Ceux qui tombent

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Ceux qui tombent
- Ceux qui tombent Camille Davin
Personnages
Ophélie
Pierre – son frère
Le voleur
Apparitions
Ophélie bis – sa conscience
Le monstre de Pierre – un double de Pierre croisé dans la rue
Quelqu'un – une vieille amie de Pierre
2 Personnages rêvés
cousine – la cousine de Pierre
Femme – une ex de Pierre
Grand-père, grand-mère.
Les gens.
- Ceux qui tombent -
La pièce se déroule dans l'appartement de son frère, Pierre, mort depuis dix jours.
Au cours de la pièce, Ophélie crée d'autres espaces, convoqués par son imagination et ses
souvenirs.
I. Ophélie, Ophélie bis, le voleur, Pierre.
Chez Pierre. L'appartement est vidé, comme après un décès, quelques cartons.
Ophélie s’adresse au public sur le devant de la scène. Ophélie bis, en off, comme un
double d’elle-même, ne cesse de l’interrompre.
Ophélie : Bonjour... public. Je t’appelle public, ça ne te dérange pas? Je prends la parole.
(silence). Ça n’est pas facile de formuler. C’est un grand fracas. C’est rare et banal en
même temps. Ça me... Il ne reste rien d’autre. On est dépassé. (silence).
Maintenant il y a cette blessure au corps qui me scinde en deux. Là. (Elle montre la
blessure). Je voudrais que tu la sentes parce que c’est réel. Je suis coupée en deux. Je ne
les reconnais plus. Ces bouts de moi.
A part.
Ophélie bis (off) : Chut.
Ophélie : Pardon?
Ophélie bis (off) : Quelqu’un t’écoute.
Ophélie : Oui, c’est normal. Toi aussi tu m’écoutes. Je dis quelque chose qui doit être
entendu.
Ophélie bis (off) : Non, moi je n’écoute pas.
Ophélie : Ah bon?
Ophélie bis (off): Je te surveille. Je surveille ta santé mentale.
Ophélie : Ah. (silence) Merci. (silence). J’aimerais que tu me laisses raconter. Je reprends.
Ophélie bis (off) : Regarde.
Ophélie : Quoi encore ?
Ophélie bis (off): Il y a cette personne. Elle n’est pas invitée.
Au fond de la pièce, un inconnu, le voleur, se tient allongé derrière la porte d’entrée de
l’appartement.
Ophélie : Ah oui. Cette personne. Elle est là depuis plusieurs jours sur le pas de la porte. Je
suppose qu’elle n’a pas de maison. Vous avez une maison? (silence) Elle n’a pas de
maison.
(au public): Attend public, excuse-moi.
Ophélie bis (off) : Tu n’as pas peur qu’elle rentre chez toi?
Ophélie : Non. Elle dort là. Collée à ma porte. Je dois la pousser quand je veux sortir.
Ophélie bis (off) : Mais pourquoi elle est là ?
Ophélie (au voleur) : Pourquoi vous êtes là ?
Le voleur : J’ai oublié. Je ne me souviens plus.
Ophélie (à Ophélie bis) : C’est bizarre, j’aime bien sa présence. C’est un compagnon
silencieux.
Ophélie revient face au public.
(au public) : Oui parce-que... public... le fracas, c’est mon frère. La mort de mon frère.
(silence). Public, depuis, rien. Le monde est resté indifférent. La mort et après le grand
rien. Maintenant je regarde défiler les choses, je ne suis plus dedans. (silence). Là, je te
regarde, je regarde la vie en toi. Je ne la comprends plus.
Ophélie bis (off) : Il est dangereux.
Ophélie : Arrête de m’interrompre. Tu viens sans cesse troubler mon récit.
Ophélie bis (off): La personne allongée derrière ta porte, tu dois t’en méfier.
Ophélie : Je ne sais pas. Elle ne me dérange pas. Elle peut rester.
Ophélie bis (off) : Méfie-toi, elle veut te conquérir.
Ophélie : Non, je crois qu’elle est juste là, simplement. Elle aime m’écouter.
Le voleur : Je sais que je vous n'êtes pas intéressée par moi mais je ne peux pas
m’empêcher de vous faire du gringue.
Ophélie : Ah. C'est donc vrai. Ça m’effraie. Je croyais que vous étiez là gratuitement.
Le voleur : Non, ça n'est pas gratuit. C'est parfaitement prévu.
Ophélie : Et qu’avez-vous prévu ?
Le voleur : Alors bel enfant, c'est à dire que.
Le voleur improvise une sorte de spectacle ridicule dans lequel il mime qu'il se cogne,
tombe, se relève, rit, fait semblant de mourir, se relève et retombe. Pendant ce «spectacle»
Ophélie referme la porte qui la sépare du voleur. On ne le voit plus.
Ophélie (au public) : Les gens comme ça participent à mon état de confusion. Leur
confusion mentale fait écho à ma propre confusion. Je pense que ces personnes devraient
se faire interner. La société et moi même serions reconnaissantes d'interner de telles
personnes.
On entend un gros fracas de derrière la porte.
(silence)
Ophélie : Vous êtes parti ?
Le voleur répond de derrière la porte.
Le voleur : Non. Mais. Je ne suis pas seulement là pour ça. Pour vous faire du gringue. Je
suis là pour autre chose.
Ophélie : Ah oui ? Pourquoi ?
Le voleur entre à nouveau.
Le voleur : Pour vous sauter.
Ophélie : Vous êtes un homme. Un homme dégoûtant.
Le voleur : Ah... pardon, mais non, pas du tout, pas du tout. C'est terrible dans ma tête. Je
parle mal. (A lui-même) Tu dois dire les bons mots.
Ophélie commence à paniquer.
Ophélie : Ça suffit, partez.
Le voleur : Ah, voilà, je me souviens. C'est ça, je ne suis pas là pour vous sauter, mais
pour vous sauver. J'avais mal entendu. C'est mieux comme ça. C'est plus joli. Gentil.
Ophélie : Je vous ai dit de partir.
Le voleur : Bien entendu. Attendez, je n'ai pas fini. Je dis les vraies choses maintenant.
C'est bien quand je dis les vraies choses, je suis plus vrai.
Ophélie : Maintenant partez immédiatement ou j’appelle la police des polices.
Le voleur : Ah non, pas la police des polices.
Ophélie : Si, justement. La police des polices.
(silence)
Ophélie bis (off) : Il est parti ?
Ophélie : Je crois.
Ophélie bis (off) : Va voir.
Ophélie va voir à la porte.
Ophélie : Il est parti. (silence)
Ophélie (au public) : Alors je reprends. (silence). Je n’arrive pas à me concentrer. J’ai
perdu le fil.
Ophélie (à Ophélie bis) : Il est bien parti?
Elle boit un verre d’eau. Elle se lève, marche un peu, et se rassoit.
(au public) Public, quand mon frère est mort... J’ai du mal à me concentrer. Quand mon
frère est mort... je n’y ai pas cru. (silence) Je ne me sens pas très bien. C’est l’angoisse.
Le frère d'Ophélie, Pierre, mort depuis 10 jours, entre.
Pierre: Quand je suis mort, tu n’y croyais pas. Tu as dit quelque chose comme ça:
Pierre l’imite très consciencieusement.
Pierre : Mon frère ?...Mais non, mon frère vit, il va bien. N'allez pas inventer... Tout le
monde dit ça. Qu'on ne le voit jamais. Mais il vit, il va bien. Je le sais moi. On ne peut pas
dire ça. Qu'il est mort. Personne ne le comprend, Pierre. Il est incroyable mais personne
ne le voit. Peut-être lui non plus ne le sait pas. Qu'il est formidable. Dans ma tête je le
hurle. Mais lui ? Est-ce qu'il l'entend ?
Ophélie : Oui, j'ai dit ça, oui, mes mots. Comment tu sais ?
Pierre : Je t'ai entendu.
Ophélie : Tu te moques.
Pierre : Oui.
Ophélie : Arrête. Ça m’effraie. Tu n’as pas pu entendre. Tu étais mort. Tu te moques.
Pourquoi tu te moques ?
Pierre : Je ne sais pas. Je me moque parce que tu étais touchante. Parce que tu t'es mise
en colère. Tu n'as pas compris que j'étais mort. Longtemps tu as fait comme si j'étais
vivant. C'est touchant.
Pierre sort.
Ophélie : Merci de trouver que c'est touchant.
Ophélie (au public) : Public, c'est vrai des fois je ne crois pas que les choses réelles soient
vraies. Pas seulement quand les gens sont morts. Attend.
Ophélie se lève. Elle marche un peu, elle respire, puis reprend.
Quand les gens, quand les gens me disent des choses désagréables, ou quand les gens ne
m'aiment plus, quand les gens me quittent, je ne crois pas que c'est vrai. Quand mon frère
est mort, ce n'était pas vrai.
Tout cela je le vis. Je suis dedans. Ce brouillard. La nuit qui est tombée, d'un coup. Pour
ne plus partir. Noir. (silence). Après, j'ai compté sur l'espoir pour m'éclairer. Il n'est pas
venu. Je suis devenue grise et visqueuse. Ça a duré. Un temps infini, lourd. Je vais vous
raconter. Mon histoire.
II.Ophélie, Pierre
Chez Pierre.
Ophélie (au public) : Avant la fin, c'était froid. La vie avec Pierre, c'était une glace glacée.
Il était comme ça. Moi j'étais gentille. Très. Je faisais tout pour le réchauffer, mais non. Il
était glacé. Après, il est mort, il était vraiment très froid. Comme un mort.
Là, je ne sais pas, il est là à nouveau. Et il est plutôt froid. Encore. (silence) Quand il est
revenu, hier je crois, ça s’est passé comme ça :
Pierre entre à nouveau, pendant qu' Ophélie parle au public.
Pierre : Je suis revenu.
Ophélie : Pourquoi?
Pierre : Parce qu'on m'a dit.
Ophélie : Qui t'a dit?
Pierre : On.
(silence)
Ophélie : Tu étais parti où?
Pierre : A la recherche de.
Ophélie : Et, tu as trouvé?
Pierre : Non. Et toi?
Ophélie : Non.
(silence)
Ophélie : De quoi tu as envie?
Pierre : De manger.
Ophélie : Une pomme. Je vais te chercher une pomme.
Pierre : Non pas une pomme.
Ophélie : Quoi alors ?
Pierre : Saucisson.
Ophélie : Je n'en ai pas.
Pierre : Je ne suis revenu que pour ça.
(silence)
Ophélie : Et...tu as soif?
Pierre : Oui.
Elle part lui chercher à boire.
Il boit. Ils sont assis. Elle le regarde un long temps, puis se lève et s'adresse au public.
Ophélie (au public) Bon, il est là. Demain, non. Peut-être. Il est beau. C'est un homme
qui passe. Avec lui tout est vain. Perdu. Mais peut-être est-ce le sens de toute action.
Tenter l'impossible et ne pas oublier que ce qui est perdu aujourd'hui peut-être gagné
demain.
Pierre : Tu racontes n'importe quoi.
Ophélie : Je parle à eux.
Ophélie (au public) : Bien. Notre héros s'appelle Pierre.
Ophélie (à Pierre) : Alors Pierre, raconte-nous ton histoire. La belle histoire de la fin de
toute chose.
Pierre : Mon histoire commence ainsi. C'est l' histoire du début de toute chose.
Ophélie : Non, Pierre, ça c'est une autre histoire. La mienne raconte la fin. Ta fin.
Pierre : Alors ne me demande pas de raconter ton histoire.
Ophélie : Pierre, tu racontes l'histoire que je te demande de raconter, celle que tout le
monde attend, après tu inventes ce que tu veux, c'est quartier libre.
Pierre : Mais il n’y a rien à dire. Ce sont des choses qui se vivent. Qui ne se disent pas.
(silence)
Pierre : Je raconte mais je ne me reconnais pas dans cette histoire. C’est ton histoire. Bon.
Il était une fois un jour où j’ai mal à la jambe droite, je ne sais pas pourquoi. Et puis deux
jours après, j’ai mal à la jambe gauche, sans raison. Je ne peux plus marcher, je tombe
quand je marche. Alors je m’allonge. Je reste allongé. Mais ça ne va pas mieux. Ça ne va
jamais mieux. Je ne peux plus bien parler. Je ne peux plus bien respirer. Paf, je décède.
Ophélie : C’est drôle dit donc.
Pierre : Je ne sais pas raconter. Demande-moi autre chose.
Ophélie : Qu’est-ce que je peux te demander. Dis-moi. Est ce qu'il y a quelque chose
qu’on peut te demander?
Pierre : Non. C’est vrai. On ne peut rien me demander.
(silence)
Ophélie : Est-ce que tu te souviens quand je suis venu te voir? Quand tu étais malade?
(silence)
Ophélie :Tu ne dis rien. Pourquoi ? Tu es triste?
Pierre : Non.
Ophélie : Qu'est- ce qu'il y a alors?
Pierre : Rien.
Ophélie : Alors je raconte. Je raconte ou tu racontes?
(Silence)
Ophélie (au frère) : Bon je raconte. Tu t'assois là. Tu écoutes.
Ophélie (au public) : Il y a quelque chose qui manque chez Pierre. Ou c'est invisible, ou
ça n'existe pas.
On reste à la porte.
Mon frère c'est le grand absent. Avant, il est déjà comme ça. Il parle peu. Il est drôle mais.
Il ne se dit jamais. Il est loin derrière le voile.
Plus tard il part. Je ne sais pas où.
Je l'aime ce frère. J'imagine toutes ses vies, ces voyages que je ne fais pas, ce plaisir de
vivre, ce détachement que je ne connais pas. Je vis autre chose.
Plus tard, je n'y pense plus, je l'ai un peu oublié. J'apprends qu'il va mal. J'ai envie de le
retrouver. Partager avec lui. Mais je ne le connais pas.
Je crois que c'est à ce moment là que ça a dérapé. J'ai pris toute la place. J'ai voulu que ça
existe la fraternité, mais non. Pas toujours.
Je vais vous raconter.
Mesdames et messieurs. Voilà la triste histoire de Pierre, l’homme au coeur de...
Pierre : Au coeur de quoi.
Ophélie (au public) : Il était une fois, premier souvenir.
III. Ophélie, Pierre, Quelqu'un, l'infirmière
Pendant qu' Ophélie parle, l’espace de l’hôpital se crée à partir de l’espace de
l’appartement, comme si les deux temps, le temps du souvenir et celui du récit, se
mélangeaient.
Ophélie fait allonger Pierre sur un fauteuil qui devient son lit d’hôpital. Pierre semble jouer
son propre rôle, celui du frère malade.
Ophélie (à Pierre) : Bonjour mon frère. Tu as changé.
Ophélie (au public) Mon frère a changé. Son visage est si mince que je peux le couvrir
sans peine avec la paume de ma main.
Ophélie (à Pierre) : Mais quand même, tu vas mieux. Que la dernière fois. La dernière fois
tu ne parlais même pas. Tu ne pouvais plus. Tu te souviens, Pierre? C'était inquiétant.
Pierre : Oui.
Ophélie : Maintenant tu peux mieux parler. Je suis heureuse que tu puisses mieux parler.
Ça me rassure.
Pierre : Moi aussi.
Ophélie : Toi aussi? Toi aussi tu es rassuré? Tu voudrais aller mieux. C'est bien. Je suis
contente d'entendre ça. On va tout faire pour que tu ailles mieux .
Il ne la regarde pas.
(silence)
Ophélie : Tu ne dis rien. J'ai fait un rêve hier. C'est étrange mais je te raconte. Ne le
prends pas pour toi. Dans ce rêve tu as le sida. Voilà quelque chose auquel tu as échappé.
Et bien dans ce rêve tu n'y échappes pas et moi non plus. Tu me le transmets. Les images
me sont venues comme ça. Je réalise que tu me l'a transmis. Alors je reste seule avec ton
sida. J'ai peur, c'est la panique. Et toi tu hausses les épaules et tu souris. Ça t'amuse que je
sois pleine du sida comme toi.
J'ai reçu un cadeau, je m'en rend compte dans le rêve, j'ai reçu ta sagesse en cadeau.
Pierre : Je n'ai jamais eu de maladie sexuellement transmissible.
Ophélie : Oui. Mais bon.
(silence)
Ophélie : Voilà je t'échange ce rêve contre des lunettes. Des lunettes avec des verres
oranges. C'est magique, tu les mets, le monde devient orange. Tu vois, il fait gris dehors. Et
bien, regarde, je te les mets, il fait beau. C'est merveilleux. Je me suis dis que peut être, en
orange, tu verras les choses différemment. Peut-être ainsi, tu auras envie de quelque
chose?
Pierre : De quoi?
Ophélie : De quoi, quoi? Attend, je n'ai pas fini avec les lunettes. Quand tu vas te
coucher, tu dois vite fermer les yeux avant d'enlever les lunettes. Sinon le monde redevient
gris et là, c'est très violent. Le matin pareil...
Une femme en manteau de fourrure avec des lunettes noires entre dans la chambre.
Quelqu'un : Bonjour Pierre.
Ophélie : Bonjour.
Quelqu’un ignore Ophélie.
Quelqu'un : Comment vas tu Pierre?
Ophélie : Bonjour j'ai dit, vous êtes qui?
Elle a des boules Quies, elle en retire une de l'oreille.
Quelqu'un : Vous m'avez parlé?
Ophélie : Oui, on se connait ?
Quelqu'un : Non. Je suis quelqu'un. Quelqu'un du passé de cet homme.
Ophélie : Ah oui? Vous pourriez m'en dire un peu plus?
Quelqu'un : Dans le passé j'ai été quelqu'un pour Pierre. Pierre est parti, il m'a quittée. J'ai
beaucoup souffert. J'ai vu quelqu'un pendant plusieurs années pour l'oublier. Puis, après
j'ai rencontré quelqu'un. Et avec Pierre, nous nous sommes perdus de vue.
Quelqu'un (à Pierre) : Voilà Pierre, quelqu'un m'a parlé de ta situation...
Ophélie : Vous faites exprès de parler comme ça, de manière floue.
Quelqu'un : Je ne peux pas répondre. Je suis quelqu'un d'important, de très haut niveau.
C'est à cet homme que je dois parler. Je vous préviens pour ne pas vous choquer, je vais
faire comme si vous n'existiez pas, et je vous demanderais de bien vouloir boucher vos
oreilles avec ces boules Quies, merci.
Ophélie : Vous êtes malade.
Quelqu'un : Quelqu'un a parlé? Je n'écoute plus rien.
(silence)
(à Pierre) : Alors Pierre voilà. Je t'ai amené des lunettes. Comme moi, des lunettes noires.
Avec des verres en bois. Si tu revêts ces lunettes tu ne vois plus rien, mais je crois qu'il est
un moment où il ne sert plus à grand chose de voir, surtout dans ton cas. Au lieu de quoi
tu peux imaginer une vie plus belle, celle que tu désires vraiment.
Pierre : Merci. Je suis fatigué.
Ophélie : Tu es fatigué?
Pierre : Oui.
Ophélie : Ecoutez, il a dit qu'il était fatigué. J'étais là avant vous, je suis sa soeur,
maintenant vous pouvez reprendre vos lunettes et partir.
Quelqu'un : Partez vous même, je suis quelqu'un d'important à ses yeux, il aime
m'entendre, me voir, il a demandé ma présence, vous non.
Ophélie : Regardez, il dort.
Ophélie (au public) : Ce jour là, mon frère s'est simplement endormi, mais son visage est
si crispé, ses traits sont tellement tirés qu'il ressemble à un drôle de clown.
Je souris nerveusement à l'inconnue qui est à mes côtés.
Le sourire qu'elle me rend montre qu'elle ressent la même gêne. Elle serre ses mains sur la
barre du lit.
Je suis terrifiée à la vue du corps de mon frère qui s'affaiblit. Je vois soudain cette
évidence, mon frère va mourir. Et moi, je suis vivante. A cet instant, dans ce lieu, à trois, je
suis comme suspendue, je vis mais rien ne m'est plus pénible, la lumière, cette inconnue,
mon frère, l'odeur de l'hôpital.
Pierre tousse et manque de s'étouffer. Il fait un signe pour qu'elle parte.
Ophélie : Pierre, ça ne va pas? Qu'est-ce qu'il t'arrive?
Une infirmière passe et s'occupe de lui.
Infirmière : Vous ne voyez pas qu'il vous dit de partir, il ne peut pas respirer. Sortez
immédiatement.
Les deux femmes sortent. Le fauteuil-lit d’hôpital disparait, Ophélie reste seule face au
public.
IV. Ophélie
Le monde extérieur/Rue. Ophélie marche en direction de l'appartement du frère.
Ophélie (au public) : Tu dois partir. On se sent mieux sans toi. Je suis de trop. J’entends
qu’elle a raison.
Je pars marcher dans la ville, je veux fuir. Je marche un long moment pour faire venir la
compréhension des choses. Mais ça ne vient pas. La peur oui. Je voudrais marcher loin et
penser loin mais mes pieds me ramènent dans des rues et des espaces connus. J'ai peur.
Dès que je m'éloigne du centre, je fixe des yeux le clocher, pour qu'il me ramène là où
tout est connu. Au milieu.
Je décide alors de ne tourner qu'à droite, pour ne plus penser. Je longe des rangées
d'immeubles et mon épaule droite devient mon repère. Les bâtiments sont un appui si je
venais à tomber. Je suis rassurée par leur présence calme.
Je flotte dans mes idées et chaque personne, objet ou animal rencontré est un prétexte à la
divagation. Oh! ce chien ressemble à mon chien. Notre vieux chien Pati. Oh! Le chien est
parti. Parti Pati. Tout passe. Je vais mourir.
J'arrive devant l'hôpital mais je ne voulais pas y aller, et passer devant sa chambre pour
voir si la lumière est allumée, je ne voulais pas le faire. La lumière est allumée. Il est
toujours là, il n'est pas ailleurs.
Et je marche encore et je passe devant chez elle, je sais qu'elle habite là, je regarde, je la
vois derrière la fenêtre. Elle ne dort pas, elle repense à tout ça.
Je marche et je vais là où je ne voulais pas aller. Chez Pierre. Je vais passer pour voir s'il y
a de la lumière. Il n'y aura pas de lumière puisqu'il est à l'hôpital, il n'y en aura pas, mais
on ne sait pas, il y aura peut être quelqu'un. Je me sens très puissante. Je rie. Elle rie. Nous
rions, moi, l'ancienne moi, et moi maintenant, nous rions parce que nous sommes des
enfants et c'est touchant même quand c'est dangereux.
(silence)
C'est beau comme j'ai écrit. J'ai écrit le récit exactement comme ça s'est passé. Sauf le
chien, je ne savais pas comment il s'appelait.
Le personnage du voleur, se tient là, derrière elle, pendant qu’Ophélie raconte son histoire
au public.
le voleur : C'est pas bientôt fini? C’est long, je m’ennuie.
Ophélie (au public) : Il me fait peur. Il est toujours là. Je n’ai pas le pssscchit. Je n’ai pas le
pssscchit pour éloigner les fous comme on peut éloigner les araignées. Qu’est-ce qu’il
veut?
Le voleur : Je vous ai dit que je voulais vous sauver, mais je me lasse.
Ophélie : Allez vous faire voir.
Le voleur sort.
V. Ophélie, le monstre de Pierre
Le monde extérieur. Ophélie marche en direction de l'appartement du frère. Elle arrive
dans une impasse.
Ophélie (au public) : Je perds le fil. Attend. Là, je me souviens, je suis passée dans la rue,
et j'ai croisé le Pierre de mes cauchemars. C'est lui qui hante mes nuits.
Alors qu'elle raconte, quelqu'un de très grand s'approche d'elle et lui barre le passage.
Ophélie prend peur et se fige. Il ne bouge pas.
Ophélie : Pardon.
Elle repart dans l'autre sens. Il lui bloque à nouveau le passage. Elle suffoque.
Ophélie : Laissez-moi tranquille. Je veux être tranquille.
Le monstre de Pierre : Vous voyez bien c'est impossible.
Ophélie : Pourquoi?
Le monstre de Pierre : On a pas fini.
Ophélie: Qu'est ce qu'on a pas fini?
Elle commence à pleurer.
Le monstre de Pierre : La discussion. N’ayez pas peur. Ne pleurez pas, respirez.
Elle respire.
Ophélie : Mais vous prenez toute la place!
Le monstre de Pierre : Parce que vous ne respirez pas calmement.
Ophélie : Mais je ne peux pas!
Le monstre de Pierre : Pourquoi?
Ophélie : J'ai peur. Vous me faites peur.
Le monstre de Pierre : Pourquoi ?
Ophélie : Je vous reconnais, vous êtes le monstre de Pierre.
Le monstre de Pierre : Oui, c'est vrai.
Elle s'effondre en larmes à ses pieds.
Le monstre de Pierre : Qu'est ce que je suis puissant.
Ophélie : Je rêve toutes les nuits de vous.
Le monstre de Pierre : Qu'est ce que je suis puissant.
Ophélie : Quand je vous vois je suis transie de peur et d'amour.
Le monstre de Pierre : Ah oui ?
Ophélie : Oui, comme une idole.
Le monstre de Pierre : Comme une idole ?
Ophélie : Oui. Face à vous je me sens comme du rien.
Le monstre de pierre : Comme du rien, oui. Racontez moi ça.
Il s'assoit sur une marche dans l'impasse et pose délicatement la tête d'Ophélie sur ses
genoux.
Ophélie : La nuit, vous, Pierre, celui du rêve, vous êtes entouré d’amis, et moi je vous
regarde. Vous êtes très loin, avec vos amis. Vous ne me regardez pas une seule fois. Je
voudrais être avec vous, avec vos amis, mais non.
Le monstre de Pierre : Je ne vous regarde pas, pourquoi ?
Ophélie : Parce que je n'attire pas votre attention.
Le monstre de Pierre : Ah bon. Comment pourriez-vous attirer mon attention?
Ophélie : Ce serait mieux si j'étais plus vivante, plus détendue je crois. Comme vos amis.
Si je fumais des cigarettes en rigolant très fort, avec un verre de vin, comme vos amis. Si je
riais à la moindre de vos phrases, je vous plairais. Je crois que si j'étais un peu vulgaire je
vous plairais.
Le monstre de Pierre : Un peu vulgaire, oui.
Ophélie : Oui.
(silence)
Le monstre de Pierre : Vous pensez que c'est mal de séduire des femmes vulgaires avec
des verres de vin?
Ophélie : Oui, vous êtes comme Pierre, mais en pire. Vous êtes un monstre.
Le monstre de Pierre : Qu'est ce que je suis puissant.
Ophélie : C'est affreux cette puissance.
Le monstre de Pierre : Vous êtes fatigante. Convenez que c’est normal de vous éviter.
Il se lève.
Ophélie : Ah mais, attendez, je me souviens...Il y a un moment dans le rêve où vous ne
m’évitez pas. Vous parlez à quelqu'un, à une autre femme, vous jetez un coup d'oeil vers
moi, et je peux lire sur vos lèvres, « ma s?ur est chiante ». J'ai entendu ça.
Le monstre de Pierre : C'est ça. J'ai dit « chiante ». Chiante c'est bien moi.
Ophélie (révoltée) : C’est encore pire! Ce mépris, c’est encore pire. J’aurais préféré
l’indifférence. Pierre n’ose pas le mépris. Lui, c’est l’indifférence. C’est mieux.
Le monstre de Pierre : Je prends acte.
Ophélie : Aidez-moi! Mon frère va mourir juste pour me faire mal, c’est dégueulasse.
Le monstre de Pierre: Non, la discussion est finie.
Ophélie : C’est dégueulasse ce que vous faites.
Le monstre de Pierre : Je suis fatigué.
Il se lève et s'en va.
Ophélie (elle se remet à pleurer) : Alors vous partez? Vous me laissez à nouveau seule?
Le monstre de Pierre : Non, je vous laisse passer pour que vous rentriez chez vous.
Ophélie : Ah oui, c'est vrai, merci. Ce n'est pas chez moi que je rentre, c'est chez Pierre.
Le monstre de Pierre : Qui est Pierre?
Ophélie : Mais vous m'aviez dit que vous étiez lui.
Le monstre de Pierre : Ah non. Non, vous vous méprenez. Moi c'est Peter.
Il la laisse seule.
Ophélie (au public) : Après j’ai hurlé, j’ai crié, je ne sais plus comment j’ai fait, les cris ont
dépassé mon corps, ils étaient trop grand pour moi, j’ai cru que je ne tiendrais pas, que
j’allais m’étouffer, mourir avec mes cris. Et je ne voyais plus rien, juste un flot de pluie
devant les yeux. Je me suis assise, j’ai nagé dans mes pleurs, et j’ai fini par trouver la
maison du frère, c’était mon oasis, j’allais me reposer en lui.
(silence). Mais lui, Pierre je veux dire, il n’était pas là. Bien sûr, comment aurait-il pu? Il
n’a jamais été là. De sa vie, il n’a jamais été là.
VI. Ophélie, Pierre, 2 personnages rêvés.
Chez Pierre. C’est le même espace qu’au début, mais il est chargé des éléments de la vie
de Pierre, il y a ses meubles, et ses objets.
Elle entre. Elle arpente la pièce. Le voleur est caché quelque part dans l'appartement.
Ophélie (au public) : Je rentre. Je vous montre. (dans le vide) Il y a quelqu'un? Pierre?
(au public) J'appelle mais je sais qu'il n'est pas là, il est à l'hôpital. C'est juste pour être
sûre.
Ophélie (au public) : Il y a quelqu'un. J'ai entendu quelqu'un.
Le voleur : Il y a toujours quelqu'un.
Ophélie : Encore vous. Ça devient pénible.
(silence)
Le voleur : Je suis gêné.
Ophélie: Ah bon? On ne dirait pas.
(silence)
Le voleur : Je suis timide.
Ophélie rit.
Ophélie : Ah bon.
Le voleur: Vous voulez savoir pourquoi?
(silence)
Ophélie : Oui, dites-moi…
Le voleur : Je suis gêné parce-que je ne suis pas bien habillé.
Ophélie : C'est étonnant.
Le voleur : C'est étonnant d'être mal habillé ou c'est étonnant que je sois gêné?
Ophélie : Pardon? Je n'ai pas écouté.
Le voleur : Qu'est-ce qui est étonnant?
Ophélie : Vos habits, c'est presque joli.
(silence)
Le voleur : C'est faux! Vous mentez!
Il hurle, et s'énerve contre lui-même. Il tape contre les murs.
Ophélie : Arrêtez, calmez vous.
Elle s'approche de lui pour le calmer.
Le voleur : Merci. Je peux rester?
Ophélie : Je ne crois pas.
(silence)
le voleur: Je suis triste.
Ophélie : Non, vous faites votre numéro.
Le voleur : Ah oui?
Elle montre une photo de Pierre.
Ophélie : Là, c'est un homme triste. Il est beau et touchant.
Le voleur : Qui est-ce?
Ophélie : Vous voyez, vous ne lui ressemblez pas. Maintenant, disparaissez. Je n'ai pas fini
mon histoire.Vous reviendrez quand j'aurais fini. Je vous appellerai. Là c'est le moment de
la solitude. Je suis seule chez mon frère.
Elle le recouvre d'un drap.
Le voleur : D'accord.
(silence)
Ophélie : Je suis seule à nouveau. Seule chez Pierre. Je ne connaissais pas chez lui. J'ai
trouvé que c'était beau. J'ai parlé à Pierre. j'ai dit ça:
C'est joli chez toi. Ça sent bon. Le pin et la menthe. Comme la forêt. C'est joli ce meuble.
C'est propre.
Elle s'assoit.
Sur le canapé, elle fait semblant de mourir.
Elle se rassoit. Et mime une autre manière de mourir.
Elle s'allonge. Elle se relève.
Elle feuillète un livre. Le repose.
Elle trouve le répertoire de Pierre, le regarde et appelle un numéro.
Ophélie : Allo bonjour, je me présente je suis la soeur de Pierre. Oui, il va bien. Moi aussi.
Et vous, ça va? Je vous appelle pour vous dire quelque chose de fondamental. Il est sorti de
l'hôpital, il est de retour chez lui, vous pouvez passer le voir.
Elle raccroche, s'allonge sur le canapé et s'endort.
Des gens arrivent.
Personnage rêvé : Qu'est ce qu'elle fait là?
Personnage rêvé : Tu n'as pas honte d'être ici chez un autre à dormir? Rentre chez toi.
Ophélie : Pierre tu es là?
Pierre : Oui, je suis chez moi.
Ophélie : C'est vrai. Je suis là pour arroser tes plantes, nourrir ton chat, faire le ménage.
Pierre : Je n'ai pas de chat.
Ophélie : Tes poissons.
Personnage rêvé : Tu as vu, elle a les mains sales.
Personnage rêvé 2 : Oui, elle sent mauvais aussi.
Ophélie : Je suis désolée, je ne me suis pas lavée. Je suis partie vite ce matin, je n'ai pas eu
le temps.
Personnage rêvé : Tu sais les personnes comme ça.
Personnage rêvé 2 : Ouais je sais.
Personnage rêvé : Les personnes qui sont là, alors qu’elles devraient être ailleurs, qui
salissent, qui se servent. Tu sais? Ces gens utilisent la société. Ils sont là, ils t’envahissent,
ils te prennent tout. Tu sais ce que j’en fait de ces personnes?
Personnage rêvé 2 : Ouais.
Personnage rêvé : D’abord, je vérifie qu’elle a pas chié derrière les rideaux, on sait jamais
avec des gens comme ça.
Personnage rêvé 2 : Héhé, ouais.
Personnage rêvé : Tu sais, je pense que ces personnes devraient se faire interner. La
société, toi et moi, serions reconnaissants d'interner de telles personnes.
Personnage rêvé 2 : Ouais, c’est vrai.
Personnage rêvé : Poubelle. POU belle je dis.
Les trois personnes partent. Ophélie se réveille, elle dormait.
Ophélie : Monsieur, vous êtes toujours là?
Le voleur sort de dessous le draps.
le voleur : Oui.
Ophélie : J'ai peur.
Il la prend dans ses bras.
le voleur : Je suis là. Chut
Ophélie : Merci. (silence) C'est toi Pierre?
Le voleur : Non, moi c'est...
Ophélie : Ah c'est vous. Merci. Vous pouvez partir maintenant.
Le voleur : Oh non.
Ophélie : Vous reviendrez. Quand tout sera fini.
Le voleur : Je suis déçu.
Il part.
Ophélie se lève et va dans le dressing de Pierre, elle s'habille en lui.
Ophélie (au public) : Là public, je fais, je ne commente plus, je ne commande rien, je
m’habille en lui, je ne me souviens pas pourquoi, je le fais, je refais le chemin. Je ne sais
plus qui je suis, où j’habite, pourquoi je fais les choses, je ne sais plus. J’y retourne.
VII. Ophélie, la femme
Chez Pierre.
Le téléphone sonne.
Ophélie (au public) : Non, je suis avec toi, je ne réponds pas.
La sonnerie de la porte retentit.
Ophélie : Je ne réponds pas. J'ai peur de répondre.
La femme entre.
Femme : Je suis entrée par la porte.
Ophélie : Je vous ai déjà vue vous êtes une femme.
Femme : C'est vrai, on peut dire ça.
Ophélie : Vous êtes une des femmes de Pierre. Vous êtes belle. Quand je vois une belle
femme je suis jalouse.
Femme : Moi aussi. Quand je vous vois, vous êtes sa soeur, vous avez pris son espace, je
vous déteste un peu.
Ophélie : Oui. Je vous regarde, je cherche en vous ce que mon frère a pu aimer. Je ne
vois pas.
Femme : Oui.
Ophélie : Je crois que l'on ne s'aime pas. Il est temps pour vous de partir. Au revoir
madame.
Femme : Je suis venue pour une raison. Je suis un peu ici chez moi vous savez.
Ophélie: Ah bon?
Femme : Oui. Regardez, si vous voulez je vous sers un thé.
Ophélie : Non. Merci.
Femme : Et Pierre, vous m'avez dit qu'il était là.
Ophélie : Il est là.
Femme : Où?
Ophélie : Dans sa chambre.
Femme : Je peux vous demander pourquoi vous êtes habillée en lui?
Ophélie : Je trouve qu'il a de jolis vêtements.
Femme : C'est vrai.
(silence)
Femme : Je viens pour prendre ce qui m'appartient. J'ai un droit sur les biens de Pierre.
Ophélie : Mais il n'est pas encore mort.
Femme : C'est pour bientôt.
Ophélie : Quand je vous regarde je vois un monstre.
La femme rit.
Ophélie : La situation est pénible. Prenez un objet et partez.
Femme : Mais est-ce que Pierre est d'accord?
Ophélie : Oui il est d'accord, nous en avons parlé.
Femme : C'est faux.
Ophélie : Oui. C'est vrai, c'est faux.
Femme : Il ne m'a jamais offert de cadeau.
Ophélie : Il faut un début à tout.
Femme : Oui.
La femme pleure.
Ophélie : Vous êtes triste?
Femme : Oui.
Ophélie : Pourquoi vous êtes triste?
Femme : Je me sens seule.
Ophélie : Vous pouvez pleurer dans mes bras si vous voulez.
La femme pleure dans les bras d'Ophélie.
Ophélie lui chuchote quelque chose dans l'oreille.
Femme : D'accord, alors je vais aux toilettes?
Ophélie : Oui.
Femme : Et après je reviens?
Ophélie : Oui.
La femme sort puis revient habillée avec des habits de Pierre. Les deux femmes sont donc
toutes deux habillées comme lui.
Ophélie : Ah Pierre, c'est toi?
Femme : Oui.
Ophélie : Tu vas bien?
Femme : Oui. Mais j'ai quelque chose à te dire. Quelque chose que je ne t'ai jamais dit.
Ophélie : Ah bon mais c'est grave?
Femme : Oui, un peu.
Ophélie : Je t'écoute.
Femme : Je voulais te dire que je t'aime.
(silence)
Ophélie : Merci... de le dire.
La femme enlève le chapeau d'Ophélie.
Femme : Oh, c'est toi Ophélie.
Ophélie : Oui.
Femme : Je t'aime aussi.
(silence)
Ophélie : Merci.
Femme : Je vais bientôt mourir tu sais?
Ophélie : Non tu ne vas pas mourir.
Femme : Si, pour l'instant je peux encore bouger, mais bientôt je vais mourir.
Ophélie : Alors viens, je t'amène à l'hôpital.
Femme : Oui. C'est l'heure.
Elles retournent à l'hôpital. La femme sort.
VIII. Pierre, Ophélie
L'’hôpital réapparait avec Pierre dans un lit. Ophélie est habillée en lui. Il la regarde.
Ophélie : C'est notre ultime rencontre.
Pierre : Oui.
Ophélie : Je ne veux pas y croire.
(silence)
Ophélie : Je suis triste.
elle pleure
Pierre : Tu peux pleurer dans mes bras si tu veux.
Ophélie : C'est vrai?
Pierre : Oui.
Ophélie : Merci. Tu peux te lever pour que je t'enlace?
Pierre : Non.
Ophélie : Tu peux t'asseoir?
Pierre : Non.
Elle se penche pour l'enlacer maladroitement car il est allongé.
Pierre : Tu portes mes habits.
Ophélie : Je les trouve jolis.
Pierre : Tu peux.
Ophélie : Merci.
Pierre : Je suis triste mais je ne peux pas le dire.
Ophélie : Pourquoi?
Pierre : Parce que je suis l'homme qui ne peut pas se dire.
Ophélie : Qui ne peut pas se dire quoi?
Pierre : Qui ne peut pas se dire qu'il est triste.
Ophélie : Pourtant c'est beau cette tristesse. Tu peux pleurer si tu veux.
Pierre : Je ne veux pas.
(silence)
Ophélie : Maintenant, je dois te sortir de là.
Elle le prend dans ses bras et essaie d'avancer avec lui. Il tombe.
Elle le rattrape.
Ophélie : Ça va?
Elle lui donne le bras.
Pierre : Ça va. Ca suffit maintenant.
Ophélie : Ça suffit de quoi? Ca suffit de tomber ou ça suffit de te tenir?
Pierre : Ça suffit de me tenir. Je sais marcher.
Il tombe à nouveau.
Pierre : C'est la rechute.
Il tombe à nouveau. Danse de la rechute...
Ophélie (au public) : Ce moment là, tous les deux, c'est mon imagination. Je ne crois pas
l'avoir porté quand il a commencé à tomber. Quand on s'est revu, il ne se levait déjà plus.
IX. Décès. Ophélie, Pierre, cousine, grand-père, grand-mère.
Le lit d’hôpital disparaît, on apporte un cercueil. Enterrement.
Ophélie (au public) : A ce moment là, c'est moi qui me suis mise à tomber. A cause de la
pression. Je ne pleurais pas, je tombais.
Elle tombe à son tour.
Je me suis évanouie. Il y a eu comme un court-circuit. Je vous montre comment je me suis
évanouie mais je n'étais pas là pour voir.
Après je suis sortie et c'était le défilé.
C'est ma cousine qui l'a mené.
La cousine d'Ophélie se jette dans ses bras et dit:
Cousine : Je devais le voir à l'hôpital mardi mais je ne suis pas venue, je suis désolée.
Ophélie : Ce n'est rien.
Ophélie (au public) : Puis, il y a eu tous les autres qui sont venus un à un me pleurer dans
les bras et ma cousine est revenue.
Cousine : J’ai aimé rencontrer ton frère. Il était comme un frère pour moi. Ton frère c’était
l’homme le plus drôle du monde .
Ophélie : Je ne sais pas. Toi, tu sais mieux.
Cousine : Oui, nous étions des confidents.
Ophélie : C’est bien.
Cousine : Je devais le voir à l'hôpital mardi mais je ne suis pas venue, je suis désolée.
Ophélie : Oui, ça n'a plus d'importance maintenant.
Ophélie (au public) : Et puis elle est revenue une troisième fois l'air perdu.
Cousine : Je devais le voir à l'hôpital mardi mais je ne suis pas venue, je suis désolée.
Ophélie prend sa cousine dans ses bras. La cousine lui chuchote quelque chose et
Ophélie rit.
Ophélie (à la cousine) : Chut. Ça va aller. Ecoute. Il n’est pas loin. Il parle. Il nous parle.
Ophélie (au public) : Mon frère a parlé. Il marmonnait dans son beau cercueil jaune.
Pierre : Je ne savais pas vivre, je ne saurais jamais. Je suis plus vivant mort. Mon père
s'appelle Maurice. Mon chien s'appelle François. Je suis tombé bien bas.
Il pleure.
Il y a un défilé silencieux de personnes qui viennent l'embrasser. A chaque bise, on entend
Pierre qui dit:
Pierre : Merci pour ton bisou.
Pierre (au public) : Ce vieillard c'est mon grand père, c'est un vieil arbre.
Pierre (à son grand-père) : Merci pour ton bisou
Ma grand mère est un beau bébé.
Pierre (à sa grand-mère) : Merci pour ton bisou
Pierre (au public) : Qu'est ce que ces gens sont venus faire?
Il leur parle mais eux n'entendent pas.
Pierre (à tous) : Vous perdez votre temps. Rentrez chez vous. Quand ça continue, ça
continue. Quand c'est fini, c'est fini. Chacun sa place. Nous sommes dans deux trains
différents. Partez.
Pierre (au public) : Faut-il que je sois déjà mort? J'ai honte, cette femme qui vient, je ne
l'ai jamais rappelé. Je l' ai aimée pourtant.
Pierre (à la femme) :Tu m'entends? Va t'en.
La femme reste.
Pierre (à tous): Pardon... Laissez-moi tranquille maintenant.
Tout le monde sort.
X. Ophélie, les Gens.
Chez Pierre.
Le voleur entre en fond de scène, Ophélie ne le voit pas.
Le voleur : Je suis vivant.
Ophélie ne semble pas l'entendre, il repart.
Ophélie (au public) : Je reprends la parole. Je n'ai pas tout à fait fini. Il y a un moment
particulier dont je veux parler. C'est le premier réveil après la fin. Je m'allonge pour vous
montrer.
Elle s'allonge.
J'espère qu'en imitant la forme le reste viendra. Ou plutôt j'espère que le reste ne viendra
pas parce que je ne veux pas mourir à nouveau. Ce matin là, le lendemain, mes yeux
s'ouvrent et je suis jetée dans un mauvais scénario. Je me réveille, je porte un sac de
pierres sur la poitrine. Ça n'est pas confortable.
Elle se lève avec la sensation de lourdeur dans la poitrine.
Il y a des gens qui sont venus me voir. Qui sont venus me voir chez Pierre. Pour m'aider.
Pour ranger le passé dans des boîtes. J'entends leur voix. Ils me disent que tout va s'alléger,
mais la personne qui m 'a attaché le sac m'a oublié.
Ils me disent de manger, on a même préparé un petit déjeuner avec des fruits pressés, je
me souviens qu'il y a du kiwi dedans, ça fait des grains noirs et une couleur verdâtre. Je
mange mais je pourrais tout aussi bien vomir ou mourir, ce n'est plus important, je flotte.
Des gens entrent. Ophélie les désigne.
Ophélie (au public) : Ces gens m'ont expliqué comment selon eux, ça allait se passer.
Pendant qu'ils parlent, les gens rangent les affaires de Pierre dans des cartons, en
emportent certains, comme des déménageurs.
Les Gens : Ça va aller de mieux en mieux.
Ophélie (au public): Je souris mais je ne crois pas que ce soit vrai.
Les Gens : Au début tu passes par la phase de négation, puis d'abattement, enfin vient la
colère. C'est dur mais c'est bien quand vient la colère, ça veut dire que tu as bientôt fini
ton deuil. Tu en es où là?
Ophélie : Je ne ressens rien.
Les Gens : Si si, là c'est l'abattement, c'est évident, mais c'est bien, tu es déjà bien
avancée.
Ophélie : Merci.
Les Gens : Tu sais si il est mort, c'est que quelque part il ne voulait plus vivre.
Ophélie : Oui, c'est vrai.
Ophélie (au public) : Mais ça n'a pas été mieux du tout. Ça a même été même pire que ça.
J'attendais tout le temps que ça aille mieux, mais Mieux n'est jamais venu, c'est Autre
Chose qui est venu.
Les Gens sortent.
XI. Ophélie, le voleur
Chez Pierre.
Le voleur entre par la fenêtre.
Ophélie : Vous ?
Le voleur : Oui.
Ophélie : Vous êtes autre chose?
Le voleur : C'est moi-même.
Ophélie : Qui vous a invité ?
Le voleur : Dieu.
Ophélie : J’aurais préféré que vous rentriez par la porte.
Le voleur : Vous ne m’auriez pas laissé entrer.
Ophélie : Pourquoi vous êtes là?
Le voleur : J’attends.
Ophélie : Vous attendez?
Le voleur : J’attends la fin, la fin du récit.
Ophélie : La fin est proche.
Le voleur : Pas pour moi. Je n’ai pas tout dit.
Ophélie : Qu'est ce que vous n’avez pas dit?
Le voleur : Tu es belle. Le lieu est beau. Ces objets sont beaux. Je t'aime.
Ophélie : Ah.
le voleur : Vous êtes une enfant fragile. C'est beau.
Ophélie : Il faut choisir, soit on se tutoie soit on se vouvoie.
Le voleur : Tu es belle.
Ophélie : On se dit «tu» alors?
Le voleur : J'aurais voulu être beau. C'est triste parce que non.
Ophélie : je suis désolée.
Le voleur : Tu me consoles?
Ophélie: Non.
Le voleur : Alors, on va jouer à “raconte-moi une histoire monsieur l'objet.”
Ophélie rit.
Le voleur : Là! Ce rasoir électrique, il est encore branché? Vous vous rasez ? On s'est rasé
le minou à la tondeuse?
Ophélie : Non, c'est à mon frère. J'habite chez lui.
Le voleur : C'est palpitant ces histoires. Une soeur habite chez son frère et se rase le minou
en cachette. J'adore et je vole. Oh, je suis grossier. Je m'excuse madame.
Ophélie : Arrêtez!
Le voleur: J'arrête si tu me prends dans tes bras.
Ophélie : Non.
Le voleur : Non?
Ophélie : Non.
Le voleur : Alors je vais tout prendre.
Ophélie : Tout prendre quoi?
Le voleur : Les choses ici. Puis toi. Je vais te prendre.
Ophélie : Allez-y, volez, il n’y a rien.
Elle ouvre les bras en croix. Il la tripote.
Le voleur : Détrompez vous je vois plein de choses. Là, il y a de quoi voler, là aussi.
Ophélie : Vous êtes malade, arrêtez!
Le voleur : J'arrête si tu me prends dans tes bras.
Ophélie : Non.
Le voleur : Alors je te tue.
Ophélie : Pourquoi?
Le voleur : Parce que je suis très malheureux.
Ophélie : Je vous comprends.
Le voleur : Tu comprends pourquoi je dois te tuer?
Ophélie : Oui.
Le voleur : Pourquoi alors?
Ophélie : Parce-que vous êtes triste?
Le voleur: C'est bien.
Il pointe ses doigts comme un revolver sur elle. Elle ne bouge pas. Il ferme les yeux et hurle
bang!!!
(silence)
Le voleur : Mais tu ne meurs pas.
Il hurle bang à nouveau.
Le voleur : Mais tu ne meurs pas.
Ophélie : Non. Mais ça n'est pas très confortable. S'il vous plait, calmez vous, respirez.
Elle s'approche pour le calmer.
Le voleur : Tu me prends dans tes bras?
Ophélie : Oui.
Le voleur : Mais tu m'aimes?
Ophélie : Non. C'est trop.
Le voleur : Je suis triste.
Ophélie : Moi aussi, alors reprenons nous.
Le voleur : Reprenons-nous dans les bras?
Ophélie : Non. Reprenons nos esprits. Et partez.
Le voleur reste un long temps sans bouger puis s'en va. Ophélie reste seule. Léger sourire.

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