système Mosquito, par
exemple, déjà en place dans de nombreuses cités du monde, est un hautparleur sélectif. Son sifflement à haute
fréquence n’est perçu que par les
oreilles des moins de 25 ans. Résultat,
il fait fuir les ados sans gêner les adultes ;
pour supprimer les troubles, supprimez
les fauteurs. Sauf qu’il perturbe également les jeunes enfants – fœtus compris – des malheureux riverains. Après
les oreilles, les yeux : la ville anglaise
de Mansfield s’est équipée de réverbères à lumière rose, qui a la vertu de
faire ressortir les boutons d’acné, façon
courtoise d’inviter les ados à aller faire
les beaux ailleurs. Quant à la SNCF,
elle s’est aperçue que la diffusion de
musique classique avait le pouvoir de
faire « fuir » les « groupes de jeunes ».
Elle invite donc ses agents à « rétablir
l’ordre » en adoucissant les mœurs dans
certaines stations du Transilien.
Mais le dispositif antijeunes le plus utilisé au monde reste le plus militaire : le
couvre-feu, d’ores et déjà en vigueur
dans une dizaine de villes de France. À
l’origine destinés à protéger les mineurs
de la mendicité et des trafics de drogue,
ces arrêtés « publicitaires pour les maires
[…] posent plus de problèmes de mise
en œuvre qu’ils [n’]en résolvent », selon
l’Union syndicale des magistrats. Oui,
mais bon, (chasser) les jeunes, hein,
c’est l’avenir.
Éric La Blanche
renez, d’une part, des vieux
cons qui pensent que les
jeunes d’aujourd’hui sont complètement perdus et font n’importe
quoi, voire plus rien du tout ; d’autre
part, des petits cons à qui le « monde
pourri » des vieux cons colle le vertige
et ôte toute velléité d’y plonger, voire
d’en inventer un autre. Vous avez de
grandes chances de vous retrouver
au cœur d’une crise d’adolescence
carabinée. Une aubaine pour les professionnels de tout poil – psys 1, politiciens, chroniqueurs, philo­sophes –, qui
décrivent comment les transformations
de l’individu moderne – privé d’autorité,
de repères internes et en prise avec des
désirs qui ne sont plus que des envies
dictées par la société de surconsommation – précipitent les zados dans un
vide intersidéral dont ils auront grand
mal à sortir vivants. Et qu’est-ce qui va
nous arriver si toute une génération part
ainsi à vau-l’eau ?
“Sois heureux” à 14 ans
En oubliant que dans sa République, il
y a quelque vingt-cinq siècles (!), Platon s’en inquiétait déjà : « Lorsque les
pères s’habituent à laisser faire les
enfants, lorsque les fils ne tiennent plus
compte de leurs paroles, […] lorsque
finalement les jeunes méprisent les lois
parce qu’ils ne reconnaissent plus, audessus d’eux, l’autorité de personne,
alors c’est là, en toute jeunesse et en
toute beauté, le début de la tyrannie. »
Aux prédictions alarmistes, voire apo-
S’affirmer comme quelqu’un face à des adultes
qui ne savent pas très bien eux-mêmes qui ils sont
calyptiques, des oiseaux de mauvais
augure, certains autres spécialistes 2
opposent quelques pistes de réflexion
plus tranquilles et, de fait, beaucoup
moins vendeuses. En rappelant que ce
qui est nouveau et qui donne le vertige,
c’est la liberté individuelle : apprendre à
choisir, et même devoir le faire. Comprendre qui on est, ressentir ses désirs
et les exprimer, s’affirmer comme
quelqu’un face à des adultes qui ne
savent pas très bien eux-mêmes qui ils
sont, et qui n’exigent même plus « réussis tes études », « fais-moi honneur » ou
« suis mes traces », mais simplement…
« sois heureux ». « Sois heureux », à
14 ans ! Et puis quoi, encore ? Voilà le
problème : la liberté complique. C’est ce
qui pousse certains adolescents à opter
pour des solutions extrêmes en se
mettant sous une autorité, politique ou
religieuse, qui décide à leur place quoi
faire de leur vie (et même parfois de leur
mort) : obéir est reposant, quand on ne
sait pas choisir... Partir en quête de
soi est bien plus complexe que suivre
une voie toute tracée. Ça fait flipper les
ados, et surtout leurs parents, souvent
tellement absorbés par leur propre
quête qu’ils en oublient que, à 14 ans,
quand on ne sait pas du tout qui on est
ni qui on voudrait être, « choisis ce qui
te plaît » est un abîme, « prends-toi en
main », une abstraction, et « sois heureux », un gouffre. Vertigineux.
Valérie Péronnet
1. Par exemple, Charles Melman, psychiatre et psychanalyste, dans L’Homme sans gravité. Éd. Denoël, 2002.
2. Parmi lesquels Philippe Hofman, psychologue, auteur de L’Impossible séparation entre les jeunes adultes et leurs parents (Albin Michel, 2011), et Serge
Hefez, psychiatre et psychanalyste, auteur notamment de Dans le cœur des hommes (Hachette, 2007) et du Nouvel Ordre sexuel (Kero, 2012).
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