Le premier voyage de La Fayette en Amrique - crhael

Transcription

Le premier voyage de La Fayette en Amrique - crhael
Le premier voyage de La Fayette en Amérique
UNE TENEBREUSE AFFAIRE
Le premier séjour de La Fayette aux Etats-Unis et sa rencontre avec George sont
assez bien connus mais les motivations de son voyage en 1777, les circonstances
du départ, le financement de cette expédition et le devenir de la cargaison sont
encore obscures voire controversés. Enquête sur le voyage d’un jeune marquis âgé
de 19 ans qui traversait l’Atlantique pour la première fois et venait risquer sa vie au
nom de la défense de la liberté.
Le 26 avril 1777, à la marée montante, un navire marchand nommé Victoire, appareille
subrepticement du Passage (Los Passajes), port basque près de Saint-Sébastien, pour arriver à
South Inlet, près de Georgetown (Caroline-du-Sud), le 13 juin 1777. A son bord, le marquis de La
Fayette, alors âgé de 19 ans, dont le nom est aujourd’hui porté par une de nos cinq frégates
furtives, la F 710 La Fayette, entrée en service le 22 mars 1996.
Au moment où l’on célèbre le 250e anniversaire de la naissance de Gilbert Motier, marquis de La
Fayette, particulièrement aux États-Unis, il est intéressant de revenir sur les circonstances de
son premier voyage. Comme nous allons le voir, beaucoup d’interrogations subsistent sur cet
épisode peu étudié par les biographes du marquis qui se sont surtout appuyés sur ses Mémoires 1 .
La Fayette, comme beaucoup de mémorialistes, n’a pas échappé à la tentation d’arranger la
réalité, voire de la falsifier à son avantage. Quant à sa correspondance, elle était en partie codée
ou délibérément faussée.
Au service des Insurgents
Sileas Deane avait été envoyé en France en 1776 par le Congrès américain pour recruter des
officiers et acheter des armes. La Fayette affirme lui avoir proposé sa candidature en ces
termes : « J’achète un bâtiment qui portera vos officiers… »
En contrepartie, Deane lui donna une commission de major général dans l’armée américaine. La
Fayette ajoute : « Il fallait ensuite trouver de l’argent, acheter et armer secrètement un navire ;
tout fut exécuté avec promptitude… » Pour l’historien, l’affaire ne fut pas aussi simple et
aujourd’hui encore, il reste de nombreuses contradictions et invraisemblances. L’étude de
l’organisation du départ du navire de La Fayette et de sa cargaison apporte un éclairage nouveau
sur une affaire passablement embrouillée.
La Fayette, officier au régiment des Dragons de Noailles, en garnison à Metz, a découvert la
révolte des Insurgents en août 1775, lors d’un repas organisé par la comte de Broglie avec le duc
de Gloucester, frère du roi d’Angleterre. Sans emploi à partir de juin 1776, à la suite d’une
réorganisation de son régiment, Gilbert ne parvient pas à s’intéresser à la vie de cour. Il rêve de
gloire et de grands commandements mais n’a aucune réelle expérience militaire. Depuis juillet
1776, Louis XVI, par l’intermédiaire de Beaumarchais, soutient en secret les Insurgents. Le duc
d’Ayen, beau-père de Gilbert, et le vicomte de Noailles, son beau-frère, envisagent également de
servir mais les défaites des Insurgents en novembre 1776 découragent de nombreuses volontés.
Le duc d’Ayen renonce ainsi que Noailles mais La Fayette persiste. Louis XVI, devant les
réclamations de Lord Stormond, ambassadeur d’Angleterre, désavoue officiellement les
engagements de la noblesse française. La Fayette, soutenu par le comte de Broglie, signe en
secret le 7 décembre en engagement comme major général dans l’armée américaine mais sans
prétendre à aucune solde. Le même mois, Louis XVI interdit officiellement le départ pour
l’Amérique des navires de Beaumarchais, la Saine et l’Amphitrite, pourtant armés par les services
secrets français. Néanmoins, l’aide aux Insurgents se poursuit mais elle doit échapper aux
1
La Fayette, « Mémoires, correspondances et manuscrits », Paris, 1837, 2 tomes.
1/4
Le premier voyage de La Fayette en Amérique
espions anglais. Il en résulte fausses lettres, vraies et fausses déclarations, désinformations qui
déroutent encore aujourd’hui l’historien.
Des ambitions contradictoires
Pour résumer, La Fayette, gauche et timide, est tiraillé entre les influences du duc d’Ayen et du
comte de Broglie dont les ambitions sont contradictoires. Plus ou moins méprisé par le premier,
un beau-père brillant courtisan et qui s’était illustré pendant la guerre de Sept ans, il ne sait pas
comment en obtenir l’appui pour son projet américain. En revanche, le comte de Broglie, grand ami
de son père et de son oncle, tous deux morts au combat, le soutient, l’engagement de La Fayette
chez les Insurgents pouvant servir ses propres ambitions. Le comte de Broglie, chef des services
secrets sous Louis XV, est un farouche opposant de l’Angleterre. En demi-disgrâce sous Louis
XVI, il imagine de devenir le généralissime des Insurgents qui ne disposent d’aucun général
professionnel. Pour cela, il a recruté un état-major qui doit préparer sa venue. Kalb est à la tête
des officiers. D’origine allemande, Kalb doit toute sa carrière à Broglie sous les ordres duquel il
s’est illustré dans les services secrets et comme combattant. Son rêve, comme celui de Broglie et
de La Fayette, est de devenir en France maréchal de camp. Servir en Amérique est le moyen
d’obtenir cette promotion. A la demande de Broglie, Deane a donné ce grade dans l’armée
« insurgente » à La Fayette et à Kalb mais le blocage des navires de Beaumarchais a fait échouer
un premier départ de Kalb pour l’Amérique. Il faut trouver un autre navire, celui que propose La
Fayette serait parfait.
Un prix exorbitant
« Parmi mes discrets confidents, je dois beaucoup à M. Boismartin, secrétaire du comte de
Broglie, et au comte de Broglie lui-même… », affirme Gilbert, sans mentionner cependant un
autre Dubois-Martin, François-Augustin, frère du secrétaire de Broglie et qui va embarquer à
ses côtés.
Or c’est François –Augustin qui acheta à Bordeaux la Victoire. Lieutenant dans le régiment de
Port-au-Prince où son frère est capitaine, il est chargé secrètement par Broglie de préparer sa
venue aux Etats-Unis. François-Augustin, le seul des officiers de Broglie à avoir une expérience
maritime et commerciale (son autre frère est planteur), annonce le 11 février avoir trouvé à
Bordeaux un navire nommé la Clary, auprès de la maison Reculés de Basmarein, Raimbaux et Cie,
pour 29 000 livres. Ce n’est pas La Fayette mais le comte de Broglie qui régla le premier
versement de 26 000 livres, le beau-frère de Dubois-Martin, Pierre de Larquier, prêtant les
3 000 l.t. (livres tournois) manquantes.
François-Augustin, cadet de famille, n’a en aucun cas les moyens d’acheter un navire, d’autant que
s’y ajoute une cargaison, ce qui porte l’investissement total à 112 000 livres, une somme
exorbitante. La Fayette affirme que c’est à sa demande qu’il est renommé la Victoire le 7 mars
1777 mais c’est Dubois-Martin qui recrute Le Boursier, le futur capitaine, et selon l’habitude de
l’époque, c’est ce dernier qui embauche l’équipage.
Kalb et La Fayette arrivent à Bordeaux le 19 mars et signent l’acte d’embarquement le 22 mars
avec leurs domestiques et les autres officiers. C’est seulement à ce moment que Gilbert
rencontre les armateurs Basmarein et Raimbaux.
Un embarquement rocambolesque
Une chose est certaine, pour tromper le duc d’Ayen et les espions anglais, La Fayette part le 16
février pour Londres, où le frère du duc d’Ayen est ambassadeur. Après avoir été reçu par la
cour anglaise, y compris par George III, Gilbert s’échappe pour la France. Le 16 mars, il est à
Paris, et avec Kalb part pour Bordeaux. Le 26 mars, la Victoire appareille mais mouille deux jours
plus tard à Saint-Sébastien. Cette escale n’a aucun sens pour qui veut aller aux Etats-Unis. Il est
2/4
Le premier voyage de La Fayette en Amérique
absolument exact que Gilbert, à peine débarqué à Saint-Sébastien, saute sur un cheval pour se
rendre à Bordeaux. Selon ses Mémoires, la colère du duc d’Ayen à qui il a exposé ses intentions
aurait failli le faire renoncer à son voyage. Une lettre de cachet aurait même été envoyée par le
roi pour lui interdire son départ – personne cependant n’en a vu la trace. Finalement, Gilbert,
bravant le duc et « au nom d’une liberté que j’idolâtre », repart de bordeaux pour l’Espagne et
rejoint, la Victoire. L’escale à Saint-Sébastien n’aurait-elle pas servi principalement pour
compléter un chargement d’armes ?
La cargaison de la Victoire
Le navire et la cargaison cessent alors d’intéresser les biographes. Or des archives privées
provenant des descendants du comte de Broglie confirment que l’expédition a bien coûté au moins
112 000 livres, financée par Broglie, par Kalb, par La Fayette, mais qu’une partie de ces fonds
seraient venus de Louis XVI. Deux choses sont sûres. La Fayette ne sera majeur qu’en 1782. Il ne
peut signer les traites sans l’accord de son avocat Gérard, et du duc ou de la duchesse d’Ayen.
Pour aller en Amérique, il n’a pas besoin d’une cargaison, or celle-ci existe. La Fayette y a investi
au moins 40 000 l.t., Dubois-Martin, au nom de Broglie, la même somme, et Kalb, le solde. Le
comte de Ségur nous apprend que la cargaison était essentiellement composée d’armes et de
munitions. Selon mes calculs, il y avait au moins 5 000 fusils à bord. D’où viennent-ils ? Les fusils
et autres armes étaient en vente libre car les négriers les achetaient par centaines pour les
vendre en Afrique. Beaumarchais a été fourni en fusils par les arsenaux royaux dont celui de
Bordeaux. Or le maréchal de Mouchy, gouverneur de Bordeaux, est le frère du duc d’Ayen et La
Fayette a été reçu chez lui. Enfin, Broglie, qui habite Ruffec (aux environs de Bordeaux), possède
une forge de canons et de boulets en Saintonge. C’est du château de Broglie à Ruffec que La
Fayette repart pour l’Espagne afin d’appareiller. Enfin, le Pays basque espagnol était renommé
pour ses fabriques d’armes et le roi d’Espagne venait de donner deux millions de livres à
Beaumarchais pour acheter des armes pour les Insurgents.
Le voyage et l’entrée à Charleston
Le voyage dure près de sept semaines marquées par les vents contraires, car la Victoire évite les
Antilles. La Fayette eu le mal de mer pendant prés de trois semaines : « J’ai été bien malade les
premiers temps… » Kalb, pour sa part, fut malade durant tout le trajet. Gilbert n’aima pas ce
voyage : « Ici, les jours se suivent et qui pire est, se ressemblent. Toujours le ciel, toujours l’eau
et puis le lendemain c’est la même chose… »
Le vendredi 12 juin 1777, à 14 heures, la Victoire mouille à South Inlet, près de Georgetown, en
Caroline-du-Sud. Les deux chefs, cinq autres officiers et deux domestiques débarquent, ne
voulant plus continuer par mer. Le 17 juin, après avoir affronté les marécages et les moustiques,
ils arrivent à Charleston. La Fayette est alors reçu par « le gouverneur Rutledge, les généraux
Howe, Moultrie et Gulden ». La Fayette n’en dit pas plus dans ses Mémoires, mais note au passage
qu’en ressortant du port, la Victoire fit naufrage. Ni dans ses lettres connues, ni dans ses
mémoires, La Fayette ne fait allusion à la vente de la cargaison de la Victoire ni ne s’attarde sur
le sort funeste de son navire, naufrage qui lève cependant bien des zones d’ombres.
Car, le 18 juin, ayant échappé au blocus anglais, la Victoire entra dans le port de Charleston, alors
modeste ville de 12 000 habitants. La cargaison fut vendue par l’intermédiaire de Cribbs et May,
correspondants de Basmarein. Le navire fut immédiatement rechargé mais en sortant, il fit
naufrage le 14 août dans la rivière de Charleston. Et la cargaison du retour fut perdue.
La Fayette armateur colonial ?
Quelle était la composition et la valeur de cette cargaison du retour ? Un dossier conservé dans
les archives La Grange nous donne la réponse. Dans une première lettre, Mme d’Ayen ordonne à
3/4
Le premier voyage de La Fayette en Amérique
l’avocat Gérard de faire assurer la cargaison retour de la Victoire, pour une valeur de 100 000 l.t.
Et, en bas de cette lettre, un post-scriptum, signé par Adrienne, l’épouse de La Fayette,
mentionne : « Je n’ai rien à ajouter Monsieur à la lettre de maman. Vous sentirez aussi bien que
nous tous l’importance qu’il est de ne pas manquer le courrier de demain et de ne pas exposer par
là M. de La Fayette à perdre un capital de 150 à 200 000 F dont nous serons alors assurées de
tout événement. »
La première lettre est primordiale. Elle confirme que la Fayette avait bien l’intention de vendre à
Charleston la cargaison chargée en Europe. Une autre lettre du même dossier nous apprend que la
cargaison retour était du riz, destiné probablement à être revendu à Saint-Domingue. Les autres
lettres voient Mme d’Ayen chercher à récupérer le montant de l’assurance auprès de Basmarein.
Sachant que Beaumarchais estime qu’une cargaison de France se vendait au moins trois à quatre
fois son prix à Charleston, nous pouvons donc affirmer que la cargaison de la Victoire a été
vendue au moins 350 à 400 000 livres. Si La Fayette possédait 40 000 livres de la cargaison allé
de la Victoire, cette part de la cargaison se serait vendue au moins 120 000 à 150 000 livres.
Nous savons par le naufrage qu’une partie, les 100 000 livres assurés au nom de La Fayette, a été
convertie en riz, troc habituel à l’époque, le reste de la vente en lettres de change sur les
négociants américains. Kalb et Dubois-Martin ont également vendu leurs parts. Il serait resté au
moins 50 000l.t. à La Fayette. On comprend mieux le don de 27 000 l.t. du marquis aux
Insurgents de Charleston et surtout pourquoi La Fayette n’a demandé aucune solde pour être au
service du Congrès : « Je viens servir à mes dépens », affirme-t-il à ce congrès qui finit par
l’accepter comme major général. La Fayette n’est donc pas aussi ignorant des réalités
économiques qu’il a cherché à le faire croire dans ses mémoires. L’affaire de la Victoire fut
longue à régler car, de son côté, Gilbert avait également fait assurer la cargaison auprès de
Cribbs. Pour éviter un double règlement, les négociants français et américains finirent par
s’entendre.
Les lettres de La Fayette sont dispersées entre les fondations, les universités et les
collectionneurs. Les lettres économiques n’ont pas beaucoup intéressé les biographes, cependant
elles éclairent mieux le financement de la campagne 1777-1778 de La Fayette aux côtés des
Insurgents. Non seulement il finança une partie du déplacement des autres officiers mais il
équipa les soldats américains qui lui furent confiés auprès de la bataille de Brandywine. Selon un
document de l’avocat Gérard, La Fayette aurait engagé près de 300 000 livres de dépenses en
1777 (armement de la Victoire inclus), les profits sur la revente de la cargaison n’ont donc pas
couvert ces dépenses.
Un rôle mérite d’être souligné : celui de la duchesse d’Ayen. Si La Fayette n’avait pas voulu
prévenir Adrienne enceinte de sept mois de son départ, je suis persuadé que La Fayette avait en
revanche averti cette redoutable femme d’affaire de son projet d’armement pour l’Amérique. Le
dossier d’assurance de la Victoire, même s’il est incomplet, me semble abonder dans ce sens.
Patrick Villiers,
Professeur des universités,
Université du littoral-Côte d’opale
Une version plus longue avec
Les notes et les sources
Paraîtra dans la Chronique
D’histoire maritime de
Décembre 2007
COLS BLEUS – N° 2839 DU 08 SEPTEMBRE 2007
4/4

Documents pareils