Vers un modèle général des jeux psychotiques dans la famille
Transcription
Vers un modèle général des jeux psychotiques dans la famille
Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques Vers un modèle général des jeux psychotiques dans la famille1 Mara Selvini-Palazzoli En 1979, je fus invitée à faire une conférence à la septième «Don Jackson Memorial Conference» à San Francisco. Les orateurs devaient répondre à la question : «Pourquoi êtes-vous devenu thérapeute de famille ?». Je répondis avec beaucoup de sincérité en décrivant comment, après mon doctorat en médecine à Milan, je me spécialisai en médecine interne puis en psychiatrie. Psychiatre, je choisis la psychanalyse comme instrument thérapeutique. Pourtant, en 1967, j’effectuai un tournant radical. Je fondai le «Centro per lo Studio della Famiglia» et devins thérapeute de la famille. Dans mon nouveau travail, j’adoptai le modèle systémique et m’efforçai d’abandonner tout autre modèle théorique. En abordant les familles et en élaborant des interventions thérapeutiques, je pris toujours soin de considérer la famille comme un système, avec l’objectif de transformer l’organisation de ce système. Ici, ma tâche est différente. En mon for intérieur, je nourris la présomption de pouvoir me présenter non tant comme thérapeute que comme chercheur. Ce que j’ai accompli pendant toutes ces années a été un travail de recherche continu, sans relâche. Il s’est agi d’un travail certes passionnant, mais tellement prenant que j’ai dû renoncer à une activité purement professionnelle. Les activités mêmes de formation de thérapeutes familiaux me sont apparues non seulement très lourdes, mais de nature à interférer avec une créativité nécessaire à la recherche. Par conséquent, je n’ai jamais exercé d’activité de «training» pour la thérapie familiale. Au fil du temps, j’ai cherché avec ténacité à améliorer notre travail thérapeutique. Je n’ai jamais hésité à abandonner d’anciennes méthodes, malgré leur utilité passée, pour en imaginer d’autres, si elles s’avéraient meilleures. Le résultat de cette démarche est tel que je me trouve maintenant devoir présenter une méthode de travail tellement différente des précédentes qu’il est difficile, à première vue, de reconnaître une suite logique (4;5). Il n’y a pas de doute : il s’est agi d’une recherche avec son lot de larmes et de peines ; mais aussitôt se pose une question : était-ce une recherche véritablement scientifique ? Je ne tenterai pas non plus de répondre à cette question. Tout ce que je peux affirmer, c’est qu’il s’est agi d’une recherche clinique menée avec rigueur. Seuls les faits avérés ont été rassemblés et acceptés. En ce qui concerne l’estimation des résultats obtenus, le dernier mot, j’aurai l’occasion d’y revenir, a toujours été laissé à nos clients. Je dois souligner un point important. Un chercheur procède ainsi : il fait des observations, formule des hypothèses et en cherche confirmation au travers d’expériences. C’est précisément la méthode employée avec nos familles : les observer et rassembler des informations appropriées sur l’organisation de leurs relations, puis construire des hypothèses en vérifiant directement leur crédibilité sur le système familial. Mais nous avons aussi pu aller au-delà en effectuant de véritables expériences, consistant en interventions particulières capables de provoquer dans les familles des réponses révélatrices. Maintenant, permettez-moi de m’interrompre un instant avant de poursuivre, et de vous exposer une considération de caractère personnel qui, d’une certaine façon, soulage ma conscience presque comme une confession. Un chercheur qui parvient à découvrir quelque chose d’original ne peut éviter d’accumuler au cours de sa recherche, en sus des hypothèses bien trouvées et des expériences réussies, un certain nombre aussi d’hypothèses fausses qui l’ont conduit à de pénibles échecs, l’obligeant à réviser les lignes 1 Article publié dans le Jouranl of Marital and Family Therapy, vol.12, n°4, Copyright 1986, American Association for Mariage and Family Therapy. Cet article est repris avec l’autorisation de l’A.A.M.F. Traduit de l’Italien par Laurent Cabanel, à partir de « Verso un modello generale dei giochi psicotici nella famiglia », Terapia Familiare, n° 21, juillet 1986, p. 5-21, il a paru dans le n°8 des Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, Toulouse, 1988. 1 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques directrices de sa recherche. Il n’est pas rare d’obtenir des résultats complètement inattendus. Bien souvent, le contexte d’une découverte est très différent de celui que reconstruit ensuite l’auteur pour présenter ses résultats. Je pense que cela tient à ce que chaque auteur considère de son devoir de faire apparaître sa découverte, non comme le fruit d’une occurrence heureuse, imprévue et inexplicable, mais comme la réponse logique à un problème qu’il s’était posé depuis le départ, avec l’objectif déclaré d’en trouver la solution. A moi aussi il m’est difficile d’y échapper. Pour la clarté de l’exposé et pour me faire mieux comprendre, je ne peux par conséquent faire moins que de mentionner les échecs, qui ne sont pas en petit nombre, accumulés au cours de notre recherche. POURQUOI UNE RECHERCHE SUR LES JEUX FAMILIAUX PSYCHOTIQUES ? Dès le début de notre travail avec les familles, en 1967, nous avons eu l’occasion de traiter un certain nombre de familles ayant des membres psychotiques. La tâche nous était apparue très difficile, mais aussi très intéressante. En fait, nous en étions fascinés. En 1978, nous avons réalisé que ces familles devaient constituer le but prioritaire de nos recherches, parce que cette année-là en Italie avait pris effet une nouvelle législation, en matière d’assistance psychiatrique, dont l’objectif était la fermeture des hôpitaux psychiatriques. Nous étions parfaitement conscients qu’en matière de traitement des patients psychiatriques et de leurs familles, on ne disposait toujours pas d’alternatives efficaces. De nouvelles méthodes de traitement restaient à découvrir. Comme il fallait s’y attendre, le mécontentement s’était rapidement répandu dans l’opinion publique devant les résultats évidemment inadéquats de la nouvelle organisation psychiatrique. Les mass-médias ne manquaient pas de souligner les conséquences négatives, parfois tragiques, de la réforme. La nouvelle législation courait le risque d’échouer avec le danger de voir se rétablir une organisation rétrograde d’assistance. Un moment très difficile : nous étions dans une impasse. En 1975, nous avions atteint un certain degré d’expérience avec les familles psychotiques. Je n’entrerai pas dans les détails. On peut lire à ce sujet la description de l’évolution de notre activité clinique à partir de 1967, récemment présentée par Matteo Selvini (6), où l’accent porte surtout sur les bases théoriques mêmes de l’évolution. Permettez-moi seulement de rappeler que déjà, dans Paradoxe et contre-paradoxe, nous avions fait connaître nos premiers succès avec des familles «psychotiques». A l’époque, nous avions mis au point quatre instruments thérapeutiques : la connotation positive du comportement de chacun des membres de la famille, les rituels familiaux, les longs intervalles entre les séances et la prétendue reformulation paradoxale des jeux familiaux. L’efficacité de ces instruments était parfois stupéfiante, propre à confirmer la valeur de cette façon de procéder. Il s’agissait en effet d’une découverte fondamentale. Néanmoins, nous dûmes rapidement admettre que les échecs étaient fréquents. Je rappellerai que, dès le début, ayant choisi le modèle systémique, nous avions fait confiance à la métaphore du jeu. Nous appréciions beaucoup cette métaphore parce que nous percevions des analogies singulières entre les jeux conventionnels et la façon dont les relations étaient organisées entre les différents membres des familles. Le comportement de chacun des membres d’une famille peut être envisagé comme la résultante d’une série d’actes que nous appellerons «morceaux de comportement», comparables aux «coups» d’un joueur dans n’importe quel jeu conventionnel. En réalité, au début, les ressemblances que nous réussissions à mettre en évidence étaient plutôt générales, mais au fil du temps nous sommes parvenus à mieux discerner des analogies spécifiques. Nous avons découvert la présence, dans les systèmes familiaux, de règles explicites et implicites à respecter, d’objectifs à atteindre au moyen d’actions et réactions (manoeuvres et contre-manœuvres) 2 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques qui révélaient dans leur cohérence séquentielle l’existence de stratégies de fond et de tactiques appliquées par chacun, jour après jour, avec plus ou moins d’habileté et plus ou moins de succès. Dans notre façon de travailler avec les familles, la métaphore du jeu se révéla effectivement appropriée à nos desseins et extrêmement utile, tant sur le plan clinique que théorique. Nous nous sommes ainsi forgé la conviction profonde que le comportement du patient désigné était directement lié à un jeu spécifique en cours dans la famille, indispensable à découvrir le plus rapidement possible. Notre objectif thérapeutique était de casser ce jeu. Mais découvrir le jeu, le conceptualiser soigneusement se révélait très difficile. Il fallait souvent rassembler, une par une, une très longue série d’informations. Nous concertâmes alors nos efforts sur la façon de conduire les séances ; nous cherchions à améliorer notre technique. Le résultat de cet engagement fut publié en 1980 (2). La rédaction de cet article coïncida avec la scission de notre groupe. Toutefois, je poursuivis ma recherche avec Giuliana Prata. Nous continuâmes d’améliorer notre technique de conduite des séances. Leur déroulement n’était jamais laissé au hasard, mais objet de règles précises, communiquées de manière implicite à la famille à travers une attitude résolument directive de la part du thérapeute. C’était à ce dernier de décider de quel sujet on devait parler et à quel interlocuteur il pensait s’adresser ; c’est lui qui décidait de passer d’un interlocuteur à l’autre, d’ouvrir ou fermer toute interaction et ainsi de suite. Ces règles de conduite de séance, que nous appliquions sans les déclarer explicitement, ont été éclairées d’un jour original par Maurizio Viaro qui, entre temps, était entré dans notre centre comme associé à la recherche. A ce sujet, on trouvera les détails les plus importants dans les travaux publiés par Viaro et Léonardi (7,8). Jusqu’à 1979, nous travaillâmes avec cette méthode. Ce fut une période très difficile. Même sans expérience personnelle de psychothérapie familiale, on peut facilement imaginer l’effort exigé de thérapeutes confrontés à la recherche du jeu en cours, spécifique d’une fois à l’autre pour chaque famille. Une famille nous apparaissait comme un monde en soi, complètement inconnu au départ. De plus, il nous apparut vite que les familles à organisation schizophrénique sont comme des caméléons. Elles possédaient, et elles nous le démontraient ponctuellement, une capacité incroyable à ne fournir aucune information utile tout en ayant l’air de nous en offrir une grande quantité. Il fallait un engagement surhumain pour discerner dans l’immense variété des jeux schizophréniques celui qui était en cours dans une famille donnée. Quand cet engagement échouait, ce qui arrivait fréquemment, l’expérience se montrait particulièrement amère. La conviction que quelque chose de complètement nouveau était nécessaire dans notre travail fit alors en nous son chemin. Mais quoi ? Nous n’arrivions pas à le découvrir. Nous étions dans l’impasse. Le tournant En mai 1979, nous commençâmes le traitement d’une famille que nous appellerons Marsigli. La patiente désignée, Mary, vingt et un ans, anorexique depuis des années, était l’aînée de trois filles. Elle avait des comportements psychotiques graves, entre autres des tentatives de suicide à répétition, dramatiques. Notre effort pour comprendre le jeu spécifique de cette famille se révéla tellement infructueux qu’à la fin de la troisième séance nous nous sentions complètement perdus. Une seule chose nous semblait claire : les trois filles intervenaient constamment dans les affaires personnelles de leurs parents et avaient acquis un grand pouvoir sur eux. Ainsi, nous nous résignâmes à renoncer à saisir dans son intégralité le jeu familial. La seule chose que nous pouvions faire était de libérer ces parents de la tyrannie de leurs filles. Aussi, nous les invitâmes à se présenter seuls à la quatrième séance où nous leur fîmes une prescription que nous avions imaginée tout exprès. «Observez le secret absolu sur tout ce qui se dit en séance. Si vos filles vous posent des questions, répondez que la thérapeute a prescrit que tout doit rester entre vous deux et elle. Au moins deux fois d’ici la prochaine séance, disparaissez de la maison avant le dîner, 3 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques sans avertir, en laissant seulement un petit mot avec le texte suivant : «Ce soir, nous ne sommes pas là». Allez dans les endroits où vous supposez que personne ne vous connaisse. Quand, à votre retour, vos filles vous demanderons où diable vous étiez passés, répondez en souriant : «Cela ne regarde que nous.» Enfin, sur une feuille de papier tenue bien cachée, chacun de vous deux, séparément, notera les réactions de chacune de vos filles à votre étrange comportement. Au prochain rendez-vous, encore réservé à vous deux seuls, vous nous lirez vos notes». Les parents exécutèrent scrupuleusement la prescription et les conséquences en furent stupéfiantes. Après quelques semaines, Mary avait abandonné son comportement symptomatique. Mais de plus, toute la famille paraissait changée. La thérapie fut terminée en huit séances. Un an plus tard, nous sûmes que Mary fréquentait assidûment une école professionnelle et qu’elle était devenue une championne assez notable des jeux du stade. Trois ans plus tard, les parents nous informèrent qu’elle s’était mariée avec un jeune veuf ayant deux enfants et qu’elle semblait heureuse. L’effet aussi rapide et aussi complet de notre prescription sur un cas aussi grave agit sur notre équipe comme un véritable choc. Nous avions cassé un jeu psychotique qui durait depuis des années, sans avoir compris quel était ce jeu. Nous pensâmes alors que cette prescription pourrait peut-être devenir un nouvel outil dans notre travail même pour les familles où l’intrusion des enfants dans les problèmes des parents n’était pas évidente. Par conséquent, nous décidâmes d’en étendre systématiquement l’usage à toutes les familles qui nous demanderaient de l’aide pour des enfants anorexiques ou psychotiques. Depuis lors jusqu’à présent (janvier 1986), toutes nos familles présentant des enfants anorexiques ou psychotiques ont reçu cette même prescription, que nous avons désignée en conséquence «prescription invariable». Cela nous a permis d’accumuler une expérience très vaste. Entrons dans les détails. LA PRESCRIPTION INVARIABLE Curieusement, notre première réaction à certains succès thérapeutiques fulgurants fut de nature cognitive. Nous devions à tout prix comprendre comment cette prescription fonctionnait. Un accès de curiosité épistémologique naquit en nous, nous poussant à des élucubrations interminables. En mai 1980, environ un an après l’invention de cette prescription, je décidai de présenter ce nouvel instrument au Congrès international de thérapie familiale qui se tenait à Lyon (3), m’aventurant à tenter d’en expliquer les mécanismes d’action. Donnée sans aucun commentaire, la prescription met le thérapeute dans une position de grande supériorité ; c’est une forte marque de contexte thérapeutique. Autre explication : au moment où les parents acceptent de maintenir le secret imposé par le thérapeute, c’est comme s’ils signaient un contrat, particulièrement puissant parce qu’implicite. En ce qui concerne les sorties sans préavis, ils sont contraints de se comporter comme des adolescents, de faire quelque chose qu’ils n’ont pas fait en son temps. Un fait important fut aussi souligné : les parents acceptent de garder le secret avec tout le monde. Mais évidemment, ils ne peuvent garder le secret sur ce qui s’est passé en séance qu’au seul niveau verbal. Au niveau analogique, ils ne peuvent éviter de livrer ces communications qui frappent profondément les autres membres de la famille. De retour de Lyon, nous nous rendîmes compte que tous ces mois passés à ruminer en essayant de trouver une explication épistémologique exhaustive à l’efficacité de la prescription n’avaient guère été fructueux. La meilleure chose à faire était de se donner du temps pour accroître le nombre de familles traitées et donc la masse des observations cliniques. En multipliant les cas, les différences et les récurrences révélatrices ne devraient pas manquer. En octobre 1981, à un congrès international sur la psychothérapie de la schizophrénie, à Heidelberg, je présentai avec Prata les résultats obtenus avec dix-neuf familles traitées jusqu’alors avec la prescription (5). Il s’agissait de familles à patients désignés diagnostiqués comme psychotiques qui avaient subi sans succès d’autres traitements et nous étaient adressés comme des cas pratiquement désespérés. Pour dix familles qui avaient accepté et scrupuleusement exécuté la prescription, les résultats furent 4 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques excellents. Les patients désignés pour lesquels la famille avait demandé de l’aide pouvaient s’estimer guéris. Le cas le plus impressionnant avait été celui d’un jeune homme de trente et un ans, chronique depuis dix ans. Dans le follow-up téléphonique effectué trois ans après le début de la thérapie, la mère nous informa que son fils, entré dans la carrière d’enseignant, avait obtenu un poste de proviseur et s’en acquittait avec satisfaction. Deux familles avaient refusé la prescription et, par conséquent, avaient été congédiées. Quatre n’avaient exécuté la prescription que partiellement et les résultats avaient été insatisfaisants. Enfin, trois familles qui avaient accepté la prescription et commencé à l’exécuter, après nous avoir fait part d’une amélioration rapide du patient désigné, nous dirent par la suite que l’amélioration avait bien vite été interrompue par une rechute dramatique. Dans ces quatre cas, nous avons soupçonné un des parents d’avoir rompu le secret avec un membre de la famille, nucléaire ou élargie. Malheureusement, nous ne pûmes confirmer notre soupçon, les parents n’admettant pas avoir trahi le secret. De cette recherche menée sur dix-neuf familles, deux éléments fondamentaux étaient ressortis. Premièrement : nous eûmes confirmation de la grande efficacité thérapeutique de la prescription invariable quand elle était fidèlement exécutée. Dix cas de guérison du patient désigné sur dix-neuf étaient un pourcentage très élevé pour l’échantillon de cas décourageants que nous avions traités. Deuxièmement : il était essentiel de présenter la prescription de façon à en éviter le refus par les parents. On n’aurait pu y parvenir qu’en acquérant une habileté toujours plus affinée. L’acquisition de cette habileté fut grandement facilitée par une découverte : assez souvent, des parents réagissaient à la simple perspective de la prescription — avant même de la refuser ou de l’accepter — avec une expression tellement surprenante qu’elle nous laissait bouche bée. Nous nous rendîmes compte que, dans ces cas, il fallait les pousser à être explicites, à entrer dans les détails. Si ensuite un parent montrait de la réticence à accepter la prescription, il était indispensable de ne pas se contenter de vagues prétextes, mais d’insister pour obtenir des raisons précises. Devant la perspective angoissante de devoir faire quelque chose de tellement insolite, ils perdaient le contrôle et rétorquaient avec une quantité incroyable de nouvelles informations, surgissant littéralement comme une éruption volcanique. Ainsi, peu à peu, le jeu familial sortait de l’ombre avec les personnages-clés concernés. Le matériel à travailler devenait stimulant. A partir de mars 1982, nous avons commencé à prescrire aux parents uniquement le secret, lors de la troisième séance. En outre, de retour à la maison, la prescription du secret devait être explicitement déclarée aux membres de la famille nucléaire et à ceux des familles étendues, même en l’absence de toute question de leur part à propos de la thérapie. La formule devait être exactement la suivante : «Le thérapeute nous a prescrit le secret, qui doit être le même pour tout le monde». Rien d’autre. En prescrivant le secret, nous mettions en évidence que sa réalisation était aussi une épreuve que les parents devaient surmonter afin d’évaluer leur aptitude à poursuivre la thérapie. A la séance suivante, ils devaient revenir avec les petits cahiers où ils avaient consigné les réactions de chacun à la déclaration de maintien du secret. Si celui-ci s’avérait parfaitement respecté, on passait à la suite de la prescription, c’est-à-dire aux disparitions du soir, sans avertissement ni explications au retour. L’effet pragmatique de la prescription donnée ainsi de manière graduelle fut une réduction sensible du nombre des refus. Mais, plus important, nous notâmes que les réactions des parents à la prescription du seul secret étaient souvent porteuses d’informations inattendues qui nous permettaient de faire avec la famille un travail bien plus profitable. Par exemple : un père, personnage politique qui passait pour un «dur», réagit à la prescription du secret en s’exclamant : «comment pourrais-je dire une chose pareille à ma mère... ça la tuerait !», phrase qui ouvrait la porte sur un univers où nous étions tenus de pénétrer immédiatement. En ce qui concerne l’acceptation ou le refus du secret, beaucoup de parents ne montraient aucune difficulté à accepter et respecter le secret. Certains l’acceptaient même avec une satisfaction visible, un sourire amusé ou un coup d’œil 5 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques complice à l’autre conjoint, savourant d’avance le plaisir d’exclure finalement certains membres de la famille trop fouineurs. L’expérience nous enseigna qu’une prompte acceptation du secret était un signe de pronostic favorable. Un petit nombre de parents se montraient réticents à accepter le secret. Dans ces cas, le problème était presque toujours avec la famille étendue. Enfin, une réticence dramatique n’apparut que pour quelques mères d’enfant psychotique. Je me souviens d’un cas où une jeune mère pâlit mortellement et s’évanouit presque à la perspective d’offenser aussi cruellement sa propre mère en l’excluant par un secret. Certains parents éprouvaient de la difficulté parce qu’ils dépendaient économiquement de leurs propres parents (et dans ces cas, il apparaissait que c’était eux qui finançaient la thérapie !...). D’autres avaient des liens étroits avec un parent qui fonctionnait comme confident privilégié. En revanche, dans quelques cas, la réticence à déclarer le secret mettait au jour une situation opposée : les relations avec la famille étendue étaient seulement formelles, voire carrément hostiles. La réticence provenait alors de ce qu’ils auraient dû confesser ce qu’ils voulaient tenir caché : ils suivaient une thérapie familiale. Jusqu’à cet instant, soulignons-le, nous n’étions jamais parvenus, malgré nos efforts, à provoquer ces informations avec les seuls moyens verbaux ; au contraire, elle surgissent comme par enchantement après la prescription. Informations évidemment cruciales sans lesquelles, nous en sommes persuadés, nous irions inévitablement vers de pénibles échecs. Passons maintenant à la seconde étape de la prescription. Les réactions à la prescription de sortie (nous l’avons constaté en la séparant de celle du secret) étaient différentes, mais d’une importance égale voire supérieure. L’effet le plus impressionnant de ces disparitions était le suivant : à ce stade, les parents étaient contraints à laisser filtrer d’autres problèmes, non plus liés à la mère de deux adolescents, mais à leur propre noyau familial. Ainsi ce cas typique de la mère de deux adolescents dont l’aîné était le patient désigné. Après deux sorties vespérales, au moment même où le patient désigné s’améliorait nettement, elle déclare en colère : «Je ne veux plus entendre parler de ces sorties. C’est absurde de risquer de gâcher l’enfant sain pour le malade !». On apprit ainsi que le séduisant cadet, loué pour sa grande indépendance, avait pris en horreur les disparitions des parents et avait lancé à sa mère : « ... et dire que j’avais de l’estime pour toi». Mais le point culminant fut atteint lorsque les parents durent découvrir leurs propres jeux. Je citerai le cas d’un mari, père d’une psychotique de seize ans, qui se présenta à la sixième séance, après une période de sorties pendant le week-end, avec une attitude distante, presque hostile. En insistant avec empathie pour qu’il s’explique, la thérapeute provoqua une réplique sarcastique : «Savez-vous depuis combien d’années je connaissais ce petit hôtel romantique dans les Appennins où je suis allé avec ma femme ce mois-ci ? Vous le savez ? Vingt ans ! Et cela faisait vingt ans que j’invitais ma femme à aller y passer un week-end. Mais je n’avais jamais réussi à l’y emmener. Et puis cette fois-ci, vous vous rendez compte, elle y est venue de si bon cœur... seulement pour me faire comprendre qu’elle était contente d’obéir à votre prescription, Docteur. Pendant vingt ans, elle a toujours mis sa mère entre nous et maintenant elle est heureuse de vous obéir». Ce commentaire sarcastique mit en lumière le jeu du couple et montra qu’il était suffisamment puissant pour absorber aussi la prescription. Dans des cas de ce genre, nous avons dû imaginer d’autres procédés pour pouvoir continuer le traitement. Mais je ne veux pas ici entrer dans les détails. Un autre flot d’informations nous arriva d’une autre source : les carnets des parents. Comme je l’ai dit plus haut, ceux-ci devaient consigner avec le plus grand soin, dans un carnet, les réactions des différents membres de la famille à l’annonce du secret. Chacun des parents devait avoir son propre carnet et y noter les réactions des autres telles qu’il les avait personnellement observées. Les informations dans les carnets nous montrèrent petit à petit que les réactions des différents membres de la famille avaient été souvent très variées. Mais le comportement même de chacun des conjoints rédigeant son carnet était souvent différent. Une femme se présentait avec une pile de feuilles, un vrai roman, tandis que le mari avait gribouillé quatre bouts de phrases au revers d’une enveloppe. Il n’était pas rare qu’un des parents se présentât les mains vides, déclarant 6 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques n’avoir rien observé d’intéressant. Pour saboter la poursuite de la thérapie, un tel avait laissé traîner des notes dans un endroit facilement accessible où les enfants avaient pu les voir et les lire. De même, les réactions des autres membres de la famille étaient souvent très différentes. Chacun, la grand-mère maternelle, le fils aîné, la tante paternelle, le patient désigné, pouvait avoir réagi de façon particulière. Les carnets étaient lus au début de la séance, les demandes d’éclaircissement et les commentaires du thérapeute, souvent pleins d’humour, contribuaient à élargir et colorer le tableau. Il devenait ainsi facile de placer plus correctement chaque membre de la famille sur l’échiquier. Il est maintenant temps de souligner que le recueil d’une telle masse d’informations a été rendu possible par le recours à la même prescription aux familles. La même prescription provoquait inévitablement des réactions différentes tant dans les différentes familles que chez les différents membres d’une même famille. Chaque réaction nous révélait par conséquent des aspects spécifiques de l’organisation relationnelle de cette famille, fournissant au thérapeute la possibilité, très importante, de travailler de façon spécifique. Je veux aussi souligner que cette prescription, apparemment monotone et ennuyeuse, n’est pas un passe-partout qui garantit le succès thérapeutique. Elle n’est un instrument efficace que si le thérapeute est habile et capable de tirer profit des phénomènes qu’il provoque de cette façon. En conséquence, même si le progrès pour notre travail thérapeutique fut immense, les résultats les plus importants furent de caractère général. Pour parvenir à nos fins, c’est-à-dire découvrir le jeu familial spécifique, nous étions contraints de concentrer notre attention sur chaque membre de la famille, un par un, pour saisir ce qui différenciait les comportements de chacun par rapport aux autres. Nous parvînmes à comprendre très clairement que le jeu dans la famille ressemble à un puzzle où chaque morceau doit trouver sa place exacte. Au fond, ce qui nous arriva pendant cette recherche fut la redécouverte de l’individu. La redécouverte de l’individu Affirmer que nous redécouvrîmes l’individu revient à ne livrer qu’une partie de la vérité. De fait, ce fut l’individu qui émergea et grandit au point de s’imposer dans notre travail, transformant non seulement notre perspective, mais aussi nous-mêmes. Cette transformation fut si progressive que ce n’est que récemment que nous avons commencé à nous en apercevoir. Mais je veux mettre ici en garde contre un malentendu. Redécouvrir les individus ne signifie nullement un retour à notre formation psychanalytique originelle et n’équivaut certes pas à une restauration. Nous ne sommes pas intéressés par les instances intrapsychiques d’un individu en liaison avec ses seuls fantasmes. Pas le moins du monde. Notre intérêt se concentra sur des individus en liaison avec d’autres, tous ensemble impliqués dans une aventure commune qui les engageait chacun comme acteur. Si nous voulions mettre en modèle un jeu familial, nous devions en identifier tous les protagonistes, en évaluer la position respective, l’implication et la contribution au jeu. Nous devions préciser, à travers le contrôle d’une série d’hypothèses, quelles étaient les intentions des différents acteurs et quelle stratégie ils étaient en train d’employer. Il était clair que chaque membre de la famille, en tant que joueur, prenait part à un «match» qui, tout en limitant fortement ses manœuvres, lui laissait toutefois une aire de choix suffisamment vaste, telle que son habileté et sa finesse stratégique pouvaient apparaître. L’aspect le plus important du jeu, indispensable à identifier, était la séquence temporelle des manœuvres des joueurs. Quand nous réussissions à préciser cette séquence temporelle, nous pouvions comprendre les intentions et les stratégies de chaque membre de la famille. L’importance de chaque individu dans la genèse du jeu familial nous semble claire à présent. Nous n’en devînmes toutefois conscients que progressivement. Voyons pourquoi. Dès le début de notre travail avec les familles, nous avions solennellement décidé d’abandonner le modèle psychanalytique pour adopter exclusivement le modèle systémique. Catéchumènes d’un nouveau «credo», nous étions devenus plus catholiques que le pape. Nous considérions les individus comme des pièges dangereux à éviter soigneusement (ce qui dans un premier temps fut une sage décision). En conséquence, les reformulations du jeu que nous présentions aux familles étaient souvent plus spécifiques et rarement étendues 7 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques à tous les individus impliqués. Nous sommes convaincus qu’en apprenant à travailler avec chaque individu isolé, en tenant compte de ses convictions personnelles, de ses intentions et de ses stratégies, nous avons dessiné un modèle qui ne s’occupe pas des individus en les isolant artificiellement de leurs connexions concrètes quotidiennes (psychanalyse), ni de l’ensemble du réseau de connexions en faisant abstraction du comportement de chacun (holisme), mais qui se préoccupe plutôt des individus concrètement liés entre eux et influencés l’un par l’autre dans leur façon de se comporter selon des modalités spécifiques (complexité). Nous estimons avoir ainsi acquis un modèle qui permet d’affronter le défi de la complexité. Et personne ne peut nier qu’un jeu familial, spécialement un jeu psychotique, est excessivement complexe RELIER DES FRAGMENTS DE CYCLES INTERACTIONNELS A partir de 1982, deux moments caractérisèrent notre façon de travailler. Le premier fut marqué par la décision de répertorier tous ces phénomènes qui s’étaient répétés dans les cas que nous avions accumulés. En cela, je fus très aidée par la nouvelle équipe qui commença à travailler avec moi en décembre 1982, comprenant Stefano Cirillo, Matteo Selvini et Anna-Maria Sorrentino. J’ai déjà parlé du second moment, celui où notre attention se porta de plus en plus sur les composantes isolées de chaque famille. Comme toujours, il s’ensuivit quelque chose d’inattendu. Nous tombions sans arrêt sur des jeux ou des manœuvres habilement dissimulés que, dans notre jargon, nous avons fini par appeler les «tours de cochon». Ils nous impressionnèrent au point que, pendant une période assez longue (1982-1984), nous avons pensé que l’objectif premier de notre travail était de découvrir dans toute famille où se cachaient ces «tours de cochon». Pour nous, un jeu était un tour de cochon lorsque les acteurs recouraient à des moyens déloyaux, du genre machinations délicates, mensonges impudents, vengeances déguisées mais implacables, manipulations, séductions, promesses ambiguës violées de façon tout aussi ambiguë, etc. Tous ces moyens nous semblaient «cochons» parce que leur but (pour ce que nous en saisissions) se trouvait masqué ou nié afin d’être plus facilement accessible. En outre, les jeux de cet ordre contrastaient avec le genre de familles où nous les découvrions : des gens bien élevés, apparemment corrects et responsables. Notre hypothèse était que le comportement psychotique du patient désigné se reliait directement à un «tour de cochon». Cette hypothèse se trouva confirmée à maintes reprises. Par exemple, l’explosion du comportement psychotique avait eu lieu lorsque le patient désigné s’était senti trahi, ou au moins «lâché» par son père en qui il avait cru avoir son meilleur allié. Nous appelâmes ce jeu l’imbroglio. Nous avons cherché des connexions de ce type dans toutes les familles que nous avions plus ou moins en traitement, et avons pu constater qu’il s’agissait de phénomènes récurrents. Un autre phénomène, connu depuis longtemps, nous apparut à nous aussi de façon répétée. Un des parents semblait beaucoup moins motivé que l’autre au travail thérapeutique, comme si, d’une d’une façon ou d’une autre, il avait besoin des symptômes du patient désigné. Exemple typique : le père, peu sociable, introverti, marié à une femme extravertie et très attirée par les relations sociales ; un fils psychotique tenant sa mère enchaînée convenait certainement fort bien à ce père. A ce phénomène bien connu, nous avons trouvé une explication originale, parfaitement cohérente avec notre concept de jeu : nous nous rendions bien compte que cet aspect du jeu concourait à chroniciser le comportement psychotique. Nous pûmes en effet constater que, dès que le patient désigné esquissait un abandon de symptôme, il rencontrait chez son père une obstruction aussi dissimulée qu’implacable. Nous avons baptisé ce phénomène stratégie fondée sur le symptôme. A un autre «jeu de cochons» qui nous intéressa longtemps, nous donnâmes le nom d’instigation. La première à nous pousser dans cette direction fut Giusi, une anorexique chronique, psychotique depuis vingt ans. Cette fille torturait sa mère avec une imagination et une cruauté si raffinées qu’un jour, après une séance, je me mis à crier pendant la discussion en équipe : «Giusi ne peut être seule dans cette détermination d’en faire voir à sa mère ! Elle est trop enragée ! Il y a quelqu’un qui doit la pousser... J’en suis sûre... Mais 8 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques qui ? ». Nous concentrâmes notre attention sur tous les membres de la famille. En vain. Nous aboutîmes finalement aux parents et à leur modalité d’interaction. La mère était une femme fascinante qui réussissait en affaires ; elle était visiblement fière d’elle-même. Le père, à notre avis professionnellement plus modeste, se trouvait souvent humilié par sa femme, mais dissimulait ses sentiments à la perfection, subissant en silence certaines provocations parfois intolérables. Notre hypothèse était que Giusi réagissait à la place de son père, et était tacitement poussée par lui à le faire. Nous travaillâmes sur l’instigation avec beaucoup d’autres familles pour parvenir à comprendre que l’instigation était importante, surtout parce qu’elle nous conduisait inévitablement au type de jeu en cours dans le couple parental. Mais je parlerai de ceci plus loin. Ce qu’il me faut ici ajouter, c’est que, dans le but de découvrir au plus tôt la présence d’un tour de cochon, nous commençâmes à utiliser des prétendues «questions terribles», qui nous permettaient d’attraper au vol le jeu familial en cours au vu des diverses réactions. Par exemple, à partir de la seconde séance, en présence de la famille nucléaire au complet, nous posions à la patiente anorexique une question du style : «Quant est-ce que tu as commencé à penser que ton père était quelqu’un de bien, mais qu’avec ta mère, ce n’était qu’un pauvre couillon incapable de se faire respecter et que c’était à toi de lui montrer comment la faire mettre à genoux ?», ou bien : «Qui t’a fait comprendre que c’était à toi de t’occuper de ta petite sœur parce que ta mère est trop nerveuse ?». Ces questions étaient posées débonnairement, sans ton accusateur ni dramatique. Au contraire, le ton en était confidentiel, comme s’il s’agissait de choses dont ils nous avaient déjà parlé. Par ces questions, nous cherchions à vérifier très précocement, dès les premières séances, notre modèle concernant le jeu familial en cours. En outre, ces questions nous permettaient de toucher et d’impliquer en profondeur dans notre travail les enfants, encore présents dans les premières séances. Mais je dois préciser que les questions «terribles» en sont encore au stade de l’expérimentation. Nous les utilisons avec prudence, pour éviter de heurter et de provoquer un drop out (9). Après trois ans de travail intense, en 1984, nous fûmes certains d’avoir éclairci quelques connexions importantes entre un «tour de cochon» et le comportement psychotique d’un membre de la dernière génération. Mais deux points d’importance restaient encore inexpliqués. 1. Les connexions découvertes n’étaient que partielles. Un «tour de cochon» pouvait être mis en rapport avec l’explosion du comportement psychotique d’un fils, la persistance de ce comportement dans les cas chroniques ou la nature particulière des symptômes psychotiques. En gros, nous parvînmes à comprendre que ce que nous appelions tours de cochon n’étaient que des parties d’un jeu familial complet, de loin beaucoup plus complexe. En termes cybernétiques, l’instigation, l’imbroglio, etc., n’étaient pas des jeux, mais seulement des parties de jeux ou fragments de cycles interactionnels qu’il fallait absolument souder ensemble si nous voulions saisir toute la dimension du phénomène psychotique. 2. En cohérence avec le modèle systémique, nous étions en outre conscients de la linéarité des connexions que nous effectuions. Ces connexions laissaient le patient désigné dans une position essentiellement passive, victime innocente des méfaits d’autrui : victime des instigations, des trahisons, des séductions, des instrumentalisations et ainsi de suite. Nous n’étions pas arrivés à une explication circulaire satisfaisante. Ce fut seulement début 1985 qu’une nouvelle illumination nous permit de lever le rideau qui nous cachait le patient désigné, acteur. Voici cette illumination d’importance exceptionnelle : les symptômes psychotiques du patient désigné sont précédés par un comportement qui n’est pas encore pathologique, mais complètement inhabituel chez lui. En voici deux courts exemples. Giorgio, élève très appliqué à l’école primaire, néglige soudain ses devoirs et leçons. Le but de ce comportement inhabituel, comme nous le comprîmes plus tard, était d’obliger la mère à rentrer plus tôt à la maison pour se mettre à étudier avec lui. Il apparut que la mère 9 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques rentrait presque toujours de son travail à une heure tardive, alors que le père semblait incapable de lui imposer d’arriver au moins pour le repas. Stefano, dix-huit ans, avait toujours été un bon travailleur à l’usine de son père, et un garçon sage et respectueux. Il se mit soudain à se balader toutes les nuits, gaspillant des tonnes d’essence et arrivant en retard au travail. On vit ensuite que sa mère, tout en étant active dans l’entreprise, subissait des humiliations cuisantes à cause de l’impuissance administrative où l’avait mise le mari. Avec ces comportements insolites, Stefano défiait le père et montrait à sa mère comment se rebeller. La découverte de ces comportements inhabituels jeta pour nous une lueur nouvelle sur le patient désigné qui nous apparut non seulement acteur, mais aussi protagoniste. Ce fut un véritable bond dans notre travail, parce que cela nous imposait une attention plus soutenue à la séquence temporelle des phénomènes. Ainsi, dans notre travail pratique, nous étions tombés sur quelque chose que nous savions déjà en théorie, précisément : que l’explosion d’une psychose est le dernier stade d’un processus dont les origines sont à rechercher en amont, en arrière dans le temps. La présentation de ce processus et ses stades successifs constitue le noyau de cet exposé. DU JEU DE COUPLE AU COMPORTEMENT PSYCHOTIQUE DE L’ENFANT, SIX STADES D’UN PROCESSUS Le premier pas pour décrire un processus, ici la séquence temporelle d’un processus psychotique, est de choisir son point de départ (évidemment toujours arbitraire). Nous avons décidé de partir du jeu du couple parental. En effet, comme je l’ai dit plus haut, nous avions été extrêmement frappés de voir, cas après cas, se présenter une véritable partie d’échecs en situation de «pat» dans le couple, partie qui semblait se dérouler depuis des années, bien antérieure au début du traitement. Vous vous souvenez du cas de Giusi ? La mère triomphante et fière de sa carrière, le père mortifié, mais fermement résolu à ne pas réagir adéquatement et à se terrer dans le silence. La mère était activement provocatrice dans ce jeu, mais le père ne l’était pas moins, même si c’était passivement par son silence obstiné, exaspérant. La mère devait se sentir constamment vaincue dans ses tentatives pour obtenir de son mari une réponse appropriée, fût-elle désirée, mais le père devait se sentir tout aussi vaincu car il ne parvenait pas à éviter les humiliations répétées. Les provocations étaient par conséquent réciproques. De plus, ne se trouvant jamais neutralisé par ces réponses que les protagonistes cherchaient désespérément à obtenir de l’autre, le jeu se répétait et se répétait... Il n’y avait ni vainqueur ni vaincu. Tous deux sentaient qu’ils ne pouvaient rien faire d’autre pour contrôler leur situation. Aucune escalade ne se produisant, ni crise, ni régression, ils se faisaient face dans une situation de pat. La configuration générale du jeu de couple une fois acquise, nous pûmes poursuivre notre tentative de modéliser les séquences temporelles du processus psychotique, dont nous avons jusqu’à présent isolé six stades successifs. 1. Le premier est le jeu de couple déjà présenté, où les conjoints se font face dans une situation de pat2. 2. Dans le second stade, l’enfant qui deviendra psychotique paraît progressivement impliqué dans le jeu des parents : a) très intéressé par les parents, il est attentif à leur jeu ; b) toujours plus fasciné par ce jeu, il tombe dans une erreur de lecture linéaire : il considère comme gagnant le parent provocateur actif et comme perdant le provocateur passif ; le puissant effet provocateur des comportements de ce dernier lui échappe ; c) il se met du côté du «perdant». D’après ce que nous avons pu en reconstruire, cette période est caractérisée par des comportements de séduction réciproques entre le futur patient désigné et le parent «perdant». Les verbalisations des conflits sont absentes ou bien rares et confuses ; d) malgré l’ambiguïté des séductions et des 2 En général, dans la situation de pat. alors qu'il est facile d'observer ci de définir un provocateur actif, il est souvent difficile de définir un prétendu provocateur passif. En général, le provocateur passif est celui qui obtient chez le partenaire des effets d'exaspération en ne faisant pas les choses que l'autre désire, par incapacité, par des caractéristiques insurmontables de tempérament ou par un sort défavorable. 10 Maria Selvini-Palazzoli 3. 4. 5. 6. Vers un modèle général des jeux psychotiques promesses, l’intérêt du fils/fille, de même que celui du parent «perdant», reste essentiellement centré sur le «gagnant». Ce qui les tient ensemble en effet, c’est leur intérêt commun passionné pour le «gagnant», et la rage de le soumettre. Puisque pratiquement rien d’autre ne les unit, nous nous sentons autorisés à considérer leur coalition comme apparente. Il s’agit en réalité déjà d’un «imbroglio». Le troisième stade est caractérisé par le comportement inhabituel de l’enfant, destiné autant au gagnant qu’au perdant. En effet, ce comportement vise d’un côté à défier l’arrogance du gagnant et, de l’autre, à montrer au perdant comment se rebeller. Le quatrième stade est caractérisé par l’échec du comportement inhabituel. Trois événements importants ont lieu : a) le parent «perdant» ne comprend pas la signification de ce comportement, véritable message confié au niveau non verbal ; b) il devient hostile à l’enfant ; c) il s’allie au gagnant pour désapprouver l’enfant, et même pour le punir. Cinquième stade : l’enfant se sent trahi par le parent «perdant». Il se sent seul, abandonné de tous. Toutefois, l’expérience de l’abandon ne le pousse pas à la dépression ; elle l’incite au contraire à poursuivre. Nous pensons que ceci se produit parce que cet enfant a grandi dans un contexte d’apprentissage dominé par le jeu de pat de ses parents, un jeu qui n’admet pas de lâcher prise. Sa compétitivité s’enfle, devient illimitée. Le comportement inhabituel abandonné, il recourt au comportement psychotique qui lui permettra automatiquement de l’emporter. Comme psychotique, il pourra mettre le gagnant à genoux et montrer à ce lamentable «perdant» ce que lui, l’enfant, est capable de faire. Au sixième stade, le jeu familial continue à maintenir le comportement psychotique du patient désigné à travers ce que nous appelons des stratégies fondées sur le symptôme. Après que le symptôme a explosé, chaque membre de la famille imagine des stratégies pour son propre compte, fondées sur le présupposé que le symptôme persistera. POUR CONCLURE AVEC UNE METAPHORE Je voudrais terminer avec le récit d’un épisode de ma vie personnelle. Il y a une question que je me pose pour ainsi dire depuis toujours : pourquoi donc ces familles nous aident-elles si peu lorsque nous cherchons à les aider ? Pourquoi nous cachent-elles si souvent des informations importantes, et même plus, disent-elles des mensonges ? Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question qui concerne les énormes problèmes des collusions et des connivences à l’intérieur de la famille. Mais peut-être que le récit d’une expérience singulière que j’ai vécue pourra susciter en vous la même intuition que celle qu’elle provoqua en moi. Il s’est agi en effet dans mon cas d’un imbroglio banal, mais très pénible et inextricable, où je me suis trouvée, et qui est similaire dans son genre à celui où un patient désigné peut se trouver avant de recourir aux symptômes psychotiques. Il y a des années, alors que je traversais une station de métro, un quidam m’accosta en m’offrant des cigarettes de contrebande. Puisque malheureusement à cette époque je n’avais pas encore arrêté de fumer, j’en pris deux paquets et poussai ensuite l’ingénuité jusqu’à donner à cet individu une grosse coupure en lui demandant la monnaie. «Je n’ai pas de monnaie, attendez un instant», me dit-il et, rapide comme un éclair, il disparut dans la foule. Passé un temps à attendre, je commençai à m’énerver. Je le vis finalement réapparaître pour me tendre quelques petites pièces de monnaie. Je me mis en colère et protestai. Mais avec un petit sourire ironique, il me dit : «Ne cherchez pas d’entourloupe. Vous m’avez donné un billet de mille lires» ! J’étais indignée et persévérais dans mes protestations en haussant le ton. Les gens commençaient à s’arrêter par curiosité et à faire cercle autour de nous de sorte qu’après quelques minutes j’eus un agent de police sous les yeux. Je connaissais cet agent de vue, un gros bonhomme bien pansu habituellement de service dans ce secteur. Très confiante, je lui racontai tout. Je lui dis comment cet individu cherchait à m’escroquer effrontément en gardant la monnaie de mes dix mille lires. A ma grande surprise, je m’aperçus que mon histoire le laissait complètement indifférent jusqu’à 11 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques ce qu’il s’adressât à moi d’un ton sarcastique. Me montrant du doigt tendu la sortie du métro, il dit : «Vous la voyez la sortie ? Cessez de crier et fichez le camp immédiatement avant que je ne perde patience !». Les gens tout autour semblaient amusés. L’agent se tourna vers eux en disant : «Mais vous l’avez vue, celle-là ? Quel beau spécimen ! On achète des cigarettes de contrebande, on ne respecte pas la loi et ensuite on a l’impudence de m’appeler à l’aide ! Filez, fit-il, s’adressant à nouveau à moi, disparaissez avant que je ne vous traite comme vous le méritez !». Naturellement, je disparus, en me dirigeant tout droit chez moi, mais chemin faisant, j’étais bouleversée. Je ressentais en moi un véritable ouragan émotif, un bouleversement comme je ne l’avais jamais encore éprouvé. Je n’avais jamais imaginé qu’on puisse ressentir quelque chose de semblable. J’étais en colère contre ce type qui m’avait bernée, j’étais furieuse contre l’agent, mais surtout contre moi-même. Comment avais-je pu me fourrer dans une situation pareille ? Il me faisait mal d’y repenser. Réfléchissons : acheter des cigarettes de contrebande est interdit par la loi. J’avais été volée, mais du moment que j’avais moi-même enfreint la loi, j’étais complice de l’individu qui m’avait escroquée. Comment pouvais-je le dénoncer à la police sans me dénoncer moimême ? Comment de son côté l’agent pouvait-il me défendre sans en même temps me punir pour mon comportement illégal ? Pire encore, j’étais persuadée que l’agent était complice du contrebandier, mais puisque je m’étais mise en tort, comment pouvais-je l’accuser ? La violence des sentiments qui m’agitaient, mélange de rage et de honte, mais aussi de confusion et d’impuissance, était telle que, rentrée chez moi, je ne pus dire un mot sur ce qui m’était arrivé et que pendant longtemps je maintins là-dessus le plus strict secret. Il me fallut des années avant que je ne sois capable de raconter cet épisode. Cette expérience m’a cependant été utile, elle m’a donné une certaine compréhension de ce que doit être un «imbroglio» psychotique. Quand j’essaie de m’identifier avec les sentiments qu’un psychotique doit éprouver, la violence des sentiments et des symptômes que j’ai éprouvée à cette occasion me revient à l’esprit. Essayez maintenant d’imaginer ce qui doit arriver à une personne qui est complice dans un imbroglio avec des personnes qui ne sont pas que des protagonistes éphémères dans une mésaventure vite classée comme dans mon cas, mais qui sont les membres de sa propre famille, ces personnes auxquelles nous sommes liés et avec qui nous devons vivre jour après jour, personnes qui jouent un rôle important, décisif parfois pour notre survie en tant qu’êtres humains. Quand je pense au temps pendant lequel je me suis tue sur ma mésaventure, même avec mes parents les plus intimes, il ne me paraît plus tellement difficile de comprendre pourquoi un psychotique peut vivre des années dans une institution psychiatrique, en gardant un silence de mort, un silence rompu seulement de temps en temps par des explosions de fureur incontrôlable. RÉSUMÉ L’auteur présente les résultats d’une recherche clinique menée pendant six ans avec 116 familles de patients psychotiques. L’objectif est d’arriver à construire un modèle général de l’organisation relationnelle de ces familles, apparemment tellement différentes les unes des autres, afin de servir de guide pour les interventions thérapeutiques. Pour le moment, l’état de la recherche suggère que la crise psychotique d’un enfant est le point d’aboutissement d’un processus qui se développe en six stades. Ce processus est décrit à partir d’une interaction spécifique du couple parental, baptisée «situation de pat», où l’enfant qui deviendra psychotique intervient activement en vue de la modifier. L’échec de ses tentatives coïncide au cinquième stade avec le recours au comportement psychotique. Le sixième est marqué par les stratégies basées sur les symptômes et tend à perpétuer ce comportement. 12 Maria Selvini-Palazzoli Vers un modèle général des jeux psychotiques BIBLIOGRAPHIE 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. SELVJNI PALAZZOLI (M.), BOSCOLO (L.), CECCHIN (G.-F.), PRATA (G.) : Paradoxe et contre-paradoxe, Milan 1975, Paris ESF, 1980. SELVINI PALAZZOLI (M.), BOSCOLO (L.), CECCHIN (G.-F.), PRATA (G.) : Hypothétisation - Circularité - Neutralité : Guides pour celui qui conduit la séance (1980), Thérapie familiale, Genève 1982, Volume 3, 3, 117-132. SELVINI PALAZZOLI (M.), PRATA (G.) : «Vers une métathérapie : une prescription à niveaux multiples», Lyon 1980 (inédit). SELVINI PALAZZOLI (M.), L’Anoressia mentale. Dalla terapia individuale alla terapia familiare, Feltrinelli, Milan 1981. SELVINI PALAZZOLI (M.), PRATA (G.) : «A nex method for therapy and research in the treatment of schizophrénic families ». Psychosocial Intervention in Schizophrenia. An international View, Eds/Stierlin (H.), Wynne (L.-C.), Wirsching (M.), Berlin : Springer, 1983. SELVINI (Matteo,) Chronique d’une recherche, Paris, Editions ESF, 1987. VIARO (M.), LEONARDI (P.), «Getting and giving information : analysis of a particular interview strategy», Family Process, 1983, 22, 27-42. VIARO (M.), LEONARDI (P.), «Les insubordinations», Thérapie familiale, Genève 1984, 4, 5, 359-381. VIARO (M.), LEONARDI (P.), «The evolution of an interview technique : a comparison between former and present strategy», Journal of Marital and Family Therapy, Spécial Issue, 1986. 13