Téléchargez le Numéro 1 / Mai 2008 des cahiers de Richard Miller

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Le Singe du Grand’Garde
A tout seigneur, tout honneur. Il me semblait aller de soi d’entamer
la publication de ces Cahiers, consacrés à des sujets variés, par un
hommage rendu au Singe du Grand’Garde. Ce Singe à qui Jules
Destrée jugea légitime en 1933 de dédier son livre Mons et les
1
Montois . On ne m’en voudra pas d’en reprendre les premières
lignes : « Il y a, à l’Hôtel de ville de Mons, à gauche de l’entrée, un
petit singe (…) Que fait là cet étrange animal, à l’entrée d’un édifice
officiel ? D’où vient-il ? De quel temps ? A-t-il une signification ?
Fétiche ? Trophée ? Personne ne répondra à ces questions. Tous
les habitants de Mons, petits et grands, le connaissent et l’ont en
2
affection » .
Pour ma part, je ne prétends pas avoir résolu le mystère. Peut-être
l’aurai-je rendu plus dense encore. Quoi qu’il en soit « notre »
Singe, nous le verrons, n’est pas sans parenté : l’histoire de l’art en
a repéré les traces.
Commençons donc par le commencement, c’est-à-dire par ce que
l’on connaît plus ou moins sûrement. A cet égard la synthèse
publiée en 2002 par Benoît Van Caenegem, conservateur de la
3
Collégiale Sainte-Waudru, demeure la plus exhaustive . Celui-ci
identifie trois hypothèses répandues parmi la population : le Singe
serait le chef d’oeuvre d’un apprenti forgeron voulant accéder à la
maîtrise dans sa profession ; il serait l’enseigne d’une taverne
située dans les caves de l’Hôtel de Ville (on sait qu’en 1883 le
Collège avait autorisé la pose d’une enseigne ainsi rédigée :
« Grand Caveau de la Place-Estaminet »), taverne qui aurait
disparu au tournant du siècle ; enfin, le Singe aurait servi de pilori
1
Jules Destrée, Mons et les Montois, Paris-Bruxelles, L’Eglantine, 1933.
Jules Destrée, op.cit., p.9. Pour celles et ceux qui auraient apprécié cette citation datant
de 1933, en voici une autre : « Il y a bien à Mons trois ou quatre fontaines : elles sont
toutes sans eau. Ce ne sont donc pas des fontaines et je le déplore car, à mon sens,
l’eau qui coule, qui brille, qui bruit est un des grands charmes des villes. La ville de Mons
a, dans ses boulevards et ses jardins, de beaux arbres : elle n’a pas de fontaines », p.40.
3
Benoît Van Caenegem, Sur la façade de l’Hôtel de Ville de Mons : l’énigme du Singe du
Grand’Garde, Extrait des Annales du Cercle Archéologique de Mons, Tome 79, 2002.
2
pour enfants méchants. Entre les trois hypothèses, Van Caenegem
ne choisit pas. Par contre il confirme que la tradition de portebonheur pour celui qui caresse la tête du Singe de la main gauche
a vu le jour et s’est répandue depuis 1930. A l’origine de celle-ci on
trouve Paul Heupgen ; docteur en droit et historien passionné par
sa Ville, il est une des hautes figures « culturelles » de Mons. C’est
à lui que l’on doit également la statue dite du Ropieur, réalisée par
le sculpteur Gobert en 1937, ainsi que l’ouverture de la Maison
Jean Lescarts, en 1931. Dans une de ses Viéseries publiée par le
quotidien La Province, il écrivit : « On ne sait d’où il vient, ni
pourquoi il est là : il existe bien des hypothèses, mais on n’a
aucune certitude. Aucune certitude sauf celle-ci : quiconque le
4
caresse, est assuré du bonheur au moins pour un an » . Mais,
remarque Van Caenegem, s’attarder auprès du Singe était déjà
coutumier en 1928 lorsque le Prince Léopold et la Princesse Astrid
avaient visité Mons. C’est encore Paul Heupgen qui eut l’idée de
faire réaliser une carte postale représentant Mons par, écrit Clovis
Piérard, « une charmante Montoise caressant d’un geste aussi
5
naturel que gracieux le crâne de la bête de fer » .
La présence du Singe est attestée dans différents textes et
opuscules. La première mention, certaine, remonte à 1843, sous la
plume de Renier Chalon pour une notice consacrée à l’Hôtel de
Ville. Il y évoque « un ouvrage de fer forgé assez singulier ; c’est
une petite figure de singe accroupi, d’un pied de haut environ. Je
n’ai jamais pu deviner l’usage ni le symbolisme de cet hiéroglyphe
6
municipal » . Peut-être est-ce la raison pour laquelle notre Singe ne
figure pas sur la gravure représentant l’Hôtel de Ville, qui
accompagne la notice.
En 1864, c’est au tour de Charles de Bettignies d’avancer une
interprétation du Singe « en fer battu et non en fer de fonte » ;
lequel serait « le chef d’œuvre d’un maître serrurier qui fit jadis
solennellement cadeau de son travail au magistrat de Mons. Celui4
Clovis Piérard, Paul Heupgen-Chasseur de Viéseries, Bruxelles, 1951, p.123.
Clovis Piérard, Caressez l’singe, in La province, 12-13 juin 1933, p.2
6
Renier Chalon, L’Hôtel de Ville de Mons, in Messager des sciences historiques de
Belgique, année 1843, p.43
5
ci, par reconnaissance, aurait ordonné de placer ledit singe près de
7
la grand’garde » . En 1870, l’éditeur Emmanuel Hoyois s’interroge à
son tour : « Est-ce pur caprice de l’architecte de l’édifice actuel,
construit, comme on sait, en 1458 ? Ou bien est-il placé là depuis la
restauration en 1718 ? Serait-ce, selon quelques-uns, l’enseigne
d’une ancienne cantine ? (…) est-ce une allégorie du caractère
montois, malin, railleur par excellence (…) notre héros restera
probablement toujours à l’état d’énigme, à moins qu’en le
descellant, on ne trouve sous ses reins –comme on le prétend- une
boîte renfermant des monnaies, des médailles et une planche
8
d’inauguration ! » .
Seul, Jules Declève en 1883, évoque la possibilité que le Singe soit
« le symbole d’un évènement local », mais sans préciser lequel :
« Dans tous les cas, le Montois tient à cette statuette autant qu’au
dragon, à saint Georges et aux autres personnages du légendaire
9
lumeçon » . Considérée sous cet angle, l’explication serait à
chercher davantage dans les faits et gestes de l’histoire montoise.
Nous y reviendrons.
Gonzalès Decamps, par ailleurs auteur d’une Histoire de l’artillerie
à Mons qui retiendra notre attention, évoque également la statuette
de fer. Il n’ajoute pas grand-chose mais ose un rapprochement
10
avec l’Ours de Bruges et le MannekenPis de Bruxelles . D’ailleurs,
en 1904, sous le pseudonyme de « Joseph Thomassin », Henri
Delahaye rappelle que le Singe était, à l’instar du Manneken-pis,
habillé pour les festivités de la Ducasse : « lés jours dé ducasse, on
avoit soin d’ti, on t’lavoit comme ein infant et on t’habïoit in général
11
ou in éch’vin, c’qui r’viét à peu près au même » .
En 1938, le secrétaire du Syndicat d’initiative de la Ville, Gustave
Casy, consacre lui aussi un paragraphe au Singe dans une
7
Charles de Bettignies, A travers les rues de Mons, Mons, 1864, p.69.
Cf. M.-E.-J. Leclercqz, Mémoires sur l’Histoire de Mons Capitale du Hainaut 1739-1772,
Mons, 1870, p.114.
9
Jules Declève, Silhouette de Mons à travers les siècles, Mons, 1883, p.48-49.
10
Gonzalès Decamps, Mons, Guide du Touriste, 1894, p.16.
11
Joseph Thomassin, Lette ouverte au Sinche du Grand’Garde, in L’Ropïeur, Gazette
Wallonne in route tous lés Quinze Jours, n°12, juin 1904, p.1.
8
plaquette consacrée à l’Hôtel de Ville. Il ne cite pas ses sources
mais il a assurément opté pour une interprétation : « Dans le
soubassement de la façade principale a été encastré, lors de la
construction de l’édifice, un curieux petit singe en fer battu, placée
là, par une fantaisie d’architecte, comme les « cracheurs » de
certains hôtels de ville, les ours de Berne et le légendaire
Mannekenpis de Bruxelles. C’est l’œuvre d’un apprenti frappeur
ème
d’enclume qui désirait passer maître dans sa corporation, au 15
siècle, époque florissante de l’artisanat en notre ville. » Il rappelle
ensuite que ce singe a été utilisé comme pilori pour jeunes
délinquants, avant de conclure sur une nouvelle légende, différente
du rôle de porte-bonheur : « Une amusante légende folklorique
assure que les jeunes-filles en quête d’un mari et qui caressent la
tête de ce petit animal, voient leur vœu exaucé au cours de
12
l’année » . Notons que cette notion « en cours d’année » est peutêtre la source d’une variante elle aussi souvent entendue : caresser
la tête du Singe c’est être assuré de revenir à Mons dans l’année.
Quant au lien avec le mariage, rappelons que c’est une statuette
représentant le Singe qui est offerte aux jeunes époux montois (le
Singe entre les mains de la mariée, le carnet de mariage entre
celles de l’époux). Benoît Van Caenegem cite à ce sujet une autre
variante : pour le couple, caresser la tête du Singe est l’assurance
d’un heureux événement dans l’année.
A ce stade, il faut avouer un sentiment de surprise : autant de
mystères unis à autant d’espoirs heureux ! Et cela, malgré des
recherches passionnées menées par ceux dont j’ai rappelé le nom,
ainsi que par bien d’autres. Malgré aussi le fait, non anodin, qu’il
s’agit de l’Hôtel de Ville, donc d’une façade sur laquelle, à priori, on
n’imagine pas qu’un quidam puisse venir placer un singe en métal,
sans autorisation et à l’insu de tous.
Après le rappel de ces interprétations les plus usuelles, nous
pouvons évoquer deux pistes plus audacieuses. La première
12
Gustave Casy, L’hôtel de Ville de Mons, 1938, p.4
13
provient d’un livre ésotériste et symboliste de Paul de Saint-Hilaire
selon qui l’histoire du petit quadrumane accroupi n’est plus connue
que « de quelques rares spécialistes ». Première affirmation, le
singe serait à cet endroit depuis plus de cinq siècles. Ensuite, le
saint Patron de Mons, avant l’époque mérovingienne et avant
sainte Waudru était, écrit cet auteur, saint Germain, évêque
d’Auxerre. Celui-ci se rendit en Angleterre pour y combattre les
hérétiques et serait supposé être passé par Mons, alors appelée
Castrilocus.
Assez rapidement une rivalité se serait installée entre les
chanoinesses de Sainte-Waudru et le chapitre de Saint-Germain
dont les églises respectives étaient très proches. Le chapitre de
Saint-Germain, moins riche que celui des nobles chanoinesses, se
défendit en marquant son territoire avec les attributs ordinaires de
son Patron. Au nombre de ceux-ci, Paul de Saint-Hilaire cite un
dragon piétiné par le Saint à l’instar des hérétiques terrassés, ainsi
que la représentation d’un singe dépourvu de queue et se tenant
d’une patte le bas du dos. Cette représentation aurait déjà été
14
présente sur le sceau de l’abbaye d’Auxerre vers 1270 . Il s’agirait,
en fait, d’un calembour visuel ; la statuette étant placée dehors, à
l’air, l’objet se lit : singe-air-main-dos-serre, soit saint Germain
d’Auxerre. Par ailleurs, l’imaginaire ayant fait son œuvre, le singe
se tenant le postérieur a très vite suscité le rapprochement avec un
enfant essayant de se retenir. Saint Germain s’est ainsi vu gratifier
du don de préserver les enfants des coliques et diarrhées.
Tout ceci peut séduire mais n’est pas pertinent. L’auteur tout
d’abord cite d’autres représentations de singes, à Paris, Halle et
Huy censées signifier le même jeu de mots. Mais celles-ci soit ont
disparu au cours des temps (c’est le cas à Huy), soit ne sont guère
semblables au singe montois. Par ailleurs pour qu’un calembour
13
Paul de Saint-Hilaire, Les Saints guérisseurs entre la Mer du Nord et les Ardennes,
Bruxelles, Sympomed Edimed, 1991, p.41-43. Précisons que Paul de Saint-Hilaire (19262000) a vécu toute sa vie à Casteau.
14
Michel Pastoureau dans Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, signale
l’existence possible de ce sceau mais regrette qu’il n’en existe aucune trace ; Paris, Le
seuil, 2004, p.394.
fonctionne, la première condition est d’user d’un parler bien établi.
ème
Or, si dans la langue française du 20
siècle, les mots se
prononcent bien : singe-air-main-dos-serre, il en allait tout
autrement en région de Picardie et de Wallonie, durant les siècles
précédents. Il suffit de relire le livre de Destrée pour y trouver le mot
« sinche » en lieu et place de « singe ». Enfin, et je me réfère aux
recherches menées par François Collette qui, dans le premier tome
15
de son histoire de Mons , a montré que ce n’est pas saint Germain
d’Auxerre qui fut le saint patron de Mons mais saint Germain le
ème
siècle. En effet Regnier III avait
Parisien, évêque de Lutèce au 6
épousé Hadwige, fille de Hughes Capet qui lui avait offert en dote
des biens appartenant à l’abbaye Saint-Germain des Prés de Paris.
Ce qui permet de situer la fondation de la paroisse montoise de
ème
Saint-Germain fin du 10
siècle, vers 998. Toutefois, écrit
François Collette, si on considère que la statuette est un rébus,
celui-ci pourrait alors se lire : singe-air-main-en-leis (« en leis »
signifiant en vieux dialecte « un côté »), c’est-à-dire Saint-Germain
16
en Laye . Ces correctifs étant apportés, l’auteur estime lui aussi
que « notre » statuette ornait une partie de l’église montoise de
Saint-Germain, laquelle avait été détruite par arrêté du 17 février
1793 pris par l’Administration Provisoire de la Ville Libre de Mons,
organe mis en place immédiatement après la victoire des Français
à Jemmapes. La représentation en fer forgé d’un singe ne
présentant pas, et pour cause, de caractère religieux apparent, elle
échappa à l’iconoclasme révolutionnaire. Aussi a-t-elle pu être fixée
sur la façade de l’Hôtel de Ville : il s’agirait donc d’une sorte de
signal des milieux cléricaux en un temps d’anticléricalisme
exacerbé. Restons-en là, j’ai expliqué ci-dessus pourquoi la théorie
du jeu de mots ne me convainc pas.
Une autre interprétation circule, principalement portée par René
Lemur, qui voit également dans le Singe un signal déguisé
d’opposition, ou du moins de moquerie, à l’égard de troupes
15
François Collette, Ils ont construit Mons, t.1, Jumet, Régie IP, 2005, p.53.
Par ailleurs, François Collette apporte une information à propos du singe hutois qui se
serait trouvé à la porte de Bethléem de l’église Saint-Germain afin de soutenir la statue du
saint évêque.
16
d’occupation, non plus cette fois les Sans-Culottes français mais les
soldats de l’Espagne catholique. Pour comprendre de quoi il est
question, il importe de resituer historiquement notre appartenance à
la Couronne d’Espagne à travers ce que l’on appelle les anciens
17
Pays-Bas , lesquels correspondent aujourd’hui à la Belgique, aux
Pays-bas, au Luxembourg ainsi qu’au département du Nord de la
France et à une partie du Pas-de-Calais.
A la mort de Charles le Téméraire en janvier 1477, le roi Louis XI va
réaffirmer son autorité sur les territoires de Bourgogne, de Picardie,
du Boulonnais, de l’Artois et d’une partie du Hainaut, tandis que le
reste des terres va demeurer l’héritage de la fille de Charles le
Téméraire, Marie de Bourgogne, laquelle a séjourné à plusieurs
reprises à Mons. Mais âgée de 19 ans, celle-ci n’est pas en mesure
de maintenir son autorité sur les Pays-Bas. Ce qui va amener, du
côté des Habsbourg, l’empereur Frédéric III à décider le mariage de
son fils Maximilien avec Marie. Les anciens Pays-bas vont alors
glisser, par héritage, dans l’escarcelle de leur fils Philippe le Beau
lequel épousera, en 1493, Jeanne, fille des Rois catholiques
d’Espagne. Ce mariage constitue pour nous un élément-clé
puisqu’il est à l’origine de l’appartenance de nos régions à la
Couronne d’Espagne.
En 1504, Jeanne monte sur le trône de Castille, emmenant en
Espagne son mari qui y décède deux ans plus tard. Les anciens
Pays-Bas deviennent alors la propriété de leur fils âgé de six ans, le
futur Charles Quint. Celui-ci, profondément catholique, ayant reçu
une éducation imprégnée de l’idée de devoir combattre les hérésies
au nom de la foi va s’opposer à la propagation de la religion
réformée. Et ce, avec d’autant plus de force que son empire
territorial repose sur l’unité de la chrétienté. Si celle-ci se déchire ou
se réduit, c’est l’empire des Habsbourg, entre autres, qui se déchire
ou se réduit. En conséquence, Charles Quint va se révéler un
opposant de plus en plus impitoyable à l’encontre des Réformistes.
Après 1540, la plupart des crimes religieux seront punis de mort
17
Cf. Catherine Denys, Isabelle Paresys, Les anciens Pays-Bas à l’époque moderne
(1404-1815) Belgique, France du Nord, Pays-Bas, Paris, Ellipses, 2007.
avec confiscation des biens et sans grâce possible : les condamnés
sont mis à mort par le feu, s’ils s’obstinent dans leur « erreur », ou
par décapitation s’ils se repentent, tandis que les femmes, elles,
sont enterrées vivantes.
Pour mettre en œuvre ses décisions, Charles Quint va créer un
tribunal d’exception, indépendant des juridictions locales et
provinciales. A la tête de ce tribunal inquisitorial, il désigne un laïc,
Frans Van der Hulst qui, vu son efficacité (quelque 1300 personnes
seront torturées et exécutées entre 1523 et 1565) recevra le
soutien du pape comme inquisiteur apostolique. Ces actes vont
évidemment susciter des mouvements de grogne et de
contestation, y compris chez les magistrats des villes.
Les tensions vont s’accroître à partir de l’abdication, en 1556, de
Charles Quint. Son fils Philippe II hérite de l’Espagne et de ses
territoires d’outre-mer, de plusieurs régions d’Italie, ainsi que des
territoires bourguignons en ce compris les anciens Pays-Bas.
Philippe II, à la différence de son père, ne connaît pas nos régions.
Il a été élevé en Espagne et ignore nos caractéristiques culturelles
à commencer par les différentes langues parlées. Pour mater les
Réformistes et remettre les Provinces Unies au pas, il envoie, à la
tête de dix mille soldats espagnols, napolitains et mercenaires
allemands et suisses, le duc d’Albe. Le 22 août 1567, celui-ci est à
Bruxelles et prend ses fonctions de nouveau Gouverneur. Haïssant
les hérétiques, ne témoignant aucun respect à l’égard des droits et
privilèges des villes et provinces, ni pour les libertés des citoyens, il
fait arrêter d’Egmont et de Hornes. Ils seront décapités à Bruxelles
le 5 juin 1568. Dans la foulée, le nouveau Gouverneur crée le
Bloedraad, véritable tribunal inquisitorial d’exception. La répression
est terrible, entraînant des milliers de bannissements et
d’exécutions, ainsi qu’un accroissement des charges imposées.
Les troupes Orangistes remportent alors une victoire importante en
er
s’emparant avec leur flotte, le 1 avril 1572, du port de la Brielle
dans l’estuaire de la Meuse et de l’embouchure de l‘Escaut.
Plusieurs villes se rallient à eux. Dont Mons en mai 1572, à
18
l’occasion de ce que l’on appelle la « surprise de Mons » . Le
comte Louis de Nassau qui avait réussi à faire introduire dans la
ville des armures et des arquebuses dissimulées dans des chariots
prétendument chargés de vin, franchit les remparts avec une petite
troupe et envahit la ville à la surprise quasi générale. Les
Orangistes devenus maîtres de la ville ne recevront pas les renforts
des Huguenots français : ils seront démunis face au duc d’Albe et
restitueront Mons le 21 septembre. Louis de Nassau, vaincu et
malade, quitte la ville par la porte d’Havré. Une liste de soixantehuit condamnés est dressée dont le nom est annoncé « par cri
public, au son de la cloche du beffroi ». Un homme est brûlé vif
« pour avoir persisté à ne vouloir se confesser qu’à Dieu seul » ;
certains sont décapités, d’autres passés au fil de l’épée. Les actes
de torture imposés aux suspects ne s’arrêteront qu’en août 1573.
Au nombre des condamnés figurait l’architecte et sculpteur Jacques
Dubroeucq. Suite à l’intervention des chanoinesses de SainteWaudru, il fut gracié mais maintenu sous surveillance. En gage de
sa bonne foi, il fut contraint de sculpter une statue en l’honneur de
saint Barthélémy, statue à laquelle il prêta son propre visage.
Toutefois les Protestants qui ont été massacrés ou ceux qui avaient
réussi à quitter la ville étaient pour la plupart des artisans
(menuisiers, forgerons, orfèvres…) et des ouvriers du textile : cette
« saignée » portera un coup terrible au développement économique
de Mons.
Avant de poursuivre, revenons quelques instants à Madrid, où un
nouveau personnage va entrer en scène, à savoir le fils illégitime
de Charles Quint, demi-frère du roi Philippe II, Don Juan d’Autriche.
La vie de celui-ci est un véritable roman d’aventures : orphelin dont
19
la mère n’aurait pas pu jurer qu’il était bien le fils de l’empereur ,
Juan devint le plus glorieux défenseur de la chrétienté, celui à qui le
pape Pie V confia la bannière de la Sainte Ligue. A l’âge de 26 ans,
il reçut le commandement de la flotte chrétienne, constituée de
navires espagnols, vénitiens et génois, avec pour mission d’arrêter
18
Karl Petit, Mons, Bruxelles, Artis Historia, 1989, p.31-32.
Edmonde Charles-Roux, Don Juan d’Autriche Bâtard de Charles Quint, Bruxelles,
Racine, 2003, p.205.
19
l’expansion des Turcs en Méditerranée. Ce fut chose faite le 7
octobre 1571 lors de la bataille de Lépante.
Si on peut établir un lien « espagnol » avec notre statuette, c’est
bien à travers lui. Un lien plus direct que la seule présence de
quelques singes dans les œuvres picturales de l’époque, œuvres
représentant des grands d’Espagne, maîtres des Amériques, qui ne
négligeaient pas de symboliser par des animaux exotiques
l’immensité de leurs territoires.
Il faut comprendre que Lépante constituait en soi un fameux pari :
l’ensemble des forces navales de la chrétienté réunies sous le
commandement d’un jeune chef ! Une défaite eût été une
catastrophe pour l’Eglise. C’est pourquoi, la peur au ventre, tous
étaient en attente du moindre signe qui leur viendrait de Dieu.
Quand les deux forces furent en présence, ce fut du côté turc un
déchaînement de cris, de boucliers entrechoqués et de coups de
mousquets. Du côté chrétien, seul régnait le silence : Don Juan
venait d’apparaître à la proue, portant la Toison d’Or autour du cou.
Sur chacun des navires, tous s’agenouillèrent. Au moment où il fit le
signe de croix, le vent passa d’Est en Ouest, donnant l’avantage
aux voiles chrétiennes. Tel fut, à leurs yeux, le premier signe divin.
Peu avant midi, un premier boulet fut tiré, comme simple signal, à
partir du navire capitan. Or, il alla s’abattre en plein sur le grand
fanal du navire de tête musulman. Ce fut un deuxième signe. Enfin,
au cœur du combat, Don Juan occupé de se battre au côté de ses
soldats se retrouva au pied d’un mât criblé de flèches. Au-dessus
de lui, un singe appartenant à l’équipage, assistait au massacre
lorsqu’une flèche vint se planter soudain en plein dans un christ de
bois : « Le singe fit un bond jusqu’au crucifix, arracha la flèche, la
20
brisa entre ses dents et la jeta à la mer » . Ce fut là, on s’en doute,
le troisième signe de la faveur divine.
La victoire fut chrétienne. Quelques jours plus tard, le 31 octobre
1571, la flotte de Don Juan fit son entrée à Messine ; l’émotion était
immense. Les navires chargés de morts et de blessés agonisants,
20
Op.cit p.168
endommagés par les combats, couverts de projectiles, s’en
revenaient avec à leur bord quinze mille chrétiens qui avaient été
réduits en esclavage par les Turcs. Dans les rues de Messine où se
pressait la foule, Don Juan prit l’habitude de se promener avec, sur
l’épaule, le singe devenu célèbre. Peintres et sculpteurs furent
sollicités pour représenter ce jeune héros appelé désormais le
« colosse de Messine ». Malheureusement celui-ci ne fut pas
récompensé comme il l’espérait. Il n’était que le demi-frère de
Philippe II, lequel n’appréciait guère cette gloire fraternelle. Alors
que Don Juan, à Naples, ne rêvait que de s’embarquer à nouveau à
la tête de sa flotte pour aller, cette fois, délivrer la reine catholique
Marie Stuart, et régner avec elle sur l’Angleterre et l’Ecosse
réunies, il fut envoyé à Bruxelles où il se rendit rapidement compte
de ce que les Orangistes profitaient de pourparlers en cours pour
reprendre une à une les grandes villes que sont Haarlem, Utrecht et
Amsterdam. Il décida alors de quitter Bruxelles, laissant la place à
Guillaume d’Orange qui y fit une entrée triomphale le 23 septembre
1577. Sous la pression de celui-ci, les Etats Généraux destituèrent
Don Juan lequel se retrancha à Namur et ensuite au Luxembourg.
Là, il reprit ses troupes en main et repartit à l’offensive. Le 31
janvier 1578, il écrasa, avec l’aide de Farnèse, l’armée Orangiste à
Gembloux. Guillaume fut obligé de quitter le Hainaut.
Il est intéressant de pointer les événements qui eurent lieu à
Sichem. Cela permettra de mieux comprendre que lors du premier
siège du château d’Havré par les troupes espagnoles, les
occupants se rendirent sans combattre. Après des combats
acharnés, qui firent beaucoup de morts dans les rangs des
assaillants (composés de Wallons, d’Allemands, d’Espagnols et de
Lorrains), Sichem fut prise et livrée au pillage. Une centaine de
soldats orangistes s’étant réfugiés dans le château, il leur fut
proposé de se rendre avec l’engagement d’avoir la vie sauve. Ils
eurent le malheur d’accepter, leur chef fut pendu et les soldats
noyés dans le Démer. Farnèse avait obéi aux ordres de Don Juan
qui avait voulu « châtier de façon exemplaire des gens qui s’étaient
obstinés, dans une ville si faible et si peu importante, à attendre des
21
coups de canon » . On comprend que les habitants d’Havré, de
Mons et autres villes, craignaient de telles représailles.
Voilà pourquoi certains, dont René Lemur, estiment que le Singe de
Mons, pourrait être une figurine chargée d’ironie à l’encontre de
l’oppresseur, une sorte de rappel désuet et goguenard de leur
présence et, plus encore, de leur départ. Ce qui n’implique pas,
remarquons-le, qu’elle ait été nécessairement façonnée à cette
époque. La statuette pourrait être d’origine plus médiévale et avoir
été chargée de signification « espagnole » après coup.
Toutefois, me semble-t-il, la seule question qui fondamentalement
demeure est celle-ci : pourquoi un singe en fer forgé ? Benoît Van
Caenegem, on vient de le rappeler, cite différents auteurs sensibles
à cet aspect : le Singe serait peut-être « le chef d’œuvre d’un
forgeron voulant accéder à la maîtrise dans sa profession » (Van
Caenegem), « le chef d’œuvre d’un maître serrurier » (De
Bettignies), « un chef d’œuvre de forgeron présenté lors de l’entrée
dans le métier » (C.Piérard). Parmi ces citations celle de Gustave
Casy en 1938, secrétaire du Syndicat d’initiative, va plus loin :
« …un curieux petit singe en fer battu, placé là, par une fantaisie
d’architecte … œuvre d’un apprenti frappeur d’enclume qui désirait
ème
siècle, époque
passer maître dans sa corporation, au 15
florissante de l’artisanat en notre ville ». Cette piste souvent
évoquée est la plus vraisemblable, mais pour qu’elle soit davantage
que conjecturelle, il lui manque, on le sent bien, un degré
supplémentaire : il faut répondre à la question de savoir pourquoi
un singe. Pourquoi, si c’est devant le mur que l’on reconnaît le
maçon, est-ce devant le singe qu’on reconnaîtrait le forgeron ?
Quel est le lien entre une épreuve d’apprenti et cet animal ? Aussi
longtemps que ce lien demeurera incompris, le Singe du
Grand’Garde ne nous dira rien de l’extraordinaire parenté
mythologique et artistique qui est sienne. Or, travaillant depuis
plusieurs années à la rédaction d’une « Histoire culturelle de
Mons », je pense pouvoir apporter à ce sujet des éléments
21
Léon Van der Essen, Alexandre Farnèse et les origines de la Belgique moderne 15451592, Bruxelles, 1942, p.31.
nouveaux, demeurés inaperçus jusqu’à présent. Eléments fondés
sur les recherches accomplies dans le domaine de l’histoire de l’art
22
et de l’iconologie par Erwin Panofsky .
Tout d’abord il faut rappeler que durant le Moyen Âge chrétien
ème
ème
jusqu’aux 14 -15
siècles, la connaissance de la mythologie
gréco-romaine, sans être complètement inexistante, n’est pas
favorisée pour des raisons religieuses, mais aussi à cause des
difficultés rencontrées pour accéder aux textes originaux d’Homère,
Virgile… La connaissance qu’ont pu en avoir nos ancêtres
médiévaux était indirecte, fondée sur des compilations, des sortes
d’encyclopédies recopiées par des copistes. Il revient à Panofsky
d’avoir perçu les conséquences de ce phénomène, et ce à travers
plusieurs exemples dont un qui concerne le mythe
d’Héphaistos/Vulcain, dieu de la forge.
Ceux qui, durant l’Antiquité, lisaient Homère dans le texte
apprenaient qu’Héphaistos était le dieu du feu, de la forge et de
l’artisanat. S’il boitait, c’est parce que Zeus l’avait, avec colère,
lancé sur la terre où il était tombé sur l’île volcanique de Lemnos.
Là il avait été recueilli, soigné et élevé par les Sintiens (en latin « ab
Sintiis »). Cependant comme personne n’avait pu identifier qui
étaient ces « Sintii », les scribes, copistes et lecteurs, durant le haut
Moyen Âge, finirent par remplacer ces mots par d’autres, et
notamment par « ab simiis » : c’est-à-dire en français « par des
singes ». Vulcain, lancé sur terre par Zeus, se serait blessé à la
cuisse et aurait donc été recueilli par des singes. Précisons que
cette « relecture » associant la forge de Vulcain aux singes ne fut
pas la seule à circuler durant le Moyen Âge chrétien, mais elle se
répandit suffisamment pour être retenue par de grands auteurs et
ème
ème
et 15
siècles, de même que pour être intégrée
artistes des 14
dans des ensembles architecturaux. C’est le cas à Ferrare (ville
dont le saint patron est saint Georges, qui est par ailleurs le saint
patron chrétien des forgerons et des métiers du fer), au Palazzo
Schifanoia où sur une fresque représentant la forge de Vulcain on
22
Erwin Panofsky, Essais d’iconologie Les thèmes humanistes dans l’art de la
Renaissance, Paris, Gallimard, 1967.
peut voir des singes ; non pas des représentations de singes
vivants, mais des représentations de statues de singes !
Au-delà de ces arguments qui par eux-mêmes méritent déjà toute
notre attention, le lien entre le Singe du Grand’Garde et la
mythologie propre à l’univers du travail du fer, est conforté par la
présence d’une activité artisanale de forge suffisamment
développée à Mons entre 1300 et 1500 pour que puissent être
présents des maîtres de forge, formés, reconnus, appréciés. Par
ailleurs, à cette époque la diffusion des récits mythiques relatifs à
Héphaistos/Vulcain était suffisante pour que les artisans montois
aient pu en avoir connaissance.
Ainsi, comme l’a montré Claude Gaier, Jehan Cambrai domicilié à
Mons peut être considéré comme un des tout premiers fabricants et
23
marchands d’armes à feu de l’Europe Occidentale ,. C’est à lui que
Philippe le Bon, duc de Bourgogne, a commandé en 1449 les deux
monumentales bombardes, dont la « Mons Meg » qui se trouve
aujourd’hui à Edimbourg. Mais dès 1378, un canon pesant 9.500
livres fut forgé à Mons par dix-huit ouvriers en trois mois. Ce que
confirme Gonzalez Decamps : « On fondait des canons mais on
24
préférait le fer battu avant 1426 » . La fabrique d’armes à Mons, à
cette époque, n’est donc pas négligeable ; au contraire elle est
réputée. En ce cas, il est logique de considérer que ces hommes
attelés au travail du feu avaient une connaissance des symboles
liés à celui-ci. D’autant que cette connaissance leur était nécessaire
pour pouvoir répondre aux exigences de leurs clients demandant la
représentation de telle scène ou de tel dieu sur un ustensile, un
objet mural, un meuble, une arme, un tombeau… Les
encyclopédies et ouvrages de vulgarisation, dont Panofsky a
souligné l’importance, leur était prioritairement destiné. Enfin, on
peut supposer que cette activité artisanale et commerciale était
assez importante pour être « reconnue » à travers un symbole
placé sur la Grand Place.
23
Claude Gaier, Armes et combats dans l’univers médiéval, t.2, Bruxelles, De Boeck,
2004, p.219 et sq.
24
Gonzalez Decamps, Histoire de l’artillerie à Mons, p.13
Quant à la diffusion du texte évoquant Vulcain et les singes, il se
répandit au point que Boccace, auteur rendu célèbre à l’époque par
son Decameron, non seulement le reprend dans sa Généalogie des
Dieux en 1363 qui connut plusieurs éditions, mais le commente,
l’explique et le confirme philosophiquement : Vulcain n’est pas
seulement forgeron, il est le véritable fondateur de la civilisation
humaine. Les singes, écrit-il, sont comparables aux humains en ce
qu’ils imitent les comportements de l’homme tout comme l’homme
imite les procédés de la nature grâce aux arts et techniques. Mais
pour que l’homme soit en mesure de pratiquer ceux-ci, pour que
l’homme devienne donc pleinement humain et se distingue du
singe, il lui fallait le feu. A partir de ce moment les autres
caractéristiques de l’humanité pouvaient se développer : la parole,
l’habitat, la vie en communauté. Plusieurs peintres ont représenté
cette vision de la naissance de l’humanité –qui, on ne peut l’oublier,
recevra une forme de confirmation plus scientifique avec l’œuvre de
Darwin. Je ne citerai ici que Fable, cette œuvre du Gréco, acquise
par le Musée du Prado, et qualifiée d’énigmatique : un singe, aux
25
côtés d’un homme, souffle sur le feu . Il n’est pas sans intérêt de
rappeler que le creuset de l’œuvre du Gréco était, il est vrai,
Tolède, la ville dont les armes forgées étaient convoitées par toute
la chrétienté !
Par ailleurs, même s’il faut éviter d’en tirer des enseignements trop
rapides, on peut rappeler que d’autres civilisations ont considéré,
elles aussi, que le singe était à l’origine du feu et de la forge,
26
notamment les Aztèques .
Enfin curieusement, le lien entre le dieu de l’artisanat et le singe a
trouvé dans nos régions, durant le Moyen Âge, une autre
expression à travers le vocabulaire du compagnonnage dont la
hiérarchie était figurée par les animaux : celui qui suivait l’ensemble
de la formation lui permettant de faire profession de forgeron était
d’abord, au rang de compagnon, appelé « le chien », ensuite il
25
26
Cf. Le Prado, Bruxelles, Fonds Mercator, 1996, p.54.
Cf. Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont, 1982, P.885.
accédait au rang d’aspirant et était appelé « le renard », ensuite
venait l’apprenti dit « le lapin ». Sur eux primait le meilleur et le plus
27
adroit, appelé… « le singe » .
Ma thèse est donc la suivante. La mythologie antique, même mise
à l’index par l’Eglise, n’a jamais totalement disparu. A preuve, la
connaissance même que nous en avons encore aujourd’hui ; elle
nous a été transmise, et pas seulement redécouverte par
l’archéologie à l’instar de ce qui s’est passé pour d’autres
civilisations. Elle est demeurée un soubassement actif de notre
culture. A tel point qu’artistes et artisans n’ont jamais vraiment
cessé de s’en inspirer et d’en représenter les personnages et leurs
aventures. La connaissance des récits mythiques était entretenue
par le biais de compilations qui étaient utilisées entre autres par les
artistes et artisans ; ceux-ci étant, il ne faut pas l’oublier, parmi les
gens les plus cultivés. Ces compilations étaient réalisées par des
copistes : c’est ainsi que le mythe d’Héphaistos/Vulcain, jeté sur
terre et blessé à la cuisse, a connu plusieurs développements
différents, dont un qui fait de lui un dieu boiteux recueilli par des
singes. A ceux-ci il apprendra le secret du feu, notamment le fait
qu’il faille souffler sur la flamme pour l’attiser (de là la multitude de
fours retrouvés dans une plaine où ne cessent de souffler les vents
et qui a pour nom « la plaine d’Héphaistos »). Ce récit fut amplifié
au point que Boccace en vint à expliquer de cette manière l’origine
même de l’être humain. Sans les singes, celui-ci en effet n’aurait
pas appris à maîtriser le feu ni les différents arts techniques.
L’anthropologie, finalement, ne nous dira pas grand-chose d’autre :
parmi les populations simiesques, l’anthropoïde se distingua
notamment par la maîtrise du feu.
Donc, comme on peut le voir à Ferrare, comme on peut le voir dans
l’oeuvre du Gréco, et comme en témoigne le vocabulaire du
compagnonnage, le singe représente ce rapport entre le dieu du
feu et l’homme, cette origine mythique de la technique qui permet
de maîtriser la nature. Que « notre » Singe se tienne la cuisse est
le rappel de ce que le dieu Héphaistos, imité par les singes, boitait.
27
Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, p.3516.
ème
ème
Le Singe de Mons a probablement été créé vers les 14 /15
siècles dans le cadre du vaste essor architectural que connaît la
Ville à cette époque. Le chantier de Sainte-Waudru a débuté en
1450 pour se terminer en 1690 ; celui de Saint-Germain s’est
ème
étendu de la fin du 14
siècle jusque 1490, tandis que la Tour à
l’horloge du château comtal s’est élevée à partir de 1497. Les
fondations de l’Hôtel de Ville débutèrent, quant à elles, en 1456 et
la pose de la première pierre de façade eut lieu, en présence du
Collège et du Receveur de Hainaut, le 8 mars 1459. Les travaux
progressèrent rapidement mais en 1477, durant les troubles
consécutifs à la mort de Charles le Téméraire, l’arsenal voisin du
chantier explosa, détruisant en partie l’édifice en construction.
L’Hôtel de Ville ne fut donc pas terminé selon les plans initiaux et la
façade fut reconstruite vers 1479. On peut penser que la statuette
fut récupérée des décombres et placée sur la façade à cette
occasion : malgré les dégâts et l’immense frayeur qu’avait dû
provoquer l’explosion de l’arsenal, le bâtiment communal avait été
préservé.
Pour considérer de cette façon la représentation d’un singe, pour y
percevoir un symbole « positif », il est évident qu’il faut se défaire
de l’image plus péjorative qui est celle de cet animal dans notre
culture occidentale d’inspiration chrétienne : le singe, en effet, ne
figure pas dans la liste des animaux cités dans le Nouveau
Testament (ni non plus d’ailleurs le chat). Je tiens à souligner que
cette remarque n’a pas été faite par un auteur ésotériste comme
Paul de Saint-Hilaire, mais par un des plus grands historiens
28
médiévistes, Jacques Le Goff . Le singe a incarné l’image du Malin
(« malin comme un singe ») ou symbolisé les bas instincts de l’être
humain, ceux censés se libérer dans un lieu mal fréquenté comme
un cabaret (d’où l’idée de l’enseigne). On a pu aller jusqu’à
interpréter les œuvres de Breughel ou de Dürer représentant des
singes enchaînés, comme étant des tableaux moralisateurs qui
illustreraient la maîtrise de l’homme sur ses instincts animaux.
Maîtrise de l’homme, la femme ayant été jugée, depuis la nuit des
temps, incapable de maîtriser sa nature : « Il y a toujours, écrivait
28
Jacques Le Goff, Un Moyen Âge en images, Paris, Hazan, 2000, p.120.
Balzac, un fameux singe dans la plus jolie et la plus angélique des
29
femmes » . L’on perçoit bien à quel point la dimension ironique,
gouailleuse qui serait présente dans cette statuette « singeant » en
quelque sorte l’occupant espagnol, est toujours liée à une vision
négative de l’animal ; remarque qui vaut également pour le pilori
infâmant où les garnements eussent été attachés. Ainsi Nietzsche
dira « Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Un objet de risée ou
une honte douloureuse (…) Jadis vous étiez des singes et
aujourd’hui encore l’homme est plus singe que n’importe quel
30
singe » .
Pourtant il y a cette autre approche qui voit dans le singe un maillon
nécessaire à l’humanité. Nous avons insisté sur l’origine du feu et
de l’artisanat. Mais la création artistique aussi y a pressenti la
source de l’art. Vu de cette façon, apposer une statuette
représentant un singe sur la façade d’un l’Hôtel de Ville datant de
cette magnifique période de développement artistique que fut l’Etat
bourguignon, apparaît moins comme un acte de dérision que
comme un signe de culture et de richesse. Comment comprendre
sinon que dans le Mariage de la Vierge, ce chef-d’œuvre demeuré
anonyme, en lequel est immortalisé le mariage de Philippe le Beau
et de Jeanne d’Espagne, le peintre, en 1494, ait placé à l’avantplan, un singe ? Comment comprendre sinon la présence d’un
singe au moment où Jean Vico est montré offrant à Philippe le
Beau, au Palais du Coudenberg, sa Chronique Universelle ?
Cette considération tout autre pour le singe fut à ce point répandue
dans les milieux artistiques que cet animal représenté enchaîné a
fini par symboliser les arts eux-mêmes ; des arts tenus en chaîne,
c’est-à-dire privés de la liberté nécessaire, soumis à la volonté des
mécènes et protecteurs. C’est une autre lecture possible des singes
enchaînés peints par Breughel ou par Dürer, cités ci-dessus. Ou
encore de ce merveilleux singe peint par Véronèse dans La famille
de Darius aux pieds d’Alexandre. Lecture que certains appliquèrent
29
Balzac, Autre étude de femme, in La comédie humaine, vol.III, Paris, Gallimard/La
Pléiade, 1976, p.682.
30
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Livre de Poche, 1983, p.7.
aussi à la présence d’un singe enserrant la jambe de l’Esclave
31
sculpté par Michel-Ange . Serait-ce si osé de considérer que le
singe de fer forgé à la même époque, vraisemblablement, où
Michel-Ange sculptait son esclave et où les peintres symbolisaient
la peinture et la sculpture sous les traits d’un singe enchaîné,
serait-ce si osé de considérer que l’anneau entre les pattes du
Singe du Grand’Garde, était, à l’origine, davantage destiné à luimême qu’aux quelques malheureux gamins de Mons ? Mais si
l’anneau pour l’attacher est présent, la chaîne ne l’est pas :
« notre » singe est bel et bien un être, ou une image, libre.
Que la peinture et la sculpture aient pu être symbolisés par la figure
du singe (c’est encore le cas chez Chardin et Watteau), est dans le
droit fil d’une tradition qui remonte loin et voit dans l’artiste, le singe
imitateur de la nature. Dès la Poétique d’Aristote la comparaison
32
est posée . Panofsky cite également plusieurs auteurs de la
Renaissance, dont Villani pour qui la formule « l’art singe la
nature » est un éloge ! Plus proche de nous, et dans une autre
discipline, la littérature, François Mauriac écrit que « le romancier
est, de tous les hommes, celui qui ressemble le plus à Dieu : il est
33
le singe de Dieu » .
En conclusion, j’ai évoqué ci-dessus rapidement le fait que l’origine
« forgeronne » de ce souffleur de feu qu’est le singe enseignant à
l’homme de l’imiter, est aussi présente sous diverses formes dans
d’autres civilisations. Ainsi, si l’on veut bien se souvenir du cadeau
offert à la jeune mariée montoise, l’effet est inverse au Japon où,
durant la noce, les convives doivent éviter de prononcer le mot
« singe », sinon la mariée pourrait fuir le mari. Par contre c’est une
figurine de singe que l’on offre aux femmes pour faciliter un
accouchement. Semblable figurine est également offerte aux
enfants pour chasser leurs peurs. Chez les Aztèques et les Mayas,
les gens nés sous le signe du singe sont dits experts dans les arts
31
Sur ceci, cf. H.W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance,
London, The Warburg institute, 1952.
32
Aristote, La Poétique, 1461, b.
33
François Mauriac, Le roman, in Œuvres romanesques et théâtrales complètes, II, Paris
Gallimard/La Pléiade, 1979, p.751.
et les artisanats. Le mot « singe » est utilisé pour désigner –comme
dans la langue du compagnonnage- un homme « avisé,
industrieux ». L’association singe-forgeron, visible à Ferrare, se
retrouve également dans le Nord Cameroun chez les Fali. Mais un
des récits mythiques les plus significatifs est celui rapporté par
Claude Lévi-Strauss. Il s’agit d’un mythe Bororo dans lequel « le
singe invente la technique de la production du feu » et apparaît
34
comme héros civilisateur .
On pourrait multiplier les exemples, mais tel n’est pas l’objectif. J’ai
simplement voulu montrer ceci : dès lors que l’on s’interroge sur la
signification culturelle d’un objet, on est très rapidement confronté à
quelque chose d’universel en l’être humain. Il n’y a, au bout du
compte, que peu d’histoires différentes pour dire un monde où tous
nous vivons les mêmes moments essentiels : la naissance, l’amour,
l’enfantement, mais aussi la souffrance, la peur et la mort. Comme il
est bon, alors, de croire que la main posée sur le fer poli par les
ans, nous portera chance.
Tel est peut-être le pas, à la fois le plus difficile et le plus libre à
accomplir, celui qui pourtant, de nos jours, en cette époque où la
rencontre entre les cultures, c’est-à-dire entre les populations, et où
la capacité de comprendre et respecter l’Autre, sont si décisives,
voici peut-être ce à quoi nous invite le Singe du Grand’Garde : être
capable de sortir d’une tradition culturelle où une image est
connotée d’une certaine façon pour entrer dans une autre, là où elle
parle différemment aux femmes et aux hommes. Parce que tout
Montois ressent spontanément que cette statuette de fer forgé ne
vient pas, en droite ligne, lui parler le langage d’une seule tradition
ni d’une seule culture, mais est porteuse du mystère qui entoure la
magie créative des humains –de tous les humains, Mons est une
vraie ville de culture.
Richard Miller
34
Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, in Mythologiques I, Paris, Plon, 1964, p.135.

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