Compte-rendu de la rencontre avec Martine Robert
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Compte-rendu de la rencontre avec Martine Robert
Intervention sur Broken Arrow (La Flèche Brisée) de Martine Robert le mercredi 13 octobre 2010 à Tours Martine Robert nous a autorisé à mettre en ligne l’article ci-dessous. Le mercredi 13 octobre 2010, l’association Collège au Cinéma 37 a invité Martine Robert, historienne de cinéma et scénariste pour parler du film La Flèche brisée programmé pour les élèves de 6ème/5ème au premier trimestre 2010/2011. Un film de Delmer Daves (1950) Scénario d’Albert Maltz Avec James Stewart (Tom Jeffords), Jeff Chandler (Cochise), Debra Paget (Sonseeahray) Si ce western de facture classique est régulièrement programmé, c’est bien parce qu’il a marqué un tournant dans la prise de conscience des Américains du sort qui fut réservé aux Indiens d’Amérique du Nord lors de la constitution du pays et de sa mythique conquête de l’Ouest. Ce film, en effet, montre les indiens sous un jour favorable les présentant, (non sans un didactisme daté), comme des êtres humains à part entière. Ce film eut un tel succès qu’il fut ensuite repris sous forme de feuilletons à la télévision américaine sur ABC Television de sept 58 à sept 60. Cependant, Hollywood n’a jamais cherché à relater l’histoire avec un grand H, mais a toujours voulu avant tout faire de l’audience. Depuis les débuts du cinéma jusqu’aux années 50, presque un quart des productions américaines ont été des westerns. Le succès du genre peut être expliqué par le fait que les Etats-Unis, pays « neuf » n’ont pas fondé leur conscience collective sur la révolution ni sur la guerre civile mais sur le concept positif de « frontière » théorisée par W.F.Turner dès la fin du dix-neuvième siècle. Il insistait sur le lien entre frontière et démocratie : « La démocratie américaine n’est pas née du rêve d’un théoricien ; elle n’a pas été apportée en Virginie par le Sarah Constant, ni par le Mayflower à Plymouth. Elle est sortie de la forêt américaine, se retrouvant plus forte à chaque nouvelle frontière. Ce n’est pas la constitution mais les terres vacantes et l’abondance des ressources naturelles mises à la disposition d’un peuple industrieux, qui ont, pendant trois siècles, forgé la société démocratique des Etats-Unis. »1 Lorsque l’on parle de genre, de quoi parle-t-on ? Non pas d’une forme unifiée, il y eut des westerns burlesques, mélodramatiques, chantants, etc. mais plutôt, explique Jean-Louis Leutrat dans Western(s), d’un horizon d’attente. Le spectateur sait que l’action se déroulera dans un espace : l’Ouest américain, et qu’il verra des cow-boys, sans doute des indiens, etc. Ce film est particulièrement intéressant à analyser car il se présente comme un film témoignant de l’Histoire, alors qu’il représente pleinement une vision fictive. En outre, il a eu du succès et il a été produit lors d’une période de crise profonde aux Etats-Unis, plongé dans la Guerre froide qui engendra le maccarthysme. Le scénariste fut d’ailleurs une des victimes de la chasse aux sorcières. Il fut mis sur la liste noire des personnes supposées en relation avec le parti communiste et dut faire signer son travail par un autre. Si le genre western continua à se développer durant les années cinquante, c’est d’une part qu’il permit de continuer à alimenter la mythologie américaine, à fabriquer du « nous », mais aussi parce qu’il permit de travailler les failles de la conscience et les difficultés qui traversaient la société américaine (comme l’intégration des minorités noires et hispaniques). Esthétiquement, l’arrivée du technicolor permit un rendu large et réaliste de la nature, élément essentiel du western qui se tourne largement en extérieur. Le cinéma, soumis à la concurrence nouvelle de la télévision, dut produire de quoi séduire le public. 1 Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liaudrat-Guignes, Western(s), coll « 50 questions », Klinsieck, 2007, pp. 54-55. Le film de Daves fut tourné en Arizona. La nature y a un statut ambivalent. Elle est admirée mais comme élément à conquérir, vaste étendue « sauvage » à civiliser. Le premier plan du film nous la montre comme vide, donc, « attendant » l’arrivée de l’homme blanc. Lorsque les Apaches seront montrés, ils feront tellement corps avec cette nature qu’ils s’y fondent et leur arrivée est toujours une (mauvaise) surprise pour l’homme blanc. Eux aussi devront être « civilisés » ou éradiqués en tant qu’obstacle à l’avancée progressiste des blancs (cf Herbert Spencer et l’évolutionnisme darwinien, voir plus bas). Le film rend involontairement compte de ce présupposé dans sa structure comme dans ses images. Daves, en tant qu’humaniste, veut montrer et dénoncer les préjugés qu’entretiennent les blancs vis-à-vis des Indiens. Il aime et connaît la culture apache et s’applique à en montrer les rites avec exactitude comme autant de preuves de civilisation. La mise en scène est conçue sur l’idée du miroir et du face à face entre deux peuples. Toutes les scènes concernant les Indiens insistent sur les rites : rite d’initiation du jeune homme qui devient un guerrier, rite de passage de la jeune fille qui s’apprêt à devenir femme, cérémonie du mariage, procession des hommes qui reviennent du combat. L’organisation indienne semble toujours unifiée et ordonnée. Au contraire, du coté blanc apparaissent le désordre et la zizanie créés par le comportement pro-indien de Jeffords. La sauvagerie, d’abord montrée du côté indien par des blancs soumis à la torture (des corps pendus à un arbre), sera présentée en écho du côté blanc quand la populace voudra pendre Jeffords sans même lui accorder un procès. La première scène d’amour mettra le miroir au cœur de l’attention. Le miroir est utilisé dans un triple sens, élément de civilisation, objet qui permet à l’indienne de voir sa beauté, donc de se voir elle-même grâce à l’instrument apporté par le blanc. Et le cinéma, déjà mille fois comparé à un miroir, a effectivement donné naissance à une image des indiens, (même pour les survivants indiens eux-mêmes). Le cinéma, invention des blancs, les a rendu extraordinairement visibles dans le monde, alors que paradoxalement, ce même peuple les a rendu invisibles puisqu’ils ont été pourchassés et massacrés durant quatre siècles. On estime aujourd’hui à 20 millions le peuplement des Indiens à l’arrivée de Christophe Colomb, 95% avaient été décimés en deux siècles par les maladies apportées par les européens ainsi que par l’abattage systématique du bison. La période des guerres indiennes présentées dans nombreux westerns se situe dans une courte période (1850-1890) où les indiens choisirent de mourir en combattant plutôt que de se laisser passivement éradiquer. Le film présente par exemple le campement des indiens dans une nature splendide, ce qui est à l’opposé de la réalité puisque les indiens étaient cantonnés à cette époque dans des espaces non cultivables dont les bisons avaient été éliminés. L’historien Frank Manchel qualifie ces réserves de death trap, mouroirs2. Cultivant l’ambiguïté, le réalisateur va chercher à présenter les deux protagonistes, Cochise, chef des Chiricahuas (une tribu de la nation Apache) et Jeffords, ex-éclaireur de l’armée, sur un pied d’égalité. Egalité fictive si on se place d’un point de vue historique mais utile scénaristiquement par rapport à la démonstration que Daves et Maltz ont en vue : présenter les Indiens sous un jour positif. On peut cependant analyser leur démarche, au-delà de sa sincérité évidente et de la nouveauté du point de vue qu’elle offre dans les années 50 sur la culture indienne, comme la tentative d’une Amérique moderne pour se doter d’une histoire recomposée et bien-pensante : au sortir de la Seconde Guerre Mondiale à laquelle va succéder pour eux la guerre de Corée, les Américains sont secoués par une crise de conscience et sont travaillés par une nouvelle perception de leurs minorités. Ils ont eu besoin des Noirs pour aller mourir sur les plages de Normandie ou dans le Pacifique, et des Indiens Navajos pour des correspondances codées inintelligibles à l’ennemi (les fameux « windtalkers »). Ils aimeraient pouvoir recréer une histoire plus acceptable de leurs rapports à ces minorités. Le western va participer de ce mouvement : Ah, si seulement les choses avaient pu se dérouler comme cela… D’ailleurs, Daves jalonne son histoire d’éléments de réalité qu’il distribue dans les deux « camps ». Jeffords et le Général Howard (dit Howard la Bible) ont réellement existé, de même bien sûr que Cochise et Géronimo. Les rites indiens sont exacts dans leur description, de même que la scène de lynchage dans la ville blanche est vraisemblable. Cette volonté « égalitaire » se traduit dans sa mise en scène par des plans rapprochés poitrine ou taille qui mettent Cochise et Jeffords sur le même plan, (1ère scène où ils sont dans le wickie-up de Cochise, par exemple), avec alternance de champs/contrechamps, la caméra donnant tour à tour la parole à chacun des deux protagonistes avec 2 Voir les notes de lecture sur son article dédié à l’analyse de ce film. un effet d’horizontalité. En outre, Cochise comme Jeffords sont souvent filmés en contre-plongée (la caméra placée en contrebas du personnage), ce qui accentue leur dimension communément héroïque et exemplaire. Jeffords parle au nom du Général Howard qui est mandaté par le président des EtatsUnis, et Cochise parle au nom de tout un peuple prétendument rassemblé, ceux qui font sécession étant considérés comme des renégats. (En fait, le système clanique implique une « gouvernance » bien plus éclatée que celle qui nous est montrée.) L’égalité revendiquée entre Jeffords et Cochise relève d’une pensée idéalisée, la disproportion des moyens technologiques et la démographie étant en défaveur des indiens. Il n’y a pas d’identité entre les civilisations indiennes et blanches qui ont des présupposés différents, en particulier quant à leur conception de la terre. Pour les Indiens, elle se respecte, elle est la terre-mère et ne se possède pas. Pour le théoricien Herbert Spencer, tenant d’un darwinisme social, « qu’il soit humain ou brute, l’obstacle doit être éliminé » afin de la conquérir. (1850, La Statistique Sociale.) Les Indiens furent considérés comme une race de sous-hommes par les immigrants de culture anglosaxonne qui vinrent habiter les contrées « sauvages » de l’Ouest américain. Ils n’obtinrent le droit à la nationalité américaine qu’en 1924. Durant la conquête du continent, les Indiens étaient vus comme des sauvages par des Blancs se pensant civilisés. Idéologie reprise par le film lors d’une scène de repas au début du film (lors de la rencontre entre Jeffords et le Colonel). Dans les années 1840, fut répandu le Manifest Destiny qui expliquait que les Blancs étaient destinés à dominer le continent et que les Indiens devaient se soumettre ou disparaître.3 « les forces qui font aboutir le projet grandiose du bonheur parfait ne tiennent nullement compte de la souffrance d’ordre secondaire, et exterminent ces sections de l’humanité qui leur barrent le passage. » (H. Spencer) On est loin de la vision égalitaire proposée par Daves, qui, même si elle est idéalisée et correspond en fait à une projection de l’homme blanc sur « l’homme rouge », garde l’avantage du respect dû à l’autre. Cependant, d’autres films nous montrent l’inégalité réelle entre les deux populations, comme Cheyenne Autumn, de John Ford (1962). La scène visionnée en contrepoint du film de Daves nous présente des Apaches déjà dégradés par leur contact avec les Blancs (les femmes sont vêtues à l’occidentale, la tribu dépend des denrées données par les Blancs pour survivre dans une réserve qui les a aliénés à leur mode de vie non sédentaire), ces Apaches, donc, s’obstinent à sauvegarder leur dignité au prix de leur vie s’il le faut. Ils viennent demander et non quémander ce qui leur a été promis par les Blancs par l’un des nombreux traités dont les promesses ne seront pas tenues. L’attitude fière des Apaches remet en cause non seulement le mépris des élites blanches à leur égard (retard insupportable de la délégation) mais jusqu’à la compassion dont est tentée de faire preuve la jeune femme quaker, se retenant de donner une aide qui, elle le comprend au dernier moment, serait une insulte à la fierté indienne. Et la fierté est bien tout ce qui leur reste… Esthétiquement, la fumée est utilisée pour montrer la disparition dans l’image. Ainsi, la vision du film de Ford annihile l’espoir factice dont la mort de Sonseeahray était porteuse dans le film de Daves. Non, « l’Etoile du matin » ne se lèvera pas sur une aube nouvelle des relations entre Blancs et Indiens. Le sacrifice a bien été consommé mais il ne servira qu’à un destin individuel, en faisant de Jeffords un homme peut-être enfin aussi complexe qu’un héros de Ford. (En tout cas, il permet à Daves de donner une fois de plus un rôle exemplaire à Cochise puisque c’est lui qui empêchera Jeffords de se venger de façon ignoble, lui renvoyant l’exemplarité qu’il a projetée par un dernier effet « miroir ».) L’image finale du film est porteuse d’une ambigüité, d’une complexité plus grande que ce qui a précédé : l’Eden des premières images, cet espace « vide » que les Blancs se donnent pour mission d’investir est devenu plus aride et le trajet de Jeffords, qui passe du premier plan à droite de l’écran, à l’arrière-plan gauche, est le contraire d’une trajectoire « de progrès ». La présentation « en miroir » des deux principaux protagonistes, tout au long du film, nous donne à voir, au-delà des intentions de Daves, une forme de narcissisme inconscient chez Jeffords qui ne cherche en fait dans l’Autre que le reflet de lui-même ou au mieux l’image d’un Bon Sauvage idéalisé qui serait ainsi rendu acceptable à ceux de son camp. On peut bien sûr confronter ce film au mythe du « Bon sauvage » développé par les penseurs des Lumières et on verra avec profit dans cette optique le western de Kevin Costner, « Danse avec les Loups » (1990). L’image donnée à voir des indiens, qui longtemps a été la seule visible, est bien le fruit d’une projection « blanche » (cf la scène où Sonseeahray se découvre dans le miroir où Jeffords se rase). Actuellement, on trouve quelques réalisateurs indiens et donc une réappropriation de leur image devient possible. °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°° 3 Philippe Jacquin, Histoire des Indiens d’Amérique du Nord, Payot 1976, p 159. Filmographie : Quelques « must see » de la période 1940-1960, quand on s’intéresse au western : - De Demer Daves : La dernière Caravane (The Last Wagon) - De John Ford : La Prisonnière du Désert (The Searchers), Les Deux Cavaliers (Two rode Together), Les Cheyennes (Cheyenne Autumn), Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache), La Charge Héroïque (She wore a Yellow Ribbon) - De Anthony Mann : L’Homme de la Plaine (The Man from Laramie), Les Affameurs (Bend of the River) - De Howard Hawks : La Rivière Rouge (Red River) - De Fritz Lang : Le Ranch des Maudits (Rancho Notorious) Et tant d’autres que j’oublie ! Bibliographie : Un dossier pédagogique a été publié sur l’Homme de la Plaine pour Collège au Cinéma. Jean-Louis Leutrat : • Le western, A. Colin, 1973 • L'alliance brisée : le western des années 1920, Presses universitaires de Lyon, 1985 • Le western : archéologie d'un genre, PUL, 1987 • La prisonnière du désert : une tapisserie navajo, A. Biro, 1990 • Les cartes de l'ouest : un genre cinématographique, le western, 1990 (en collaboration avec Suzanne Liandrat-Guigues) • L'Homme qui tua Liberty Valance, Nathan, 1997 • Splendeur du western, Pertuis - Rouge Profond, 2007 (en collaboration avec Suzanne LiandratGuigues) Et, si vous aimez Ford, vous pourrez vous amuser à lire la biographie de Harry Carey Junior, l’un de ses acteurs fétiches, intitulée La Compagnie des Héros (Company of Heroes), éditions des Riaux. °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°° Pistes pédagogiques : les Indiens et l’Ecologie (comme moyen de survie) ; le bison, animal « complet » (voir le site américain : http://www.bluecloud.org/11.html), dont Cochise reproche à Jeffords de gaspiller la graisse en se lavant les mains; les rites indiens (initiation…, comparés à nos rites actuels) ; les codes et les lieux du western ; l’Ouest dans les albums de Lucky Luke (période Goscinny) ; étude d’un des tableaux de Frederic Remington, de Charles Russell ou de George Catlin (lien avec Histoire des Arts) ; voir : George Catlin and His In#16CF9D www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/remington/signauxdefumee.htm En cache Un site utile pour tous les « FAQ » sur les Indiens, en Américain mais compréhensible dans sa version pour les « kids » : http://www.native-languages.org/kidfaq.htm Cet article a été écrit par Martine Robert en collaboration avec Frédérique Pieretti, coordinatrice de Seine et Marne. Les ajouts de Frédérique Pieretti sont en italique ainsi que la filmographie et la bibliographie.