Langue et identité en Ukraine - CIEBP Centre d`Information sur l

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Langue et identité en Ukraine - CIEBP Centre d`Information sur l
Education et Sociétés Plurilingues n°24-juin 2008
Langue et identité en Ukraine
Katia KOSTYLYOVA
L'argomento dell’articolo è la costruzione dell’identità nazionale in Ucraina, e vi
cercherò di fare una rapida analisi della situazione del Paese, che ho presentato in tre
parti. In primo luogo, è necessaria una panoramica demografica e geografica, oltre che
la precisazione circa termini come « nazionalità », « nazione » e « popolo ». Sono
altresì citati dati etnolinguistici. La seconda parte è di carattere storiografico, e vi si
mostrano le origini delle tendenze contradditorie presenti nel Paese circa l’identità
nazionale. Segue un’analisi della situazione linguistica ucraina dal punto di vista
giuridico e costituzionale, e dell’uso effettivo delle lingue ucraina e russa. Sottolineo
la scarsità di politiche linguistiche e propongo possibili soluzioni per la valorizzazione
della lingua nazionale, l’Ucraino.
This article deals with the construction of national identity in the Ukraine. First, a
demographic and geographic outline, along with a few definitions of terms such as
«nationality», «nation» or «people». An analysis of the Ukraine’s linguistic situation
from a legal and constitutional point of view follows, accompanied by a description of
what the actual practices of Ukrainian and Russian are. The quasi-absence of any
language policy is underscored and some possible solutions proposed for the
valorization of the national language – Ukrainian.
Géographie et démographie de l’Ukraine
Aperçu de la géographie
La république d’Ukraine est un pays de l'Europe de l'Est, qui a des limites
communes avec la Russie et la Biélorussie au nord et à l’est, la Roumanie
et la Moldavie au sud-ouest, la Hongrie, la Slovaquie et la Pologne à
l'ouest. Par sa superficie de 603 700 km², l’Ukraine est le deuxième pays
d’Europe après la Russie.
La république comprend, outre la République autonome de Crimée, 24
régions et deux villes ayant un statut particulier: Kiev et Sébastopol. Selon
le recensement de 2001 l’Ukraine comptait 47,2 millions d'habitants et il
est fort probable qu’à ce jour la population a diminué. Cette diminution est
principalement due à un faible taux de natalité: 8,82% (moyenne de 1,17
enfant par femme) accompagnée d'une forte mortalité générale (14,39%) et
d’un puissant flux migratoire (retour de certains Russes et autres
nationalités vers la Russie ou ailleurs, départ de nombreux Juifs vers Israël
et l'ouverture des frontières, avec comme conséquence directe un solde
migratoire négatif: –0,43‰).
Données ethnolinguistiques
K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
Les différentes études recensent en Ukraine au moins 25 communautés
ethniques d'une certaine importance (130 au total). Néanmoins, l'Ukraine
demeure un pays relativement homogène au point de vue ethnique, puisque
au moins 78% de la population est d'origine autochtone, une proportion
beaucoup plus élevée par rapport à la plupart des pays de l’Europe de l’Est.
La population de l'Ukraine est une population urbanisée à 67,2%, les villes
comptant 32,5 millions d'habitants. Il en résulte que les ruraux sont 15,8
millions et représentent 32,8% de la population. A part la capitale de
l'Ukraine, Kiev, qui compte 2,6 millions d'habitants, il y a 10 villes de 500
000 à un million et demi d’habitants (1). Le taux d’urbanisation du pays est
à retenir pour la suite de notre exposé, quand nous nous pencherons sur le
contraste entre une campagne majoritairement ukrainophone et les villes
(exceptées celles de l’Ouest), principalement russophones.
Il y a des Ukrainiens partout dans le pays, alors que les Russes demeurent
concentrés dans l'Est et le Sud. L'Ukraine occidentale est ukrainophone à
plus de 90%. A l'Est, les régions de Kharkiv, de Louhansk, de Donetsk, de
Zaporijjia et la Crimée comptent une majorité de Russes et d'Ukrainiens
russifiés. Par exemple, en Crimée, 67% de la population se considéraient
comme russes en 1989, contre 25,6% qui s’estimaient ukrainiens. De façon
générale, les Russes dominent, n'étant pourtant pas majoritaires dans les
centres urbains et les zones industrialisées. En simplifiant, on peut dire que
l'Ukraine est partagée entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone.
Entre ces deux pôles se situent le Centre et le Sud, dont la situation
linguistique est plus complexe et fluctuante.
Les résultats d'ordre ethnique ne correspondent pas nécessairement aux
langues parlées, puisque 67,5% des Ukrainiens parlent l'ukrainien comme
langue maternelle, contre 29,6% pour le russe et 2,9% pour les autres
langues. Il faut supposer que des Ukrainiens ont adopté le russe et que de
nombreux membres des petites ethnies comme les Gagaouzes ou les
Tatares sont passés à l'ukrainien ou au russe. La question de l’identité est
liée à celle de la nationalité, terme qu’il faut distinguer de la citoyenneté,
car contrairement au français «nationalité» est utilisé dans les langues
slaves de l’ex-URSS au sens ethnique. Un commentaire sur l’étymologie
respective des termes «natsionalnost’» et «grajdanstvo» permet d’expliquer
ce phénomène. En effet, contrairement à «grajdanstvo» qui est un calque
russe de «citoyenneté» («grad» signifiant en slavon «cité»), le terme de
«natsionalnost’» a une étymologie plus opaque pour un russophone, parce
qu’il est dérivé d’un mot d’origine non-russe «natsia», «nation». A
l’époque soviétique, ce terme était employé surtout pour évoquer
l’étranger, plutôt qu’une «nation soviétique», pour laquelle les ingénieurs
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
de la «Novlangue» préféraient utiliser un terme «autochtone», plus affectif
et «plus natal», «narod» (celui-ci étant à son tour un calque du mot latin
«natio») signifiant le peuple. Du fait de son «opacité» en Ukraine, son
usage risque même de s’étendre, renforcé par une «réhabilitation»
progressive des notions de «nation» et de «nationalisme» dans le discours
officiel.
Dans un débat récent autour de la qualification juridique de la famine des
années 1930 qui a décimé la paysannerie ukrainienne, on a vu s’affronter
deux opinions, dont une défendait la thèse d’un crime contre la «nation
ukrainienne» (l’ethnie ukrainienne), alors que l’autre soutenait que le
«Holodomor», littéralement «anéantissement par la famine» était dirigé
contre le «peuple ukrainien», vu comme l’ensemble des ethnies peuplant
l’Ukraine. Héritée de l’époque soviétique, cette antinomie montre
également qu’une nation politique dans le sens européen a encore beaucoup
de mal à s’affirmer en Ukraine. Cela renvoie à une autre particularité de la
situation ethnolinguistique en Ukraine, qui rend encore plus difficile sa
compréhension pour un observateur étranger. Il s’agit des différences
d'attitude envers la langue à l'Est et à l'Ouest du pays du point de vue de
son rôle dans la construction de l’identité nationale et notamment des
particularités de la conscience linguistique. Dans l’Ouest, la maîtrise de la
langue est considérée comme la condition principale de l’appartenance à
une nation. En même temps, la majorité de ceux qui vivent dans l’Est
estiment qu’on peut être ukrainien en ne parlant pas la langue ukrainienne.
Cependant, en déduire que les habitants de l’Ukraine orientale ne se sentent
pas Ukrainiens serait une erreur, même si le rôle de la langue dans la
construction d’une identité paraît également indiscutable. Les Ukrainiens
russophones ne s’en considèrent pas comme moins ukrainiens, pour la
simple raison qu’ils n’attachent pas d’importance décisive à la langue dans
leur identification nationale. Privée de ce puissant appui, leur identité est
certes plus fluctuante et fragile que celle de leurs compatriotes de l’Ouest,
devant se structurer au moment même où des identités beaucoup plus
anciennes et établies sont mises à mal par une mondialisation croissante.
Analyse de la situation linguistique en Ukraine
Le Cadre juridique
Sur le plan institutionnel, la situation en Ukraine semble claire, parce que
correspondant à un principe bien connu de «l’Etat-nation». En effet, la
pensée allemande a accrédité l’idée que la nation était d’abord un individu
collectif, un organisme naturel singularisé par sa culture et sa langue.
Contrairement à la France, la notion du droit du sang est privilégiée, car
comme nous l’avons dit, en Ukraine le terme «nationalité» ne se réfère pas
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
à la citoyenneté mais plutôt à l'origine nationale (l’ethnicité). Le terme
« national » étant de ce fait repoussé vers le domaine de l’affectif, il n’est
donc pas surprenant que la Constitution ukrainienne emploie pour définir le
rôle de l’ukrainien le terme de « langue officielle ». En effet, l'article 10 de
la Constitution de 1996 proclame que l'ukrainien est la «langue officielle»,
ou, textuellement, «derjavna mova », c'est-à-dire, en ukrainien, langue
d’Etat, utilisée par les organes de l’Etat et les services publics. L'usage de
l'ukrainien comme langue officielle est rendu obligatoire par le droit
constitutionnel. Cependant, même si le principe de la primauté de la langue
ukrainienne est confirmé par les autres textes législatifs, notamment la Loi
sur la culture en Ukraine et la Loi sur les minorités en Ukraine, le seul
texte qui concrétise les rapports entre les différentes langues en Ukraine
demeure l’ancienne Loi sur les langues de 1989, quand l'Ukraine était
encore dépendante de l'Union soviétique. Or, celle-ci porte des traces d’un
compromis entre les désirs d’indépendance, caractéristiques pour la société
ukrainienne de cette période de la Perestroïka, et la situation de facto de la
République socialiste d’Ukraine au sein de l’URSS. D’une part, cette loi
impose l’usage de la langue ukrainienne par les pouvoirs législatif, exécutif
et judiciaire, ainsi que par d'autres organismes des pouvoirs publics et des
collectivités locales (langue de travail, textes de lois, travaux de bureau et
documents, relations entre ces organismes et institutions), et dans les
établissements d'enseignement public. D’autre part, en affirmant l’égalité
des autres langues d’Ukraine, elle en spécifie une qui est «plus égale que
les autres» (selon une plaisanterie de l’époque), le russe. En effet, le russe
est proclamé deuxième langue obligatoire dans toutes les écoles publiques,
de même que l'article 6 de la Loi sur les langues oblige le personnel de
l'Etat à maîtriser et l'ukrainien et le russe. De même, l'ukrainien est aussi la
langue de la procédure judiciaire, mais la langue de la majorité de la
population d'un district peut également être la langue de la procédure
judiciaire. L'article 33 de la Loi sur les langues stipule que «l'ukrainien est
la langue des médias officiels», tout en précisant que «les langues des
autres nationalités peuvent aussi être les langues des médias officiels», ce
qui inclut le russe et, de plus en plus, l’anglais.
Telle est la situation de jure, et elle risque de perdurer, alors que de facto,
aujourd’hui le russe semble être à égalité avec l'ukrainien dans tous les
rouages administratifs et scolaires. Au Parlement, les tentatives des
partisans d’une ukrainisation accélérée de «clarifier» la législation sur les
langues, en la débarrassant de ce qu’ils qualifient de «rudiments» de
l’époque soviétique, sont bloquées non seulement par la résistance de leurs
adversaires pro-russes, mais aussi par la ténacité des usages politiques
ukrainiens. Dans ceux-ci, le principe de compromis d’intérêts politico-
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
économiques semble primer depuis toujours sur la lutte des idées, si bien
qu’un observateur occidental risque de s’égarer dans les étiquettes
politiques et les mots d’ordre qui cachent une réalité toute différente de
celle qui a façonné ses outils. C’est en tenant compte de cette spécificité
ukrainienne que nous tenterons plus loin une analyse de ce qu’on considère
souvent comme des divisions insurmontables de l’Ukraine.
Clivages spatiaux et temporels
A en croire les résultats du dernier recensement, en l'an 2000 plus de la
moitié des Ukrainiens ne parlaient pas encore la langue officielle de leur
pays, l’ukrainien. Cependant, à considérer avec plus d’attention la situation
linguistique telle qu’elle se manifeste dans les pratiques de la population,
on est amené à relativiser l’importance de ces données officielles.
Le premier problème qu’on doit reconsidérer dans cette optique est ce
qu’on appelle le clivage linguistique. Comme on a pu voir, l'Ukraine se
trouve dans une situation très particulière: la langue d'Etat (l'ukrainien)
n'est pas la langue qui, actuellement, est majoritairement utilisée par la
population, puisque c'est le russe qui prime. La complexité de la situation
linguistique ukrainienne résulte de la conjonction de plusieurs facteurs,
dont: 1) la division géopolitique du pays en Ukraine de l’Est et Ukraine de
l’Ouest, accentuée par une séparation linguistique de la population: la
majorité parlant russe est concentrée dans les régions de l’Est, la majorité
parlant ukrainien, à l’Ouest; 2) l’héritage soviétique, notamment la
politique linguistique cherchant à imposer le russe comme langue
véhiculaire entre les différentes républiques de l'URSS et ce, par le moyen
de l’atténuation des différences orthographiques, lexicales, morphologiques
et syntaxiques entre les deux langues; 3) le manque de suivi de la question
linguistique par les gouvernements successifs en Ukraine après la chute de
l’URSS.
La répartition des langues russe et ukrainienne, héritée de la longue durée
et de la russification à l'époque soviétique, a abouti à une polarisation
linguistique qui n'a pu être surmontée jusqu'ici, malgré les efforts du jeune
Etat ukrainien qui voit dans la langue un symbole éminent de l’identité
nationale en raison de l'absence d'autres signes caractéristiques d'une
nation. Ces efforts ne sont pourtant pas vains, dans la mesure où la
conscience de la valeur symbolique de l’ukrainien a gagné la majorité de
l’opinion publique qui a pu s’exprimer à plusieurs reprises à travers des
élections présidentielles et législatives. Lors de ces scrutins successifs, les
électeurs ont accordé leur confiance aux partis politiques qui, souvent,
n’avaient pour trait commun qu’un rejet plus ou moins catégorique de toute
possibilité de bilinguisme officiel, même si ces mêmes électeurs ainsi que
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
leurs représentants politiques ne sont pas près d’abandonner le bilinguisme,
voire le monolinguisme russe quasi-total dans leurs pratiques langagières
quotidiennes.
Certes, les événements de la «Révolution orange» de 2004 et la
démocratisation de l’ensemble du pays qui s’en est suivie ont visiblement
exacerbé les tensions linguistiques dans ce pays. Désormais, dans les
discours des deux parties de la classe politique ukrainienne (baptisées de
façon un peu sommaire « pro-occidentale » et «pro-russe») la question
linguistique occupe une place, qui, d’après de nombreuses études
sociologiques, serait sans commune mesure avec les préoccupations
prioritaires des Ukrainiens. Et pourtant, l’arme du bilinguisme officiel est
brandie avec de plus en plus d’entrain par le parti des Régions, qui, à voir
l’évolution du discours des «Régionaux», compte en faire un outil électoral
de première importance, ne serait-ce que pour pallier au manque de
différence réelle entre les programmes économiques de ses adversaires et le
sien. Remarquons d’ailleurs, que le reproche d’«instrumentalisation de la
question linguistique» pourrait être adressé à la majorité des partis
politiques ukrainiens, même si les «pro-occidentaux» préfèrent la déclarer
sans importance ou résolue une fois pour toutes par la Constitution. A ce
propos, les politologues ukrainiens sont presque unanimes à souligner
qu’eux aussi manquent de projets conséquents et tendent de ce fait à
substituer à la compétition de projets sociaux et économiques les débats
qu’on pourrait qualifier de «querelles de symboles».
Quoi qu’il en soit, on est en droit de se demander ce qui permet à la
question linguistique d’être instrumentalisée. Nous voyons deux réponses à
cette question, une relative à l’essence même du phénomène politique dans
tout pays et une autre, particulièrement sensible en Ukraine, reposant sur la
compensation symbolique des échecs de projets sociaux.
La première raison tient au fait que la question linguistique se prête trop
facilement à une exploitation politicienne car elle relève du domaine de
l’affectif (langue «maternelle»!) et du familier («tout le monde connaît sa
langue»!). De ce point de vue général, on peut comprendre qu’un discours
politique, qu’il soit le fait d’une bureaucratie dominante ou d’un parti
d’opposition, ait toujours tendance à exploiter les contradictions
socioculturelles, en leur donnant une expression dichotomique et
antagoniste. Même si les différences de la situation linguistique des
différentes régions d’Ukraine sont évidentes, on ne doit pas absolutiser le
rôle des clivages linguistiques car ceux qui le font sacrifient la réalité des
choses à une vision réductrice et archaïque issue de l’époque des «luttes de
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
classes». Comme le soulignait récemment Philippe de Suremain, ancien
Ambassadeur de France en Ukraine:
«Il n'y a pas de clivage linguistique en Ukraine, tout le monde comprend et accepte la
langue de l'autre. La géographie électorale est plus complexe que ne le laissait supposer
l'héritage historique. La vraie limite est, à mon avis, sociologique: les intellectuels de
Kharkiv ont voté et voteront pour Iouchtchenko. Les menaces sécessionnistes qui ont eu
lieu pendant la "révolution orange" ne sont pas réelles. Ianoukovitch n'a pas été soutenu
sur ce terrain-la, y compris par Koutchma. Il faut comprendre que même à Lougansk
(ndlr: ville qui se situe à l'est), on ne regrette pas l'empire…»
Le deuxième facteur d’instrumentalisation politique de la question
linguistique, particulièrement présent en Ukraine, est l’inefficacité des
politiques linguistiques des gouvernements «pro-occidentaux» du pays. En
effet, ces derniers semblent privilégier une «ukrainisation» bureaucratique
au détriment de politiques culturelles qui useraient autant de méthodes
d’encouragement économique (allègement de la pression fiscale sur
l’édition de livres et la production de films en ukrainien) que de stratégies
de soutien financier et administratif aux projets sociaux et culturels qui
germent dans la société civile depuis que celle-ci a commencé à
s’émanciper du lourd héritage postsoviétique. La dernière illustration de
l’inefficacité des méthodes bureaucratiques est la récente tentative
d’imposer le doublage ou le sous-titrage en ukrainien des films étrangers en
salles de cinéma, décision qui faisait suite à la lecture récente des textes
juridiques concernant l’usage des langues, rendue par la Cour
Constitutionnelle d’Ukraine. La résistance des acteurs du marché de
distribution et de projection cinématographique n’a pas refroidi l’entrain du
ministère de la culture ukrainien, qui leur faisait remarquer, à juste titre
d’ailleurs, qu’ils ne faisaient que redistribuer, à peu de frais et au plus
grand profit pour eux, les copies de films doublées en langue russe en
Russie. Cependant, même si la pression sur les distributeurs et les patrons
de cinémas peut s’avérer porteuse, elle ne résout pas le problème que tout
système bureaucratique relègue toujours au dernier plan, au profit des
résultats quantitatifs: celui de la qualité des productions en langue
ukrainienne. C’est ce problème qualitatif que nous analyserons à travers le
phénomène de langage baptisé le «suržyk».
Le «suržyk»
Patrick Sériot qualifie le «suržyk» de «forme de bilinguisme alternée»…
«associée au ‘parler impur’». D’après Patrick Sériot les habitants de
l’Ukraine sont:
1) bilingues (ils parlent ukrainien et russe littéraires),
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
2) trilingues (ils parlent ukrainien, russe et un mélange de ces deux
langues, qui est appelé justement le suržyk), ou
3) monolingues (ne savent parler que le suržyk)
Chacune de ces pratiques langagières est définie par le contexte social des
locuteurs, par exemple les locuteurs monolingues de suržyk sont souvent
issus des milieux ruraux, ouvriers, n'ayant pas reçu d'éducation de bon
niveau. La majorité de la population est trilingue et utilise chacune de ces
langues dans les situations correspondantes.
Il faut préciser le sens du terme «suržyk» qui à l’origine désigne, de façon
péjorative, un mélange impur de céréales (du blé mélangé à du seigle ou de
l’orge, et le pain médiocre fait à partir de ce mélange. En Ukraine ce mot a
acquis le sens métaphorique péjoratif de «sang-mêlé» puis de «langue
mélangée», connu depuis le début du 20ème siècle.
La multiplicité des études sur le «suržyk» témoigne de l’importance du
phénomène. Toutefois, on doit l’interpréter avec prudence, même si
numériquement, malgré l’absence de statistiques officielles, il semble très
répandu parmi la population ukrainienne et de ce fait ne peut être nié par
aucune «étude de terrain» sérieuse. Cette étude doit s’appuyer sur des
préliminaires théoriques qui permettent de comprendre l’ambiguïté du
phénomène. En effet, du point de vue le plus général, qui ne tient pas
compte de la singularité de la situation postsoviétique, le «suržyk» peut
apparaître comme un «avatar» local du mélange de langues normal dans
une situation de plurilinguisme. Dans cette optique, le discours des puristes
qui, d’après P. Sériot, dénoncent le «suržyk» comme «une lente infection
délibérée de la langue ukrainienne dépourvue de défenses», un «mélange
arbitraire avec le russe», une «linguicide qui date de l’époque soviétique»,
ne peut paraître qu’archaïque. Cependant, une analyse critique du «suržyk»
dans le contexte post-soviétique permet de comprendre l’ampleur réelle
d’un problème qu’on pourrait résumer dans la formule «conscienceinconscience linguistique»
En effet, les différentes études relèvent deux façons d’employer le suržyk :
consciente, qu’on pourrait qualifier de «ludique», et inconsciente. Dans le
deuxième cas il ne faut pas exagérer l’influence des fluctuations de la
norme de l’ukrainien, «l’insécurité linguistique» chez Sériot: elles sont
sensibles seulement dans le domaine de l’orthographe et des «mots
savants». En fait, la cause du phénomène suržyk réside dans une inculture
linguistique toute particulière, propre à l’ancienne URSS. Elle est le fait des
locuteurs qui sont victimes eux-mêmes d’un héritage soviétique qu’on
appelle depuis Orwell la «Novlangue». Celui-ci était caractérisé par un
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
manque de réflexion sur le langage, par l’incapacité de s’approprier la
langue en formulant une idée à soi, parce que la langue appartenait tout
entière au Système (2). Aucune des langues de l’ex-URSS n’était épargnée,
le russe «dominant» a été même le plus touché. Témoignage d’un passé
soviétique, le «suržyk» ukrainien porte aussi le douloureux souvenir d’une
diglossie russo-ukrainienne qui est loin d’être surmontée en Ukraine. S’il
n’est pas perçu comme un problème par beaucoup de locuteurs, c’est que
ceux-ci ignorent tout simplement non pas la «limite entre le russe et
l’ukrainien», mais les équivalents ukrainiens de beaucoup de mots russes
«savants». Le problème persiste dans l’Ukraine d’aujourd’hui et
«l’ukrainisation» bureaucratique, négligeant l’aspect qualitatif de la
conscience linguistique, ne peut que le pérenniser.
Le facteur américain et la culture de masse.
Tels qu’ils sont encore aujourd’hui, les rapports entre le russe et l’ukrainien
se présentent ainsi: l’ukrainien est majoritaire dans les échanges formels du
domaine officiel (école, administrations, politique, justice, médias), le
domaine de l’écrit officiel, le domaine du pouvoir politique et dans le
secteur public. Le russe prévaut dans les échanges informels (maison, rue,
lieux de proximité, lieux de loisirs), le domaine de l’oral et de l’écrit privé,
le domaine du pouvoir économique, du secteur privé.
De fait, la situation linguistique en Ukraine est compliquée encore
davantage par le facteur américain. En effet, en résumant les variétés de
langues parlées en Ukraine, on peut distinguer:
1) l’ukrainien littéraire, ancré dans la culture historique du pays, qui souffre
aujourd’hui du dysfonctionnement général du système éducatif et des
complexes d’infériorité caractéristiques pour une partie importante de la
population;
2) le russe littéraire, qui, coupé de son terroir, a peu de chances de résister à
la concurrence et de garder son «génie» créateur au sens humboldtien,
d’autant plus que sa situation en Russie même est loin d’être idyllique;
3) un pidgin ukraino-russo-anglais, qui, d’après une première
approximation, s’éloigne des normes respectives d’un quart du vocabulaire,
auquel la politique (ou l’absence de politique) culturelle offre une chance
de se créoliser et même d’acquérir une forme «normale» grâce aux grands
«normalisateurs» de notre temps: la culture de masse et les médias;
4) une version «coloniale» du russe émaillée de 10 à 15% d’ukrainismes.
Nous retrouvons l’influence de l’anglais dans sa version américaine au
moins dans deux variétés de pratiques langagières. La singularité de la
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
situation ukrainienne qu’on peut résumer comme une «schizoglossie
généralisée» consiste dans le fait que l’influence de la culture de masse
russe au service du «capitalisme sauvage» est aussi un puissant vecteur
d’américanisation. Les emprunts incontrôlés à l’anglais affluent dans la
langue russe avec la mondialisation et pénètrent par celle-ci dans les
pratiques langagières des russophones ukrainiens. D’autre part, les
Ukrainiens ukrainophones manifestent de plus en plus leur rejet du russe au
profit d’une autre langue internationale, l’anglais. Les politiques
respectives de la Russie et des Etats-Unis et leur concurrence qui est de
plus en plus sensible en Ukraine, contribuent à l’accentuation de ces
phénomènes, dont l’évolution intrigue déjà beaucoup d’observateurs et de
chercheurs. En tout cas, il est clair que des scénarios des plus pessimistes
portant sur l’avenir de la culture en Ukraine sont possibles, si l’Etat et les
élites ukrainiennes n’arrivent pas à opposer à l’anarchie de la culture de
masse mondialisée une politique culturelle conséquente. Nous avons vu
plus haut les arguments et les déficiences de la bureaucratie ukrainienne,
dont beaucoup d’observateurs dénoncent «la mollesse» et l’inefficacité en
matière de politique culturelle et linguistique. Notre propos sera de voir si
d'autres acteurs peuvent apporter une solution à ces problèmes.
L’ukrainien en Ukraine: quel avenir?
Parmi les symboles d’Etat, c’est sans doute à la langue que revient le rôle
légitimant principal. La preuve en est que la première chose que fait un
politicien russophone qui accède au pouvoir en Ukraine, c’est d’adopter
l’ukrainien comme langue de communication officielle. Ceux qui le font
sont guidés par une intuition politique et la logique même de la situation
dominante. A long terme ils doivent comprendre que l’affaiblissement des
positions déjà fragiles de la langue ukrainienne les priverait d’un puissant
outil de légitimation aux yeux d’une grande partie de leurs concitoyens,
dont des russophones, et des pays étrangers. L’aspiration de l’Ukraine à la
souveraineté et à l’indépendance paraît d’autant plus naturelle lorsque
celle-ci affirme sa différence linguistique, culturelle, religieuse et
historique par rapport à son ancienne métropole.
La coïncidence de la raison d’être de l’Etat ukrainien et de la légitimité des
élites recèle un curieux paradoxe. En effet, l’Ukraine a hérité de son passé
soviétique une élite majoritairement tournée vers la langue et la culture de
l’ancienne métropole, ce qui est typique de toute société qu’on pourrait
appeler postcoloniale. Mais aujourd’hui certaines personnalités, notamment
celles qui possèdent des médias influents, comme Rodnianski ou
Pintchouk, semblent prendre conscience que le soutien à l’ukrainien et à la
culture ukrainienne correspond à leurs intérêts stratégiques à long terme. Il
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
est important que le projet de cristallisation de l’identité ukrainienne à tous
les niveaux – linguistique, culturel, religieux – ne soit pas seulement le fait
des gouvernements, mais d’initiatives privées dans le domaine des médias
et de la culture visant principalement un public jeune et (en principe) libre
des préjugés du passé.
Ainsi, l’identité ukrainienne ne s’affirmera que si une société civile
véritable réussit à se mettre en place. A notre avis, c’est ce qui résume le
mieux la singularité du «cas ukrainien», dans lequel une démocratisation
que beaucoup d’observateurs trouvent «exceptionnelle» au regard de
l’évolution politique de la Russie, se trouve dans un lien indissociable avec
la prise de conscience de l’identité nationale et linguistique.
Notes
(1) Les 10 plus grande villes ukrainiennes sont les suivantes: Kharkiv (1,4 million),
Dnipropetrovsk (1 million), Odessa (1 million), Donetsk (1 million), Zaporijia (815
000), Lviv (733 000), Mykolaïv (514 000), Kryviy Rih (669 000) et Marioupil (492
000).
(2) voir les articles publiés par la revue Langage et Société sur la «langue de bois»
(Sériot 1986a&b, Dutka 1997).
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discours, Langage & Société 35 (mars): 7-32. SUREMAIN, P. de (ancien
ambassadeur de France en Ukraine, président de l’AFEU). 2006. Compte rendu
rédigé par E. ARMANDON, doctorante à l'IEP rattachée au CERI et à l’AFEU,
pp. 6-10 in Les élections législatives du 26 mars en Ukraine: bilan du Président
Iouchtchenko et perspectives, débat public du vendredi 24 mars, organisé par le
Centre d’Études et de Recherches Internationales UMR 7050 Sciences-Po
CNRS.
SUREMAIN, P. de (ancien ambassadeur de France en Ukraine, président de l’AFEU).
2006. Compte rendu rédigé par E. ARMANDON, doctorante à l'IEP rattachée au
CERI et à l’AFEU, pp. 6-10 in Les élections législatives du 26 mars en Ukraine:
bilan du Président Iouchtchenko et perspectives, débat public du vendredi 24
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K. Kostylyova, Langue et identité en Ukraine
mars, organisé par le Centre d’Études et de Recherches Internationales UMR
7050 Sciences-Po CNRS.
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