TRABAJO FIN DE GRADO Mémoire(s) intime(s): l

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TRABAJO FIN DE GRADO Mémoire(s) intime(s): l
GRADO EN LENGUAS MODERNAS Y SUS LITERATURAS
TRABAJO FIN DE GRADO
Mémoire(s) intime(s): l’expression de l’exil chez
Jorge Semprun
Presentado por:
Sara Fernández Rivas
Tutelado por:
Beatriz Coca Méndez
MÉMOIRE(S) INTIME(S): L’EXPRESSION DE L’EXIL CHEZ
JORGE SEMPRUN
SOMMAIRE
INTRODUCTION ETJUSTIFICATION ........................................................... p.1
CHAPITRE 1 : OUBLI ET MÉMOIRE D’UNE VIE DIFFICILE ...................... p.3
1.1.
L’évanouissement du souvenir ................................................. p.4
1.1.1. Oubli volontaire.............................................................. p.4
1.1.2. Oubli involontaire ........................................................... p.5
1.2.
La circularité des souvenirs ...................................................... p.5
1.2.1. Système de poupées russes ......................................... p.5
1.2.2. Superposition
et
reconstruction :
les
limites
de
l’autobiographie ............................................................. p.7
1.2.3. Temps et espace ........................................................... p.9
CHAPITRE 2 : L’ÉCRITURE DE JORGE SEMPRUN ................................. p.12
2.1.
La circularité de son écriture .................................................. p.12
2.1.1. Imitation du style de Proust .......................................... p.12
2.1.2. Mise en abîme de son écriture ..................................... p.13
2.2.
Le contexte vital et culturel de l’auteur ................................... p.14
2.2.1. L’enfance et l’exil .......................................................... p.15
2.2.2. L’intégration dans Paris et l’acquisition de la langue
française ...................................................................... p.15
2.3.
Le but de l’écriture.................................................................. p.17
2.3.1. Vivre ............................................................................. p.17
2.3.2. Témoigner .................................................................... p.17
CHAPITRE 3 : L’IDENTITÉ ......................................................................... p.18
3.1. La Nationalité ............................................................................. p.19
3.1.1. Espagnole .................................................................... p.19
3.1.2. Française ..................................................................... p.20
3.2. La Langue .................................................................................. p.21
3.2.1. La langue espagnole : l’enfance ................................... p.21
3.2.2. La langue française : l’exil ............................................ p.21
3.2.3. La langue allemande : la prison et la déportation ......... p.23
3.3. La Patrie .................................................................................... p.23
3.3.1. L’Espagne et la guerre ................................................. p.24
3.3.2. La France et l’exil ......................................................... p.25
3.3.3. Apatride ........................................................................ p.27
CONCLUSION ............................................................................................ p.29
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION ET JUSTIFICATION
Jorge Semprun est un écrivain francophone du XX ème siècle de
nationalité espagnole, décédé en 2011 et ayant vécu, par les aléas du destin pas toujours aimable avec lui- la plus grande partie de sa vie en France. Il
possède à son actif dix-sept ouvrages extrêmement riches tant du point de vue
littéraire que du contenu, ainsi que quinze scénarios de films -certains co-écritset a obtenu de nombreux prix littéraires, dont le fameux prix Formentor, pour Le
grand voyage, son premier roman. Malgré son importante œuvre, sa renommée
a très peu traversé les Pyrénées du côté hispanique, où il est surtout connu
pour son mandat comme ministre de la Culture sous Felipe González.
Mais ce qui est le plus étonnant, c’est que les études supérieures de
langue et littérature française ne l’incluent pas dans leur programme d’études,
alors qu’il a été un témoin important de l’Histoire du XXème siècle, autant de
l’Europe que de l’Espagne. À travers ses romans, qui regorgent de réalité, de
son vécu, nous pouvons percevoir comment l’auteur a été à la fois une victime1
et un acteur2 des événements qui sont relatés dans les livres d’Histoire, et nous
permet, par là, de discerner la difficulté de sa vie.
Par conséquent, dans quelle mesure Jorge Semprun peut-t-il être
considéré un témoin des événements historiques, notamment de l’exil et des
camps de concentration, et pourquoi mérite-t-il d’occuper une place dans les
études de Français ? Pour répondre à cette question, nous allons axer notre
travail sur trois de ses romans autobiographiques correspondant à trois
périodes de sa vie : Le grand voyage, son premier roman, écrit en 1963, qui
décrit le voyage de cinq jours de Joigny vers le camp de concentration de
Buchenwald, Federico Sanchez vous salue bien, paru en 1993, qui narre son
retour en Espagne à la fin des années 80, pour prendre les fonctions de
ministre de la Culture, ainsi que ses retrouvailles avec la ville de son enfance et
avec son enfance, et Adieu, vive clarté…, sorti en 1998, qui relate son
adolescence et l’exil vers la France.
1
Jorge Semprun a été contraint à quitter l’Espagne avec sa famille à cause des opinions
politiques de son père.
2
L’auteur a été déporté pour être membre de la Résistance française, a été par la suite l’un des
dirigeants du Parti Communiste Espagnol dans la clandestinité, et enfin ministre de la Culture
espagnol.
1
Nous nous centrerons tout d’abord sur la mémoire, sur le processus de
récupération et de transmission des souvenirs, dans un deuxième temps nous
analyserons son écriture, notamment les influences, les particularités ainsi que
les objectifs qu’il désire atteindre, et pour finir nous nous baserons sur la notion
d’identité, qui, pour un homme comme Jorge Semprun, est beaucoup plus
complexe qu’elle ne le paraît.
2
CHAPITRE 1 : OUBLI ET MÉMOIRE D’UNE VIE DIFFICILE.
Jorge Semprun a été un écrivain bilingue, un homme politique, un
intellectuel et un scénariste espagnol, né le 10 décembre 1923 à Madrid et mort
le 7 juin 2011 à Paris, ayant écrit la plus grande partie de son œuvre en
français.
Descendant
d’une
lignée
aristocratique
d’hommes
politiques
espagnols, tant du côté maternel, par son grand-père , Antonio Maura,
président de la République durant les premières années du XXème Siècle, que
du côté paternel, par son père lui-même, José María Semprún Gurrea, illustre
républicain espagnol durant la Guerre Civile, sa destinée ne pouvait être autre
que la politique à laquelle il consacra une grande partie de sa vie. Comme
conséquence des opinions politiques de son père, Jorge Semprun s’est vu
obligé, à l’âge de 14 ans, à quitter sa terre natale, l’Espagne, avec sa famille,
lorsqu’a éclaté la Guerre Civile, en 1936. Après avoir passé les trois années de
guerre en exil à La Haye, où son père a exercé d’ambassadeur de la
République espagnole, Jorge s’est installé en France et a réalisé des études
secondaires dans des lycées très réputés de la capitale française dont le
prestigieux lycée Henri-IV, et a par la suite entrepris des études supérieures de
philosophie à la Sorbonne. En 1943, il a été déporté dans le camp de
concentration de Buchenwald, à cause de sa condition de Résistant, d’où il a
survécu grâce, notamment, à sa connaissance en langue allemande. Cela a été
une époque particulièrement difficile de sa vie, sur laquelle il n’écrira que dixhuit ans plus tard, dans son premier roman, Le grand voyage3, mais qui ne l’a
pas dissuadé pour autant à abandonner la lutte en faveur de la liberté. De cette
manière, en 1945, il a rejoint le PCE clandestin à Paris et a réalisé ainsi des
voyages avec de fausses identités dans son pays natal.
En 1988, Felipe González l’a appelé à gouverner le ministère de la
Culture, cinquante ans après avoir quitté l’Espagne. Cela a signifié pour
l’auteur, d’une certaine manière une revanche sur la vie. À ce sujet, Jorge
Semprun, dans une interview diffusée dans le documentaire « Informe
Semanal »4, raconte avec une touche d’humour ce que lui a dit Felipe González
lorsqu’il l’a appelé à exercer en tant que ministre : « Un día irás a un viaje por
3
En 1961, Semprun se voit contraint à rester une semaine sans quitter son domicile de la rue
Concepción-Bahamonde, à Madrid, où il entreprend l’écriture de son premier roman Le grand
voyage, Paris: Gallimard, 1963.
4
https://www.youtube.com/watch?v=FCLhKtAbyPU, consulté le 27 juin 2015
3
provincias […], te recibirá el comandante local de la Guardia Civil, se pondrá
firme y te llamará « Excelencia », entonces sabrás por qué he pedido a
Federico Sánchez que sea ministro conmigo en España ».
Nous pouvons déceler l’ironie de la situation à laquelle font allusion ces propos.
En effet, Jorge Semprun est passé d’être l’ancien Résistant et le clandestin
espagnol le plus recherché d’Espagne par la Guardia Civil à un être un homme
respecté par ce corps militaire, dû à sa condition de ministre.
Mais avant d’être un homme politique, Jorge Semprun a été surtout un
écrivain possédant une œuvre abondante. Depuis son premier livre, Le grand
voyage, publié en 1963, il n’a pas cessé d’écrire. Nous pouvons classer ses
œuvres en trois catégories : biographiques : Le grand voyage, Federico
Sanchez vous salue bien, L’écriture ou la vie, Adieu, vive clarté…, entre autres ;
concentrationnaires : Le grand voyage, Quel beau dimanche ! et L’écriture ou la
vie, et de fiction : L’évanouissement, La deuxième mort de Ramón Mercader,
Autobiografía
de
Federico
Sanchez
(qui
contient
des
éléments
autobiographiques), L’Algarabie…, entre autres. Mais elles possèdent toutes un
point commun : une part plus ou moins grande de vécu de l’auteur.
1.1.
L’évanouissement du souvenir
1.1.1. Oubli volontaire
Jorge Semprun, traumatisé par la dure expérience de la déportation, qui
a duré seize mois, choisit au départ de l’oublier. C’est ce que Françoise
Nicoladzé a appelé « la decisión de Ascona » (1997 :122). Beatriz Coca
Méndez le rappelle dans un de ses articles : « Après une expérience si
terrifiante que celle de la déportation, c’est de l’amnésie volontaire que jaillit le
besoin de raconter et de cultiver le jardin de la mémoire. » (2012 : 217-218). En
effet, cet oubli volontaire est constamment présent et l’auteur réitère ainsi à
travers Le grand voyage la nécessité de prendre du recul sur les événements,
ce qui lui permettra de faire en quelque sorte le point sur son expérience qu’il
compte bien narrer. Nous pouvons le constater dans Le grand voyage : « Ce
n’est pas encore maintenant que je pourrai raconter ce voyage, il faut attendre
4
encore, il faut vraiment oublier ce voyage, après, peut-être, pourrai-je le
raconter. » (LGV : 153)5
Après cette longue absence de souvenirs volontaire, le narrateur décide
de tout raconter, mais nous rappelle aussi sa nécessité d’oublier : « C’est vrai
que j’avais décidé d’oublier. […] C’est bon, j’avais oublié, j’avais tout oublié, je
peux me souvenir de tout, désormais. […] Non seulement je peux raconter cette
histoire, mais il faut que je la raconte. » (LGV : 193)
1.1.2. Oubli involontaire
Jorge Semprun décide d’oublier cette époque du camp de Buchenwald,
mais le poids du temps influe également sur cet oubli, en mettant le voile à
l’auteur sur certains détails, tels que des dates ou des lieux. Au moment de
l’écriture, cela se traduit par l’utilisation d’adverbes qui dénotent l’imprécision
tels que « vaguement », « à peu près », mais aussi l’utilisation de la conjonction
de coordination « ou », comme nous pouvons le constater dans Adieu, vive
clarté…, lorsque le narrateur se remémore la scène de la boulangère que nous
verrons plus tard. Ce dernier hésite sur la date de cet événement : « Quelques
jours avant ce jeudi, ou ce dimanche, de congé, notre professeur de français
[…] m’avait rendu ma première dissertation. » (AVC : 68)
1.2.
La circularité des souvenirs
1.2.1. Système de poupées russes
Jorge Semprun écrit ses souvenirs au fur et à mesure qu’ils surgissent et
ne les organise pas suivant un ordre chronologique. Il est ainsi fidèle aux
mouvements de la mémoire. Cette sensation de désordre nous donne
l’impression que l’auteur nous raconte ses souvenirs oralement, spontanément,
sans élaborer, a priori, de plan précis, ce qui oblige le lecteur à être attentif afin
de ne pas s’y perdre. Mais en réalité, Jorge Semprun organise ses récits selon
un système d’emboîtement les uns dans les autres, qui, selon Beatriz Coca
Méndez, nous fait penser à des poupées russes:
5
Nous allons utiliser les sigles pour les citations des œuvres de Jorge Semprun. Ainsi, pour Le
grand voyage, nous emploierons : LGV, pour Adieu, vive clarté… : AVC, et pour Federico
Sanchez vous salue bien : FSVSB.
5
C’est ainsi que le récit est caractérisé par la circularité, un détail, une voix, un souvenir,
une date déclenche un récit qui va se terminer lorsque le récit principal continue, cet
effet de ricochet qui fait penser à une forme narrative en spirale, se correspond plutôt
aux récits gigogne. (2012 : 213)
Le système de poupées russes est visible dans Le grand voyage lorsque
le gars de Semur, personnage fictif, et le narrateur parlent des Allemands. Cela
engendre un souvenir du narrateur, antérieur au camp : « Je ne connais pas
beaucoup d’Allemands. Je connais Hans. » (LGV : 45). Ce souvenir va
engendrer un souvenir de prison, qui lui-même va engendrer celui de la mort de
l’un de leurs compatriotes, l’aîné des frères Hortieux, qui lui-même va
engendrer le souvenir du maquis. De la même manière, nous pouvons observer
ce système de poupées russes lorsque le narrateur se rappelle un moment où,
étant assis à la terrasse d’un café, il s’est remémoré un épisode du camp,
comme nous le constatons dans Le grand voyage : « C’est alors, à Ascona,
devant mon café, […] que je me suis souvenu de cette halte dans la petite ville
allemande, au cours de ce voyage. » (LGV : 149). Nous pouvons schématiser
ces récits, en appliquant la théorie que Gérard Genette (1989 : 93-102) a
élaborée pour À la recherche du temps perdu, de Proust, de la façon suivante :
Nous utiliserons des lettres pour l’ordre d’apparition des événements dans le
récit et des numéros pour l’ordre chronologique : Pour le premier souvenir que
nous avons évoqué, A=moment de l’énonciation, de l’écriture du roman (1961),
B=« je connais Hans » (dans le wagon), C=souvenir de prison, D=la mort de
« l’aîné des frères Hortieux », E=le maquis. L’ordre chronologique de ces
événements est différent à leur ordre d’apparition. Ainsi, nous avons le schéma
suivant : A5-B4-C3-D2-E1. Nous allons procéder de la même manière pour le
deuxième souvenir. De ce fait, A=moment de l’énonciation, de l’écriture du
roman (1961), B= « à Ascona, devant mon café », C= « halte dans la petite ville
allemande », D= « au cours de ce voyage ». L’ordre chronologique des
événements dans le récit est le suivant : A5-B4-D1-C2-D3. Nous remarquons
que le souvenir D (le voyage) entoure le souvenir C (la halte dans la ville
allemande), ce qui s’explique par le fait que la halte a lieu durant le voyage.
Un même souvenir peut se répéter à l’intérieur d’une œuvre, comme la
phrase « j’avais quinze ans, la guerre d’Espagne était perdue », qui se répète à
maintes reprises dans Adieu, vive clarté…, tel un refrain, qui nous rappelle le
thème principal de l’œuvre, mais il peut également se retrouver dans différentes
6
œuvres. Par exemple, le souvenir de son arrivée à Bayonne se répète à
plusieurs reprises dans Le grand voyage et dans Adieu, vive clarté…. Ce
souvenir est très important pour Jorge Semprun, car il signifie pour lui, tout
comme la phrase que nous venons de voir, le début de l’exil, du déracinement,
d’où sa répétition. Ce retour constant à un même souvenir contribue à la
circularité des récits et nous donne l’impression de ne pas avancer dans
l’histoire, elle nous montre également que le narrateur est, dans ces trois
œuvres, à la fois auteur, narrateur et personnage.
Mais les répétitions ne contribuent pas uniquement à la circularité des
récits. Dans certains cas, elles permettent de revenir au moment de
l’énonciation, comme nous l’observons dans l’exemple suivant, tiré du Grand
Voyage, dont le récit principal se déroule dans le wagon en direction du camp
de Buchenwald : « « Cette nuit, bon dieu, cette nuit n’en finira jamais », dit le
gars de Semur. » (LGV : 90), « «Cette nuit, bon dieu, cette nuit n’en finira
jamais », disait le gars de Semur. » (LGV : 103), « « Tu crois qu’elle va bientôt
finir, cette nuit ? », demande le gars de Semur. » (LGV : 108).
1.2.2. Superposition
et
reconstruction :
les
limites
de
l’autobiographie
Seize ans après « la decisión de Ascona », l’auteur estime que le temps
a pansé les blessures de la déportation et que le moment d’écrire est arrivé,
qu’il doit se libérer de cette expérience traumatisante pour pouvoir continuer à
vivre. Mais il va se trouver face à deux obstacles : le passage du temps et
l’oubli, ce qui va engendrer un effet de superposition de souvenirs différents.
L’auteur en est conscient et nous le fait savoir dans Le grand voyage:
Ce sont des images diverses qui se superposent, des couches successives d’images.
[…] Plusieurs couches d’images se superposent, qui proviennent de lieux divers, et
d’époques différentes de ma vie. […] Il y a d’abord les images qui se sont fixées dans
ma mémoire, au cours des quinze jours qui ont suivi la libération du camp […]. Il y a
ensuite, par exemple, les images de Come back, Africa, ce film de Rogosin sur l’Afrique
du Sud […]. Il y a encore ce paysage poussiéreux de la zone, à Madrid, ce vallon
poussiéreux et puant. (LGV : 190)
Jorge Semprun illustre cette superposition par un effet de style :
l’anaphore de la première phrase : « Ce sont des images diverses qui se
superposent, des couches successives d’images. […] Plusieurs couches
d’images se superposent » (LGV : 190). Jorge Semprun, en 1961, année où il a
7
commencé à écrire Le grand voyage, était âgé de 38 ans ; à cet âge, l’auteur
avait vu défiler toute une série de lieux différents et était passé par diverses
situations difficiles : Madrid pendant l’enfance, Genève, La Haye et Paris durant
l’exil, la Résistance dans le maquis, et depuis 1952 il était l’un des dirigeants du
Parti Communiste Espagnol dans la clandestinité. Une vie très mouvementée
qui donne parfois lieu à des confusions, qui se traduisent en superposition de
souvenirs ou en invention, comme il l’énonce dans Federico Sanchez vous
salue bien :
L’avantage d’une vie aventureuse, remplie par le bruit et la fureur du siècle, c’est qu’elle
nous fait le don […] d’une mémoire inépuisable. Il y aura toujours effectivement quelque
chose à raconter, au-delà de tout ce qui aura été raconté. Quelque chose à redécouvrir
ou à inventer, au-delà de toute invention ou découverte d’une réalité vécue. Mais cette
richesse est aussi un obstacle à l’écriture, du moins sous la forme romanesque. Car il y
a transcription du vécu, en raison de sa richesse, des surprises qu’il recèlera toujours.
Or un grand roman ne peut se suffire de la transcription du vécu, même élaborée,
épurée, car le vécu fera toujours écran, obnubilant l’invention du réel qui est le propre
de l’art du roman. (FSVSB : 176-177)
Jorge Semprun pose ici le problème de la frontière entre la réalité et la
fiction dans le roman autobiographique. En effet, le roman est, comme le
précise le dictionnaire Robert dans sa définition, une « œuvre d’imagination en
prose qui présente des personnages donnés comme réels ». Le roman est
donc irréel par nature. Par conséquent, nous pouvons nous demander où
commencent les mémoires et où se termine le roman.
Les
œuvres
de
Jorge
Semprun
que
nous
étudions
sont
autobiographiques, car les événements sont vérifiables historiquement, comme
le remarque Alicia Molero de la Iglesia, qui prend comme exemple l’œuvre
Federico Sanchez vous salue bien relatant l’épisode de l’auteur en tant que
ministre espagnol (2000 : 213-215). À ce sujet, Semilla Durán ajoute que cette
connaissance de la vie de Semprun véhiculée par la « métatextualité » donne
aux récits de Jorge Semprun leur véracité ainsi que leur valeur de témoignage.
(2005 : 79) En ce qui concerne la part d’irréel présente dans les récits de
l’auteur, cette dernière réside dans la représentation même du réel, dans sa
façon de transcrire ses souvenirs, c’est-à-dire dans la circularité des récits.
(2005 : 81)
D’autres fois, l’introduction d’imaginaire dans ses récits est simplement la
cause du manque de souvenirs, comme c’est le cas pour le souvenir
concernant la mort de son grand-père lorsqu’il avait deux ans, alors que l’auteur
8
n’avait pas encore de souvenirs6 : « Sur quelques débris d’images
évanescentes, j’avais dû reconstruire ce souvenir, probablement à l’aide d’un
récit circonstancié de ma mère : la scène ne s’inscrivait pas dans le registre de
la mémoire mais dans celui de l’imaginaire. (AVC : 39)
1.2.3. Temps et espace
Le mouvement du souvenir se construit autour d’une dualité : le temps et
l’espace, intimement liés, que Bakhtine, dans son ouvrage Esthétique et théorie
du roman, nomme « chronotope » et qui « exprime l’indissolubilité de l’espace
et du temps (celui-ci comme la quatrième dimension de l’espace) » (1987 :
237). Semilla Durán va plus loin en se référant à l’œuvre de notre auteur,
Federico Sanchez vous salue bien et affirme que lorsque le narrateur revient
dans sa ville natale, cinquante ans plus tard, soit en 1988, le lieu est a priori le
même, mais le temps a passé et le narrateur ne se sent plus chez lui :
Mais cette position philosophique n’empêche pas la recherche de l’espace-temps
perdu, ni le désarroi que le personnage ressent lorsque, revenant une première fois sur
les lieux de son enfance, il se trouve en territoire étranger. […] Nous sommes là face à
l’aveu d’une impuissance : le temps a changé l’homme, il a aussi changé l’espace.
(2005 : 67)
Madrid, lieu de l’enfance du narrateur, est désormais l’espace où il va
passer deux ans dans sa maturité. Cependant, la guerre et la dictature
postérieure ont déterminé l’évolution de cet espace. Le narrateur, dans
Federico Sanchez vous salue bien, évoque ce temps qui a passé: « Ainsi, un
demi-siècle après avoir quitté le quartier du Retiro […], après deux guerres,
l’exil, Buchenwald, le communisme, des femmes, quelques livres, me voici
revenu à mon point de départ. » (FSVSB : 10). En 1988, Jorge Semprun
retourne dans la rue de son enfance et une vague de souvenirs l’assaillit. Le
temps s’arrête, il se sent nostalgique et réfléchit à tout ce qui s’est passé durant
ces cinquante années. Un détail le frappe : la dernière fois qu’il a été dans ce
quartier, la rue Antonio Maura s’appelait différemment, comme il le rappelle
quelques lignes plus loin : « Mon premier souvenir est lié à cet endroit, à une
visite à mon grand-père, Antonio Maura, qui habitait à deux pas de la rue
Alfonso XI, qui porte aujourd’hui son nom. » (FSVSB : 11) Le fait de revenir à
6
L’auteur évoque cet épisode ainsi que l’impossibilité de posséder des souvenirs à cet âge
dans l’entretien qu’il a accordé à la revue Pôle Sud (Alliès, Semprun, 1994 : 23-34)
9
son lieu d’origine est une manière de faire le point sur sa vie. Ainsi, le narrateur
revient là où tout a commencé : la boucle est bouclée.
Du point de vue formel, ces mouvements dans le temps et dans l’espace
se traduisent par l’utilisation d’analepses et de prolepses, qui ont diverses
fonctions. D’après Le Robert, la prolepse est le récit anticipé d’événements se
produisant dans le futur. Dans Le grand voyage, nous avons un exemple de
prolepse récurrente, lorsqu’il fait référence à la mort du gars de Semur, mort
fictive, tout comme le personnage lui-même: « Je le regarde et je suis persuadé
qu’il tiendra. Pourtant, il va mourir. » (LGV : 165). Ici la prolepse, d’après
Figures III de Gérard Genette (1989 : 121-127), permet de créer une attente
chez le lecteur, c’est en quelque sorte une phrase d’accroche, qui maintient
l’expectation et qui pousse ce dernier à continuer à lire. Le narrateur le répète à
maintes reprises dans le récit, ce qui contribue à sa circularité et qui dénote en
même temps l’importance de cet épisode dans le roman : « Tout à l’heure, il va
ouvrir la bouche, dans un élan désespéré, « ne me laisse pas, vieux », et il va
mourir. » (LGV : 241) La prolepse peut avoir des fonctions différentes.
L’exemple ci-dessous est tiré du Grand voyage et se situe lorsque les déportés
passent par la région de la Moselle et se mettent à bavarder pour s’évader. Le
gars de Semur donne son opinion au narrateur sur le vin que l’on y produit, qui,
selon lui, « ne vaut pas le chablis ». Ce commentaire va engendrer un souvenir
postérieur de l’écrivain : « Je ne connais pas encore le vin de la Moselle. C’est
plus tard seulement que je l’ai goûté, à Eisenach. Lors du retour de ce voyage »
(LGV : 20). Ici la prolepse a une fonction d’épilogue dans la mesure où elle
prolonge le récit principal jusqu’à une fin logique.
L’analepse, par opposition à la prolepse, est un procédé narratif de
retour en arrière sur des événements antérieurs au récit en cours, d’après Le
Robert. En voici un exemple tiré du début du Grand voyage. Le narrateur et son
ami de Semur sont dans le wagon qui les conduira au camp de Buchenwald, et
le gars de Semur croit voir la vallée de la Moselle. Ce lieu va faire naître un
souvenir d’enfance du narrateur :
Il a raison le gars, par où voulez-vous qu’on passe pour aller Dieu sait où ? Je ferme les
yeux et ça chantonne doucement en moi : vallée de la Moselle. […] La vallée de la
Moselle, ça existe, on doit la trouver sur des cartes, dans les atlas. A H.IV, nous
10
chahutions le professeur de géographie, ce n’est sûrement pas de là que je garde un
souvenir de la Moselle. De toute cette année-là, je ne crois pas avoir appris une seule
fois la leçon de géographie. (LGV : 13)
En partant de la théorie de G. Genette (1989 : 104-107), l’analepse est
ici externe et permet de compléter le récit principal (le voyage de cinq jours
dans le wagon), d’éclaircir le passé du narrateur.
Ces mouvements, dans le temps et dans l’espace, se font autour de
deux axes, avant/après et dedans/dehors, comme l’a remarqué Beatriz Coca
Méndez (2013 : 71). Ainsi, la séparation temporelle avant/après l’exil se voit
plus clairement dans Adieu, vive clarté… : « Madrid était tombée et ce malheur
signait en quelque sorte la fin d’une époque de ma vie. Je m’aventurais
désormais sur le territoire inconnu de l’exil, du déracinement. De l’âge adulte,
aussi. » (AVC : 79). Dans Le grand voyage, nous avons une autre séparation
temporelle : avant/après Buchenwald. Le narrateur, Gérard, est sur le point de
descendre du wagon et fait une réflexion : « Le dernier bruit de la vie d’autrefois
a été ce bruit aigre, brutal des réveils déclenchant le mécanisme d’une nouvelle
journée de travail. » (LGV : 268)
La dualité dans l’espace dehors/dedans est très remarquable dans Le
grand voyage : « Maintenant, je regarde ces promeneurs, et je ne sais pas
encore si cette sensation d’être dedans va devenir intolérable. » (LGV : 26). Ici,
il est à l’intérieur du wagon. Il observe les gens qui y sont à l’extérieur, qui sont
libres. Mais un peu plus loin dans le récit, ce « dedans » change : il ne s’agit
plus du wagon mais du camp : « C’est un instant unique, il y a des tas de
copains qui sont morts, ils rêvaient à cet instant où nous pourrions regarder le
camp, comme ceci, de l’extérieur, où nous ne serions plus dedans mais
dehors. » (LGV: 137)
Cette dualité est d’autant plus flagrante dans ce roman étant donné que
le thème en est la déportation. Le dedans dénote l’enfermement, à la fois
physique –le wagon et le camp entouré d’un grillage– et moral, symbolique –la
privation de toutes les libertés–, de même que le dehors qui représente la
possibilité de déplacement sans limites ainsi que le recouvrement de la liberté
de penser, dont l’auteur prend conscience de son importance après en avoir été
dépossédé.
11
CHAPITRE 2 : L’ÉCRITURE DE JORGE SEMPRUN
Dans ce chapitre nous allons voir comment Jorge Semprun retranscrit
ses souvenirs et nous essaierons de percevoir le but qu’il désire atteindre par
ce moyen.
2.1.
La circularité de son écriture
2.1.1. Imitation du style de Proust
Norma Ribelles Hellín, dans son article « Le discours de la douleur de
l’exil dans Adieu, vive clarté… de Jorge Semprun » nous montre comment
l’écriture circulaire de l’auteur rappelle le style de Proust (2006 : 187) : une
sensation engendre un souvenir, comme nous l’avons remarqué plus haut. En
effet, nous trouvons un épisode similaire à celui de la madeleine de Proust dans
Adieu, vive clarté…, lorsque, lors d’une promenade sur la place du Panthéon, à
Paris, une odeur caramélisée fit jaillir en lui un souvenir d’enfance, à Madrid,
dans le quartier de Salamanca (AVC : 162-163).
Il en est de même pour la structure des récits: les anachronies –
analepses et prolepses–, très présentes chez Proust, le sont également chez
notre auteur. En outre, Semprun, de même que Proust, comprend la
signification d’un événement passé une fois adulte, lorsqu’il écrit. Nous en
avons un exemple dans Adieu, vive clarté… lorsqu’il comprend pourquoi il a
écrit Le grand voyage en français : « Mais la vraie raison ne m’est apparue
clairement qu’aujourd’hui, en reconstituant cette période de ma vie, pour la
première fois. » (AVC : 135) De plus, l’espace prend souvent une dimension
temporelle pour Proust, de même que pour Semprun : ainsi Paris signifie pour
lui l’exil, et l’Espagne, l’enfance. Par ailleurs, l’auteur fait une référence implicite
à Proust dans Adieu, vive clarté…, lorsqu’il nomme l’œuvre qu’il est en train
d’écrire, sa transcription des souvenirs, sa « recherche du temps perdu »
(AVC : 61), ou, dans Le grand voyage, où il se compare au personnage de
l’œuvre de l’auteur du XXème Siècle : « J’ai passé ma première nuit de voyage à
reconstruire le côté de chez Swann et c’était un excellent exercice
d’abstraction. Moi aussi, je me suis longtemps couché de bonne heure, il faut le
12
dire. » (LGV : 86), ou encore lorsqu’il mêle ses souvenirs d’enfance à des
souvenirs du protagoniste du Côté de chez Swann :
La nuit n’en finissait pas, Yves dormait du sommeil du juste, comme n’en finissaient pas
les nuits d’enfance à guetter le bruit de l’ascenseur, qui annoncerait le retour des
parents, à guetter les conversations dans le jardin lorsque Swann venait dîner. (LGV :
103)
2.1.2. Mise en abîme de son écriture
Jorge Semprun emploie le procédé que Gérard Genette (1989 : 289-293)
nomme « métalepse », qui se caractérise par l’intrusion du narrateur dans son
récit. Il s’agit d’une transgression au code du roman, d’un jeu dont le but est
d’éliminer la frontière entre le monde fictif du roman et le monde réel. Ce qui
n’est pas dénué de sens chez Jorge Semprun qui est à la fois auteur, narrateur
et personnage. Ainsi, l’auteur s’insère dans son récit lorsqu’il parle de sa
manière d’écrire dans Adieu, vive clarté…:
Mais j’anticipe quelque peu : on aura déjà constaté cette habitude et on me l’aura
pardonnée. J’accepterais même qu’on la qualifiât de manie. Ou de tic. En revanche, si
on parlait de cette procédure narrative comme d’un truc rhétorique, je ne serais pas
d’accord. Parce que cette façon d’écrire dans le va-et-vient temporel, entre anticipations
et retours en arrière, m’est naturelle, dans la mesure même où elle reflète – ou relève,
qui sait ? – la façon dont je m’inscris, corporellement, mentalement, dans la durée.
(AVC : 217)
L’écriture de Jorge Semprun est comparable au tableau de Velázquez :
Les Ménines dans la mesure où, dans le tableau du Siècle d’Or espagnol, il y a
un tableau à l’intérieur du tableau, où nous voyons Velázquez le peintre en train
de créer son œuvre ; dans les livres de Jorge Semprun nous assistons à un
phénomène similaire : nous voyons l’écrivain en train d’écrire, nous sommes
témoins du processus d’écriture, nous prenons conscience de la représentation.
Nous pouvons le percevoir dans les trois romans que nous analysons : « Je ne
devrais peut-être parler que de ces promeneurs et de cette sensation […] afin
de ne pas bouleverser l’ordre du récit. Mais c’est moi qui écris cette histoire et
je fais comme je veux. » (LGV : 26) Ici, l’auteur impose son autorité, rappelle au
lecteur que c’est lui qui détient les commandes de l’écriture. Dans Adieu, vive
clarté…, il utilise la métalepse pour recentrer son récit : « Mais c’est une autre
histoire, ce n’est pas celle de ce récit. » (AVC : 241). Dans Federico Sanchez
vous salue bien, l’auteur va plus loin, incluant la date où il écrit le roman :
13
« Cette affaire – dont le cours judiciaire se poursuit, au moment où j’écris ces
lignes (juin 1993) – n’est pas étrangère au blocage. » (FSVSB : 227)
Celui-ci cite aussi certaines de ses œuvres antérieures, il les met en
abîme. De cette manière, dans Adieu, vive clarté…, il cite Quel beau
dimanche !, en nous confiant que ce livre comporte des fragments de sa
biographie : « Fernand – c’était son vrai prénom, pour ce qui est de son nom de
famille, je l’ai un peu modifié dans Quel beau dimanche ! » (AVC : 93). De la
même manière, lors d’une réflexion sur sa façon d’écrire, il évoque l’écriture de
son premier roman : « Depuis que j’ai écrit Le grand voyage, à quarante
ans… » (AVC : 99)
2.2.
Le contexte vital et culturel de l’auteur
Jorge Semprun a grandi dans un univers de culture, côtoyant les plus
grandes personnalités de l’époque. Ses parents étaient, en effet, membres de
la haute société espagnole. D’ailleurs, la mère de Jorge Semprun, visionnaire,
lui a dit qu’il serait écrivain ou président de la République. L’exil et les cours
suivis au lycée Henri-IV ont amené Jorge Semprun à s’imbiber d’auteurs à la
fois français et espagnols, mais également allemands, ce qui s’est reflété par la
suite dans ses œuvres. À ce sujet, Alicia Molero de la Iglesia énonce:
La cita […] se puede hacer abiertamente alusivo al estado de ánimo del personaje, o a
sus sensaciones; ocurre así en Adiós, luz de veranos…, con los fragmentos de
Baudelaire, de Rubén Darío o de Malraux, que los intereses literarios del texto
muestran como elementos capitales para la cristalización de la personalidad. (2000 :
337)
Puis elle ajoute que chaque chapitre d’Adieu, vive clarté… est une référence
littéraire : I. J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans (Baudelaire), II. Je lis
Paludes (Gide), III. Voilà la Cité sainte, assise à l’occident (Rimbaud), IV.
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres… (Baudelaire). De plus, le
titre même de l’œuvre fait référence à un vers de Baudelaire.
Par la suite, nous allons voir qu’à chaque étape de sa vie correspond un
auteur :
14
2.2.1. L’enfance et l’exil
La langue espagnole est la langue de son enfance et, par conséquent,
les souvenirs qu’il en conserve sont en espagnol. Durant cette période, deux
poètes, parmi d’autres, ont marqué l’auteur : Rubén Darío et Antonio Machado.
Rubén Darío évoque son enfance heureuse avant l’exil, comme nous pouvons
le voir au début d’Adieu, vive clarté… : « je me suis retrouvé à dire à mi-voix un
sonnet de Rubén Darío. […] En tout cas, nombre de vers de Rubén Darío se
sont gravés dans notre mémoire enfantine […] à force de les entendre réciter
par notre père. » (AVC : 79-80) En revanche, Antonio Machado évoque l’exil.
Le narrateur s’identifie profondément au poète, car, comme lui, il a dû quitter
son pays à cause des opinions politiques de son père. Lorsque Machado
s’éteint, le narrateur ressent une profonde tristesse, qui signifie pour lui, en
quelque sorte, un échec, une chance en moins de voir son pays libre. Ainsi,
lorsque Semprun est exilé à Paris, il se souvient d’un soir où il était exilé à La
Haye avec sa famille :
C’était la nouvelle de la mort du poète Antonio Machado, à Collioure. […] Je ne sais
plus qui fut le premier, ce soir-là, à réciter, devant le feu de bois, à voix presque basse,
quelques vers d’Antonio Machado. […] Le lendemain, nous devions partir pour Paris,
Gonzalo et moi, au lycée Henri IV où nous serions internes. (AVC : 35-36)
Ainsi, l’auteur récite quelques vers en son hommage, et s’identifie avec le poète
décédé :
« Lorsque viendra le jour de l’ultime voyage, / quand partira la nef qui jamais ne revient,
/ me trouverez à bord avec un maigre bagage. […] » Mon bagage était maigre, sans
doute. Et il valait mieux qu’il en fut ainsi, même si je m’embarquais pour la vie, pas pour
l’ultime voyage. […] Je flottais dans l’incertitude tonique du déracinement. (AVC : 37)
2.2.2. L’intégration dans Paris et l’acquisition de la langue
française
À partir de ce moment-là, l’auteur se lance le défi de découvrir Paris.
Ainsi, à la fin du fragment ci-dessus, il dit « À nous deux, Paris ! ». Cela nous
rappelle la fin du Père Goriot, de Balzac. Le narrateur, veut, donc, s’intégrer
dans cette ville qui l’accueille, et pour arriver à cette fin il va falloir maîtriser la
langue française. Le premier auteur qui va lui ouvrir les portes de ce nouveau
15
langage est Baudelaire, comme le déclare l’auteur lui-même : « Les poèmes de
Baudelaire m’ouvrirent l’accès à la beauté de la langue française. » (AVC : 61)
Mais Baudelaire lui a également permis de découvrir la géographie
parisienne :
Charles Baudelaire ne m’a pas seulement introduit aux beautés de la langue française,
il a aussi été mon guide […] dans ma découverte de Paris. La première fois que j’ai
franchi la Seine et foulé la rive droite […] ce fut pour explorer l’esplanade du Carrousel.
Pour y penser moi aussi à Andromaque, pour y sentir les battements de mon cœur à
l’unisson des rumeurs du vieux Paris. (AVC : 156)
Baudelaire n’a pas été le seul poète important dans l’exil : Rimbaud, a,
lui aussi, rythmé son adolescence. Il apparaît implicitement dans le titre du
troisième chapitre d’Adieu, vive clarté… et explicitement lorsqu’il nous transmet
avec subtilité la sensation qu’il a eue après sa première expérience avec les
femmes :
Je sais désormais comment cela se passe. […] Aucune ombre de doute, aucun éclat
d’incertitude ne plane désormais sur ma science du corps féminin. […] Elle date des
dernières semaines d’initiation parmi les internes d’Henri-IV. […] Par ailleurs, le vers de
Rimbaud : Parce que vous fouillez le ventre de la femme, me rappelait, en m’en faisant
comprendre le sens, enfin ! (AVC : 186)
André Gide est le troisième auteur qui a marqué l’exil du narrateur. Il est
présent dans le titre du deuxième chapitre d’Adieu, vive clarté… et se répète
plusieurs fois, ce qui dénote la circularité, notamment par le manque de
souvenir exact de la personne qui lui a recommandé cet ouvrage : « En tout
cas, ce n’est pas Armand J. qui m’a fait lire Paludes, j’en suis certain. » (AVC :
101), « Est-ce Édouard-Auguste F. qui m’a fait lire Paludes ? » (AVC : 104)
À ce sujet, Semilla Durán évoque l’importance de Paludes dans Adieu, vive
clarté…de la façon suivante :
Récit d’un apprentissage qui a lieu sous la tutelle d’un certain nombre de mentors,
figures substitutives du père. […] L’omniprésence de Gide comme modèle littéraire, la
position centrale de Paludes dans la construction, plus que jamais circulaire, du texte.
(2005 : 183)
16
2.3.
Le but de l’écriture
Nous allons maintenant nous demander pourquoi Jorge Semprun écrit et
quel est le degré autobiographique présent dans les trois ouvrages qui nous
intéressent.
2.3.1. Vivre
Jorge Semprun, dans Federico Sanchez vous salue bien (FSVSB : 21)
ainsi que dans le documentaire que RTVE lui a consacré après sa mort,
« Semprún sin Semprún »7, nous confie qu’en 1945 il avait essayé d’écrire sur
son expérience de Buchenwald mais n’y était pas parvenu. En effet, le fait
d’écrire supposait se souvenir de l’horreur qui l’entourait dans les camps et,
d’une certaine manière, de revivre ces épisodes douloureux et de se maintenir
ainsi dans la mort. En outre, beaucoup de personnes qui avaient essayé
d’écrire sur leurs expériences avaient fini par se suicider en se rappelant les
atrocités qu’ils avaient vécues dans les camps. D’autre part, l’auteur était
convaincu qu’en écrivant sur la mort, il aurait fini par se suicider lui aussi. Jorge
Semprun en est donc arrivé à la conclusion que pour vivre, il fallait ne pas
écrire. Il a donc choisi la vie, laissant de côté « l’écriture, qui était la mémoire et
le passé », pour se consacrer à « l’aventure politique, qui était nourrie d’espoir
et d’avenir », comme il l’affirme dans un entretien paru dans la revue Pôle Sud8.
Néanmoins, l’auteur était conscient que tôt ou tard il fallait raconter son
expérience. Ce qu’il a fait en 1961, en entreprenant l’écriture du Grand voyage.
Écrire a signifié pour lui, à partir de ce moment-là, vivre.
2.3.2. Témoigner
Le but de son écriture est non seulement de vivre mais également de
porter un témoignage historique, notamment pour ce qui concerne Le grand
voyage, comme nous le dit Beatriz Coca: « Jorge Semprun se propose aussi de
faire entendre la voix du silence, de ceux qui sont partis en fumée : l’écriture
devient, donc, le médium de la mémoire. » (2012 : 213) Puis elle ajoute que son
7
http://www.rtve.es/m/alacarta/videos/imprescindibles/imprescindibles-semprun-sinsemprun/3065961/?media=tve, consulté le 3 juillet 2015
8
ALLIÈS, Paul, SEMPRUN, Jorge (1994) : « Écrire sa vie. Entretien avec Jorge Semprun », in
Pôle Sud, nº1. pp.23-34
17
intention première n’était pas de témoigner mais que ce désir lui est apparu
avec l’âge au fur et à mesure que ses souvenirs lui surgissaient, en précisant
de cette manière son but qui était à la fois de lutter contre l’oubli et de
conserver une conscience morale.
Pour sa part, Norma Ribelles Hellín (2006 : 195-196) énonce la notion
d’« écriture au service de la mémoire » et précise que Jorge Semprun classe
ses livres dans « la literatura testimonial ». De plus, Jorge Semprun lui-même,
dans Le grand voyage, affirme cette volonté de témoigner : « C’est vrai que
j’avais décidé d’oublier. […] C’est bon, j’avais oublié, j’avais tout oublié, je peux
me souvenir de tout, désormais. […] Non seulement je peux raconter cette
histoire, mais il faut que je la raconte. » (LGV : 193).
Mais alors, pourquoi vouloir témoigner ? Pourquoi l’auteur a-t-il décidé
d’écrire non seulement sur les camps, mais aussi sur d’autres aspects de sa
vie, tels que l’exil ou la clandestinité ? Est-ce uniquement pour les autres ? Ne
serait-ce pas également pour lui, afin de faire le point sur sa vie et de retrouver
son identité après une vie pleine d’aventures ? C’est ce que nous allons
essayer d’analyser dans la partie suivante.
CHAPITRE 3: L’IDENTITÉ.
La notion d’identité, d’après Le Robert, se définit de plusieurs façons :
« caractère de deux choses identiques. », « caractère de ce qui est un, de ce
qui demeure identique à soi-même », « ce qui permet de reconnaître une
personne entre toutes les autres ». Néanmoins, uniquement la troisième peut
s’appliquer à notre auteur, en ce qui concerne son statut d’écrivain bilingue.
Nous allons donc nous demander, en partant de cette définition, ce qui permet
de distinguer Jorge Semprun des autres personnes. Pour cela, nous allons
nous centrer sur trois aspects, intimement liés : la nationalité, la langue et la
patrie.
18
3.1. La Nationalité
La notion de nationalité, d’après Le Robert, se définit de la façon
suivante : « Groupe humain uni par une communauté de territoire, de langue,
de traditions, d’aspirations et qui maintient ou revendique son existence en tant
que nation. État d’une personne qui est membre d’une nation. ». Par
conséquent, nous allons tenter de définir, dans cette partie, quelle est la nation
de Jorge Semprun, à quelle communauté il appartient vraiment.
3.1.1. Espagnole
Jorge Semprun a toujours revendiqué sa condition de rouge espagnol,
c’est-à-dire de républicain espagnol, qui s’est opposé à l’armée franquiste.
Ainsi, dans Le grand voyage, il se réfère à l’Espagne comme « mon pays ». De
plus, dans Federico Sanchez vous salue bien, il affirme qu’il n’a jamais voulu
obtenir de papiers français :
J’avais un passeport espagnol, bien entendu. L’idée d’avoir un passeport français,
c’est-à-dire d’abandonner ma nationalité espagnole de ce point de vue-là, ne m’avait
jamais effleuré. On m’avait souvent proposé de me faire naturaliser français : toutes les
conditions requises étaient réunies, me disait-on. J’écrivais en français, j’étais un ancien
déporté-résistant, j’étais marié avec une Française […], j’étais aussi un contribuable
exemplaire, depuis que j’avais émergé, en 1963, de l’inexistence fiscale de la
clandestinité communiste. Mais l’idée d’être français de cette façon-là ne m’était jamais
venue à l’esprit. (FSVSB : 12)
Cet attachement à la nationalité espagnole pourrait s’interpréter comme un
hommage à sa famille et, en particulier, à ses parents: sa mère, qu’il va perdre
à l’âge de 8 ans, et l’anecdote du drapeau républicain dans le quartier du Retiro
– quartier de son enfance- le 14 avril 1931, jour où fut proclamée la deuxième
république, ainsi qu’à son père, ministre sous la deuxième République,
contraint à s’exiler pendant la guerre civile qui a suivi le régime démocratique,
tout comme à la volonté de maintenir, d’une certaine manière, un lien avec ses
racines.
19
3.1.2. Française
Mais les années vécues en France ont fait que Jorge Semprun se fonde
avec les coutumes françaises, qu’il se sente français. Cette sensation lui est
venue dans Adieu, vive clarté…, alors qu’il n’était qu’un adolescent : « Les
privations subies justifient, d’un côté, l’intérêt de ne pas se perdre en se
reconstruisant, c’est-à-dire de préserver l’autre intérieur – l’Espagnol relégué au
plus profond de soi – face au Je-Français qui commence à naître. » (Semilla
Durán, 2005 : 179) Cette impression n’a fait qu’augmenter avec le temps à tel
point que Jorge Semprun en soit arrivé non seulement à penser et à écrire en
Français, mais également à être reconnu en tant que citoyen de son pays
d’accueil, comme il l’énonce dans Federico Sanchez vous salue bien, en faisant
référence à la réaction de ses opposants désirant lui faire du mal, lorsqu’il a été
nommé ministre espagnol :
L’un des procédés les plus fréquents de ceux qui critiquaient ma nomination consistait à
m’expulser de mon espagnolité, à faire de moi un étranger. Après tant d’années vécues
en France, pouvais-je encore être vraiment espagnol ? D’ailleurs, n’avais-je pas écrit en
français la plupart de mes livres ? Quelle mouche avait piqué Felipe González lorsqu’il
avait donné le ministère de la Culture à un écrivain français ? (FSVSB : 118)
Quelquefois il se sent tiraillé entre ces deux nationalités, à s’en perdre
lui-même, comme il l’expose dans un épisode postérieur: « j’étais à Prague en
tant que scénariste français du film et non pas en tant que ministre espagnol de
la Culture. » (FSVSB : 174) Ainsi, Javier Pradera fait allusion à cette
contradiction entre les deux identités –française et espagnole– (2011 : 60) ;
cependant il faudrait aussi tenir compte de faits aussi importants comme l’exil
forcé durant la guerre civile qui a signifié la séparation de son pays natal, ainsi
que son retour postérieur, après la dictature franquiste, pour entreprendre la
fonction de ministre de la Culture dans un pays où la démocratie avait été
restaurée. Cela a permis à Javier Pradera de conclure : « [La] double
contradiction à la vie difficile qu’il a vécue ».
20
3.2. La Langue
Lorsqu’on réfléchit à la notion d’identité, on pense immédiatement à la
langue, qui est liée à la nationalité, bien que cela soit un peu plus complexe
dans le cas de notre auteur. En effet, trois langues ont régi son existence:
l’espagnol, le français, et l’allemand, bien qu’à des degrés différents.
3.2.1. La langue espagnole : l’enfance
L’espagnol est la langue maternelle de l’auteur, la langue de son
enfance, d’avant l’exil, comme nous le dit Semilla Durán : « L’enfance est
souvent pensée et figurée dès et par la langue espagnole, même lorsqu’elle est
racontée en langue française. » (2005 : 181-182)
De cette manière, l’auteur le reconnaît dans Adieu, vive clarté…, lorsqu’il
se récite à lui-même des vers de Rubén Darío qui lui viennent instinctivement
en espagnol : « Ainsi, par un cheminement obscur […], j’étais revenu à la
langue de mon enfance. » (AVC : 79). En somme, l’espagnol est, tout comme la
nationalité espagnole que l’auteur n’a jamais voulu abandonner, intimement liée
aux parents, notamment aux veillées à La Haye où ils récitaient tous ensemble
au bord de la cheminée des vers de poètes hispaniques. C’est la langue de la
maison, du foyer, la langue qui ne se parlait pas à l’extérieur, ce qui unissait la
famille au sein de leurs origines, de leurs racines.
3.2.2. La langue française : l’exil
Mais, en février 1939, lorsqu’il a été mis en pension au lycée Henri-IV de
Paris, la connaissance de la langue du pays d’accueil s’est avérée nécessaire.
Le premier contact que Jorge Semprun a eu avec le français a été par le biais
de la littérature, et plus particulièrement par la lecture d’auteurs du XIXème siècle
tels que Victor Hugo et Charles Baudelaire, comme il le confie dans Adieu, vive
clarté…. La lecture du poème « Après la bataille » du premier, que ses sœurs
Maribel et Susana devaient commenter lors d’un devoir à l’École universelle, et
plus précisément des vers « Espagnol de l’armée en déroute » et « espèce de
maure », a inspiré l’épisode de la boulangère, qui a signifié pour l’écrivain un
tournant dans son apprentissage du français. En effet, lorsque la boulangère,
ne comprenant pas qu’il lui demandait un croissant, à cause du fort accent
21
espagnol qu’il possédait encore, s’est moquée de lui, il s’est senti exclu
socialement et s’est immédiatement remémoré les vers du poète du XXème
Siècle. Ce qui n’a fait que renforcer son identification de par sa condition
d’exilé, comme nous pouvons le voir dans l’extrait suivant:
Mais la timidité […] [a] fait que la boulangère n’a pas compris ma demande. […] Alors,
[…] la boulangère invectiva à travers moi les étrangers, les Espagnols en particulier,
rouges de surcroît, qui envahissaient pour lors la France et ne savaient même pas
s’exprimer. Dans cette diatribe pour la galerie […] apparut même une allusion à l’armée
en déroute. Je fus renvoyé par son discours à la catégorie des Espagnols de cette
armée mythique. (AVC : 65-66)
Ce triste épisode n’a pas été une simple anecdote dans la vie de l’auteur,
faisant naître en lui un profond désir de ne plus se sentir différent, de se
dissoudre dans la masse. Il s’est ainsi lancé un défi, qu’il a largement accompli :
travailler sa prononciation afin de ne plus avoir d’accent espagnol et à long
terme de ne plus se sentir exclu :
J’ai pris la décision d’effacer au plus vite toute trace d’accent de ma prononciation
française : personne ne me traitera plus jamais d’Espagnol de l’armée en déroute, rien
qu’à m’entendre. Pour préserver mon identité d’étranger, pour faire de celle-ci une vertu
intérieure, secrète, fondatrice et confondante, je vais me fondre dans l’anonymat d’une
prononciation correcte. (AVC : 87)
Cet épisode est devenu un mythe pour l’auteur, qu’il mentionne dans de
nombreuses interviews ainsi que dans ses ouvrages, et a eu des répercussions
dans son œuvre littéraire, qu’il a, de cette façon, écrite dans sa quasi-intégralité
en français : « Plus tard, vingt-cinq ans plus tard, à quarante ans, lorsque
j’écrivis mon premier livre, c’est sans doute […] à cause de la boulangère du
boulevard Saint-Michel […], que j’écrivis Le grand voyage en français. » (AVC :
134).
C’est pourquoi cet apprentissage du français constitue pour lui une
richesse ajoutée, malgré le fait qu’il ait été forcé. Ainsi, l’écrivain, dans Adieu,
vive clarté… et dans des interviews, revendique son bilinguisme, dont il est fier.
22
3.2.3. La langue allemande : la prison et la déportation
L’espagnol et le français ne sont pas les deux seules langues dans
lesquelles s’exprime Jorge Semprun. Effectivement, l’auteur maîtrise également
l’allemand, qui a également son importance et qu’il a appris en tant qu’enfant
grâce aux nombreuses perceptrices qu’il a eues et dont la dernière est devenue
la deuxième femme de son père. En effet, sa connaissance dans la langue de
Goethe lui a permis de se protéger à Buchenwald. Ainsi, il a été épargné des
travaux physiques et a été mis à travailler dans les bureaux où il devait tenir les
comptes des déportés qui arrivaient au camp et de ceux qui mouraient. De plus,
elle le fait devenir un témoin de qualité de l’Histoire, non seulement dans le
recouvrement de la mémoire historique, mais également sur les conséquences
de celle-ci, comme le remarque Semilla Durán (2005 : 215-216).
Ainsi, dans Le grand voyage, on peut voir un échantillon de la maîtrise
de l’allemand, lorsqu’il relate un souvenir du moment où il a été arrêté, à la
prison d’Auxerre, où il entreprend une conversation avec le soldat allemand. En
voici le début :
C’est un soldat d’une quarantaine d’années, au visage lourd, ou bien peut-être est-ce le
casque qui alourdit son visage. Car il a une expression ouverte, un regard net.
« Verstehen Sie Deutsch ? » me demande-t-il. Je lui dis oui, que je comprenais
l’allemand. (LGV : 49)
Ces trois langues, mais surtout les deux premières, complètent la notion
de nationalité et nous renvoient à une troisième notion pour compléter
l’identité : la notion de « patrie ».
3.3. La Patrie.
La
patrie
est
définie
par
le
dictionnaire
Le
Robert
comme:
« Communauté sociale et politique à laquelle on appartient ou on a le sentiment
d’appartenir ; pays habité par cette communauté. ». Elle est presque similaire à
celle de nationalité, mais cependant, une notion vient s’y ajouter: le sentiment.
Nous allons donc nous demander quelle communauté Jorge Semprun sent en
lui.
23
3.3.1. L’Espagne et la guerre
Dans ces trois ouvrages, Jorge Semprun ne cesse de se répéter sa
condition de rouge espagnol. Ce trait identitaire, bien plus qu’une marque de
nationalité, est une marque d’appartenance à un pays, à une patrie. En effet,
l’auteur sent l’Espagne en lui, il la considère bien plus qu’un simple paysage
géographique. De surcroît, sa condition de fils de républicains contraints à
quitter l’Espagne à cause de la guerre civile, qui a eu lieu entre 1936 et 1939,
contribue à renforcer ce sentiment d’appartenance qui lui vient pour la première
fois lorsqu’il entreprend le chemin de l’exil, à Bayonne, comme il le relate dans
Le grand voyage : « C’est à Bayonne que j’ai entendu dire pour la première fois
qu’on était des rouges espagnols. » (LGV : 122) À ce sujet, Semilla Durán
énonce: « La guerre […] devient, non pas un événement historique mais un trait
identitaire. » (2005: 174). En effet, durant son enfance, il a été dans différentes
villes en tant qu’exilé –Bayonne, Genève et La Haye– jusqu’à arriver en France
en février 1939, où il s’installera définitivement en 1964. Cette condition d’exilé
va le poursuivre pendant de longues années, au point de se sentir exclu dans
tous les pays où il aura été, et ne va faire que renforcer son sentiment
d’appartenance à sa patrie d’origine.
À La Haye, cette sensation de rejet s’est accentuée et a fait que l’auteur
s’accroche plus que jamais à la patrie qu’il a laissée en arrière : l’Espagne. Cet
épisode a eu lieu durant une messe, à laquelle ont assisté le narrateur et son
père, -ce dernier étant en effet un catholique de gauche-, dans laquelle le prêtre
n’a pas respecté les valeurs que prêchait la religion et a ainsi insulté les
républicains exilés, car, pour les hommes d’Église, les notions de républicains
et de catholiques n’étaient pas compatibles, ces derniers défendant l’armée
conservatrice dans le conflit belliqueux en Espagne :
Il advint, en effet, que le curé de la Parkstraat, montant en chaire pour le prêche de la
grand-messe, se lança dans une diatribe d’une rare violence contre les rouges
espagnols, appelant à la guerre sainte contre eux, à la croisade de la foi contre les
ennemis de l’Eglise. (AVC : 22)
En effet, le sentiment de haine envers les Espagnols était étendu en
France, comme le montre l’épisode de la boulangère dont nous avons déjà
parlé et qui a eu pour conséquences que l’auteur s’accroche de plus en plus à
ses origines, se sente plus qu’un membre d’un pays, membre d’une patrie.
24
En somme, l’auteur s’identifie à sa patrie d’origine suite à la guerre et au
rejet successif montré par le prêtre hollandais, les gendarmes belges et la
boulangère française ; de telle sorte qu’il énonce une phrase qui fait référence à
la victoire franquiste qu’a commentée Semilla Durán :
« J’avais quinze ans, la guerre d’Espagne était perdue ». Les premières marques
d’identité intègrent depuis le début le destin de l’Espagne au destin personnel : le
parallélisme syntaxique de la phrase opère l’identification symbolique entre le pays et
l’individu. (2005 : 173)
Jorge Semprun se considère, donc, un rouge espagnol, mais du point de
vue de son deuxième pays d’accueil, c’est un « despatriado » :
[AVC] retoma el origen de su ser político al punto de partida de su opción de vida,
determinada por ser hijo de un funcionario republicano y por vivir desde los nueve años
atado a la condición de “rojo español”, que le obligará a identificarse ya siempre en la
categoría de los despatriados. (Molero de la Iglesia, 2000: 359)
Cette sensation de « despatriado » imprègne l’écriture de son roman
Adieu, vive clarté…, dont le récit principal se situe au lycée Henri IV entre son
année de seconde et son année de première. Nous pouvons la déceler
notamment lorsque cet été-là, le narrateur se rend à la frontière espagnole avec
ses camarades et contemple l’Espagne depuis la France. À ce moment précis
nous observons comment Semprun continue, plus que jamais, à se considérer
un rouge espagnol privé de sa patrie, malgré le fait de s’être complètement
intégré en France :
L’Espagne, son malheur, le désarroi et la souffrance des miens, exilés, Espagnols de
l’armée en déroute, ou, […] de l’exode et des larmes, avaient continué à m’habiter. […]
Pourtant, j’en prenais soudain conscience, sur la terrasse de Biariatou qui surplombait
l’Espagne – si proche : inaccessible, territoire d’une enfance disparue, d’une vie
familiale annihilée -, ce souci constant […] avait été […] compensé […] par le succès de
mon appropriation de la langue française, qui m’avait introduit dans une communauté
idéelle où personne ne me demandait de montrer mes pièces d’identité. (AVC : 226)
3.3.2. La France et l’exil
Arrivé en France en tant qu’interne au lycée Henri-IV, un choix s’impose
à Semprun: s’enfermer dans sa bulle d’espagnol que personne n’accepte ou
s’adapter afin d’être heureux. L’auteur choisit de s’adapter en apprenant le
français et finit par prendre goût à la France, si bien qu’après son étape en tant
que membre du Parti Communiste Espagnol clandestin, ayant réalisé plusieurs
voyages en Espagne sous le faux nom de Federico Sanchez, puis après en
avoir été exclu en 1964 par son chef, Santiago Carrillo, il décide de s’installer
25
en France et non en Espagne. Ce second exil est choisi, et non contraint,
comme le premier, alors qu’il n’était qu’un enfant, comme l’expose Semilla
Durán : « Voici donc une patrie possible à conquérir, choisie, voulue,
construite. » (2005 : 184), au point que l’auteur lui-même en arrive à
reconnaître que la France est devenue sa seconde patrie :
Une conséquence de cette tranquille assurance identitaire était la conviction partagée
par tous les Français intelligents et cultivés, selon laquelle la France était la seconde
patrie de tout le monde. La mienne, par exemple. (FSVSB : 211)
Lorsqu’en 1988, l’auteur retourne en Espagne pour exercer les fonctions
de ministre de la Culture, ce sentiment d’appartenance à la France paraît si fort
qu’il en vient à se considérer un étranger dans sa ville natale, comme il le
précise dans Federico Sanchez vous salue bien :
Mon sentiment d’exil était encore plus fort dans les rues de mon enfance que dans
n’importe quelle rue étrangère où j’avais vécu, depuis mon départ de l’Espagne. […] Je
revenais dans mon enfance, […] mais je ne revenais pas chez moi. (FSVSB : 31-32)
Federico Sanchez vous salue bien est symétrique à Adieu, vive clarté…,
qui relatait son enfance. En effet, l’un des paysages est similaire – Madrid -,
mais si dans Adieu, vive clarté…, l’auteur nous narrait les moments heureux
d’avant l’exil, dans celui-ci, il nous raconte la sensation qu’il a éprouvée en
revenant dans les mêmes lieux de son enfance, dans la même ville ainsi que
dans la même rue, après les nombreux événements qui ont marqué sa vie.
Mais dans Federico Sanchez vous salue bien, nous assistons aux retrouvailles
de l’auteur avec sa ville natale, Madrid, dépourvu de fausses identités. Le
temps a passé, la ville a changé, et Jorge Semprun n’est plus le même petit
enfant qui courait dans les rues du quartier du Retiro. Il est désormais un
homme âgé, un écrivain français reconnu et un homme politique espagnol.
26
3.3.3. Apatride.
Jorge Semprun aime profondément l’Espagne, dont il n’a en aucun cas
voulu perdre la nationalité et qu’il considère sa patrie, de la même façon que la
France, qu’il a choisie pour patrie. Il se trouve dans l’impossibilité de faire un
choix et propose une solution dans Adieu, vive clarté…, qui exprime
symboliquement cet amour pour les deux pays, pour ses deux patries :
Je demanderais à être enterré dans le petit cimetière de Biariatou. Dans ce lieu de
frontière, patrie possible des apatrides, entre l’une et l’autre appartenance –
l’espagnole, qui est de naissance, avec toute l’impériosité, accablante parfois, de ce qui
va de soi ; la française, qui est de choix, avec toute l’incertitude, angoissante parfois, de
la passion […]. Voilà un lieu qui me conviendrait parfaitement pour que se perpétue
mon absence. (AVC : 244)
Ce lieu – Biariatou- est symbolique, c’est une « formule littéraire », comme le dit
son petit-fils dans le documentaire « Semprún sin Semprún »9. Rappelons qu’il
y contemplait l’Espagne depuis la terrasse d’un café, étant adolescent.
L’Espagne était alors inaccessible pour l’exilé. Ce lieu est bondé de sentiments
qui ont forgé son identité, en même temps que l’écrivain qu’il est devenu. Jorge
Semprun est partagé entre la France et l’Espagne, appartient à la fois aux deux
patries et n’en appartient à aucune. Il est donc « apatride ».
Mais si la France et l’Espagne en tant que pays ne remplissent pas la
fonction de patrie pour l’écrivain, quelle est alors sa véritable patrie ? La langue
ne peut pas non plus se considérer une patrie, car nous nous trouvons face au
même dilemme : un écrivain français de nationalité espagnole qui écrit dans les
deux langues. Nous avons donc un écrivain bilingue, qui ne sait lui-même pas
qui il est, comme il le remarque dans Federico Sanchez vous salue bien, en en
arrivant à cette conclusion : « Je suis assez apatride […]. Bilingue, donc
schizophrène, donc sans racines. En fait, ma patrie n’est même pas la langue,
comme pour la plupart des écrivains, mais le langage. » (FSVSB : 12)
Pour conclure, Jorge Semprun lève cette ambigüité sur la patrie d’une
manière différente, lors du discours de remerciement pour le prix de la Paix qui
a eu lieu à Franckfort en 1994, en affirmant sa véritable identité : « Non, je ne
suis ni vraiment espagnol, ni français, ni vraiment écrivain, ni politicien, parce
9
http://www.rtve.es/m/alacarta/videos/imprescindibles/imprescindibles-semprun-sin-
semprun/3065961/?media=tve, consulté le 3 juillet 2015
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que quand je suis espagnol, je me sens plus français, quand je suis français, je
me sens plus espagnol… ; je ne suis qu’une chose, c’est : « ancien déporté ». »
Cela semble être une autre contradiction de Jorge Semprun, mais cette étape
de sa vie lui a tellement marqué qu’elle va caractériser fortement son identité et,
plus particulièrement, sa notion d’appartenance, comme signe de fraternité.
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CONCLUSION :
On peut conclure que Jorge Semprun a été un homme aux multiples
facettes, de nationalité espagnole mais plutôt reconnu comme un auteur
français, bilingue. En outre, c’est l’un des garants de la mémoire historique des
événements qui ont marqué le XXème siècle européen. Son écriture reflète la
personne qu’il a été: du point de vue littéraire, un homme cultivé, bercé par la
lecture d’auteurs européens et hispano-américains du XIXème et du XXème
siècle. Quant au point de vue historique, Jorge Semprun a été un espagnol
exilé en France, n’ayant jamais cessé de lutter pour la liberté, à cheval entre
son pays natal, l’Espagne et son pays d’accueil, la France. Ainsi, il a
profondément aimé le premier, malgré la distance qui l’en séparait, alors qu’il a
appris à aimer le second, avec le temps. Bien que le début de son intégration
dans ce pays ait été quelque peu ardu, Jorge Semprun a finalement atteint son
objectif et en est même arrivé au-delà, en devenant un écrivain connu et
reconnu en France. En revanche, en Espagne, sa notoriété se réduit
pratiquement à la fonction politique qu’il a remplie à la fin des années quatrevingt.
Par conséquent, nous pouvons nous demander quelle est la patrie de ce
citoyen engagé, de cet « écrivain européen d’origine espagnole », d’après les
propos de Bernard-Henri Levy10 ? Jorge Semprun donne la réponse,
symbolique, dans Federico Sanchez vous salue bien : « ce n’était pas la langue
qui était une patrie, mais le langage » (FSVSB : 212). Ce langage auquel notre
auteur fait référence est celui de l’écrivain dépossédé en quête de son identité,
mais aussi de l’exilé ayant tout perdu qui a réussi à renaître de ses cendres.
Voilà pourquoi Jorge Semprun est un exemple à suivre, il est la preuve
même que dans la vie l’effort est souvent récompensé. En effet, Semprun avait
deux possibilités : la première, que beaucoup de personnes ont choisi, était de
se renfermer sur lui-même et de se lamenter toute son existence de sa
condition d’exilé, en restant ainsi constamment dans le passé, à travers ses
souvenirs des jours heureux de l’enfance, tout en se niant à la fois à apprendre
la langue française et à s’adapter. La deuxième possibilité s’offrant à lui n’était
10
http://www.rtve.es/m/alacarta/videos/imprescindibles/imprescindibles-semprun-sinsemprun/3065961/?media=tve, consulté le 3 juillet 2015
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pas la plus facile mais il l’a cependant adoptée : Jorge Semprun a ainsi choisi
de lutter, non seulement pour lui-même en apprenant et en maîtrisant la langue
française comme un natif, mais aussi et surtout pour son pays. De sorte qu’il a
adhéré au Parti Communiste dans l’espoir de voir un jour son pays libre,
comme lui-même l’avoue dans le documentaire « Semprún sin Semprún », pour
y justifier son affiliation : « he perdido mis certidumbres, pero he conservado
mis ilusiones »11. L’auteur a ainsi décidé de ne pas regarder en arrière -car le
passé ne peut pas se modifier- mais au contraire de contempler l’avenir qui est
à construire. Par là, Jorge Semprun transmet un message d’espoir, non
seulement aux personnes qui se sont exilées à son époque, mais également à
celles, qui, aujourd’hui, au XXIème siècle, se trouvent dans une situation
semblable, notamment dans les pays touchés par la guerre, mais aussi dans le
pays d’origine de l’auteur, où des quantités de jeunes se voient dans l’obligation
d’émigrer pour des raisons différentes à Semprun. Tout compte fait, l’exil n’est
pas la fin, c’est une nouvelle étape, un nouveau départ.
Mais cette réussite est liée à une vie pleine de péripéties, de telle sorte
que l’on s’y perd parfois, ce qui amène Jorge Semprun à s’interroger une fois
de plus sur son identité, au crépuscule de sa vie: « ¿Ha habido o no coherencia
entre aquel resistente de veinte años y entre este viejo ex ministro y escritor ?
¿Ha habido o no coherencia en esta vida? »12
11
http://www.rtve.es/m/alacarta/videos/imprescindibles/imprescindibles-semprun-sinsemprun/3065961/?media=tve, consulté le 3 juillet 2015
12
http://www.rtve.es/m/alacarta/videos/imprescindibles/imprescindibles-semprun-sinsemprun/3065961/?media=tve, consulté le 3 juillet 2015
30
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SITOGRAPHIE :
- https://www.youtube.com/watch?v=FCLhKtAbyPU, consulté le 27 juin 2015
-http://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01049083.htm, consulté le 1er juillet
2015
-http://www.rtve.es/m/alacarta/videos/imprescindibles/imprescindibles-semprunsin-semprun/3065961/?media=tve, consulté le 3 juillet 2015