La Dernière nuit
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La Dernière nuit
derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 3 La Dernière nuit derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 4 © Elan Sud - 2008 Dépôt légal Octobre 2008 ISBN : 978-2-911137-11-2 Composition Elan Sud Photos : tous droits réservés 1er de Couverture : © photo ELAN SUD 4e de Couverture : © photo Jean-Marc BONNEL derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 5 Jean-Marc BONNEL La Dernière nuit Roman Elan Sud derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 6 derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 7 Arièjo ! Arièjo ô moun païs Ariège, Ariège ô mon pays O terre tant aîmado O terre tant aimée Maïre tant adorado Mère tant adorée Dé prés, dé leign, toutjoun De près, de loin, toujours Toun noum mi réjouis Ton nom me réjouit Arièjo, Arièjo ô moun païs. Ariège, Ariège, ô mon pays. (Hymne ariégeois) À ma famille. derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 8 C’est dans la nuit que mon histoire voit le jour. derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 9 PROLOGUE “Veux-tu m’accompagner en Ariège ? L’œil brillant, Charles, un ami de longue date, m’interpelle, me défie même. — Hein ? — Je viens d’acquérir une ferme pour mes vieux jours… enfin, tu sais ? —… — Je l’ai achetée sans l’avoir visitée, enchaîne Charles excité comme un diable ; il y a peut-être des livres anciens ou des papiers de collection, et si tu viens avec moi…” Le bouquiniste que je suis, vit dans cette proposition l’occasion de dénicher une perle rare, un document exceptionnel, un ouvrage unique… Envoûté, j’écoutais sa voix chaude me confier qu’en 1975, le propriétaire s’était retiré dans une région de l’Inde, où il venait de mourir. Depuis cette date, la ferme inoccupée se dégradait. 9 derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 10 Devant l’absence d’héritier, le notaire prit la décision de vendre la propriété aux enchères par le truchement d’Internet. Charles, séduit par les photographies exposées sur le site, enleva l’affaire. C’est ainsi que devant se rendre chez le notaire de Foix, il me proposa de m’emmener visiter sa nouvelle demeure, perdue dans la montagne près d’un village nommé Le Bosc. Poussé par le sentiment étrange qu’un rendez-vous se profilait à l’horizon, j’acceptai sans détour de suivre ce farfelu. Deux jours plus tard, la cité fuxéenne entourée de montagnes verdoyantes nous invitait à découvrir son charme médiéval. Pendant que Charles finalisait son acquisition, je ne pus m’empêcher de visiter le château de Foix, et fus transporté, en quelques minutes, au temps de Phœbus, au sein même de l’hérésie cathare où se perd le secret d’Esclarmonde dont les soupirs semblent encore s’échapper de la profondeur sombre du cachot. Nous nous sommes retrouvés, un peu plus tard, devant un magret de canard garni de cèpes, spécialité locale. Le notaire savait qu’un drame avait secoué la région dans les années soixante et que le propriétaire de la ferme avait fui le pays. Que s’était-il passé ? Mystère… Charles, qui n’était pas du genre à se poser des questions, ne s’étonna pas des confidences du notaire, et s’abandonna même à la rêverie en attendant les cafés. Pour ma part, je ne pus m’empêcher de revivre 10 derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 11 l’émotion ressentie deux jours auparavant. Je chassai mon trouble en levant mon verre à la santé de ce jeune retraité et à nos futures découvertes. — À l’Ariège ! s’exclama-t-il enthousiaste, à ses vertes vallées, à ses hautes montagnes, à ses gorges profondes, secrètes, à ses vestiges, témoins muets des époques passées. Allons ! Dépêchons-nous, j’ai hâte de fouler cette terre et de découvrir ma nouvelle propriété. La route sinueuse plongeait dans une mer de feuillage jaunissant. Des vieilles bâtisses en pierres bercées par les eaux d’un torrent, et Le Bosc nous dévoilaient une beauté sauvage. Le village dépassé, la route se perdait dans une vallée étroite. Quelques minutes après, un chemin de pierres et de touffes d’herbes devait nous conduire vers la ferme. Deux volets clos et une porte marron s’alignaient sous le même linteau de bois. La façade décrépie coiffée d’un pignon triangulaire donnait à l’ensemble une impression de grandeur. Sur la gauche, une remise s’appuyait contre la ferme. De larges fissures reptiliennes griffaient le mur jusqu’à l’avancée du toit. Charles, le buste bombé, l’œil ravi, ne parut pas s’inquiéter de la vétusté de sa nouvelle acquisition. — Faudra que je vérifie la toiture, il peut y avoir des fuites… me dit-il d’un ton presque enjoué tout en poussant la porte. Une fois les volets ouverts, le soleil posa une nappe de lumière sur les murs cloqués d’humidité. La pièce immense tenait lieu de cuisine, de séjour et de salle à manger. Le parquet aux larges lames usées s’affaissait près de l’évier en pierre. Dans l’âtre, 11 derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 12 une longue crémaillère glissait vers une immense plaque de fonte noire, posée à même le sol et saupoudrée de suie. À l’extrémité, un escalier en bois flanqué contre le mur desservait l’étage supérieur. Un rapide coup d’œil m’avertit que ce lieu modeste ne pouvait cacher quelconque ouvrage susceptible d’intéresser un bibliophile. Un buffet sans âge, un poste à galène, de la vaisselle plus ou moins ébréchée, des cuivres rongés de vert-de-gris, des pots vernissés… enfin, où Charles voyait trésors, je ne voyais que banalités et préférais me taire, respectant ainsi le repos d’une vie rurale endormie depuis le début du siècle dernier. Soudain un bruit nous fit sursauter. Dans l’embrasure de la porte surgit la silhouette d’un homme. Charles se présenta comme futur voisin, et s’exclama d’un ton badin : — Voici le plus sympa des bouquinistes de Marseille. Grand, maigre, un béret noir sur les oreilles, le vieil homme nous observa longuement. Finalement il nous confia qu’il vivait dans les parages, qu’il passait souvent par-là et s’était étonné de voir la maison ouverte. Il se montra désolé de nous avoir dérangés, demeura un instant immobile, absorbé, presque énigmatique. L’envie de le questionner sur le drame et sur l’ancien propriétaire me brûla la langue. — C’est donc qu’il est mort ! marmonna-t-il en faisant demi-tour, comme s’il se parlait à lui-même. — Vous disiez ? Il s’arrêta, tourna vers moi son visage anguleux, ses yeux étaient plongés dans l’eau 12 derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 13 trouble d’un souvenir. — C’est sans importance ! finit-il par lâcher en s’éloignant. Après son passage, je restais perplexe tant l’homme avait laissé un mystère dans l’air encore humide de la pièce. — Je monte à l’étage ! cria Charles, alors que le bois de l’escalier craquait sous son poids. Sans doute dans l’espoir de renouer la conversation avec le mystérieux personnage, je sortis. Plus preste qu’un projectile de sarbacane, il s’éloignait déjà dans sa 2CV grise brimbalante au bas du chemin. Je me dirigeai pensif vers la remise accolée à la maison. Des planches, disparates, maintenues par deux longues pentures rouillées, faisaient fonction de porte. Je me retins d’ouvrir. Ne me sembla-t-il pas qu’un fantôme attendait cet instant pour se jeter sur moi ? Victime de mon impression, je reculai et tendis l’oreille dans une immobilité absolue. Puis, ma main tira doucement la bobinette, la porte refusa de céder et un gémissement s’échappa de la targette. Redoublant mon effort, les planches eurent un sursaut de colère, regimbèrent en claquant violemment. Les gonds grincèrent et enfin la porte céda. Il régnait dans le réduit une odeur de renfermé. Çà et là, quelques outils aratoires revêtus de poussière s’amassaient sous des toiles d’araignées. Sur le mur recouvert de salpêtre s’appuyait un lit ou plutôt une paillasse. Non loin de là, une table — si l’on peut appeler ainsi une planche posée sur des cageots — laissait supposer qu’un individu avait dû se cacher dans ce lieu sombre. 13 derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 14 Je n’entrai pas. Peut-être par souci de ne pas violer le repaire d’un contrebandier ou de découvrir la cachette d’un proscrit. À moins que ce ne fut par peur d’entendre la porte se refermer derrière moi et qu’une force invisible me retienne à l’intérieur. Je trouvai plus raisonnable de quitter ce lieu, et me dirigeai vers l’arrière de la ferme. Des fruitiers, à l’abandon, s’étouffaient dans leurs fatras de branches sèches. Une végétation de ronces, chiendents, et herbes folles enchevêtrées, jetait son désordre jusqu’au pied de la forêt. Des piaillements d’oiseaux égratignaient le silence. Leurs chants aigus piquetaient l’air frais. Un geai traversa le soleil avant de se perdre dans la canopée des arbres. Aux abords de la ferme, un jardin de pissenlits fleurissait d’or le squelette d’une charrette abandonnée depuis longtemps au cimetière du temps. Le mur arrière de la maison, tapissé de lierre, ressemblait à un immense rideau vert que le vent peignait à rebroussefeuilles. Alerté par un ronflement de moteur, je revins aussitôt vers la cour et aperçus la 2CV grise arrêtée au fond du chemin. Le vieil homme s’approchait d’un pas hésitant. — Excusez-moi, je… chuchota-t-il d’une voix tremblotante, je suis revenu vous remettre ceci. Il me présenta un cahier soigneusement rangé dans une serviette de vieux cuir. C’est toute l’histoire de… d’un… d’un enfant du pays pas comme les autres. Il vivait ici. Depuis longtemps je possède ce récit que le pauvre Pierre a écrit. 14 derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 15 Des larmes noyèrent ses yeux et les mots s’étranglèrent dans sa gorge. — Excusez-moi, cela fait plus de trente ans… depuis… jour et nuit défilent les mêmes images dans ma tête. J’ai été le témoin bien malgré moi de ce calvaire, et ce cahier, je pourrais le lire les yeux fermés tant les phrases, tant les mots sont présents dans ma mémoire. De nouveau il s’arrêta de parler, s’essuya les yeux d’un revers de manche. — Je suis veuf depuis peu, poursuivit-il. En vous remettant ce… cette histoire, je libère ma conscience d’un poids bien trop lourd pour moi. Lorsque vous la connaîtrez, vous verrez ce qu’il conviendra d’en faire… Promettez-moi ! insista-t-il en agrippant mon bras, vous qui vous occupez de livres, de mettre en lumière la vie terrible de ce gosse qui ne demandait qu’un peu d’amour. L’avalanche de mots m’avait glacé les veines. L’émotion passée, je l’assurai de mon concours. Dans ses yeux profondément bleus transparut une sincère compassion. Nos mains se serrèrent longuement, scellant ainsi notre nouvelle alliance, puis il partit d’un pas tranquille. Le sentiment étrange éprouvé lors de l’invitation de Charles, commençait à prendre tout son sens. Le cahier soudainement en ma possession allait lever le rideau sur la tragédie dont ce lieu avait été autrefois le théâtre. — C’est génial ! la chambre est en bon état et les poutres sont apparentes ; de plus ils ont laissé une immense armoire campagnarde, je te dis pas ! Non, 15 derniereNuit-inter.qxd 06/10/08 15:32 Page 16 vraiment, je suis content… Qu’est-ce qu’il voulait encore ? dit Charles, en regardant la 2CV disparaître dans un nuage de poussière. Il enchaîna en ne me laissant pas le temps de répondre : j’ai oublié de te dire que le domaine comprend cinq hectares de prairies et de forêts, ainsi qu’une étable qu’on ne peut voir d’ici. J’ai dans l’idée de m’acheter un cheval, ne manque plus qu’une marquise et c’est la vie de château. Un clin d’œil termina sa phrase, et les paumes de ses mains se frictionnèrent de plaisir. Notre retour se fit en silence, nous avions tous deux l’esprit habité de projets confus. Charles rêvait de vacances, de promenades, de champignons, de bricolage… Moi, je ne pensais qu’à ce mystère qui allait émerger, comme par miracle, de sa longue nuit. Ma montre marquait 22 heures 30. Je me servis un café puis ouvris le cahier. 16