Les valeurs universellesou

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Les valeurs universellesou
dossier
valeurs universelles ou
du réalisme de la politique internationale
Les
S
Par Nicolas Tenzer1
Denis Diderot 1986
Directeur de la revue Le Banquet
Conférencier international sur les questions
géostratégiques et l’analyse des risques
politiques
Aucun pays, aucune
société et aucune zone
du monde ne peuvent être
aujourd’hui considérés
comme souffrant, par
nature, d’une incapacité
à concevoir la liberté
et les droits humains.
Les peuples n’ont pas
besoin de se réclamer
de l’Occident pour lutter
contre l’oppression.
Ils n’ont pas besoin
d’avoir lu Spinoza,
Locke et Tocqueville
pour aimer la liberté.
1 - Auteur de trois rapports officiels au gouvernement, dont deux sur la stratégie
internationale, et de 21 ouvrages, notamment de Quand la France disparaît du
monde, Paris, Grasset, 2008, Le monde à l’horizon 2030. La règle et le désordre,
Perrin, 2011 et La France a besoin des autres, Plon, 2012.
ouvent, qui invoque les valeurs uni­
verselles dans le domaine de la politi­que
étran­gère s’attire des remarques caustiques :
comment parler de valeurs dans un domaine
qui est celui sinon toujours de la guerre,
du moins de la ruse, de la tromperie et
de la seule ambition de puissance ? Il y
aurait une contradiction de nature entre
des orga­nisations plaidant pour le respect
des valeurs, dont les droits de l’homme,
et des chancelleries cantonnées au strict
réalisme, qui les obligerait à entretenir
des relations diplomatiques et, bien sûr, à
commercer avec des « États voyous ». Les
deux positions seraient inconciliables et
vouloir les combiner serait non seulement
faire preuve de naïveté, mais vouer la
politique extérieure à l’échec.
Je plaiderai, de manière pragmatique et
non pas idéaliste, pour la position contraire
à partir de trois prémisses essen­tielles.
Cela nous permettra de conclure à des
recom­m andations pratiques sur deux
sujets aujourd’hui majeurs, où se noue
l’articulation entre les valeurs et la puis­
sance : la relation envers la Russie et la
construction de l’Europe, qui est aujourd’hui
largement conditionnée par la première.
Universalisme des faits
La première prémisse, d’ordre intellectuel, a
des conséquences pratiques considérables.
Aucun pays, aucune société et aucune zone
du monde ne peuvent être aujourd’hui
considérés comme souffrant, par nature,
d’une incapacité à concevoir la liberté et les
droits humains. Ce fut longtemps et reste
encore l’argument des prétendus réalistes
comme celui des relativistes. Les premiers
affirment que certains pays resteront à
jamais étrangers à « nos » valeurs (entendre
celles que l’Occident a choisies de faire
siennes) et que, dans notre politique
diplomatique, il est vain d’y insister. Ce fut
la position traditionnelle d’Alain Peyrefitte
envers la Chine qu’on retrouve chez ceux
qui considèrent le peuple russe – avec force
arguments historiques fallacieux par nature
– comme voué à jamais à la soumission et,
partant, à la dictature. Les seconds, dans la
ligne de Mahathir Mohamad, estiment que
l’Ouest n’a pas à imposer ses valeurs à l’Est
– entendons les sociétés confucéennes ou
islamiques – et que (cette double affirmation
est décisive ici) les principes de liberté, les
droits de l’homme et la démocratie, sont
des valeurs occidentales.
Or, la réalité montre que si, l’Occident, fut
certes la terre par excellence où ces valeurs
se développèrent et qu’il y eut bien une
influence déterminante de celui-ci sur le
reste du monde, des gens très éloignés de
cette tradition ont pu concevoir et exiger
pour eux ces principes indépendamment de
tout héritage : ce fut le cas des soulèvements
du Printemps arabe – au-delà des possibles
récupérations par ailleurs –, mais aussi en
Ouzbékistan et en Chine. On l’a constaté
également lors des élections récentes en
Indonésie et dans plusieurs pays africains.
Les peuples n’ont pas besoin de se réclamer
de l’Occident pour lutter contre l’oppression.
Ils n’ont pas besoin d’avoir lu Spinoza,
Locke et Tocqueville pour aimer la liberté.
L’uni­versalité dont je parle n’est pas celle
de la philosophie occidentale, mais celle
très concrète de la réalité vécue et perçue.
C’est un universalisme des faits, non un
universalisme théorique.
La deuxième prémisse concerne l’arti­
culation entre politique intérieure et
poli­tique étrangère. Dans un État impor­
tant, l’atteinte aux droits de l’homme,
la volonté de contrôler et de détruire les
médias libres et les organisations de la
société civile offre une bonne prédiction
quant à une politique extérieure peu
respectueuse de la loi internationale. Ces
régimes sont aussi ceux qui, à l’intérieur
comme à l’extérieur, pratiquent le mensonge
et la désinformation. Dans une perspective
strictement réaliste, aider les mouvements
libres dans ces pays et réagir à chaque
atteinte contre les droits est une politique
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dossier
Regards sur 2014
absolument nécessaire. L’analyste de
entité géopolitique à construire. Les éco­
la politique internationale devrait aussi
nomistes ont été à la manœuvre plus que
regarder ce qui se passe à l’intérieur de ces
les stratèges, les financiers plus que les
pays pour bâtir les scénarios du futur. Sur
politiques. L’ont vu poindre aussi ceux
un autre plan, le contrôle de l’économie par
qui avaient perçu que, dans la reprise en
un groupe restreint proche
main brutale par Poutine,
du pouvoir en place, le
s’annonçait la réouverture
L’uni­versalité dont je d’un schisme plus ma­
sacrifice de l’économie
productive au profit des
fieux qu’idéologique entre
parle n’est pas celle
matières premières – qui
un monde aspirant à la
de la philosophie
signifie aussi le refus de
paix et à la coopération
occidentale, mais
voir se développer une
et un pays-continent,
celle très concrète
classe moyenne risquant
bel­li­queux, soucieux de
d’aspirer à la liberté – et le
domination des âmes sur
de la réalité vécue
faible développement d’un
son territoire, des peuples
et perçue.
appareil de recherche et
à ses frontières et de la loi
d’enseignement supérieur
internationale à l’extérieur.
sont aussi des indications sur la stratégie
Son but premier était bien qu’il n’y ait
future de pays dangereux.
ni démocratie interne, ni émancipation
La troisième prémisse a trait à la mon­
des anciens dominés dans la sphère de
dialisation elle-même, qui s’accompagne
l’Europe, ni apaisement du monde par la loi
logiquement d’une pression dans deux direc­
internationale. Sans l’idéologie communiste
tions contraires : celle d’une normativité
ni la vision – désormais impossible – des
accrue par le biais des élites formées de
deux blocs, la Russie a voulu recréer son
plus en plus dans des écoles internationales
propre système de références, qui percutait
qui charrient les mêmes concepts, celle
directement, avec une ampleur que ni la
d’une affirmation subséquente des
Chine ni aucun autre pays peu amène
États, qui va souvent de pair avec une
envers les droits de l’homme ne pouvait
certaine désinstitutionnalisation des orga­
réaliser, les principaux fondamentaux de
nisations internationales. Le premier
l’Oc­cident dont, en premier, l’Europe et
mouvement conduit à une standardisation
les États-Unis étaient porteurs. Dans un
des références – malgré des traditions
contexte de montée des extrémismes dans
culturelles et sociales qui demeurent – et
plusieurs pays d’Europe, cette situation
à un ajustement progressif des élites à des
nouvelle oblige l’Europe à réaffirmer ses
standards qui se diffusent universellement.
valeurs et à les transférer dans la conduite
Le second amène chaque élite nationale
de sa politique internationale. L’Europe ne
à chercher la meilleure stratégie dans le
voulait pas en parler de manière offensive,
cadre de ce qu’elle définit comme l’intérêt
préférant l’évidence des droits à leur défense
propre de son pays et à s’affranchir autant
prosélyte et armée, en particulier sur son
que possible des règles posées par des
propre sol. Elle va s’y trouver obligée, sauf
institutions multilatérales généralistes et
à sombrer.
poli­tiques. Le premier conduira un nombre
Et, paradoxalement, c’est peut-être ainsi
accru de pays à se conformer aux principes
que l’Europe va trouver une réponse au
de droit ; le second limite la puissance
dilemme qui la hantait depuis ses origines.
d’organisations qui pourraient y veiller et
Traditionnellement, elle hésitait entre deux
a fortiori contraindre.
conceptions. La première, issue de Kant,
faisait de l’Europe d’abord une terre des
Au cœur de l’Europe
droits et du droit. Son idéal de liberté et,
De manière pressante, cette question
au-delà, son souci de promotion de la loi
resurgit de manière inattendue au cœur
internationale – en particulier tout ce qui a
de l’Europe. Seuls l’ont vu venir ceux qui
trait au règlement pacifique des différends avaient compris ce que j’ai pu appeler la
avaient vocation à se répandre, d’abord par
faillite géopolitique de l’Europe. Réussite
l’intégration des pays voisins dont l’évolution
économique et institutionnelle exception­
politique témoignait de l’adhésion à ces
nelle, elle n’a quasiment pas été pensée
principes – d’abord l’Espagne, le Portugal et
au cours des 25 dernières années comme
la Grèce qui s’étaient libérés des dictatures,
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puis les anciens pays communistes de
l’Est, puis par une propagation, par des
actions de coopération concrète dans le
domaine des institutions et de la justice
notamment, au-delà du continent européen.
Une telle Europe n’avait pas vocation à être
un « État » comme un autre et n’exprimait
aucun objectif de puissance propre.
La seconde est précisément celle de
l’Europe-puissance, autrement dit d’un
acteur économique mais aussi géopoli­tique
majeur, exprimant son existence mondiale,
y compris contre des concurrents, mais
aussi contre des régimes, potentiellement
menaçants, étrangers à ces valeurs fon­
damentales de liberté, de droits, de
démo­cratie et de respect de la personne.
Ces deux conceptions doivent aujourd’hui
être réconciliées, mettant ensemble l’idéa­
lisme originel et le pragmatisme de la
puissance, en dotant l’Europe d’ambitions
géostratégiques et des moyens concrets
de celles-ci. L’universalisme des droits
oblige l’Europe au réalisme géopolitique, en
particulier, aujourd’hui, à l’endroit de son
grand voisin dont le régime non seulement
menace les droits, le droit international et
la stabilité de l’ordre mondial, mais vise
aussi à faire éclater la solidarité européenne
et à mettre à bas les valeurs dont elle se
■
réclame.