Janvier 1941 Les manigances de l`amiral Canaris
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Janvier 1941 Les manigances de l`amiral Canaris
Janvier 1941 5 – L’Orient compliqué Les manigances de l’amiral Canaris 1er janvier Les prémisses Berlin – L’amiral Wilhelm Canaris et sa femme Erika ont réveillonné avec sobriété. Comme tous les matins depuis le début de la guerre, dimanche et jours fériés inclus, l’amiral arrive au QG de l’Abwehr, à Berlin, sur Tirpitzufer, pour prendre connaissance des plus récents rapports de ses agents et des dernières informations. L’officier de permanence, le Kapitänleutnant Ulrich von Lochmann, lui en présente la synthèse. Puis Canaris dicte un mémorandum à Fräulein Angelika Boppenhausen, l’une de ses deux secrétaires, qui a été requise de renoncer à son congé. Ce mémo est sobrement intitulé “Possibilités d’action du Reich à l’est de Suez”. Préambule – Comme il a été acté dans le Pacte Tripartite de septembre dernier, le Moyen-Orient est considéré dans la sphère d’influence de l’Italie et l’Allemagne n’y a que des intérêts limités. Néanmoins, la désagrégation de l’empire colonial italien nous oblige à reconsidérer cette position. Cette région ne doit pas devenir un sanctuaire pour nos ennemis ; au contraire, elle peut constituer la cible d’actions diverses qui ne peuvent que leur nuire. Du point de vue de l’Allemagne, la situation générale au Levant et au Moyen-Orient au 1er janvier 1941 se présente de la façon suivante : 1) Les mesures de répression de la fin des années 20 et des années 30 ont permis à la France et à la Grande-Bretagne de ramener un calme apparent dans les territoires qu’elles contrôlent ou dont elles ont la charge par mandat de la SDN. Depuis le mois d’août dernier, la nécessité d’envoyer en ligne un maximum de forces les a contraintes à réduire l’importance de leurs troupes de souveraineté. La chute de la Libye et celle du Dodécanèse italiens leur ont cependant redonné quelques marges de manoeuvre, quoique la résistance du duc d'Aoste en Ethiopie immobilise encore de nombreuses troupes. A) En Syrie et au Liban, les mouvements en faveur de l’indépendance gardent leur puissance. En fait, ils tendent même à se renforcer, du fait de l’attitude de la France qui hésite, louvoie, tergiverse et ne cesse de reprendre d’une main ce qu’elle feint de donner de l’autre. Elle use le peu de crédit politique dont elle jouissait encore vers 1935. À quoi s’ajoute, bien entendu, en ce qui concerne le Liban, la permanence de tensions entre communautés et à l’intérieur même de ces communautés. À tout instant, et sous le moindre prétexte, ces tensions peuvent dégénérer en conflagrations. La région du Djebel Druze paraît encore traversée de courants de rébellion, mais c’est précisément la seule où la France a maintenu un dispositif de quelque envergure. B) La Palestine demeure une poudrière qui n’attend qu’une étincelle. Les sionistes, s’ils participent de leur mieux à l’effort de guerre ennemi, n’en demeurent pas moins très opposés à la politique décidée par Londres en 1938. « Nous allons faire la guerre comme s’il n’y avait pas le Livre Blanc, répète David Ben Gourion, mais nous combattrons le Livre Blanc comme s’il n’y avait pas la guerre. » La Haganah (la branche militaire de l’Agence juive) et ses scissions extrémistes (Irgoun, Lehi) continuent, parfois avec la complicité de la police britannique, de constituer un arsenal important dans les villes et les colonies de peuplement juif (kibboutzim). Parallèlement, l’armée britannique a donné un entraînement à des soi-disant combattants juifs. Certains opéreraient en Pologne et en Bohême-Moravie. La communauté palestinienne arabe, aussi bien musulmane que chrétienne, ne se résigne pas plus à la domination britannique qu’à la présence juive toujours croissante. On me rapporte qu’on chante toujours à la veillée « Falastin halabna, yehoudi klabna », la Palestine est notre pays et les juifs sont nos chiens. Quelques bandes de desperados fédérés par Fawzi Kawjki, ancien capitaine ottoman, tiennent plus ou moins le maquis autour de Jérusalem et en Galilée. Le grand mufti de la Ville sainte, Amin al-Husseini, s’est réfugié à Bagdad, d’où il lance des appels à la guerre sainte, le djihad. Une analyse sans passion de la situation militaire montre que les Britanniques se sont attachés à protéger Jérusalem, le pipe-line, les raffineries et le port de Haïfa, le port de Saint-Jean d’Acre et l’aérodrome de Lydda. Mais ailleurs, ils s’enferment dans leurs fortins, sans oser en sortir1. C) De même, en Egypte, tout nous démontre que le commandement britannique du Caire a privilégié la défense d’Alexandrie et du canal de Suez. Si l’armée et la monarchie égyptiennes, comme le vieux Wafd, sont actuellement par nature presque réduits à l’impuissance, il faut prendre très au sérieux le groupe clandestin des “Officiers libres”, qui semble connaître une croissance rapide, et le mouvement des Frères musulmans. D) L’Irak, gouverné aujourd’hui, du fait de la minorité du roi Fayçal II, par un régent aussi indolent que corrompu (son oncle Abd alIlah), n’est qu’une construction artificielle bâtie par Londres autour des puits de pétrole de la Shell et de la BP. La minorité sunnite opprime sans frein la majorité chiite de la population et les Kurdes. Le sentiment antibritannique enflamme l’armée et une part de la classe dirigeante. Le régime, pourtant sous tutelle de la Grande Bretagne, fait preuve d’instabilité. On a compté cinq coups d’état ou tentatives de coup d’état au cours des six dernières années. Il est vrai que la dynastie des Husseini, originaire d’Arabie, apparaît étrangère aux autochtones. E) Le Chah d’Iran, Reza Pahlavi, dissimule à peine ses sympathies pour notre camp. Mais nous savons que la Grande-Bretagne ne lui a pas non plus caché qu’elle mettrait fin par la force sans autre forme de procès à toute ébauche de rapprochement avec nous comme avec les Italiens. F) En définitive, seule la Transjordanie, ethniquement assez homogène, bien quadrillée par les Anglais, est parfaitement tenue en mains par l’émir Abdallah. La Légion arabe, bien armée et entraînée, a la capacité d’écraser tout mouvement séditieux et apporterait aux Britanniques un renfort de qualité. 2) Les forces armées du Reich sont dans l’impossibilité d’intervenir au Moyen-Orient à grande échelle. A) Sauf à exiger une extension de la mobilisation, à quoi le Führer s’est refusé jusqu’à présent pour ménager le sang de notre peuple grandallemand, les trois composantes de la Wehrmacht arrivent au bout de leurs facultés d’engagement sur les divers fronts. Il faut tenir compte de la nécessité d’avoir de 12 à 15% des personnels à l’instruction et de nos besoins en troupes d’occupation : la France, à elle seule, immobilise une vingtaine de divisions au moins, sans d’ailleurs, depuis août 1940, que l’ordre y soit maintenu partout et en permanence. B) Malgré la prise de Toulon et Marseille, la Kriegsmarine ne possède en Méditerranée que des forces très réduites. Depuis la perte de la Libye et la triste affaire de Tarente, la Regia Marina (à supposer que le Duce soit, pour une fois, disposé à la risquer au service de l’Allemagne) ne pourrait se hasarder au-delà du Péloponnèse sans encourir un danger inacceptable. C) La Luftwaffe ne dispose pas d’une capacité opérationnelle aussi loin de ses bases. Ses chasseurs et bombardiers ont un rayon d’action insuffisant. Il en est de même de ses Junkers Ju-52, techniquement dépassés. Par définition, nos grands hydravions Blohm und Voss 222 Wiking, quand ils seront disponibles, seront sans utilité dans les zones semi-désertiques ou désertiques. Seul le Focke-Wulf Fw 200 Kondor pourrait convenir en définitive. Il est malheureusement assez mal adapté au transport de fret, et d’un entretien 1 NDE – Cette assertion de l’amiral Canaris est nettement exagérée – il ne doit d’ailleurs pas en être dupe. délicat ; il requiert des pistes en dur et des terrains aménagés. D’ailleurs, on ne doit pas le détourner de ses tâches de patrouille maritime. Le général Hans Jeschonnek m’a déclaré sans ambages que la Luftwaffe ne pourrait, dans les conditions actuelles, ni acheminer ni surtout entretenir plus d’une compagnie de parachutistes au delà du méridien d’Istanbul. Je ne néglige pas le fait que les planificateurs du Generalstaß qui travaillent dans le secret sur les opérations envisagées dans l’est envisagent de voir des troupes allemandes passer le Caucase, déboucher en Iran et prendre les territoires des Alliés à revers. Mais c’est une hypothèse qui, en tout état de cause, ne pourra pas se concrétiser avant quelque temps. 3) Pour autant, l’Allemagne n’est pas condamnée à l’inaction. Il lui faut d’abord attiser et soutenir toutes les potentialités de rébellion contre les Alliés, quelles qu’elles soient – quitte à mettre de côté, pour la circonstance, les présupposés scientifiques et nationaux qui inspirent nos lois raciales. Il faut pour cela réunir tous les moyens, en mettant fin aux mésententes entre l’Armée, les ministères, le NSDAP, les SS. Je prends la liberté de regretter les querelles de personne qui ont divisé ou divisent encore certains des dirigeants les plus éminents. Ne paraît-il pas regrettable que nos Berlinois, toujours frondeurs, parodient Grillparzer en moquant Ein Bruderzwist in Nazburg2 ? Nos moyens sont loin d’être négligeables. A) L’Abwehr a repris et entretient l’héritage des services d’espionnage de l’Empire : une toile d’araignée d’agents dormants, en général munis de passeports d’états neutres, bien intégrés à la vie des pays où ils sont installés. Ces réseaux, dont j’assure moi-même la direction, couvrent le monde entier, y compris, bien entendu, les territoires de nos ennemis. Ils n’attendent que d’être réveillés. B) J’ai pu créer, avec l’accord du Führer et l’appui de l’OKH, une unité spéciale, le Brandenburg Regiment, élite dont les personnels sont tous formés aux missions d’infiltration et de sabotage. C) Établie à la fin du XIXe siècle par les adeptes d’une secte du pays souabe qui s’étaient baptisés les Templiers, la colonie allemande de Sarona, proche de Tel Aviv, nous fournit des agents qui manient l’anglais et l’arabe voire l’hébreu aussi bien que notre langue. Ils sont, eux aussi, totalement intégrés à la vie de la Palestine et, plus généralement, du Moyen-Orient, où ils sont nés pour la plupart. D) Grâce aux relations personnelles de confiance tramées, de longue date, avec des banquiers de Zurich et de Genève, les livres sterling ne nous font pas défaut, pas plus que les francs français, reçus de Paris au titre des frais d’occupation. E) La Turquie conduit une politique de neutralité habile. Le successeur d’Atatürk, le général Ismet Inönü, veille à ce que les uns comme les autres ne soient ni satisfaits ni mécontents, ce qui lui permet de réclamer à chaque camp un traitement de faveur. Mais les liens noués avec nous pendant la Première Guerre n’ont pas disparu. Parmi les multiples services spéciaux d’Ankara, certains conservent des rapports étroits avec l’Abwehr. Et nous avons toujours eu soin de cultiver les vieilles fraternités d’armes. D’autre part, la faiblesse des dispositifs français et britanniques à ses frontières donne à la Turquie le droit de parler haut. D’autant plus haut que les Alliés considèrent que le pacte que nous avons signé avec les Soviétiques fait de l’armée d’Ankara, ainsi que l’avait affirmé le général Weygand durant l’hiver 39-40, un rempart contre tout désir des Bolcheviques d’agrandir leur territoire vers le sud. Ankara semble vouloir se servir de l’accord franco-anglo-turc d'octobre 1939 principalement pour marquer sa neutralité. Il est d'ailleurs symptomatique que les Turcs n’aient prêté aucune assistance à l'ennemi lors 2 D’après la tragédie Ein Bruderzwist in Habsburg – Une querelle entre frères chez les Habsbourg – du dramaturge autrichien Franz Grillparzer (1791-1872). de la conquête des possessions italienne en Mer Egée, alors que les prétentions turques (et grecques) sur ces îles sont ancestrales. F) Enfin, dans le Moyen-Orient tout entier, le sentiment antibritannique, davantage que le sentiment anti-français, s’exprime avec une vigueur qui autorise l’Allemagne à pouvoir envisager des alliances a priori improbables. La poursuite de la guerre par la France, pour absurde qu’elle soit, nous prive de certaines possibilités d’action dont nous aurions pu bénéficier en cas de neutralisation des régions sous contrôle français. Cela doit nous inciter d’autant plus à rechercher d’autres concours. 4) Pour résumer mon propos, je suggère un plan d’action dont voici les principaux éléments. I. Verser aux Officiers libres égyptiens, à titre d’encouragement, une partie encore à définir des subsides qu’ils nous ont demandés et leur livrer du matériel de propagande. Ils ont des armes par définition. Nous devons également étudier avec eux les modalités d’un sabotage du canal de Suez. Nous pouvons avoir quelques doutes, évidemment, sur la réalité des projets qu’ils nous présentent. Le poids du contrôle de la Grande-Bretagne sur l’Égypte et son armée donne un caractère illusoire à certaines de leurs espérances. Mais les aider est un investissement à long terme et dans l’immédiat, c’est l’assurance de créer un foyer de subversion chez l’ennemi. II. Introduire, via la Turquie, de cinquante à cent agents en Syrie et en Irak, dont la moitié environ passeront ensuite en Palestine et au Liban. Ils auront pour mission d’infiltrer et de noyauter les mouvements et groupes nationalistes, anti-impérialistes, anti-colonialistes, et, s’il le faut, même communistes. Peu importe ici qu’ils soient laïques ou religieux. Il faut faire flèche de tout bois. Le Baas syrien et irakien de Michel Aflak, avec sa filiale au Liban, devrait être particulièrement encouragé. Il va de soi que la Turquie s’opposerait à tout ce qui pourrait ressembler au transit de troupes allemandes sur son territoire ou dans son espace aérien. Mais des contacts récents, comme les rapports de l’ambassadeur von Papen, nous garantissent que ses services spéciaux, au moins certains d’entre eux, fermeront les yeux sur le passage d’agents allemands porteurs de passeports suisses, suédois ou espagnols. Nous ne devons jamais oublier, pour l’utiliser au mieux, que la Turquie kémaliste a entendu effacer jusqu’au souvenir du honteux traité de Sèvres, comme nous avons voulu nousmêmes renvoyer aux poubelles de l’Histoire le diktat de Versailles. III. Livrer de l’armement à qui en souhaite. Là aussi, les caisses d’armes, par exemple camouflées en matériel médical et pharmaceutique d’origine suisse et en pièces détachées de fabrication suédoise pour l’industrie pétrolière, passeront les frontières avec l’aide de quelques complicités turques. Il est de l’intérêt bien compris du Reich, au moins dans un premier temps, de laisser s’installer le désordre, voire l’anarchie. Il sera toujours temps de trier le bon grain de l’ivraie. Nous avons déjà remis à Fawzi Kawjki 200 fusils Lee-Enfield pris à Dunkerque. IV. Une attention particulière, tant en gestes concrets qu’en appui moral, sera portée au Premier ministre irakien Rachid Ali. Celui-ci est en contact direct avec l’Abwehr depuis 1938 et de façon plus intense (bien que sous le manteau) depuis sa nomination en mars 1940 – ainsi, son ministre de la Justice a rencontré Herr von Papen à Ankara. Si l'Irak a rompu en septembre 1939, sous la pression anglaise, ses relations diplomatiques avec le Reich, il ne nous a pas déclaré la guerre et a même tenté de perturber le passage de renforts depuis l’Inde vers l’Egypte, à la grande fureur du gouvernement de Londres3. L’Irak a d'ailleurs conservé ses relations avec l'Italie, ce qui a fait de la légation italienne à Bagdad le centre de notre propagande dans la région. 3 NDE – En juillet 1940, Churchill a même songé à envoyer des troupes indiennes occuper Bassorah, mais celles-ci ont rapidement été engagées contre les Italiens en Libye. S’il se confirmait, d’ici à quelques semaines, que Rachid Ali est en mesure de lancer contre les Britanniques le mouvement d’ampleur qu’il envisage, je demanderai à la Luftwaffe – quelles que soient les réserves exprimées supra par son chef d’état-major – la création et la mise à la disposition de l’Abwehr d’un Staffel de douze à quinze Fw 200 destiné à l’appuyer et à le ravitailler en survolant de nuit les territoires alliés, sans avoir à solliciter de la part de la Turquie des autorisations qu’elle nous refuserait. La Luftwaffe devrait également préparer l’un des ses bataillons de parachutistes aux combats en zone semi-désertique. Pour ma part, je prévois de mettre tout de suite à la disposition de Rachid Ali, pour commencer, un officier et quatre sous-officiers du Brandenburg Regiment afin d’instruire quelques-uns de ses hommes aux techniques de la guerre subversive. Une section de ce régiment pourrait intervenir en Irak à partir de mars. V. Le cas de la Palestine mérite un traitement particulier et il nécessitera une étude préalable approfondie. La politique anti-juive menée par le Reich depuis 1933 lui vaut chez tous les Arabes, exaspérés par le traitement de faveur que certains Britanniques (le général Wingate, entre autres) accordent au Yishouv, la communauté juive de Palestine, une popularité immense. Il faut capitaliser là-dessus. L’Allemagne, ainsi que le Kaiser Guillaume II le proclamait déjà, doit apparaître comme la meilleure amie de l’Islam. Nos agents sont en contact permanent avec le grand mufti Ali Hadj Amin al-Husseini. Nous pouvons déjà espérer conduire cette personnalité à s’installer en Allemagne, ce qui aura sûrement un retentissement inappréciable dans le monde musulman tout entier. Introduire des armes en Palestine paraît hélas ardu. Il n’en va pas de même pour des fonds qui transiteraient par Bâle, Bucarest, Istanbul et Beyrouth. VI. La Reichsbank devra ouvrir à l’Abwehr un crédit illimité en sterlings, en dollars et en francs français aussi bien pour financer les opérations proprement dites que pour offrir les petits cadeaux qui entretiennent l’amitié. VII. Je puis affirmer que l’Abwehr sera en mesure de mettre en œuvre le programme ci-dessus suggéré un mois en après avoir reçu l’ordre et les moyens. – Angelika, dit l’amiral Canaris, tapez-moi ça en sept exemplaires, je vous prie, sous le cachet STRENGST GEHEIM. Vous en déposerez un dans mon coffre. Les autres sont destinés au Führer, au Reichsmarschall Göring, au chef de l’OKW, le maréchal Keitel, au chef du Generalstaß, le général Halder, au grand amiral Raeder et au ministre von Ribbentrop. Pour le Führer, je vais rédiger une lettre d’accompagnement à la main. Mettez vous-même en musique ce qu’il faut écrire aux cinq autres. Vous la connaissez. La musique, j’entends. Et vous n’oublierez pas de leur souhaiter à tous une bonne année. Merci. – À vos ordres, amiral. Heu… Si je peux me permettre… Pensez-vous que, cette fois, la Luftwaffe, les Affaires Etrangères et les autres vous donneront l’appui que vous leur demandez ? – Je ne crois plus au Père Noël, Angelika. D’ailleurs, la date est passée. Mais ils ne pourront pas dire que je ne les avais pas prévenus. Bien, envoyez-moi Oster, s’il vous plaît. 4 janvier La poudrière de Palestine Jérusalem – Le QG des forces britanniques est informé par un télégramme ultra-secret de l’état-major impérial que le War Cabinet a finalement donné son accord, non sans avoir tergiversé pendant des mois, à la création d’un Palestine Regiment qui formera le cadre de recrutement d’un battalion juif et d’un battalion arabe. Ces unités ne devront être déployées que sur les théâtres d’opérations européens et « en aucun cas » en Orient. Aussitôt informé, le comité directeur de l’Agence juive, présidé par David Ben Gourion, fait valoir au haut-commissariat que le Yishouv serait en mesure de trouver assez de volontaires pour fournir les effectifs de deux brigades à deux battalions, soit 10 000 combattants pour le moins. Mais on se borne à lui répondre que former même une seule brigade juive ne peut relever que d’un objectif à très long terme et que l’on n’envisage, dans un premier temps, que la mise sur pied d’un « groupe de compagnies ». On glisse cependant à Ben Gourion que, nécessité faisant loi, l’Agence Juive – implicitement chargée de la sélection des recrues – devrait donner la priorité à des hommes ayant déjà une expérience du combat, et d’abord au sein des Special Night Squadrons d’Orde Wingate. On lui laisse même entendre – ce que nul ne le confirmera jamais explicitement, même après la fin des hostilités – que le battalion juif pourrait comprendre des sous-officiers et des soldats, voire s’il le fallait absolument, des officiers, issus de l’Irgoun. Il conviendra, bien entendu, que tous, venus de la Haganah ou de l’organisation dissidente, prêtent serment de fidélité « for the war’s duration at least » – au moins pour la durée de la guerre – à Sa Majesté George VI, roi et empereur. 11 janvier Luttes d’influence Alger – Méditerranée/Bahr al Shami (bulletin confidentiel du Haut Comité Méditerranéen, rédigé par le professeur Charles-André Julien) Fête du Sacrifice – Dans un long sermon diffusé sur Radio-Alger, Cheikh Tayeb el-Okbi, éminent théologien réformiste, a rendu hommage aux pélerins de la Mecque, ainsi qu’à la République et aux marins français du paquebot Sinaïa, qui, malgré les dangers de toute sorte et le long détour par le cap de Bonne-Espérance, ont tout fait pour que le pèlerinage se déroule dans les meilleures conditions. On se souvient que Cheikh el-Okbi, saint homme épris de progrès, s'était écarté de la vie publique après que certains éléments [Ch.-A. Julien s’abstient de nommer ces « éléments », à savoir la police coloniale et les confréries maraboutiques] aient tenté de le discréditer par une fausse accusation de meurtre contre le mufti Kahoul. Il a repris espoir en ce monde après les récentes réformes qui tendent à faire des musulmans des citoyens à part entière. L’impression de supériorité spirituelle, l’économie de ses discours et la hauteur de ses vues l’ont fait de nouveau apparaître comme une des intelligences les plus nobles du monde islamique. Il a construit son sermon sur la sourate 60 du Coran : « Dieu ne vous interdit pas d’être bons et justes… ». Il a opposé l’humanisme de la République, ouverte à toutes les races et à toutes les croyances, à la brutalité des régimes totalitaires qui persécutent aujourd’hui les Juifs, demain les chrétiens, et enfin tous ceux qui ne partageront pas leur dogme impie. Autant que par le fond, son discours a fait impression par la forme, en un arabe classique très pur que peu de lettrés musulmans manient avec autant de maîtrise. Il est heureux que la cause de la liberté ait trouvé un orateur dans l’Islam capable de rivaliser avec Chekib Arslan à Genève ou Hajj Amin al-Husseini à Bagdad, dont les affinités avec l’Axe sont bien connues. 15 janvier “Fall Ostmond” Berchtesgaden – Rudolf Hess, Reichsminister et adjoint du Führer, communique à l’amiral Canaris, par radio-téléscripteur, qu’Hitler a donné son plein accord aux suggestions avancées dans sa lettre du 1er janvier. Il lui transmet l’ordre d’en entreprendre sans délai la mise en œuvre. « Le Führer, ajoute Hess, a donné personnellement à ce projet le nom de Fall Ostmond4. Il vous recevra la semaine prochaine à la Chancellerie, dès son retour à Berlin, avant de réunir une conférence d’état-major sur ce sujet. » Le message, en clair, est capté par les services d’écoute français et britannique. Mais il laisse les analystes perplexes, faute qu’ils connaissent le contenu de la lettre du 1er janvier. 31 janvier L’affaire d’Irak Bagdad – Sous la pression des Anglais et du Régent, Rachid Ali démissionne. Taha Pacha (Taha al-Hashimi) devient Premier ministre et Nouri Saïd reprend le poste de ministre des Armées. Cependant, ce changement ne décourage ni les nationalistes irakiens ni les services allemands et italiens qui ont entrepris – encore sous forme de promesses – de les aider. 4 Plan Lune d’Orient.