Travailler sur la base - Le Centre Spatial Guyanais
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Travailler sur la base - Le Centre Spatial Guyanais
Travailler sur la base Préparer Le spatial européen a toujours fait preuve d’un esprit d’équipe entreprenant. À l’heure où le secteur n’a d’autre issue que de se remettre en cause pour rester dans la compétition, l’Europe a fait le choix d’une nouvelle famille de lanceurs et d’une industrie satellite innovante. En France comme en Guyane, le CNES est chef de file de ces projets. Jean‑Yves Le Gall et Bernard Chemoul, respectivement Président du CNES et Directeur du CNES/Centre Spatial Guyanais, nous livrent leur vision de cette stratégie volontariste où la base de lancement équatoriale est l’outil primordial. © P. Piron 4 N°107 - Latitude 5 - JUIN 2015 Jean-Yves Le Gall et Bernard Chemoul préparent l'avenir du spatial européen et guyanais. Vision d’avenir Propos recueillis par Karol Barthelemy et Anne Bellanova N°107 - Latitude 5 - JUIN 2015 5 Jean-Yves Le Gall a été reconduit pour cinq ans, par le Conseil des ministres, à la tête du CNES. Dans un contexte de restructuration industrielle et d’exacerbation de la concurrence, venue en particulier des États-Unis, il nous livre sa vision stratégique des années à venir pour le CNES et le secteur spatial européen. Une vision qui place le Centre Spatial Guyanais au cœur des activités de lancement et donc de l’autonomie de l’Europe pour l’accès à l’espace. Latitude 5 : Quelle doit-être, selon vous, la place de l’établissement public CNES dans le contexte d’évolution industrielle que connaît le secteur spatial européen ? Jean-Yves Le Gall : Je considère que le CNES est sorti particulièrement renforcé de la conférence du Luxembourg (Cf. encadré), car cette réunion européenne au niveau ministériel a clarifié le rôle de chacun des acteurs du secteur des lanceurs. Dès lors, on s’aperçoit que le CNES intervient à tous les niveaux : il est co-maître d’ouvrage, avec l’Agence spatiale européenne, du programme Ariane 6. Il est également maître d’œuvre du segment sol, c’est-à-dire de la construction de l’Ensemble de Lancement Ariane n°4. Enfin, il exerce ses activités régaliennes traditionnelles, avec la gestion du budget français des lanceurs à l’ESA, la mise en œuvre de la Loi sur les Opérations Spatiales (LOS) et la responsabilité du Centre Spatial Guyanais. Je rappelle que le CSG est l’un de ses établissements et qu’à ce titre, c’est le CNES qui a la responsabilité des lancements : on le voit bien lorsque le Directeur des Opérations (DDO) égrène le compte à rebours. Les décisions prises à Luxembourg ont donc très clairement placé le CNES au centre de l’activité liée aux lanceurs. Concernant la LOS, j’en profite pour préciser qu’Ariane 6 va être le premier lanceur développé dans ce nouveau cadre législatif. Cela signifie par exemple, que le deuxième étage du lanceur devra être désorbité de façon à effectuer une rentrée atmosphérique contrôlée au-dessus de l’océan. L5 : Dès lors, quelle est votre vision des enjeux pour le CSG et pour le CNES dans la période qui s’ouvre ? JYLG : Je dirais que nous sommes face à trois enjeux majeurs : Premièrement, nous devons continuer à garantir le très haut niveau d’exigence que nous offrons à nos clients, en particulier dans le cadre des activités menées aux Ensembles de Préparation des Charges Utiles (EPCU). La très grande qualité de notre prestation est d’ailleurs unanimement reconnue par les équipes satellites qui viennent en campagne au CSG. Certains de nos clients n’hésitent pas à affirmer qu’il s’agit de la meilleure base spatiale au monde. Nous devons donc poursuivre dans cette voie. Deuxièmement, nous devons accompagner et faciliter la réorganisation industrielle en cours, qui va permettre de 6 N°107 - Latitude 5 - JUIN 2015 rationaliser les cycles de production et abaisser les coûts des lancements, comme cela a été acté à Luxembourg. Troisièmement, nous devons continuer à faire en sorte que ces changements se déroulent en parfaite harmonie avec le tissu social guyanais. Le CNES est garant de ce véritable contrat social qui s’illustre notamment avec la convention de site mais pas seulement. Les partenariats noués avec les collectivités et institutions régionales sont aussi une façon, pour notre établissement, de participer au développement économique et social de la Guyane. “ Nous devons accompagner et faciliter la réorganisation industrielle ” L5 : Comment envisagez-vous la transition Ariane 5 / Ariane 6 ? JYLG : Ariane 6 est un programme encore trop récent pour envisager cette transition. Nous devons d’abord avancer dans la définition du système de lancement avant de nous poser la question de la fin d’Ariane 5. Je pense que nous commencerons à aborder ce sujet à la fin de 2016, à l’occasion de la prochaine conférence de l’ESA au niveau ministériel. L5 : Parmi les changements qui se profilent dans le secteur, on parle beaucoup de la propulsion électrique pour les satellites. Comment voyez-vous ce chantier et quels pourraient être les changements induits au CSG ? JYLG : Les satellites électriques, c’est un chantier que le CNES a ouvert il y a deux ans. Nous avions pris du retard dans cette technologie et il fallait vraiment rectifier le tir rapidement et remettre l’industrie dans la course. En 2014, le chantier a porté ses fruits puisqu’après une année 2013 plutôt creuse, nos industriels sont revenus en force sur le marché commercial. Et cela va continuer, puisque tout indique que de plus en plus, la propulsion électrique va prendre le pas sur la propulsion classique. Au total, cela va conduire à des satellites plus performants, le gain de masse obtenu grâce à la propulsion électrique permettant d’augmenter le nombre de transpondeurs. En tout état de cause, il était important que l’industrie européenne soit remise à niveau, ce que nous avons fait. Au niveau du CSG, il est vraisemblable que la venue de ces satellites électriques entraînera une modification des processus de remplissage dans les EPCU. C’est une évolution que nous sommes également en train d’anticiper. © CNES/DUCROS David, 2014 © P. Baudon Ariane 6 s'élancera du CSG dès 2020 depuis l'Ensemble de Lancement Ariane n°4 (ELA4) dont la maîtrise d'oeuvre a été confiée au CNES. La Conférence de Luxembourg Le 2 décembre 2014, les ministres chargés de l'espace des États membres de l'Agence spatiale européenne (ESA) se sont réunis au Luxembourg, en session ordinaire. Ils ont accepté le projet de développement d’une famille de nouveaux lanceurs européens et ont approuvé les projets relatifs à la Station Spatiale Internationale et à l’exploration. Cette conférence a ainsi permis d’acter quelques décisions essentielles pour la poursuite des activités de lancement, avec l’adoption de trois résolutions cadre : •— La résolution " Accès de l’Europe à l’Espace ", qui couvre le développement d’Ariane 6 et d’une version améliorée de Vega (Vega C) ; •— La résolution " Stratégie européenne d’exploration spatiale ", qui couvre les trois destinations de l’ESA pour l’exploration (l’orbite terrestre, la Lune et Mars) ; •— La Résolution sur " l’évolution de l’ESA ", qui couvre la vision de l’Agence spatiale européenne jusqu’en 2030. L5 : Au-delà des satellites, quels sont les challenges qui attendent le spatial européen dans le contexte concurrentiel mondial ? JYLG : Le principal challenge est de continuer à fédérer les États européens autour d’une politique spatiale ambitieuse. Cela veut dire convaincre sans relâche nos partenaires de l’importance stratégique et économique de ce secteur, pour construire une Europe spatiale plus flexible, qui s’adapte aux évolutions. Lorsque l’on observe les méthodes de la concurrence américaine et même s’il n’est pas question de calquer nos modèles sur ces méthodes, il paraît évident que l’industrie et les agences doivent innover pour rester dans la course. Les méthodes utilisées par SpaceX dans le domaine des lanceurs ou annoncées par Google dans celui des satellites, peuvent conduire à de N°107 - Latitude 5 - JUIN 2015 7 nouveaux standards. Nous sommes donc face à un double challenge, nous adapter à l’évolution du monde et à l’arrivée de nouveaux acteurs, tout en tirant le meilleur parti de la coopération européenne, sans laquelle nous n’existerions pas. L5 : Vous avez évoqué, il y a peu, l’effet de levier démultiplicateur du CNES sur l’industrie et sur l’emploi, qu’en est-il au niveau de la Guyane ? JYLG : Les études économiques montrent qu’un emploi au CSG induit cinq emplois en Guyane. Cela signifie que quand le secteur spatial va bien, la Guyane va bien également. Nous sommes dans une interaction qui fonctionne de façon très positive, qui doit continuer. Compte tenu des investissements effectués par l’Europe sur la base spatiale, le CSG représente le point central des systèmes de lancement, c’est le plus bel actif de l’Europe spatiale. Il faut donc qu’il continue de se développer en synergie avec son environnement régional économique et social. Cela signifie que si nous réussissons les challenges qui s’annoncent à l’horizon d’Ariane 6 et audelà, la Guyane ne pourra qu’en être bénéficiaire, au même titre que le spatial européen. C’est un partenariat gagnantgagnant depuis déjà longtemps et il n’y a pas de raison pour que cela ne perdure pas. Mon seul regret est de ne pas pouvoir venir plus souvent en Guyane et au CSG, car quelle qu’en soit la durée, j’apprécie chaque fois mon séjour ici. “ Le CSG est le plus bel actif de l’Europe spatiale ” 8 De son côté, Bernard Chemoul est la cheville ouvrière qui doit guider le Centre Spatial Guyanais pour s’adapter aux défis de demain. Entre objectifs nationaux et développement de la région Guyane, il doit harmoniser les besoins des uns et les moyens des autres. Cela passe par une réflexion permettant de se projeter dans l’avenir à court, moyen et long terme. Latitude 5 : Le chantier Ariane 6 est probablement le sujet qui mobilise le plus d’attentes. Comment s’organise-t-il et quelles sont les retombées possibles pour la Guyane ? Bernard Chemoul : Ariane 6 est un projet qui prévoit environ six cent millions d’Euros d’investissements sur les installations sol, dont on estime que 15 à 20 % concernent des activités fortes en Guyane. Avec un premier lancement prévu fin 2020, il n’y a pas de temps à perdre. La phase de terrassement, dont les appels d’offres ont été lancés en avril, démarrera dès cette année en période sèche, donc au troisième trimestre. Le CNES (DLA/SDS) prévoit de lancer les appels d’offres pour les infrastructures à la fin de l’année pour démarrer ces travaux le plus tôt possible en 2016. Nous aurons donc un chantier en pleine puissance de 2016 à 2018. Après la construction des installations viendront les essais pour mettre au point ces dernières mais aussi les premiers exemplaires du lanceur, les opérations d’intégration et les chronologies. Pour réaliser tout cela, et notamment la phase chantier, nous allons nous appuyer sur des entreprises locales, avec pour effet d’alimenter l’économie locale comme l’emploi. On peut tout à fait envisager que les entrepreneurs de Guyane soient associés sur place à des entreprises européennes plus importantes, et c’est d’ailleurs ce que nous avons suggéré à toutes ces entreprises lors des " CSG Industry Days " en avril dernier. L5 : L’autre grand point d’intérêt est la restructuration industrielle à venir. Que peut-on en dire aujourd’hui ? BC : Nous sommes au terme d’un processus de réflexion pour déterminer comment reconduire nos Contrats Industriels (CI) qui se terminent au 31 décembre 2016, avec le challenge Ariane 6 à l’horizon 2020. Dans le contexte concurrentiel que nous connaissons, nous devons tout mettre en œuvre pour améliorer notre compétitivité et être plus efficaces : établir des synergies, simplifier des opérations ou des cycles... Nous devons également considérer la nouvelle organisation industrielle qui se met en place, avec la nécessité d’une efficacité économique pour faire face aux enjeux de compétitivité. Tous les principes d’organisation ne sont pas encore figés. N°107 - Latitude 5 - JUIN 2015 Aussi, pour prendre en compte ce contexte évoluant et pour affiner les optimisations et synergies permettant des gains de compétitivité significatifs pour le fonctionnement du CSG, nous avons décidé, en accord avec l’ESA, de prendre un temps de réflexion supplémentaire en prolongeant les CI actuels d’une année. Par ailleurs, cela permet de nous rephaser avec le programme de l’Agence Spatiale Européenne qui finance aux deux tiers nos coûts fixes de fonctionnement et qui se termine en 2018, et ainsi mieux organiser la phase contractuelle suivante. “ Prolongation d’un an des Contrats Industriels du CNES/CSG ” Cette phase appelle à examiner l’organisation des responsabilités entre les différents donneurs d’ordres, le découpage des activités industrielles, les méthodes de management ainsi que la durée optimale des contrats. Nous retravaillerons donc les spécifications des différents contrats, grâce au retour d’expérience de ces dernières années que nous avons clairement formalisé. Nous pensons pouvoir optimiser l’organisation entre les contrats industriels, les périmètres techniques ainsi que la durée des contrats. Grâce aux gains réalisés, le niveau de cadence de lancement sera élevé, la performance de la base maintenue, et l’emploi sauvegardé. L5 : La "JV" est de toutes les conversations. L’arrivée d’ASL peut-elle impacter la Base ? BC : ASL est un nouvel acteur important mais la nature même de l’activité est inchangée. Les métiers fondamentaux de la Base ne seront pas touchés. Il ne faut pas perdre de vue que nous visons l’efficacité pour abaisser significativement les coûts et ainsi préparer Ariane 6, qui reste l’objectif principal. Cette année de réflexion L5 : Comment s’organise le CSG pour accueillir plus de satellites électriques ? BC : C’est un saut technologique dans la propulsion des satellites qui va induire un renouveau des opérations à l’Ensemble de Préparation des Charges Utiles. Avec des contraintes de sécurité moindres, ils devraient réduire les temps de campagnes et ainsi permettre d’accueillir plus de satellites. Nos EPCU sont déjà compatibles - nous avons notamment accueilli Artemis pour V503 -, les quelques adaptations seront mineures. Au-delà de ça, je trouve salutaire de ne plus utiliser de flux toxiques que sont les ergols. Les " CSG Industry Days " du 22 au 24 avril 2015 Le CSG est trop souvent critiqué sous prétexte que ses marchés sont inaccessibles aux entreprises guyanaises. Dans un souci d’information et de transparence, le CNES organise depuis deux ans les " CSG Industry Days ". Durant deux jours, l’agence spatiale française présente aux entreprises locales et européennes le programme d’investissement du CSG pour les années à venir, et qui concernent des opérations de rénovation comme de modernisation de la Base et, désormais le chantier Ariane 6. Selon Bernard Chemoul, « cette opération a été très bien reçue, avec une très forte participation des entrepreneurs locaux en attente d’information sur ces chantiers : en quoi consistent-ils, comment s’organisent les appels d’offres et comment y répondre, etc. Ce fut également l’occasion de mettre en contact des industriels de niveau européen avec les entreprises locales, permettant ainsi à ces dernières de se positionner comme soutien pour les plus importantes. Les entrepreneurs Guyanais ont particulièrement apprécié cette séance, percevant que le CSG leur est accessible et qu’ils peuvent être pleinement acteurs de cette démarche de construction et d’appels d’offres ». L5 : L’Internet pour tous est un autre challenge du président du CNES, un domaine dans lequel le CNES/CSG est depuis longtemps engagé au profit de la Guyane. Quelles actions sont prévues dans ce cadre ? BC : Parmi ses missions, le CNES s’engage à soutenir le développement économique guyanais, ce qu’il fait tout particulièrement avec la Mission Guyane. L’Internet pour tous est une tendance nationale qu’il faut également viser en Guyane et le CNES y contribuera par son expertise. En Guyane, nous avons deux fers sur le feu, avec tout d’abord une Convention numérique signée en juillet 2014 avec la Région Guyane et qui envisage l’étude d’une charge utile de télécommunications, passagère d’un satellite principal ,au profit du désenclavement numérique du territoire, donc pour relier l’intérieur des terres avec le littoral. Par ailleurs, l’Europe met en place un câble avec le Brésil pour une liaison directe entre les deux continents. Nous pensons que ce câble pourrait porter une branche qui connecterait la Guyane directement à l’Europe et offrirait ainsi une capacité de connexion numérique vers l’extérieur. “ Développer une économie numérique en Guyane ” Connexions sécurisées, développement des activités de recherche, intensification des télé‑technologies... Ainsi équipés, le CSG pourra avoir une offre de service numérique de haut standard pour les opérateurs, qui contribuera à sa compétitivité. D’autre part, nous pouvons imaginer le développement d’une économie numérique sur le territoire guyanais, une opportunité en harmonie avec la jeunesse de la population et ses besoins. Cela nécessite bien sûr des investissements avec une vision sur le long terme. Le CNES sera présent aux côtés des décideurs dans leurs choix et initiatives avec une logique gagnant-gagnant pour le CSG et pour le territoire.. L'Ensemble de Préparation des Charges Utiles du CSG s'adaptera aisément aux satellites électriques. © H. Rouffie permettra aussi de voir comment vont se positionner ASL et Arianespace. Le CNES restera très présent en tant qu’opérateur de la Base de lancement. Les cadences de lancements et les chantiers à venir garantissent une forte activité pendant dix ans. Peu de secteurs industriels ont autant de perspectives sur dix ans ! Il n’y a pas d’inquiétude à avoir, nous ne pouvons pas tout révolutionner, à commencer par les acteurs qui ont l’expérience et l’expertise de leurs activités. N°107 - Latitude 5 - JUIN 2015 9