Vers un modèle général des jeux psychotiques dans la famille

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Vers un modèle général des jeux psychotiques dans la famille
Maria Selvini-Palazzoli
Vers un modèle général des jeux psychotiques
Vers un modèle général
des jeux psychotiques dans la famille1
Mara Selvini-Palazzoli
En 1979, je fus invitée à faire une conférence à la septième «Don Jackson Memorial
Conference» à San Francisco.
Les orateurs devaient répondre à la question : «Pourquoi êtes-vous devenu
thérapeute de famille ?». Je répondis avec beaucoup de sincérité en décrivant comment,
après mon doctorat en médecine à Milan, je me spécialisai en médecine interne puis en
psychiatrie. Psychiatre, je choisis la psychanalyse comme instrument thérapeutique.
Pourtant, en 1967, j’effectuai un tournant radical. Je fondai le «Centro per lo Studio della
Famiglia» et devins thérapeute de la famille. Dans mon nouveau travail, j’adoptai le modèle
systémique et m’efforçai d’abandonner tout autre modèle théorique.
En abordant les familles et en élaborant des interventions thérapeutiques, je pris
toujours soin de considérer la famille comme un système, avec l’objectif de transformer
l’organisation de ce système.
Ici, ma tâche est différente. En mon for intérieur, je nourris la présomption de pouvoir
me présenter non tant comme thérapeute que comme chercheur. Ce que j’ai accompli
pendant toutes ces années a été un travail de recherche continu, sans relâche. Il s’est agi
d’un travail certes passionnant, mais tellement prenant que j’ai dû renoncer à une activité
purement professionnelle.
Les activités mêmes de formation de thérapeutes familiaux me sont apparues non
seulement très lourdes, mais de nature à interférer avec une créativité nécessaire à la
recherche. Par conséquent, je n’ai jamais exercé d’activité de «training» pour la thérapie
familiale.
Au fil du temps, j’ai cherché avec ténacité à améliorer notre travail thérapeutique. Je
n’ai jamais hésité à abandonner d’anciennes méthodes, malgré leur utilité passée, pour en
imaginer d’autres, si elles s’avéraient meilleures. Le résultat de cette démarche est tel que je
me trouve maintenant devoir présenter une méthode de travail tellement différente des
précédentes qu’il est difficile, à première vue, de reconnaître une suite logique (4;5). Il n’y a
pas de doute : il s’est agi d’une recherche avec son lot de larmes et de peines ; mais aussitôt
se pose une question : était-ce une recherche véritablement scientifique ? Je ne tenterai pas
non plus de répondre à cette question. Tout ce que je peux affirmer, c’est qu’il s’est agi d’une
recherche clinique menée avec rigueur. Seuls les faits avérés ont été rassemblés et
acceptés. En ce qui concerne l’estimation des résultats obtenus, le dernier mot, j’aurai
l’occasion d’y revenir, a toujours été laissé à nos clients.
Je dois souligner un point important. Un chercheur procède ainsi : il fait des
observations, formule des hypothèses et en cherche confirmation au travers d’expériences.
C’est précisément la méthode employée avec nos familles : les observer et rassembler des
informations appropriées sur l’organisation de leurs relations, puis construire des hypothèses
en vérifiant directement leur crédibilité sur le système familial. Mais nous avons aussi pu aller
au-delà en effectuant de véritables expériences, consistant en interventions particulières
capables de provoquer dans les familles des réponses révélatrices.
Maintenant, permettez-moi de m’interrompre un instant avant de poursuivre, et de
vous exposer une considération de caractère personnel qui, d’une certaine façon, soulage
ma conscience presque comme une confession. Un chercheur qui parvient à découvrir
quelque chose d’original ne peut éviter d’accumuler au cours de sa recherche, en sus des
hypothèses bien trouvées et des expériences réussies, un certain nombre aussi
d’hypothèses fausses qui l’ont conduit à de pénibles échecs, l’obligeant à réviser les lignes
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Article publié dans le Jouranl of Marital and Family Therapy, vol.12, n°4, Copyright 1986, American Association for Mariage
and Family Therapy. Cet article est repris avec l’autorisation de l’A.A.M.F. Traduit de l’Italien par Laurent Cabanel, à partir de
« Verso un modello generale dei giochi psicotici nella famiglia », Terapia Familiare, n° 21, juillet 1986, p. 5-21, il a paru dans le
n°8 des Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, Toulouse, 1988.
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directrices de sa recherche. Il n’est pas rare d’obtenir des résultats complètement inattendus.
Bien souvent, le contexte d’une découverte est très différent de celui que reconstruit ensuite
l’auteur pour présenter ses résultats.
Je pense que cela tient à ce que chaque auteur considère de son devoir de faire
apparaître sa découverte, non comme le fruit d’une occurrence heureuse, imprévue et
inexplicable, mais comme la réponse logique à un problème qu’il s’était posé depuis le
départ, avec l’objectif déclaré d’en trouver la solution. A moi aussi il m’est difficile d’y
échapper.
Pour la clarté de l’exposé et pour me faire mieux comprendre, je ne peux par
conséquent faire moins que de mentionner les échecs, qui ne sont pas en petit nombre,
accumulés au cours de notre recherche.
POURQUOI UNE RECHERCHE
SUR LES JEUX FAMILIAUX PSYCHOTIQUES ?
Dès le début de notre travail avec les familles, en 1967, nous avons eu l’occasion de
traiter un certain nombre de familles ayant des membres psychotiques. La tâche nous était
apparue très difficile, mais aussi très intéressante. En fait, nous en étions fascinés. En 1978,
nous avons réalisé que ces familles devaient constituer le but prioritaire de nos recherches,
parce que cette année-là en Italie avait pris effet une nouvelle législation, en matière
d’assistance psychiatrique, dont l’objectif était la fermeture des hôpitaux psychiatriques.
Nous étions parfaitement conscients qu’en matière de traitement des patients psychiatriques
et de leurs familles, on ne disposait toujours pas d’alternatives efficaces. De nouvelles
méthodes de traitement restaient à découvrir. Comme il fallait s’y attendre, le
mécontentement s’était rapidement répandu dans l’opinion publique devant les résultats
évidemment inadéquats de la nouvelle organisation psychiatrique. Les mass-médias ne
manquaient pas de souligner les conséquences négatives, parfois tragiques, de la réforme.
La nouvelle législation courait le risque d’échouer avec le danger de voir se rétablir une
organisation rétrograde d’assistance.
Un moment très difficile : nous étions dans une impasse.
En 1975, nous avions atteint un certain degré d’expérience avec les familles
psychotiques. Je n’entrerai pas dans les détails. On peut lire à ce sujet la description de
l’évolution de notre activité clinique à partir de 1967, récemment présentée par Matteo
Selvini (6), où l’accent porte surtout sur les bases théoriques mêmes de l’évolution.
Permettez-moi seulement de rappeler que déjà, dans Paradoxe et contre-paradoxe, nous
avions fait connaître nos premiers succès avec des familles «psychotiques».
A l’époque, nous avions mis au point quatre instruments thérapeutiques : la
connotation positive du comportement de chacun des membres de la famille, les rituels
familiaux, les longs intervalles entre les séances et la prétendue reformulation paradoxale
des jeux familiaux. L’efficacité de ces instruments était parfois stupéfiante, propre à
confirmer la valeur de cette façon de procéder. Il s’agissait en effet d’une découverte
fondamentale. Néanmoins, nous dûmes rapidement admettre que les échecs étaient
fréquents. Je rappellerai que, dès le début, ayant choisi le modèle systémique, nous avions
fait confiance à la métaphore du jeu. Nous appréciions beaucoup cette métaphore parce que
nous percevions des analogies singulières entre les jeux conventionnels et la façon dont les
relations étaient organisées entre les différents membres des familles. Le comportement de
chacun des membres d’une famille peut être envisagé comme la résultante d’une série
d’actes que nous appellerons «morceaux de comportement», comparables aux «coups»
d’un joueur dans n’importe quel jeu conventionnel. En réalité, au début, les ressemblances
que nous réussissions à mettre en évidence étaient plutôt générales, mais au fil du temps
nous sommes parvenus à mieux discerner des analogies spécifiques. Nous avons découvert
la présence, dans les systèmes familiaux, de règles explicites et implicites à respecter,
d’objectifs à atteindre au moyen d’actions et réactions (manoeuvres et contre-manœuvres)
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qui révélaient dans leur cohérence séquentielle l’existence de stratégies de fond et de
tactiques appliquées par chacun, jour après jour, avec plus ou moins d’habileté et plus ou
moins de succès.
Dans notre façon de travailler avec les familles, la métaphore du jeu se révéla
effectivement appropriée à nos desseins et extrêmement utile, tant sur le plan clinique que
théorique.
Nous nous sommes ainsi forgé la conviction profonde que le comportement du
patient désigné était directement lié à un jeu spécifique en cours dans la famille,
indispensable à découvrir le plus rapidement possible. Notre objectif thérapeutique était de
casser ce jeu. Mais découvrir le jeu, le conceptualiser soigneusement se révélait très difficile.
Il fallait souvent rassembler, une par une, une très longue série d’informations. Nous
concertâmes alors nos efforts sur la façon de conduire les séances ; nous cherchions à
améliorer notre technique. Le résultat de cet engagement fut publié en 1980 (2). La rédaction
de cet article coïncida avec la scission de notre groupe. Toutefois, je poursuivis ma
recherche avec Giuliana Prata. Nous continuâmes d’améliorer notre technique de conduite
des séances. Leur déroulement n’était jamais laissé au hasard, mais objet de règles
précises, communiquées de manière implicite à la famille à travers une attitude résolument
directive de la part du thérapeute. C’était à ce dernier de décider de quel sujet on devait
parler et à quel interlocuteur il pensait s’adresser ; c’est lui qui décidait de passer d’un
interlocuteur à l’autre, d’ouvrir ou fermer toute interaction et ainsi de suite. Ces règles de
conduite de séance, que nous appliquions sans les déclarer explicitement, ont été éclairées
d’un jour original par Maurizio Viaro qui, entre temps, était entré dans notre centre comme
associé à la recherche. A ce sujet, on trouvera les détails les plus importants dans les
travaux publiés par Viaro et Léonardi (7,8).
Jusqu’à 1979, nous travaillâmes avec cette méthode. Ce fut une période très difficile.
Même sans expérience personnelle de psychothérapie familiale, on peut facilement imaginer
l’effort exigé de thérapeutes confrontés à la recherche du jeu en cours, spécifique d’une fois
à l’autre pour chaque famille.
Une famille nous apparaissait comme un monde en soi, complètement inconnu au
départ. De plus, il nous apparut vite que les familles à organisation schizophrénique sont
comme des caméléons. Elles possédaient, et elles nous le démontraient ponctuellement,
une capacité incroyable à ne fournir aucune information utile tout en ayant l’air de nous en
offrir une grande quantité. Il fallait un engagement surhumain pour discerner dans l’immense
variété des jeux schizophréniques celui qui était en cours dans une famille donnée.
Quand cet engagement échouait, ce qui arrivait fréquemment, l’expérience se
montrait particulièrement amère. La conviction que quelque chose de complètement
nouveau était nécessaire dans notre travail fit alors en nous son chemin. Mais quoi ? Nous
n’arrivions pas à le découvrir. Nous étions dans l’impasse.
Le tournant
En mai 1979, nous commençâmes le traitement d’une famille que nous appellerons
Marsigli. La patiente désignée, Mary, vingt et un ans, anorexique depuis des années, était
l’aînée de trois filles. Elle avait des comportements psychotiques graves, entre autres des
tentatives de suicide à répétition, dramatiques. Notre effort pour comprendre le jeu
spécifique de cette famille se révéla tellement infructueux qu’à la fin de la troisième séance
nous nous sentions complètement perdus. Une seule chose nous semblait claire : les trois
filles intervenaient constamment dans les affaires personnelles de leurs parents et avaient
acquis un grand pouvoir sur eux. Ainsi, nous nous résignâmes à renoncer à saisir dans son
intégralité le jeu familial. La seule chose que nous pouvions faire était de libérer ces parents
de la tyrannie de leurs filles. Aussi, nous les invitâmes à se présenter seuls à la quatrième
séance où nous leur fîmes une prescription que nous avions imaginée tout exprès.
«Observez le secret absolu sur tout ce qui se dit en séance. Si vos filles vous posent
des questions, répondez que la thérapeute a prescrit que tout doit rester entre vous deux et
elle. Au moins deux fois d’ici la prochaine séance, disparaissez de la maison avant le dîner,
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sans avertir, en laissant seulement un petit mot avec le texte suivant : «Ce soir, nous ne
sommes pas là». Allez dans les endroits où vous supposez que personne ne vous
connaisse. Quand, à votre retour, vos filles vous demanderons où diable vous étiez passés,
répondez en souriant : «Cela ne regarde que nous.» Enfin, sur une feuille de papier tenue
bien cachée, chacun de vous deux, séparément, notera les réactions de chacune de vos
filles à votre étrange comportement. Au prochain rendez-vous, encore réservé à vous deux
seuls, vous nous lirez vos notes».
Les parents exécutèrent scrupuleusement la prescription et les conséquences en
furent stupéfiantes. Après quelques semaines, Mary avait abandonné son comportement
symptomatique. Mais de plus, toute la famille paraissait changée. La thérapie fut terminée en
huit séances. Un an plus tard, nous sûmes que Mary fréquentait assidûment une école
professionnelle et qu’elle était devenue une championne assez notable des jeux du stade.
Trois ans plus tard, les parents nous informèrent qu’elle s’était mariée avec un jeune veuf
ayant deux enfants et qu’elle semblait heureuse.
L’effet aussi rapide et aussi complet de notre prescription sur un cas aussi grave agit
sur notre équipe comme un véritable choc. Nous avions cassé un jeu psychotique qui durait
depuis des années, sans avoir compris quel était ce jeu. Nous pensâmes alors que cette
prescription pourrait peut-être devenir un nouvel outil dans notre travail même pour les
familles où l’intrusion des enfants dans les problèmes des parents n’était pas évidente.
Par conséquent, nous décidâmes d’en étendre systématiquement l’usage à toutes les
familles qui nous demanderaient de l’aide pour des enfants anorexiques ou psychotiques.
Depuis lors jusqu’à présent (janvier 1986), toutes nos familles présentant des enfants
anorexiques ou psychotiques ont reçu cette même prescription, que nous avons désignée en
conséquence «prescription invariable». Cela nous a permis d’accumuler une expérience très
vaste. Entrons dans les détails.
LA PRESCRIPTION INVARIABLE
Curieusement, notre première réaction à certains succès thérapeutiques fulgurants
fut de nature cognitive. Nous devions à tout prix comprendre comment cette prescription
fonctionnait. Un accès de curiosité épistémologique naquit en nous, nous poussant à des
élucubrations interminables. En mai 1980, environ un an après l’invention de cette
prescription, je décidai de présenter ce nouvel instrument au Congrès international de
thérapie familiale qui se tenait à Lyon (3), m’aventurant à tenter d’en expliquer les
mécanismes d’action. Donnée sans aucun commentaire, la prescription met le thérapeute
dans une position de grande supériorité ; c’est une forte marque de contexte thérapeutique.
Autre explication : au moment où les parents acceptent de maintenir le secret imposé par le
thérapeute, c’est comme s’ils signaient un contrat, particulièrement puissant parce
qu’implicite. En ce qui concerne les sorties sans préavis, ils sont contraints de se comporter
comme des adolescents, de faire quelque chose qu’ils n’ont pas fait en son temps. Un fait
important fut aussi souligné : les parents acceptent de garder le secret avec tout le monde.
Mais évidemment, ils ne peuvent garder le secret sur ce qui s’est passé en séance qu’au
seul niveau verbal. Au niveau analogique, ils ne peuvent éviter de livrer ces communications
qui frappent profondément les autres membres de la famille.
De retour de Lyon, nous nous rendîmes compte que tous ces mois passés à ruminer
en essayant de trouver une explication épistémologique exhaustive à l’efficacité de la
prescription n’avaient guère été fructueux. La meilleure chose à faire était de se donner du
temps pour accroître le nombre de familles traitées et donc la masse des observations
cliniques. En multipliant les cas, les différences et les récurrences révélatrices ne devraient
pas manquer. En octobre 1981, à un congrès international sur la psychothérapie de la
schizophrénie, à Heidelberg, je présentai avec Prata les résultats obtenus avec dix-neuf
familles traitées jusqu’alors avec la prescription (5). Il s’agissait de familles à patients
désignés diagnostiqués comme psychotiques qui avaient subi sans succès d’autres
traitements et nous étaient adressés comme des cas pratiquement désespérés. Pour dix
familles qui avaient accepté et scrupuleusement exécuté la prescription, les résultats furent
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excellents. Les patients désignés pour lesquels la famille avait demandé de l’aide pouvaient
s’estimer guéris. Le cas le plus impressionnant avait été celui d’un jeune homme de trente et
un ans, chronique depuis dix ans. Dans le follow-up téléphonique effectué trois ans après le
début de la thérapie, la mère nous informa que son fils, entré dans la carrière d’enseignant,
avait obtenu un poste de proviseur et s’en acquittait avec satisfaction.
Deux familles avaient refusé la prescription et, par conséquent, avaient été
congédiées. Quatre n’avaient exécuté la prescription que partiellement et les résultats
avaient été insatisfaisants. Enfin, trois familles qui avaient accepté la prescription et
commencé à l’exécuter, après nous avoir fait part d’une amélioration rapide du patient
désigné, nous dirent par la suite que l’amélioration avait bien vite été interrompue par une
rechute dramatique. Dans ces quatre cas, nous avons soupçonné un des parents d’avoir
rompu le secret avec un membre de la famille, nucléaire ou élargie. Malheureusement, nous
ne pûmes confirmer notre soupçon, les parents n’admettant pas avoir trahi le secret.
De cette recherche menée sur dix-neuf familles, deux éléments fondamentaux étaient
ressortis. Premièrement : nous eûmes confirmation de la grande efficacité thérapeutique de
la prescription invariable quand elle était fidèlement exécutée. Dix cas de guérison du patient
désigné sur dix-neuf étaient un pourcentage très élevé pour l’échantillon de cas
décourageants que nous avions traités. Deuxièmement : il était essentiel de présenter la
prescription de façon à en éviter le refus par les parents. On n’aurait pu y parvenir qu’en
acquérant une habileté toujours plus affinée.
L’acquisition de cette habileté fut grandement facilitée par une découverte : assez
souvent, des parents réagissaient à la simple perspective de la prescription — avant même
de la refuser ou de l’accepter — avec une expression tellement surprenante qu’elle nous
laissait bouche bée.
Nous nous rendîmes compte que, dans ces cas, il fallait les pousser à être explicites,
à entrer dans les détails. Si ensuite un parent montrait de la réticence à accepter la
prescription, il était indispensable de ne pas se contenter de vagues prétextes, mais
d’insister pour obtenir des raisons précises. Devant la perspective angoissante de devoir
faire quelque chose de tellement insolite, ils perdaient le contrôle et rétorquaient avec une
quantité incroyable de nouvelles informations, surgissant littéralement comme une éruption
volcanique. Ainsi, peu à peu, le jeu familial sortait de l’ombre avec les personnages-clés
concernés. Le matériel à travailler devenait stimulant.
A partir de mars 1982, nous avons commencé à prescrire aux parents uniquement le
secret, lors de la troisième séance.
En outre, de retour à la maison, la prescription du secret devait être explicitement
déclarée aux membres de la famille nucléaire et à ceux des familles étendues, même en
l’absence de toute question de leur part à propos de la thérapie. La formule devait être
exactement la suivante : «Le thérapeute nous a prescrit le secret, qui doit être le même pour
tout le monde». Rien d’autre. En prescrivant le secret, nous mettions en évidence que sa
réalisation était aussi une épreuve que les parents devaient surmonter afin d’évaluer leur
aptitude à poursuivre la thérapie. A la séance suivante, ils devaient revenir avec les petits
cahiers où ils avaient consigné les réactions de chacun à la déclaration de maintien du
secret.
Si celui-ci s’avérait parfaitement respecté, on passait à la suite de la prescription,
c’est-à-dire aux disparitions du soir, sans avertissement ni explications au retour.
L’effet pragmatique de la prescription donnée ainsi de manière graduelle fut une
réduction sensible du nombre des refus. Mais, plus important, nous notâmes que les
réactions des parents à la prescription du seul secret étaient souvent porteuses
d’informations inattendues qui nous permettaient de faire avec la famille un travail bien plus
profitable. Par exemple : un père, personnage politique qui passait pour un «dur», réagit à la
prescription du secret en s’exclamant : «comment pourrais-je dire une chose pareille à ma
mère... ça la tuerait !», phrase qui ouvrait la porte sur un univers où nous étions tenus de
pénétrer immédiatement. En ce qui concerne l’acceptation ou le refus du secret, beaucoup
de parents ne montraient aucune difficulté à accepter et respecter le secret. Certains
l’acceptaient même avec une satisfaction visible, un sourire amusé ou un coup d’œil
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complice à l’autre conjoint, savourant d’avance le plaisir d’exclure finalement certains
membres de la famille trop fouineurs. L’expérience nous enseigna qu’une prompte
acceptation du secret était un signe de pronostic favorable. Un petit nombre de parents se
montraient réticents à accepter le secret. Dans ces cas, le problème était presque toujours
avec la famille étendue.
Enfin, une réticence dramatique n’apparut que pour quelques mères d’enfant
psychotique. Je me souviens d’un cas où une jeune mère pâlit mortellement et s’évanouit
presque à la perspective d’offenser aussi cruellement sa propre mère en l’excluant par un
secret. Certains parents éprouvaient de la difficulté parce qu’ils dépendaient
économiquement de leurs propres parents (et dans ces cas, il apparaissait que c’était eux
qui finançaient la thérapie !...). D’autres avaient des liens étroits avec un parent qui
fonctionnait comme confident privilégié.
En revanche, dans quelques cas, la réticence à déclarer le secret mettait au jour une
situation opposée : les relations avec la famille étendue étaient seulement formelles, voire
carrément hostiles. La réticence provenait alors de ce qu’ils auraient dû confesser ce qu’ils
voulaient tenir caché : ils suivaient une thérapie familiale. Jusqu’à cet instant, soulignons-le,
nous n’étions jamais parvenus, malgré nos efforts, à provoquer ces informations avec les
seuls moyens verbaux ; au contraire, elle surgissent comme par enchantement après la
prescription. Informations évidemment cruciales sans lesquelles, nous en sommes
persuadés, nous irions inévitablement vers de pénibles échecs.
Passons maintenant à la seconde étape de la prescription. Les réactions à la
prescription de sortie (nous l’avons constaté en la séparant de celle du secret) étaient
différentes, mais d’une importance égale voire supérieure. L’effet le plus impressionnant de
ces disparitions était le suivant : à ce stade, les parents étaient contraints à laisser filtrer
d’autres problèmes, non plus liés à la mère de deux adolescents, mais à leur propre noyau
familial. Ainsi ce cas typique de la mère de deux adolescents dont l’aîné était le patient
désigné. Après deux sorties vespérales, au moment même où le patient désigné s’améliorait
nettement, elle déclare en colère : «Je ne veux plus entendre parler de ces sorties. C’est
absurde de risquer de gâcher l’enfant sain pour le malade !». On apprit ainsi que le
séduisant cadet, loué pour sa grande indépendance, avait pris en horreur les disparitions
des parents et avait lancé à sa mère : « ... et dire que j’avais de l’estime pour toi».
Mais le point culminant fut atteint lorsque les parents durent découvrir leurs propres
jeux. Je citerai le cas d’un mari, père d’une psychotique de seize ans, qui se présenta à la
sixième séance, après une période de sorties pendant le week-end, avec une attitude
distante, presque hostile. En insistant avec empathie pour qu’il s’explique, la thérapeute
provoqua une réplique sarcastique : «Savez-vous depuis combien d’années je connaissais
ce petit hôtel romantique dans les Appennins où je suis allé avec ma femme ce mois-ci ?
Vous le savez ? Vingt ans ! Et cela faisait vingt ans que j’invitais ma femme à aller y passer
un week-end. Mais je n’avais jamais réussi à l’y emmener. Et puis cette fois-ci, vous vous
rendez compte, elle y est venue de si bon cœur... seulement pour me faire comprendre
qu’elle était contente d’obéir à votre prescription, Docteur. Pendant vingt ans, elle a toujours
mis sa mère entre nous et maintenant elle est heureuse de vous obéir». Ce commentaire
sarcastique mit en lumière le jeu du couple et montra qu’il était suffisamment puissant pour
absorber aussi la prescription. Dans des cas de ce genre, nous avons dû imaginer d’autres
procédés pour pouvoir continuer le traitement. Mais je ne veux pas ici entrer dans les détails.
Un autre flot d’informations nous arriva d’une autre source : les carnets des parents. Comme
je l’ai dit plus haut, ceux-ci devaient consigner avec le plus grand soin, dans un carnet, les
réactions des différents membres de la famille à l’annonce du secret.
Chacun des parents devait avoir son propre carnet et y noter les réactions des autres
telles qu’il les avait personnellement observées. Les informations dans les carnets nous
montrèrent petit à petit que les réactions des différents membres de la famille avaient été
souvent très variées. Mais le comportement même de chacun des conjoints rédigeant son
carnet était souvent différent. Une femme se présentait avec une pile de feuilles, un vrai
roman, tandis que le mari avait gribouillé quatre bouts de phrases au revers d’une
enveloppe. Il n’était pas rare qu’un des parents se présentât les mains vides, déclarant
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n’avoir rien observé d’intéressant. Pour saboter la poursuite de la thérapie, un tel avait laissé
traîner des notes dans un endroit facilement accessible où les enfants avaient pu les voir et
les lire. De même, les réactions des autres membres de la famille étaient souvent très
différentes. Chacun, la grand-mère maternelle, le fils aîné, la tante paternelle, le patient
désigné, pouvait avoir réagi de façon particulière. Les carnets étaient lus au début de la
séance, les demandes d’éclaircissement et les commentaires du thérapeute, souvent pleins
d’humour, contribuaient à élargir et colorer le tableau. Il devenait ainsi facile de placer plus
correctement chaque membre de la famille sur l’échiquier. Il est maintenant temps de
souligner que le recueil d’une telle masse d’informations a été rendu possible par le recours
à la même prescription aux familles. La même prescription provoquait inévitablement des
réactions différentes tant dans les différentes familles que chez les différents membres d’une
même famille. Chaque réaction nous révélait par conséquent des aspects spécifiques de
l’organisation relationnelle de cette famille, fournissant au thérapeute la possibilité, très
importante, de travailler de façon spécifique. Je veux aussi souligner que cette prescription,
apparemment monotone et ennuyeuse, n’est pas un passe-partout qui garantit le succès
thérapeutique. Elle n’est un instrument efficace que si le thérapeute est habile et capable de
tirer profit des phénomènes qu’il provoque de cette façon. En conséquence, même si le
progrès pour notre travail thérapeutique fut immense, les résultats les plus importants furent
de caractère général. Pour parvenir à nos fins, c’est-à-dire découvrir le jeu familial
spécifique, nous étions contraints de concentrer notre attention sur chaque membre de la
famille, un par un, pour saisir ce qui différenciait les comportements de chacun par rapport
aux autres. Nous parvînmes à comprendre très clairement que le jeu dans la famille
ressemble à un puzzle où chaque morceau doit trouver sa place exacte. Au fond, ce qui
nous arriva pendant cette recherche fut la redécouverte de l’individu.
La redécouverte de l’individu
Affirmer que nous redécouvrîmes l’individu revient à ne livrer qu’une partie de la
vérité. De fait, ce fut l’individu qui émergea et grandit au point de s’imposer dans notre
travail, transformant non seulement notre perspective, mais aussi nous-mêmes. Cette
transformation fut si progressive que ce n’est que récemment que nous avons commencé à
nous en apercevoir. Mais je veux mettre ici en garde contre un malentendu. Redécouvrir les
individus ne signifie nullement un retour à notre formation psychanalytique originelle et
n’équivaut certes pas à une restauration. Nous ne sommes pas intéressés par les instances
intrapsychiques d’un individu en liaison avec ses seuls fantasmes. Pas le moins du monde.
Notre intérêt se concentra sur des individus en liaison avec d’autres, tous ensemble
impliqués dans une aventure commune qui les engageait chacun comme acteur. Si nous
voulions mettre en modèle un jeu familial, nous devions en identifier tous les protagonistes,
en évaluer la position respective, l’implication et la contribution au jeu. Nous devions
préciser, à travers le contrôle d’une série d’hypothèses, quelles étaient les intentions des
différents acteurs et quelle stratégie ils étaient en train d’employer. Il était clair que chaque
membre de la famille, en tant que joueur, prenait part à un «match» qui, tout en limitant
fortement ses manœuvres, lui laissait toutefois une aire de choix suffisamment vaste, telle
que son habileté et sa finesse stratégique pouvaient apparaître. L’aspect le plus important du
jeu, indispensable à identifier, était la séquence temporelle des manœuvres des joueurs.
Quand nous réussissions à préciser cette séquence temporelle, nous pouvions comprendre
les intentions et les stratégies de chaque membre de la famille. L’importance de chaque
individu dans la genèse du jeu familial nous semble claire à présent.
Nous n’en devînmes toutefois conscients que progressivement. Voyons pourquoi.
Dès le début de notre travail avec les familles, nous avions solennellement décidé
d’abandonner le modèle psychanalytique pour adopter exclusivement le modèle systémique.
Catéchumènes d’un nouveau «credo», nous étions devenus plus catholiques que le pape.
Nous considérions les individus comme des pièges dangereux à éviter soigneusement (ce
qui dans un premier temps fut une sage décision). En conséquence, les reformulations du
jeu que nous présentions aux familles étaient souvent plus spécifiques et rarement étendues
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Vers un modèle général des jeux psychotiques
à tous les individus impliqués. Nous sommes convaincus qu’en apprenant à travailler avec
chaque individu isolé, en tenant compte de ses convictions personnelles, de ses intentions et
de ses stratégies, nous avons dessiné un modèle qui ne s’occupe pas des individus en les
isolant artificiellement de leurs connexions concrètes quotidiennes (psychanalyse), ni de
l’ensemble du réseau de connexions en faisant abstraction du comportement de chacun
(holisme), mais qui se préoccupe plutôt des individus concrètement liés entre eux et
influencés l’un par l’autre dans leur façon de se comporter selon des modalités spécifiques
(complexité). Nous estimons avoir ainsi acquis un modèle qui permet d’affronter le défi de la
complexité. Et personne ne peut nier qu’un jeu familial, spécialement un jeu psychotique, est
excessivement complexe
RELIER DES FRAGMENTS DE CYCLES INTERACTIONNELS
A partir de 1982, deux moments caractérisèrent notre façon de travailler. Le premier
fut marqué par la décision de répertorier tous ces phénomènes qui s’étaient répétés dans les
cas que nous avions accumulés. En cela, je fus très aidée par la nouvelle équipe qui
commença à travailler avec moi en décembre 1982, comprenant Stefano Cirillo, Matteo
Selvini et Anna-Maria Sorrentino. J’ai déjà parlé du second moment, celui où notre attention
se porta de plus en plus sur les composantes isolées de chaque famille. Comme toujours, il
s’ensuivit quelque chose d’inattendu. Nous tombions sans arrêt sur des jeux ou des
manœuvres habilement dissimulés que, dans notre jargon, nous avons fini par appeler les
«tours de cochon». Ils nous impressionnèrent au point que, pendant une période assez
longue (1982-1984), nous avons pensé que l’objectif premier de notre travail était de
découvrir dans toute famille où se cachaient ces «tours de cochon». Pour nous, un jeu était
un tour de cochon lorsque les acteurs recouraient à des moyens déloyaux, du genre
machinations délicates, mensonges impudents, vengeances déguisées mais implacables,
manipulations, séductions, promesses ambiguës violées de façon tout aussi ambiguë, etc.
Tous ces moyens nous semblaient «cochons» parce que leur but (pour ce que nous en
saisissions) se trouvait masqué ou nié afin d’être plus facilement accessible. En outre, les
jeux de cet ordre contrastaient avec le genre de familles où nous les découvrions : des gens
bien élevés, apparemment corrects et responsables. Notre hypothèse était que le
comportement psychotique du patient désigné se reliait directement à un «tour de cochon».
Cette hypothèse se trouva confirmée à maintes reprises. Par exemple, l’explosion du
comportement psychotique avait eu lieu lorsque le patient désigné s’était senti trahi, ou au
moins «lâché» par son père en qui il avait cru avoir son meilleur allié. Nous appelâmes ce
jeu l’imbroglio. Nous avons cherché des connexions de ce type dans toutes les familles que
nous avions plus ou moins en traitement, et avons pu constater qu’il s’agissait de
phénomènes récurrents. Un autre phénomène, connu depuis longtemps, nous apparut à
nous aussi de façon répétée. Un des parents semblait beaucoup moins motivé que l’autre au
travail thérapeutique, comme si, d’une d’une façon ou d’une autre, il avait besoin des
symptômes du patient désigné. Exemple typique : le père, peu sociable, introverti, marié à
une femme extravertie et très attirée par les relations sociales ; un fils psychotique tenant sa
mère enchaînée convenait certainement fort bien à ce père.
A ce phénomène bien connu, nous avons trouvé une explication originale,
parfaitement cohérente avec notre concept de jeu : nous nous rendions bien compte que cet
aspect du jeu concourait à chroniciser le comportement psychotique. Nous pûmes en effet
constater que, dès que le patient désigné esquissait un abandon de symptôme, il rencontrait
chez son père une obstruction aussi dissimulée qu’implacable. Nous avons baptisé ce
phénomène stratégie fondée sur le symptôme.
A un autre «jeu de cochons» qui nous intéressa longtemps, nous donnâmes le nom
d’instigation. La première à nous pousser dans cette direction fut Giusi, une anorexique
chronique, psychotique depuis vingt ans. Cette fille torturait sa mère avec une imagination et
une cruauté si raffinées qu’un jour, après une séance, je me mis à crier pendant la
discussion en équipe : «Giusi ne peut être seule dans cette détermination d’en faire voir à sa
mère ! Elle est trop enragée ! Il y a quelqu’un qui doit la pousser... J’en suis sûre... Mais
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Maria Selvini-Palazzoli
Vers un modèle général des jeux psychotiques
qui ? ». Nous concentrâmes notre attention sur tous les membres de la famille. En vain.
Nous aboutîmes finalement aux parents et à leur modalité d’interaction. La mère était une
femme fascinante qui réussissait en affaires ; elle était visiblement fière d’elle-même. Le
père, à notre avis professionnellement plus modeste, se trouvait souvent humilié par sa
femme, mais dissimulait ses sentiments à la perfection, subissant en silence certaines
provocations parfois intolérables. Notre hypothèse était que Giusi réagissait à la place de
son père, et était tacitement poussée par lui à le faire. Nous travaillâmes sur l’instigation
avec beaucoup d’autres familles pour parvenir à comprendre que l’instigation était
importante, surtout parce qu’elle nous conduisait inévitablement au type de jeu en cours
dans le couple parental. Mais je parlerai de ceci plus loin. Ce qu’il me faut ici ajouter, c’est
que, dans le but de découvrir au plus tôt la présence d’un tour de cochon, nous
commençâmes à utiliser des prétendues «questions terribles», qui nous permettaient
d’attraper au vol le jeu familial en cours au vu des diverses réactions.
Par exemple, à partir de la seconde séance, en présence de la famille nucléaire au
complet, nous posions à la patiente anorexique une question du style : «Quant est-ce que tu
as commencé à penser que ton père était quelqu’un de bien, mais qu’avec ta mère, ce
n’était qu’un pauvre couillon incapable de se faire respecter et que c’était à toi de lui montrer
comment la faire mettre à genoux ?», ou bien : «Qui t’a fait comprendre que c’était à toi de
t’occuper de ta petite sœur parce que ta mère est trop nerveuse ?».
Ces questions étaient posées débonnairement, sans ton accusateur ni dramatique.
Au contraire, le ton en était confidentiel, comme s’il s’agissait de choses dont ils nous avaient
déjà parlé. Par ces questions, nous cherchions à vérifier très précocement, dès les
premières séances, notre modèle concernant le jeu familial en cours.
En outre, ces questions nous permettaient de toucher et d’impliquer en profondeur
dans notre travail les enfants, encore présents dans les premières séances. Mais je dois
préciser que les questions «terribles» en sont encore au stade de l’expérimentation. Nous
les utilisons avec prudence, pour éviter de heurter et de provoquer un drop out (9).
Après trois ans de travail intense, en 1984, nous fûmes certains d’avoir éclairci
quelques connexions importantes entre un «tour de cochon» et le comportement
psychotique d’un membre de la dernière génération. Mais deux points d’importance restaient
encore inexpliqués.
1. Les connexions découvertes n’étaient que partielles. Un «tour de cochon» pouvait être
mis en rapport avec l’explosion du comportement psychotique d’un fils, la persistance de
ce comportement dans les cas chroniques ou la nature particulière des symptômes
psychotiques. En gros, nous parvînmes à comprendre que ce que nous appelions tours
de cochon n’étaient que des parties d’un jeu familial complet, de loin beaucoup plus
complexe. En termes cybernétiques, l’instigation, l’imbroglio, etc., n’étaient pas des jeux,
mais seulement des parties de jeux ou fragments de cycles interactionnels qu’il fallait
absolument souder ensemble si nous voulions saisir toute la dimension du phénomène
psychotique.
2. En cohérence avec le modèle systémique, nous étions en outre conscients de la linéarité
des connexions que nous effectuions. Ces connexions laissaient le patient désigné dans
une position essentiellement passive, victime innocente des méfaits d’autrui : victime des
instigations, des trahisons, des séductions, des instrumentalisations et ainsi de suite.
Nous n’étions pas arrivés à une explication circulaire satisfaisante. Ce fut seulement
début 1985 qu’une nouvelle illumination nous permit de lever le rideau qui nous cachait le
patient désigné, acteur.
Voici cette illumination d’importance exceptionnelle : les symptômes psychotiques du
patient désigné sont précédés par un comportement qui n’est pas encore pathologique, mais
complètement inhabituel chez lui.
En voici deux courts exemples.
Giorgio, élève très appliqué à l’école primaire, néglige soudain ses devoirs et leçons.
Le but de ce comportement inhabituel, comme nous le comprîmes plus tard, était d’obliger la
mère à rentrer plus tôt à la maison pour se mettre à étudier avec lui. Il apparut que la mère
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Vers un modèle général des jeux psychotiques
rentrait presque toujours de son travail à une heure tardive, alors que le père semblait
incapable de lui imposer d’arriver au moins pour le repas.
Stefano, dix-huit ans, avait toujours été un bon travailleur à l’usine de son père, et un
garçon sage et respectueux. Il se mit soudain à se balader toutes les nuits, gaspillant des
tonnes d’essence et arrivant en retard au travail. On vit ensuite que sa mère, tout en étant
active dans l’entreprise, subissait des humiliations cuisantes à cause de l’impuissance
administrative où l’avait mise le mari. Avec ces comportements insolites, Stefano défiait le
père et montrait à sa mère comment se rebeller.
La découverte de ces comportements inhabituels jeta pour nous une lueur nouvelle
sur le patient désigné qui nous apparut non seulement acteur, mais aussi protagoniste. Ce
fut un véritable bond dans notre travail, parce que cela nous imposait une attention plus
soutenue à la séquence temporelle des phénomènes.
Ainsi, dans notre travail pratique, nous étions tombés sur quelque chose que nous
savions déjà en théorie, précisément : que l’explosion d’une psychose est le dernier stade
d’un processus dont les origines sont à rechercher en amont, en arrière dans le temps. La
présentation de ce processus et ses stades successifs constitue le noyau de cet exposé.
DU JEU DE COUPLE AU COMPORTEMENT PSYCHOTIQUE
DE L’ENFANT, SIX STADES D’UN PROCESSUS
Le premier pas pour décrire un processus, ici la séquence temporelle d’un processus
psychotique, est de choisir son point de départ (évidemment toujours arbitraire). Nous avons
décidé de partir du jeu du couple parental.
En effet, comme je l’ai dit plus haut, nous avions été extrêmement frappés de voir,
cas après cas, se présenter une véritable partie d’échecs en situation de «pat» dans le
couple, partie qui semblait se dérouler depuis des années, bien antérieure au début du
traitement. Vous vous souvenez du cas de Giusi ? La mère triomphante et fière de sa
carrière, le père mortifié, mais fermement résolu à ne pas réagir adéquatement et à se terrer
dans le silence. La mère était activement provocatrice dans ce jeu, mais le père ne l’était pas
moins, même si c’était passivement par son silence obstiné, exaspérant. La mère devait se
sentir constamment vaincue dans ses tentatives pour obtenir de son mari une réponse
appropriée, fût-elle désirée, mais le père devait se sentir tout aussi vaincu car il ne parvenait
pas à éviter les humiliations répétées. Les provocations étaient par conséquent réciproques.
De plus, ne se trouvant jamais neutralisé par ces réponses que les protagonistes
cherchaient désespérément à obtenir de l’autre, le jeu se répétait et se répétait... Il n’y avait
ni vainqueur ni vaincu. Tous deux sentaient qu’ils ne pouvaient rien faire d’autre pour
contrôler leur situation. Aucune escalade ne se produisant, ni crise, ni régression, ils se
faisaient face dans une situation de pat. La configuration générale du jeu de couple une fois
acquise, nous pûmes poursuivre notre tentative de modéliser les séquences temporelles du
processus psychotique, dont nous avons jusqu’à présent isolé six stades successifs.
1.
Le premier est le jeu de couple déjà présenté, où les conjoints se font face dans une
situation de pat2.
2.
Dans le second stade, l’enfant qui deviendra psychotique paraît progressivement
impliqué dans le jeu des parents : a) très intéressé par les parents, il est attentif à leur
jeu ; b) toujours plus fasciné par ce jeu, il tombe dans une erreur de lecture linéaire : il
considère comme gagnant le parent provocateur actif et comme perdant le provocateur
passif ; le puissant effet provocateur des comportements de ce dernier lui échappe ; c)
il se met du côté du «perdant». D’après ce que nous avons pu en reconstruire, cette
période est caractérisée par des comportements de séduction réciproques entre le
futur patient désigné et le parent «perdant». Les verbalisations des conflits sont
absentes ou bien rares et confuses ; d) malgré l’ambiguïté des séductions et des
2 En général, dans la situation de pat. alors qu'il est facile d'observer ci de définir un provocateur actif, il est souvent difficile de
définir un prétendu provocateur passif. En général, le provocateur passif est celui qui obtient chez le partenaire des effets
d'exaspération en ne faisant pas les choses que l'autre désire, par incapacité, par des caractéristiques insurmontables de
tempérament ou par un sort défavorable.
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3.
4.
5.
6.
Vers un modèle général des jeux psychotiques
promesses, l’intérêt du fils/fille, de même que celui du parent «perdant», reste
essentiellement centré sur le «gagnant». Ce qui les tient ensemble en effet, c’est leur
intérêt commun passionné pour le «gagnant», et la rage de le soumettre. Puisque
pratiquement rien d’autre ne les unit, nous nous sentons autorisés à considérer leur
coalition comme apparente. Il s’agit en réalité déjà d’un «imbroglio».
Le troisième stade est caractérisé par le comportement inhabituel de l’enfant, destiné
autant au gagnant qu’au perdant. En effet, ce comportement vise d’un côté à défier
l’arrogance du gagnant et, de l’autre, à montrer au perdant comment se rebeller.
Le quatrième stade est caractérisé par l’échec du comportement inhabituel. Trois
événements importants ont lieu : a) le parent «perdant» ne comprend pas la
signification de ce comportement, véritable message confié au niveau non verbal ; b) il
devient hostile à l’enfant ; c) il s’allie au gagnant pour désapprouver l’enfant, et même
pour le punir.
Cinquième stade : l’enfant se sent trahi par le parent «perdant». Il se sent seul,
abandonné de tous. Toutefois, l’expérience de l’abandon ne le pousse pas à la
dépression ; elle l’incite au contraire à poursuivre. Nous pensons que ceci se produit
parce que cet enfant a grandi dans un contexte d’apprentissage dominé par le jeu de
pat de ses parents, un jeu qui n’admet pas de lâcher prise. Sa compétitivité s’enfle,
devient illimitée. Le comportement inhabituel abandonné, il recourt au comportement
psychotique qui lui permettra automatiquement de l’emporter. Comme psychotique, il
pourra mettre le gagnant à genoux et montrer à ce lamentable «perdant» ce que lui,
l’enfant, est capable de faire.
Au sixième stade, le jeu familial continue à maintenir le comportement psychotique du
patient désigné à travers ce que nous appelons des stratégies fondées sur le
symptôme. Après que le symptôme a explosé, chaque membre de la famille imagine
des stratégies pour son propre compte, fondées sur le présupposé que le symptôme
persistera.
POUR CONCLURE AVEC UNE METAPHORE
Je voudrais terminer avec le récit d’un épisode de ma vie personnelle. Il y a une
question que je me pose pour ainsi dire depuis toujours : pourquoi donc ces familles nous
aident-elles si peu lorsque nous cherchons à les aider ? Pourquoi nous cachent-elles si
souvent des informations importantes, et même plus, disent-elles des mensonges ? Je ne
suis pas en mesure de répondre à cette question qui concerne les énormes problèmes des
collusions et des connivences à l’intérieur de la famille. Mais peut-être que le récit d’une
expérience singulière que j’ai vécue pourra susciter en vous la même intuition que celle
qu’elle provoqua en moi. Il s’est agi en effet dans mon cas d’un imbroglio banal, mais très
pénible et inextricable, où je me suis trouvée, et qui est similaire dans son genre à celui où
un patient désigné peut se trouver avant de recourir aux symptômes psychotiques.
Il y a des années, alors que je traversais une station de métro, un quidam m’accosta
en m’offrant des cigarettes de contrebande. Puisque malheureusement à cette époque je
n’avais pas encore arrêté de fumer, j’en pris deux paquets et poussai ensuite l’ingénuité
jusqu’à donner à cet individu une grosse coupure en lui demandant la monnaie. «Je n’ai pas
de monnaie, attendez un instant», me dit-il et, rapide comme un éclair, il disparut dans la
foule. Passé un temps à attendre, je commençai à m’énerver. Je le vis finalement
réapparaître pour me tendre quelques petites pièces de monnaie. Je me mis en colère et
protestai. Mais avec un petit sourire ironique, il me dit : «Ne cherchez pas d’entourloupe.
Vous m’avez donné un billet de mille lires» ! J’étais indignée et persévérais dans mes
protestations en haussant le ton. Les gens commençaient à s’arrêter par curiosité et à faire
cercle autour de nous de sorte qu’après quelques minutes j’eus un agent de police sous les
yeux. Je connaissais cet agent de vue, un gros bonhomme bien pansu habituellement de
service dans ce secteur. Très confiante, je lui racontai tout. Je lui dis comment cet individu
cherchait à m’escroquer effrontément en gardant la monnaie de mes dix mille lires. A ma
grande surprise, je m’aperçus que mon histoire le laissait complètement indifférent jusqu’à
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Vers un modèle général des jeux psychotiques
ce qu’il s’adressât à moi d’un ton sarcastique. Me montrant du doigt tendu la sortie du métro,
il dit : «Vous la voyez la sortie ? Cessez de crier et fichez le camp immédiatement avant que
je ne perde patience !». Les gens tout autour semblaient amusés. L’agent se tourna vers eux
en disant : «Mais vous l’avez vue, celle-là ? Quel beau spécimen ! On achète des cigarettes
de contrebande, on ne respecte pas la loi et ensuite on a l’impudence de m’appeler à l’aide !
Filez, fit-il, s’adressant à nouveau à moi, disparaissez avant que je ne vous traite comme
vous le méritez !». Naturellement, je disparus, en me dirigeant tout droit chez moi, mais
chemin faisant, j’étais bouleversée. Je ressentais en moi un véritable ouragan émotif, un
bouleversement comme je ne l’avais jamais encore éprouvé. Je n’avais jamais imaginé
qu’on puisse ressentir quelque chose de semblable. J’étais en colère contre ce type qui
m’avait bernée, j’étais furieuse contre l’agent, mais surtout contre moi-même. Comment
avais-je pu me fourrer dans une situation pareille ? Il me faisait mal d’y repenser.
Réfléchissons : acheter des cigarettes de contrebande est interdit par la loi. J’avais été
volée, mais du moment que j’avais moi-même enfreint la loi, j’étais complice de l’individu qui
m’avait escroquée. Comment pouvais-je le dénoncer à la police sans me dénoncer moimême ? Comment de son côté l’agent pouvait-il me défendre sans en même temps me punir
pour mon comportement illégal ? Pire encore, j’étais persuadée que l’agent était complice du
contrebandier, mais puisque je m’étais mise en tort, comment pouvais-je l’accuser ? La
violence des sentiments qui m’agitaient, mélange de rage et de honte, mais aussi de
confusion et d’impuissance, était telle que, rentrée chez moi, je ne pus dire un mot sur ce qui
m’était arrivé et que pendant longtemps je maintins là-dessus le plus strict secret. Il me fallut
des années avant que je ne sois capable de raconter cet épisode. Cette expérience m’a
cependant été utile, elle m’a donné une certaine compréhension de ce que doit être un
«imbroglio» psychotique.
Quand j’essaie de m’identifier avec les sentiments qu’un psychotique doit éprouver, la
violence des sentiments et des symptômes que j’ai éprouvée à cette occasion me revient à
l’esprit. Essayez maintenant d’imaginer ce qui doit arriver à une personne qui est complice
dans un imbroglio avec des personnes qui ne sont pas que des protagonistes éphémères
dans une mésaventure vite classée comme dans mon cas, mais qui sont les membres de sa
propre famille, ces personnes auxquelles nous sommes liés et avec qui nous devons vivre
jour après jour, personnes qui jouent un rôle important, décisif parfois pour notre survie en
tant qu’êtres humains. Quand je pense au temps pendant lequel je me suis tue sur ma
mésaventure, même avec mes parents les plus intimes, il ne me paraît plus tellement difficile
de comprendre pourquoi un psychotique peut vivre des années dans une institution
psychiatrique, en gardant un silence de mort, un silence rompu seulement de temps en
temps par des explosions de fureur incontrôlable.
RÉSUMÉ
L’auteur présente les résultats d’une recherche clinique menée pendant six ans avec
116 familles de patients psychotiques. L’objectif est d’arriver à construire un modèle général
de l’organisation relationnelle de ces familles, apparemment tellement différentes les unes
des autres, afin de servir de guide pour les interventions thérapeutiques. Pour le moment,
l’état de la recherche suggère que la crise psychotique d’un enfant est le point
d’aboutissement d’un processus qui se développe en six stades. Ce processus est décrit à
partir d’une interaction spécifique du couple parental, baptisée «situation de pat», où l’enfant
qui deviendra psychotique intervient activement en vue de la modifier. L’échec de ses
tentatives coïncide au cinquième stade avec le recours au comportement psychotique. Le
sixième est marqué par les stratégies basées sur les symptômes et tend à perpétuer ce
comportement.
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Vers un modèle général des jeux psychotiques
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