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j’ai été un salaud…
HUMEUR : Hier, j’ai été un salaud…
jeudi 20 octobre 2016, par Pierre Titeux, chroniqueur
Hier, j’ai été un salaud. Oh, cela ne constituait pas une première et ne s’avérera sans doute pas une
dernière mais mon comportement fut cette fois particulièrement dégueulasse. Imaginez : j’ai délibérément
refusé de « réaliser le vœu le plus cher d’un enfant malade » ! Arc-bouté sur mes principes, je n’ai pas
daigné répondre à l’appel de « Sophie, la maman d’Elise » [1] qui intercédait en faveur de sa fillette
hospitalisée ; replié derrière ma morale psychorigide, j’ai résisté avec morgue à son récit tellement
poignant qu’on me conseillait de « prendre un siège » avant de le parcourir…
« Les adieux ont été déchirants. Elise a longtemps serré son meilleur ami dans ses petits bras. Quand il a
vraiment fallu partir et que j’ai dû arrêter cette longue étreinte, le visage d’Elise était rouge et ses joues
humides. « Est-ce que Zeno pourra venir avec moi, s’il te plaît ? » m’a-t-elle demandé alors qu’elle séchait
ses larmes et me regardait avec un air plein d’espoir. « C’est mon meilleur ami, Maman. Quand il est avec
moi, je suis moins triste et j’ai moins mal. »
Qu’est-ce que j’aurais voulu répondre « oui » ! J’aurais tout donné pour apaiser un peu sa tristesse avec
un mot d’encouragement : « Ne t’en fais pas, ma chérie, Zeno viendra te rendre visite. » Mais je n’ai pas
pu le lui dire, car Elise allait être hospitalisée et, en Belgique, les animaux ne sont pas admis dans les
hôpitaux.
Elise a du rester des semaines à l’hôpital, plus longtemps que prévu. Le traitement était lourd. Mais ce ne
sont pas ces examens à répétition qui étaient le plus dur pour Elise. Ce n’était pas les nausées, ni les
crampes, ni les seringues. Le plus dur pour Elise, c’était de ne pas voir Zeno, son ami. Son chien, qui la
comprend comme personne. Avec qui elle partage ses moments de bonheur et de tristesse, et qui arrive
toujours à la réconforter et à la faire rire.
Nous avons accroché des photos de Zeno au-dessus du lit d’Elise. Nous avons aussi fait des vidéos, dans
lesquelles Zeno avait l’air de dire « Où est ma petite maîtresse » et remuait la queue avec enthousiasme
lorsque l’on prononçait son nom… Mais rien ne pouvait remplacer le contact réel avec Zeno. Zeno
manquait à Elise. Et Elise manquait à Zeno. » [2]
Il suffisait de presque rien, « un don de 40 euros ou du montant de votre choix » pour reléguer cette
détresse au rang des mauvais souvenirs, pour « apaiser les douleurs et la tristesse de patients comme
Elise » grâce à la « construction de la Villa Samson où ils pourront voir et caresser tant qu’ils le veulent
leur animal de compagnie ». Il suffisait de presque rien mais je ne leur ai point accordé. Un vrai salaud, je
vous le disais. Et un salaud d’autant plus méprisable que mon comportement relevait de la récidive : il y a
moins d’un mois, j’avais déjà privé une autre fillette, Châu Loan, du « droit à retrouver une vie normale »
en snobant sa demande de financement d’une prothèse destinée à remplacer sa jambe perdue sur une
mine antipersonnel. Un salaud ? Non, une vraie ordure !
A ma décharge, je souhaite préciser que mon attitude méprisable ne relève ni de l’avarice ni de
l’indifférence. Elle résulte d’un refus assumé et revendiqué des méthodes mises en œuvre pour solliciter
mon soutien financier. Je ne supporte pas, en effet, qu’on me dénie un minimum d’intelligence et encore
moins qu’on recoure au chantage émotionnel voire à la culpabilisation pour me soutirer une aumône.
Quand on m’interpelle sur le mode « Monsieur Titeux, laisserez-vous la petite Chimwala mourir de faim ?
» ou « Nous constatons que depuis quelques mois, vous ne nous soutenez plus. Nous ne pouvons pas
croire que vous êtes devenu indifférent au sort de ces populations… », ma réponse instinctive n’est pas «
Non, bien sûr ! » mais une formule que la bienséance m’empêche de retranscrire ici.
« Il est fini le temps du bricolage humanitaire, de la main à la main, d’homme à homme. Les organisations
de charité qui demeurent en vie sont gérées comme des entreprises. Pour survivre, il faut donc apprendre
à apitoyer et aller chercher la fortune là où elle est ! » : il y a 30 ans déjà, Bernard Kouchner in « Charité
business », Le Pré aux Clercs, Paris 1986, p. 169. énonçait le principe qui devait permettre d’accéder au
nerf de la guerre, « apprendre à apitoyer ». Un marketing spécialisé s’est ainsi développé : il ne s’agit plus
de convaincre les donateurs potentiels par des récits venus du terrain mais d’émouvoir en faisant appel à
des histoires nées dans le cerveau formaté d’une « équipe rodée, expérimentée et spécialisée » qui
possède une « maîtrise parfaite des codes et des finesses de la récolte de fonds » [3]. Peu importe la
vraisemblance, la route du portefeuille passe par le cœur, pas par la raison. Et les ficelles ont beau être
grosses comme des amarres, ça à l’air de marcher… Sauf avec des salauds comme moi. Elise, Châu Loan
et Chimwala en ont malheureusement fait les frais… au bénéfice des quelques autres dont les défenseurs
ont su éviter de me prendre pour un con.
Notes
[1] « Dans le souci de respecter la dignité de chacun Sophie, Elise et Zéno sont des noms d’emprunt »
me précise-t-on.
[2] Appel à dons de la « Universitair Zikenhuis Brussel » pour la construction de la Villa Samson,
mailing daté du 5 octobre 2016.
[3] www.dsc.be, site de la principale agence belge spécialisée en récolte de fonds.