Jean-Jacques ROUSSEAU Lettre à d`Alembert (La fête à

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Jean-Jacques ROUSSEAU Lettre à d`Alembert (La fête à
Jean-Jacques ROUSSEAU Lettre à d’Alembert (La fête à Saint-Gervais)
Je me souviens d'avoir été frappé dans mon enfance d'un spectacle assez simple, et dont
pourtant l'impression m'est toujours restée, malgré le temps et la diversité des objets. Le
régiment de Saint-Gervais avait fait l'exercice, et, selon la coutume, on avait soupé par
compagnies ; la plupart de ceux qui les composaient se rassemblèrent après le souper dans
la place de Saint-Gervais, et se mirent à danser tous ensemble, officiers et soldats, autour
de la fontaine, sur le bassin de laquelle étaient montés les tambours, les fifres, et ceux qui
portaient les flambeaux. Une danse de gens égayés par un long repas semblerait n'offrir rien
de fort intéressant à voir ; cependant, l'accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se
tenant tous par la main, et formant une longue bande qui serpentait en cadence et sans
confusion, avec mille tours et retours, mille espèces d'évolutions figurées, le choix des airs
qui les animaient, le bruit des tambours, l'éclat des flambeaux, un certain appareil militaire
au sein du plaisir, tout cela formait une sensation très vive qu'on ne pouvait supporter de
sang-froid. Il était tard, les femmes étaient couchées, toutes se relevèrent. Bientôt les
fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient un nouveau zèle aux acteurs ; elles ne
purent tenir longtemps à leurs fenêtres, elles descendirent ; les maîtresses venaient voir
leurs maris, les servantes apportaient du vin, les enfants même éveillés par le bruit
accoururent demi-vêtus entre les pères et les mères. La danse fut suspendue ; ce ne furent
qu'embrassements, ris1, santés, caresses. Il résulta de tout cela un attendrissement général
que je ne saurais peindre, mais que, dans l'allégresse universelle, on éprouve assez
naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon père, en m'embrassant, fut saisi
d'un tressaillement que je crois sentir et partager encore. Jean-Jacques, me disait-il, aime
ton pays. Vois-tu ces bons Genevois ; ils sont tous amis, ils sont tous frères ; la joie et la
concorde règne au milieu d'eux. Tu es Genevois : tu verras un jour d'autres peuples ; mais,
quand tu voyagerais autant que ton père, tu ne trouveras jamais leur pareil.
Jean-Jacques Rousseau, Note, Lettre à d'Alembert, 1758, Éd. Flammarion, coll. «GF»,
1967, pp. 248-249,
Freud Totem et tabou
La mise en scène de la communauté dans un repas qui la revivifie est particulièrement
remarquable dans les petites sociétés archaïques. Freud analyse ainsi la fonction du repas
totémique au cours duquel se réalise, dans l'allégresse de la fête, la transgression collective
d'un interdit qui pèse sur chacun dans la vie quotidienne.
Dans une occasion solennelle, le clan tue cruellement son animal totémique et le consomme
tout cru — chair, sang, os ; les membres du clan sont vêtus de façon à ressembler au totem
dont ils imitent les sons et les mouvements, comme s'ils voulaient faire ressortir leur identité
avec lui. On sait qu'on accomplit une action qui est interdite à chacun individuellement, mais
qui est justifié dès l'instant où tous y prennent part ; personne n'a d'ailleurs le droit de s'y
soustraire. L'action accomplie, l'animal tué est pleuré et regretté. Les plaintes que provoque
cette mort sont dictées et imposées par la crainte d'un châtiment et ont surtout pour but, (…)
de soustraire le clan à la responsabilité du meurtre accompli.
Mais ce deuil est suivi de la fête la plus bruyante et la plus joyeuse, avec déchaînement de
tous les instincts et acceptation de toutes les satisfactions. Et ici nous entrevoyons sans
peine la nature, l'essence même de la fête.
Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d'un interdit. Ce n'est
pas parce qu'ils se trouvent, en vertu d'une prescription, joyeusement disposés que les
hommes commettent des excès : l'excès fait partie de la nature même de la fête ; la
disposition joyeuse est produite par la permission de faire ce qui est défendu en temps
normal.
Sigmund Freud, Totem et tabou, Trad. Jankélévitch, Éd. Payot, 1970, pp. 161- 162.
ARISTOTE Ethique à Nicomaque
Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon
la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours
quelque chose de général, et qu'il y a des cas d'espèces pour lesquels il n'est pas
possible de poser un énoncé général qui s'y applique avec rectitude. Dans les
matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est
impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les
plus fréquents, sans ignorer d'ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n'en
est pas moins sans reproche, car la faute n'est pas à la loi, ni au législateur, mais tient
à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de
l'ordre pratique revêt ce caractère d'irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle
générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est
alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de
simplification, de corriger l'omission et de se faire l'interprète de ce qu'eût dit le
législateur lui-même s'il avait été présent à ce moment, et de ce qu'il aurait porté dans
la loi s'il avait connu le cas en question. De là vient que l'équitable est juste, et qu'il est
supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais
seulement au juste où peut se rencontrer l'erreur due au caractère absolu de la règle.
Telle est la nature de l'équitable : c'est d'être un correctif de la loi, là où la loi a
manqué de statuer à cause de sa généralité. En fait, la raison pour laquelle tout n'est
pas défini par la loi, c'est qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il est impossible de
poser une loi, de telle sorte qu'un décret est indispensable. De ce qui est, en effet,
indéterminé, la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb utilisée
dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse les contours de la
pierre et n'est pas rigide, ainsi le décret est adapté aux faits.
On voit ainsi ce qu'est l'équitable, que l'équitable est juste et qu'il est supérieur à une
certaine sorte de juste.
Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 14, 1137 b 13 - 33, trad. Tricot, Éd. Vrin, 1990.
MONTESQUIEU De l'esprit d'égalité extrême
Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d'égalité l'est-il de
l'esprit d'égalité extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que tout le monde
commande, ou que personne ne soit commandé; mais à obéir et à commander à ses égaux.
Il ne cherche pas à n'avoir point de maître, mais à n'avoir que ses égaux pour maîtres.
Dans l'état de nature, les hommes naissent bien dans l'égalité; mais ils n'y sauraient
rester. La société la leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les lois.
Telle est la différence entre la démocratie réglée et celle qui ne l'est pas, que, dans la
première, on n'est égal que comme citoyen, et que, dans l'autre, on est encore égal comme
magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître.
La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ; mais elle ne se trouve pas plus
auprès de la liberté extrême qu'auprès de la servitude.
Montesquieu, De l’Esprit des lois, Livre VIII, chap.3
Ed. Flammarion, Coll. « GF »,1979, Tome I, pp. 245-246
Jean-Jacques ROUSSEAU La nouvelle Héloïse
Je reviens à nos vendanges….
Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante,
on rit toute la journée, et le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande
familiarité ; tout le monde est égal, et personne ne s’oublie. Les Dames sont sans airs, les
paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C’est à qui trouvera les
meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L’union
même engendre les folâtres querelles, et l’on ne s’agace mutuellement que pour montrer
combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les
messieurs ; on passe aux vignes toute la journée : Julie y a fait une loge où l’on va se
chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les
paysans et à leur heure, aussi bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appétit leur
soupe un peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d’excellents légumes. On ne ricane
point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds ; pour les mettre
à leur aise on s’y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas ; ils y
sont sensibles, et voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s’en tiennent
d’autant plus volontiers dans la leur. A dîner, on amène les enfants, et ils passent le reste de
la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver ! O bienheureux
enfants, disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos
jours aux dépens des nôtres ! ressemblez à vos pères et mères, et soyez comme eux la
bénédiction du pays ! … .
Le soir on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de
la vendange et même le dimanche après le prêche du soir on se rassemble avec eux et l’on
danse jusqu’au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis,
hors le Baron qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure, et Julie qui monte avec
ses enfants chez lui jusqu’à ce qu’il s’aille coucher. A cela près, depuis le moment qu’on
prend le métier de vendangeur jusqu’à celui qu’on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine à
la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agréables et plus sages que celles des
Romains. Le renversement qu’ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni
l’esclave : mais la douce égalité qui règne ici rétablit l’ordre de la nature, forme une
instruction pour les uns, une consolation pour les autres et un lien d’amitié pour tous.
Le lieu d’assemblée est une Salle à l’antique avec une grande cheminée où l’on fait bon
feu. La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter
des capuchons de fer- blanc pour intercepter la fumée et réfléchir la lumière. Pour prévenir
l’envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu’ils ne
puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d’autre opulence que le choix du bon dans
les choses communes et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi
sur deux longues tables. Le luxe et l’appareil des festins n’y sont pas, mais l’abondance et la
joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques, chacun se lève
indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours
avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion, la liberté n’a point d’autres bornes que
l’honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde et n’empêche pas
qu’on ne soit à son aise et gai.
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, cinquième partie, lettre VII, Editions
Gallimard, 1993, Collection Folio n° 2420 p.p. 236-239.
Thomas More L’Utopie
D'ici là, Cher Raphaël, j'aimerais entendre de vous pourquoi vous estimez qu'il
ne faut pas punir le vol de la peine capitale et quelle autre peine vous proposez
comme plus conforme à l'intérêt public. Car vous ne pensez évidemment pas qu'on
puisse le tolérer. Or, si tant de gens ne pensent qu'à voler à présent qu'ils risquent la
mort, quelle autorité, quelle terreur retiendra les malfaiteurs une fois qu'ils seront sûrs
d'avoir la vie sauve ? N'interpréteront-ils pas l'adoucissement de la peine comme une
récompense, une invitation à mal faire ?
- Je crois simplement, mon révérend père, qu'il est de toute iniquité* d'enlever la vie à
un homme parce qu'il a enlevé de l'argent. Car tous les biens que l'on peut posséder ne
sauraient, mis ensemble, équivaloir à la vie humaine. Le supplice compense, dira t-on, non
la somme dérobée, mais l'outrage fait à la justice, la violation des lois. N'est-ce pas là
précisément ce « droit suprême » qui est une « suprême injustice » ? Il ne faut pas
considérer comme de bonnes lois des mesures semblables à celles de Manlius, où l'épée
est levée dès la plus minime infraction, ni davantage ces raffinements des stoïciens qui
estiment toutes les fautes égales et ne font aucune différence entre celui qui a tué un
homme et celui qui a volé un écu, fautes entre lesquelles il n'y a ni ressemblance ni
parenté, si l'équité n'est pas un vain mot. Dieu a interdit de tuer, et nous hésitons si peu à
tuer pour un peu d'argent dérobée! Si l'on interprète la loi divine en admettant que
l'interdiction est suspendue lorsqu'une loi humaine parle en sens contraire, qu'est-ce qui
empêchera les hommes, par un raisonnement tout semblable, de se mettre d'accord pour
fixer les conditions où il sera permis de pratiquer la débauche, l'adultère, le parjure ? Alors
que Dieu a retiré à l'homme tout droit sur la vie d'autrui et même sur la sienne propre, les
hommes pourraient convenir entre eux des circonstances autorisant des mises à mort
réciproques ? Exemptés de la loi divine, alors que Dieu n'y a prévu aucune exception, les
contractants enverraient à la mort ceux qu'un jugement humain y aura condamnés ? Cela
ne revient-il pas à affirmer que ce commandement de Dieu aura exactement la validité
que lui laissera la justice humaine ? Que, d'après le même principe, les hommes
peuvent décider à propos de toutes choses dans quelle mesure il convient d'observer
les préceptes divins ? J'ajoute que la loi mosaïque, toute dure et impitoyable qu'elle
est - conçue pour des esclaves, et pour des esclaves obstinés - punissait le vol d'une
amende, non de la mort. N'allons pas nous imaginer que Dieu, dans sa nouvelle loi, loi
de clémence édictée par un père pour ses fils, ait pu nous donner le droit d'être plus
sévères.
Voilà mes arguments contre la légitimité de la peine. Combien absurde,
combien même dangereux il est pour l'Etat* d'infliger le même châtiment au voleur et
au meurtrier, il n'est, je pense, personne qui l'ignore. Si le voleur en effet envisage
d'être traité exactement de la même façon, qu'il soit convaincu de vol ou, par surcroît,
d'assassinat, cette seule pensée l'induira à tuer celui qu'il avait d'abord simplement
l'intention de dépouiller. Car, s'il est pris, il n'encourt pas un risque plus grand et, de
plus, le meurtre lui donne plus de tranquillité et une chance supplémentaire de
s'échapper, le témoin du délit ayant été supprimé. Et voilà comment, en nous attachant
à terroriser les voleurs, nous les encourageons à tuer les braves gens.
*DE TOUTE INIQUITE- More était un de ces « pauvres en esprit » qui peuvent user des
biens sans s'y attacher. S'il refuse au juge, en équité l'autorisation de condamner le
voleur à mort, c'est à partir d'une conviction profonde quant aux droits de l'homme sur
homme. Elle a été précisée par la méditation du chapitre XXII de l’Exode où il est dit
que le voleur sera condamné à restituer, parfois au double ; que s'il n'a rien, on le
vendra pour ce qu'il a volé. Le législateur ajoute ; « Si le voleur est surpris la nuit faisant
De Jaucourt Egalité naturelle (Encyclopédie)
ÉGALITÉ NATURELLE (Droit nat.) est celle qui est entre tous les hommes par la
constitution de leur nature seulement. Cette égalité est le principe et le fondement de la
liberté.
L'égalité naturelle ou morale est donc fondée sur la constitution de la nature
humaine commune à tous les hommes, qui naissent, croissent, subsistent, et meurent de la
même manière.
Puisque la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes, il est clair
que, selon le droit naturel, chacun doit estimer et traiter les autres comme autant d'êtres qui
lui sont naturellement égaux, c'est-à-dire, qui sont hommes aussi bien que lui.
De ce principe de l'égalité naturelle des hommes, il résulte plusieurs
conséquences. je parcourrai les principales.
1° Il résulte de ce principe, que tous les hommes sont naturellement libres, et que la
raison n'a pu les rendre dépendants que pour leur bonheur.
2° Que, malgré toutes les inégalités produites dans le gouvernement politique par la
différence des conditions, par la noblesse, la puissance, les richesses, etc., ceux qui sont
les plus élevés au-dessus des autres, doivent traiter leurs inférieurs comme leur étant
naturellement égaux, en évitant tout outrage, en n'exigeant rien au-delà de ce qu'on leur
doit et en exigeant avec humanité ce qui leur est dû le plus incontestablement.
3° Que quiconque n'a pas acquis un droit particulier, en vertu duquel il puisse exiger
quelque préférence, ne doit rien prétendre plus que les autres, mais au contraire les laisser
jouir également des mêmes droits qu'il s'arroge à lui-même.
4° Qu'une chose qui est de droit commun, doit être ou commune en jouissance, ou
possédée alternativement, ou divisée par égales portions entre ceux qui ont le même droit,
ou par compensation équitable et réglée; ou qu'enfin si cela est impossible, on doit en
remettre la décision au sort : expédient assez commode, qui ôte tout soupçon de mépris et
de partialité, sans rien diminuer de l'estime des personnes auxquelles il ne se trouve pas
favorable. Enfin pour dire plus, je fonde avec le judicieux Hooker, sur le principe
incontestable de l'égalité naturelle, tous les devoirs de charité, d'humanité, et de justice,
auxquels les hommes sont obligés les uns envers les autres; et il ne serait pas difficile de le
démontrer.
Le lecteur tirera d'autres conséquences, qui naissent du principe de l'égalité
naturelle des hommes. Je remarquerai seulement que c'est la violation de ce principe, qui a
établi l'esclavage politique et civil. Il est arrivé de là que dans les pays soumis au pouvoir
arbitraire, les princes, les courtisans, les premiers ministres, ceux qui manient les finances,
possèdent toutes les richesses de la nation, pendant que le reste des citoyens n'a que le
nécessaire, et que la plus grande partie du peuple gémit dans la pauvreté.
Cependant qu'on ne me fasse pas le tort de supposer que par un esprit de
fanatisme, j'approuvasse dans un état cette chimère de l'égalité absolue, que peut à peine
enfanter une république idéale ; je ne parle ici que de l'égalité naturelle des hommes ; je
connais trop la nécessité des conditions différentes, des grades, des honneurs, des
distinctions, des prérogatives, des subordinations, qui doivent régner dans tous les
gouvernements ; et j'ajoute même que l'égalité naturelle ou morale n'y est point opposée.
Alexis de Tocqueville Démocratie et société
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le
monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans
repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur
âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses
enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au
demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne
les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille,
on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là, s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer
leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il
ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les
hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans
l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il
travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il
pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs
principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que
ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il
renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque
citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses :
elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à
sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un
réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les
esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour
dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il
force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il
empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et
il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux,
dont le gouvernement est le berger.
J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire
le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes
extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de
la souveraineté du peuple.
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835), Paris, 1963.
Alexis de Tocqueville Goût des jouissances matérielles
Il y a en effet, un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques.
Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus
rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les
hommes sont emportés et comme hors d'eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux
qu'ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n'aperçoivent plus
le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d'eux à la prospérité de tous. Il
n'est pas besoin d'arracher à de tels citoyens les droits qu'ils possèdent ; ils les laissent
volontiers échapper eux-mêmes. L'exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un
contretemps fâcheux qui les distrait de leur industrie. S'agit-il de choisir leurs
représentants, de prêter main-forte à l'autorité, de traiter en commun la chose commune,
le temps leur manque ; ils ne sauraient dissiper ce temps si précieux en travaux inutiles.
Ce sont là jeux d'oisifs qui ne conviennent point à des hommes graves et occupés des
intérêts sérieux de la vie. Ces gens-là croient suivre la doctrine de l'intérêt, mais ils ne
s'en font qu'une idée grossière, et, pour mieux veiller à ce qu'ils nomment leurs affaires,
ils négligent la principale qui est de rester maîtres d'eux-mêmes.
Les citoyens qui travaillent ne voulant pas songer à la chose publique, et la classe qui
pourrait se charger de ce soin pour remplir ses loisirs n'existant plus, la place du
gouvernement est comme vide.
Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s'emparer du pouvoir, il trouve que
la voie à toutes les usurpations est ouverte.
Qu'il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra
aisément quitte du reste. Qu'il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la
passion des jouissances matérielles découvrent d'ordinaire comment les agitations de la
liberté troublent le bien-être, avant que d'apercevoir comment la liberté sert à se le
procurer ; et, au moindre bruit des passions publiques qui pénètrent au milieu des petites
jouissances de leur vie privée, ils s'éveillent et s'inquiètent ; pendant longtemps la peur
de l'anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la
liberté au premier désordre.
Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas
oublier cependant que c'est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la
tyrannie. Il ne s'ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique
; mais il ne faut pas qu'elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement
que le maintien de l'ordre est déjà esclave au fond du coeur ; elle est esclave de son
bien-être, et l'homme qui doit l'enchaîner peut paraître.