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L’Encéphale (2009) 35, 234—240
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
CAS CLINIQUE
Pronostic social des schizophrénies en Tunisie :
étude transversale à propos de 60 cas
Social outcome of schizophrenics in Tunisia:
A transversal study of 60 patients
R. Rafrafi, L. Zaghdoudi ∗, M. Mahbouli, R. Bouzid, R. Labbane, Z. El Hechmi
Service de psychiatrie F, hôpital Razi, 12, rue des Orangers, 2010 Manouba, Tunis, Tunisie
Reçu le 15 octobre 2007 ; accepté le 7 mai 2008
Disponible sur Internet le 23 septembre 2008
MOTS CLÉS
Schizophrénie ;
Social ;
Pronostic ;
Évolution
KEYWORDS
Schizophrenia;
Social;
Prognosis;
Outcome
∗
Résumé Des études transculturelles suggèrent que le pronostic des schizophrénies est meilleur
dans les pays en voie de développement. L’objectif de ce travail était d’étudier le degré de
l’handicap social et les facteurs pronostiques des schizophrénies dans une population tunisienne
et de comparer cette évolution à celle constatée dans les pays industrialisés. Notre étude a
inclus 60 patients répondant aux critères diagnostiques des schizophrénies selon le DSM IV et
traités depuis au moins cinq ans. L’adaptation sociale a été évaluée à partir d’un entretien
semi-structuré, de la cotation de l’échelle globale du fonctionnement (EGF) et des données
recueillies à partir des dossiers médicaux. Il ressort, de cette étude, cinq ans après le début du
traitement, 67,9 % avaient un pronostic social défavorable. Tous les indicateurs sociaux, sauf
la sexualité et le statut matrimonial, suivaient globalement le même cours : une aggravation
statistiquement significative entre la phase prémorbide et l’état évolutif à deux ans. Il y a
peu de variabilité entre deux et cinq ans puis une stabilisation statistiquement significative
au-delà de cinq ans d’évolution. En conclusion, l’échantillon étudié ne semble pas confirmer la
fréquence élevée des évolutions favorables des schizophrénies, sur le plan social, dans les pays
en développement.
© L’Encéphale, Paris, 2008.
Summary
Introduction. — Transcultural studies suggest that the social outcome of schizophrenia might
be better in developing countries than in industrialized ones. This study aims to check this
hypothesis and attempted to identify prognostic indicators of schizophrenia among Tunisian
patients.
Methods. — This study included all the outpatients responding to DSM IV criteria of schizophrenia
for at least five years, during the study period. The assessment tools were: an interview with the
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (L. Zaghdoudi).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008.
doi:10.1016/j.encep.2008.05.001
Pronostic social des schizophrénies en Tunisie
235
patients and their families, data from medical records and the Global Assessment of Functioning
scale (GAF) applied for the premorbid period, at two years after onset, at five years, and during
the interview (current assessment). The social outcome was assessed by marital and labour
market status, social network, sexuality and the GAF score. The outcome was considered to be
good, if the current GAF > 60, intermediate if GAF was between 31 and 60 and severe if GAF
≤ 30. The three prognostic subgroups were compared in order to look for prognostic indicators.
Results. — Informed consent was obtained from 60 patients (85.7% of outpatients) and from 56
families. The sex-ratio was 4 (48 men/12 women), the mean age of patients was 39.3 years;
the mean follow-up was 14.7 years ([5—45]). School level was six years primary school in the
majority of cases, and the living conditions were poor in 48.3% of cases (n = 29). During the
interview, only 21.6% (n = 13) of patients were married. The majority of patients, who were
working before the first episode, had lost their job. 76.6% (n = 46) did not have any social
contacts and only 23.3% (n = 14) had any sexual activity. Thus, the social outcome was good
in 21% of patients, intermediate in 11.1% and severe in 67.9%. Most social indicators (GAF
score, labour market status, social network) revealed a fairly similar progress: a significant
decline between the premorbid period and two years after the onset. The course reached a
plateau after two years. According to current GAF scores, outcome was good in 25% (n = 15) of
cases, intermediate in 55% (n = 33) of them and severe in 20% (n = 12). Some indicators were
found to be correlated with this outcome: patient related factors; late language development
(correlated with intermediate prognosis [p = 0.03]); a comorbid axis II diagnosis (correlated with
poorer outcome p = 0.04); a poor premorbid global functioning (higher premorbid GAF scores
were correlated with a better outcome [p < 0.03]); family history related factors; consanguinity
in parents (correlated with intermediate-severe prognosis [p = 0.04]); elderly father at birth
(correlated with severe prognosis [p = 0.04]).
Conclusion. — Even if these results are limited in their generalisation, this Tunisian sample
argues that schizophrenia’s prognosis is not better in such a developing country.
© L’Encéphale, Paris, 2008.
Introduction
Les schizophrénies sont un groupe de psychoses graves touchant les adultes jeunes avec une prévalence sur la vie
entière de 0,6 à 1,9 % [13]. Leur évolution est chronique
et leurs conséquences sont majeures : l’OMS classe la schizophrénie parmi les dix premières causes de handicap dans
le monde ; c’est aussi la troisième cause d’années de vie
perdues par incapacité des 15—45 ans [6]. Cette pathologie contribue fortement à l’alourdissement de la charge
familiale et des dépenses de santé. Bien que l’évolution épisodique des troubles soit constatée et la guérison reconnue
pour près de 10 % des cas, le pronostic demeure réservé :
l’évolution est chronique dans 50 % des cas et est résistante
dans 10 % des cas [10]. Par ailleurs, des études transculturelles suggèrent que le pronostic des schizophrénies serait
meilleur dans les pays en voie de développement [19,21,22].
Le but de ce travail était d’étudier le pronostic social
des schizophrénies dans une population tunisienne et de
comparer cette évolution à celle constatée dans les pays
industrialisés. Les facteurs pronostiques, considérés comme
tels dans des populations appartenant aux pays développés,
ont été réexaminés dans le but de déterminer leur validité
« locale ».
Patients et méthodes
Ce travail a consisté en une étude rétrospective avec interview des patients et de leur famille.
L’étude s’est déroulée dans le service de psychiatrie « F »
de l’hôpital psychiatrique Razi de Tunis. Ce service couvre
un secteur d’un million d’habitants constitué par le gouvernorat de Nabeul et une partie de Tunis ville. Le gouvernorat
de Nabeul est une zone côtière à forte migration interne
dont les principales activités sont touristiques et agricoles.
Le recrutement des patients s’est fait d’une manière ponctuelle. Tous les malades ayant consulté durant le mois d’août
2004 et répondant aux critères ci-dessous ont été inclus dans
l’étude :
• les patients ayant reçu le diagnostic de schizophrénie
selon les critères du DSM IV (manuel statistique et diagnostique dans sa quatrième édition) ;
• ce diagnostic de schizophrénie doit avoir été porté depuis
au moins cinq ans ;
• les patients consentant à participer à l’étude et à se présenter aux rendez-vous qui leur ont été fixés accompagnés
des membres de leurs familles.
L’étude s’est basée sur :
• un entretien semi-structuré reprenant l’histoire personnelle, familiale et clinique du patient qui a été
conduit auprès de chaque participant (le patient et le(s)
membre(s) de sa famille). L’accent a été mis sur le fonctionnement psychosocial prémorbide et l’état évolutif à
deux ans, à cinq ans et au jour de l’entretien (état actuel
ou terme évolutif ou « outcome »des anglophones) ;
236
R. Rafrafi et al.
• l’échelle globale du fonctionnement (EGF), permettant d’attribuer des scores en prémorbide, à deux
ans d’évolution, à cinq ans d’évolution et au jour de
l’entretien. La date de début de la maladie a été arbitrairement considérée comme la date du premier contact
avec un psychiatre.
L’évaluation sociale a été basée sur la moyenne des évaluations des statuts professionnels et matrimoniaux, de la
fréquence et de la qualité des relations interpersonnelles et
de la sexualité (en prémorbide, à deux ans d’évolution, à
cinq ans d’évolution et au jour de l’entretien).
Le score EGF actuel a permis de définir trois groupes pronostiques : l’état évolutif était considéré comme bon, si ce
score était strictement supérieur à 60, intermédiaire si ce
score était compris entre 31 et 60 et mauvais si ce score
était strictement inférieur à 31. Les trois groupes pronostiques ont été comparés au vu des différentes variables de
l’histoire personnelle et clinique étudiées, à la recherche
de facteurs statistiquement discriminants.
Le traitement des données s’est fait par : les tests khi-2,
de Student, de Barlett, ou de Kruskal-Wallis selon la nature
des variables et des distributions. Le taux de significativité
a été fixé à p < 0,05.
Résultats
Description de la population étudiée
La description de la population étudiée est la suivante :
• 60 patients parmi les 70 ayant consulté durant la période
de l’étude ont accepté de participer à l’étude soit 85,7 %
de l’ensemble des consultants atteints de schizophrénie ;
• le sex-ratio (hommes/femmes) était égal à quatre ;
• la moyenne d’âge était de 39,3 ans (écart-type = 8,7 ans) ;
• 33,3 % (n = 20) des patients vivaient selon un mode rural,
66,7 % (n = 40) sur un mode urbain ;
• 21,6 % des patients étaient mariés au moment de l’étude.
L’adaptation à la vie conjugale était jugée, de façon subjective, comme « bonne » dans huit mariages parmi 17
(actuels et antérieurs). Quatorze patients étaient parents
d’en moyenne 2,8 enfants ;
• 85 % des patients recevaient une aide financière de leurs
parents, indépendamment de leur statut professionnel.
Un seul patient était marginalisé et cinq vivaient dans
une famille autre que leurs propres familles nucléaires ;
Figure 1 Évaluation du fonctionnement global par le score
EGF en prémorbide, à deux ans, à cinq ans et à l’évaluation
actuelle.
Figure 2
Figure 3
Évolution du taux de nuptialité.
Évolution du statut professionnel.
• 48,3 % (n = 29) des patients ont jugé leur niveau socioéconomique comme étant faible et 50 % (n = 30) comme
moyen ;
• le nombre moyen d’années d’étude était de 7,9 années
avec des extrêmes allant de zéro à 17 années d’étude et
une valeur modale de six années ;
• la durée totale du suivi depuis la première consultation en
psychiatrie jusqu’au jour de l’interview était en moyenne
de 176,3 mois (écart-type 98 mois) soit 14,7 ans, avec
des extrêmes allant de cinq à 45 ans. Cette période a,
arbitrairement, été considérée comme étant l’ancienneté
des troubles.
Progression des indicateurs sociaux
Les Fig.1—5 résument respectivement, la progression depuis
la phase prémorbide jusqu’au jour de l’entretien, des indicateurs suivants.
Le score EGF
La Fig. 1 rend compte de la progression du score EGF depuis
la période prémorbide jusqu’à l’évaluation actuelle.
Il existe une détérioration du fonctionnement global,
entre la période prémorbide et après deux ans d’évolution
(p = 0,004). Le score EGF ne varie statistiquement pas
Figure 4
Évolution de la fréquence des relations amicales.
Pronostic social des schizophrénies en Tunisie
237
Le Tableau 1 résume la progression des indicateurs
sociaux à deux ans, à cinq ans et au terme évolutif. Tous
les indicateurs, sauf la sexualité et le statut matrimonial, suivaient globalement le même cours : une aggravation
statistiquement significative entre la phase prémorbide et
l’état évolutif à deux ans, peu de variabilité entre deux
et cinq ans (différence statistiquement non significative) et
une stabilisation au-delà de cinq ans.
Figure 5
sexuelles.
Évolution de la fréquence des relations hétéro-
entre deux et cinq ans (p = 0,08), ni au-delà de cinq ans
(p = 0,6).
Le statut matrimonial
La Fig. 2 rapporte la progression du taux de nuptialité. Il n’y
avait pas de différence statistiquement significative entre
les périodes prémorbide (sept patients mariés), à deux ans
(sept patients mariés), à cinq ans (huit patients mariés) et
actuelle (13 patients mariés).
Le statut professionnel
La Fig. 3 rapporte l’évolution du statut professionnel : la
moitié des sujets initialement actifs quel que soit la régularité du travail ont perdu leur emploi au bout des deux
premières années d’évolution (p = 0,00). Le statut professionnel n’a statistiquement pas changé au-delà de deux ans.
La fréquence des relations amicales
La Fig. 4 décrit l’évolution de la fréquence des relations
amicales des patients. Le réseau amical s’est statistiquement rétréci (p = 0,00) entre la période prémorbide et deux
ans après le début de la maladie pour se stabiliser par la
suite.
La fréquence des relations sexuelles
hétérosexuelles
La Fig. 5 rend compte de l’évolution de la fréquence
des relations hétérosexuelles des patients : 12 rapportaient
l’existence de relations hétérosexuelles en prémorbide. Ce
taux est resté statistiquement stable à deux ans, à cinq ans
et au moment de l’étude.
Facteurs pronostiques
Le Tableau 2 résume parmi les variables étudiées celles qui
sont statistiquement discriminantes entre les trois groupes
pronostiques. Ainsi, un mauvais fonctionnement prémorbide, le retard d’acquisition du langage, l’existence d’un
diagnostic sur l’axe II, la consanguinité parentale et l’âge
tardif du père à la naissance du patient ont été corrélés à
un mauvais pronostic global.
Discussion
Les aspects culturels peuvent moduler plusieurs aspects
des schizophrénies : définition des troubles, reconnaissance
morbide, demande de soins. . .Il semblerait même que ses
facteurs soient partiellement responsables du meilleur pronostic des schizophrénies dans les pays en développement
[19]. En effet, l’International Pilot Study of Schizophrenia
(IPSS) [22] rapportait qu’à cinq ans d’évolution, deux tiers
des patients étaient asymptomatiques en Inde et au Nigeria alors que 60 % étaient en phase psychotique active au
Danemark. Hopper et al. [19] en réévaluant les cohortes
initiales avec un recul de 13 à 26 ans signalaient la possibilité de biais, spécialement ceux qui se cachent sous
l’étiquette de « facteurs culturels ». Par ailleurs, des études
menées dans les pays en développement trouvaient au Nigeria [11] une majorité d’évolutions sociales défavorables
(évaluée selon le statut professionnel, le lieu de résidence
et les contacts sociaux) et 4 % de patients désocialisés (sans
domicile fixe) ce qu’ils trouvaient comme frappant pour
cette société traditionnellement basée sur la structure familiale. Par ailleurs, Rahman notait 65 % d’évolutions sociales
défavorables au bout de 11 ans de suivi d’une population
malaisienne [11]. Notre étude s’accorde avec ses dernières
et souligne que plus des deux tiers des patients avaient
une évolution sociale défavorable évaluée par un ensemble
d’indicateurs : les situations matrimoniales et professionnelles, les relations interpersonnelles et la sexualité.
En étudiant chaque indicateur à part, notre population
rejoint celles des pays développés.
La fréquence des contacts sociaux
La situation matrimoniale
Le terme de « contacts sociaux » désignait les relations
interpersonnelles extrafamiliales nucléaires telles qu’une
sortie entre amis, une discussion avec un groupe d’habitués
du café, une visite chez des voisins, etc. Dans notre
série, 56,6 % des patients (n = 34) n’avaient presque plus de
contacts sociaux à l’évaluation actuelle. Le réseau social
s’étant significativement appauvri entre les périodes prémorbides et après deux ans d’évolution (p = 0,00) pour se
stabiliser par la suite.
Dans notre série, plus des trois quarts des patients ne
vivaient pas en couple. Une étude danoise [1] comparant
5341 patients atteints de schizophrénie à 53 410 sujets
témoins trouvait que les patients atteints de schizophrénie
étaient significativement plus souvent célibataires que les
témoins de la population générale même 25 ans après la première hospitalisation. De même, en Tunisie, Ben Nasr [3], en
étudiant un groupe de 99 patients schizophrènes DSM III R,
238
Tableau 1
R. Rafrafi et al.
Évolution des indicateurs sociaux à deux ans, à cinq ans et au terme évolutif.
Critère évolutif
Statut matrimonial
Bon : marié
Mauvais : autre
Statut professionnel
Bon : travail régulier
Intermédiaire : travail irrégulier
Mauvais : pas de travail
Amitiés (du même sexe)
Bon : existent
Mauvais : n’existent pas
Sexualité
Bon : il existe une sexualité hétérodirigée
Intermédiaire : ni bon ni mauvais
Mauvais : aucune sexualité (même masturbatoire)
Fréquence des contacts sociaux
Bon : au moins une fois par semaine
Intermédiaire : moins d’une fois par semaine
Mauvais : très rarement ou jamais
Combinaison globale des facteurs sociaux
Pronostic social
Bon
Intermédiaire
Mauvais
Évolution à
2 ans (%)
Évolution à
5 ans (%)
Terme évolutif
(actuel) (%)
11,7
88,3
13,3
86,7
21,7
78,3
28,3
16,7
55
21,6
18,4
60
20
16,7
63,3
28,3
71,7
21,7
78,3
23,4
76,6
20
51,6
28,4
20
55
25
23,3
70
6,7
23,3
16,7
60
25
11,7
63,3
33,4
10
56,6
20,4
28,3
51,3
17,8
18,4
63,8
21
11,1
67,9
recrutés à l’hôpital Razi à Tunis, en consultation comme en
hospitalisation, et évoluant depuis au moins cinq ans, notait
que seuls 17,2 % étaient mariés soit significativement moins
qu’un groupe témoin.
Statut professionnel
En tenant compte de la régularité de l’activité professionnelle, 63,3 % de nos patients ont évolué défavorablement
(aucun travail) et 55 % des sujets initialement actifs ont
perdu leur travail. En France, une étude menée par l’Inserm
[5], dans une population de schizophrènes âgés de 18 à 65
ans, montrait que 12 % seulement des patients, en âge de
travailler, avaient une activité professionnelle salariée dans
le cadre d’emplois non protégés. Au Danemark, Agerbo et
al. [1] montraient que les schizophrénies étaient statistiquement liées à un risque élevé d’exclusion du marché du
travail même 25 ans après la première hospitalisation. Selon
ces auteurs, il existe une association forte et durable entre
les schizophrénies, le célibat, la précarité du statut socioéconomique et le chômage [1].
Autonomie, lieu de résidence : le rôle de la famille
La majorité des patients (n = 54) vivaient avec leur famille
nucléaire et bénéficiaient d’un soutien (logement, etc).
L’Inserm [5] trouvait que seule la moitié des patients, en âge
de travailler, vivaient en famille ou en couple. Les autres
étaient en institution ou sans domicile fixe. Olfson et al
[16] ont étudié une population de 263 patients new-yorkais
atteints de schizophrénie et de trouble schizoaffectif âgés
de 18 à 64 ans, stabilisés et suivis en ambulatoire. Sur une
période de trois mois de suivi, 7,6 % des patients ont rapporté avoir erré sans foyer. Le risque de clochardisation était
corrélé à une symptomatologie sévère et à une comorbidité
avec l’abus de substance. Les travaux tunisiens, le nôtre y
compris, font ressortir l’importance de la place qu’occupe
la cellule familiale au sein du réseau social où évolue le
Tableau 2 Comparaison des trois groupes pronostiques définis selon le score EGF actuel : description des variables statistiquement discriminantes (p < 0,05).
Variables
Groupe à bon
pronostic (n = 15)
Groupe à moyen
pronostic (n = 33)
Groupe à mauvais
pronostic (n = 12)
Taux de consanguinité parentale
Age du père à la naissance (en années)
Existence d’un diagnostic sur l’axe II (n)
Âge d’acquisition du langage (en mois)
Score EGF prémorbide
6,7 %
19,8
2
18
87
54,5 %
35,5
17
36
73,8
58,3 %
37,3
10
26
73
Pronostic social des schizophrénies en Tunisie
patient [7]. En effet, les liens familiaux seraient plus solides
qu’en Occident. Ainsi les patients restent en famille non pas
qu’ils aient un meilleur fonctionnement (puisque le score
EGF actuel est bas) mais parce que la famille continue à
les accueillir. Ben Nasr [3], en Tunisie, trouvait un taux de
clochardisation de 5,25 %. Dans d’autres pays émergeants,
le taux de clochardisation était de 4 % au Nigeria et de 8 %
en Ethiopie (deux enquêtes épidémiologiques en population
générale) et concernait presque exclusivement les patients
de sexe masculin [11,13]. Il faut donc relativiser le rôle
« protecteur » des familles dans les pays en développement.
La famille serait d’un bon soutien, mais en l’absence de
structures sanitaires de relais, et avec les nouvelles exigences des modes de vie en mutation, le support familial
s’épuise. La famille peut, elle même, être source de mauvais
pronostic. Cependant, l’impact de la maladie sur la famille
du schizophrène est lourd même dans les pays émergeants.
Il est d’ordre financier en premier lieu puis d’ordre social
(stigmatisation. . .) [17,20].
Dans notre étude, la sexualité et le taux de nuptialité
sont initialement insatisfaisants dès la période prémorbide
et demeurent bas. En somme, tous les autres indicateurs
sociaux étudiés séparément aussi bien que le pronostic social
global ainsi que le fonctionnement global évalué par l’EGF
montrent que le pronostic social des patients est lourdement
grevé au bout des deux premières années d’évolution de la
maladie, varie peu entre deux et cinq ans et se stabilise audelà de cinq ans. Ce profil évolutif est partagé par plusieurs
études [2,3].
Ce travail a tenté de retrouver des facteurs corrélés
au pronostic global de la maladie, nous n’avons rapporté
que certains facteurs significatifs et concordants avec les
données de la littérature. Ainsi, l’inadéquation sociale prémorbide a été considérée par plusieurs auteurs comme l’un
des principaux facteurs prédictifs de l’évolution des schizophrénies [1,4,8,9,11,12,14,16,18]. De même, le retard
d’acquisition du langage a été retrouvé par Cannon et al.
[4]. Le taux de consanguinité parentale dans l’ensemble
de l’échantillon étudié était de 44,1 % et était significativement plus bas dans le groupe à bon pronostic. Cette
forte consanguinité dépasse celle de la population générale
qui est de 38 % selon l’office national de la famille et de
la population. Ce résultat mérite certainement d’être plus
développé. L’âge du père à la naissance du patient était plus
avancé en cas de pronostic défavorable et n’était pas expliqué par un éventuel décès survenant précocement dans la
vie du patient. L’association entre l’âge paternel avancé et
la survenue de troubles congénitaux par mutations de Novo
a été établie [15]. De récentes études ont établi un lien
avec un risque accru de schizophrénie dans la progéniture.
La valeur pronostique de l’âge de paternité avancé n’a pas
été décrite.
Conclusion
En conclusion, le devenir social des patients étudiés était
au moins comparable sinon plus grave que celui des patients
des pays développés. Les résultats de cette étude ne sont
pas généralisables à l’ensemble de la population de patients
souffrant de schizophrénie en Tunisie. Ce travail contribue
néanmoins à la description de l’évolution et du pronostic
239
des schizophrénies dans une population de patients suivis
en milieu hospitalier.
Parmi les facteurs pronostiques, une place particulière
est accordée au fonctionnement prémorbide qui semble
être déjà altéré chez une proportion non négligeable
de patients et serait le marqueur d’une vulnérabilité
« constitutionnelle » aux schizophrénies.
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