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LES CLASSIQUES À LA PREMIÈRE PERSONNE, suivi de LE REFOULEMENT DES CLASSIQUES. GIUSEPPE PONTIGGIA. Prologue1. définition de « classique », comme celle de « maître », fait toujours naître quelque inquiétude. On a tendance, en Italie, à promouvoir les morts au rang de maîtres, on y regrette en chœur les maîtres du passé — un regret sur lequel je me suis penché dans mon dernier livre2. D’abord, la dénomination de « maître » ne me convainc pas, et puis je n’ai pas envie de partager ce regret. Des maîtres, j’en ai connu : j’ai grandi à l’école d’Anceschi, et j’ai eu avec lui des rencontres, des rapports parfois très L A 1 Les classiques à la première personne (I classici in prima persona, Milan, Mondadori, 2006) transcrivent, avec les modifications d’usage, mais avec fidélité au style oral, l’enregistrement d’une rencontre avec l’auteur à l’Université de Bologne le 13 novembre 2002 ; G. Pontiggia est mort le 27 juin 2003, à l’âge de soixante-huit ans. Pour une brève présentation de l’auteur, voir le numéro précédent de Conférence (NdT, comme toutes les notes qui suivent.) 2 Prima persona, Milan, Mondadori, 2002 ; repris dans Opere, Milan, Mondadori, « I Meridiani », p. 1767s. 276 CONFÉRENCE durs. On apprenait beaucoup, c’est sûr, mais cette auréole de sainteté, cette perfection absolue qu’on attribue aux maîtres n’ont rien à voir avec mon expérience : c’est peut-être que le silencieux désespoir du comique m’empêchait de donner à des valeurs et à des personnes une adhésion aussi emphatique, aussi enthousiaste et aussi peu critique. Nous devons avoir un regard plus mobile, plus réaliste, plus attentif. Les dettes peuvent être considérables : personnellement, je dois à Anceschi son idée de critique et de littérature comme continuum incessant ; je lui dois aussi des colères mémorables, que je subissais avec Balestrini, Porta, Giuliani, Guglielmi. 1. J’aurais voulu être philologue. Je voudrais dire le plaisir que j’éprouve à parler à l’Université de Bologne d’un thème qui m’est particulièrement cher. Je peux dire que si je ne m’étais pas mis en tête d’être écrivain, j’aurais voulu être philologue. J’éprouve une passion pour la philologie qui n’a pas connu d’éclipse depuis que je l’ai découverte au lycée et dans mes premières années d’université. J’ai raconté dans un roman, Le joueur invisible 3, un conflit entre deux philologues motivé par des raisons privées, mais alimenté aussi par l’acharnement dont s’accompagne souvent le parcours de la philologie. Je cultive la philologie avec l’acharnement d’un spécialiste et, inévitablement, avec les dettes d’un amateur de la matière qui n’est pas un spécialiste ; pourtant l’acharnement est bien celui-là. Je me suis toujours méfié des vulgarisations, des médiations amusées, des raccourcis. J’ai l’impression que nombre de ces médiaIl giocatore invisibile, Milan, Mondadori, 1978 ; repris dans Opere, op. cit., p. 189-393 (trad. fr. Le joueur invisible, par Nino Frank, Paris, Maurice Nadeau, 1985). 3 GIUSEPPE PONTIGGIA 277 tions n’approchent pas vraiment l’antique, l’expérience de l’antique : on apprend plus d’un historien — même barbelé, qui à un certain moment se permet une image, offre un raccourci — que d’un livre de vulgarisation écrit par un touriste de l’histoire, qui ne vous fait comprendre ni le passé, ni le présent, même si nous avons l’impression qu’il domine les deux. J’apprends énormément des spécialistes, des interstices et des espaces, même infimes, qu’ils ouvrent à l’intelligence contemporaine. 2. Le problème politique est un problème de mots. Nous devons toujours avoir à l’esprit que l’Italie est l’héritière d’une tradition rhétorique millénaire. La rhétorique est née en Sicile. Il y a une anecdote qui a pour moi une signification d’une sagesse profonde, parce qu’elle touche à l’histoire de la rhétorique et à notre rapport avec la rhétorique. Corax, en Sicile, enseigne à Tisias à parler de façon si efficace qu’il persuade ses interlocuteurs qu’il a raison : telle était l’essence de la rhétorique à ses débuts, qui l’a accompagnée durant tout son parcours. Au terme des leçons,Tisias refuse de payer le maître. Corax lui en demande la raison, et Tisias répond : « Si tu m’as bien enseigné la rhétorique, je dois être en mesure de te convaincre que je ne te dois rien, donc je ne te paie pas ; si je ne réussis pas à te convaincre, cela veut dire que tu ne m’as pas bien enseigné la rhétorique, donc je ne te paie pas. Dans les deux cas, je ne te paie pas. » C’est la première partie de l’anecdote ; dans la seconde, Corax répond : « Si tu réussis à me convaincre que tu ne me dois rien, cela veut dire que je t’ai bien enseigné la rhétorique, donc tu me paies ; si tu ne réussis pas à me convaincre, tu me paies. Dans les deux cas, tu me paies. » Cette dispute, dans sa signification idéale, est sans fin : elle a un caractère circulaire, cyclique, infini. Mais derrière, qu’y a-t-il ? 278 CONFÉRENCE Une personne qui ne veut pas payer ce qu’elle doit. Tous les deux savent qu’un maître est rémunéré ; les sophistes sont les premiers « savants » — ils n’étaient pas sophoí, ils étaient sophistes — à enseigner une technique, et, comme tels, ils exigeaient un salaire : une technique qui avait une valeur sociale considérable, très utile dans le débat politique, civil, judiciaire. La rhétorique fleurit à Athènes, le peuple le plus querelleur de l’Antiquité, la citoyenneté la plus éprise de discussion du monde antique. Finalement, dans cette acception négative, la rhétorique sert à se soustraire à une responsabilité. Corax et Tisias ne sont pas d’accord ; nous ne savons pas comment se conclut la dispute, mais dans tous les cas elle se fonde sur une interprétation immorale, éthiquement méprisable, de l’enseignement rhétorique : les deux savent bien qu’un maître est rémunéré. En Italie, malheureusement, l’héritage rhétorique du passé, qui a influencé pour son bien toute notre tradition littéraire et juridique, a aussi cette connotation immorale : c’est l’aspect linguistique de notre corruption. Nous voyons qu’en Italie l’habileté des politiques est surtout affaire de mots, et que le problème politique est essentiellement un problème de mots : comment justifier les manquements. Cet usage immoral de la rhétorique se manifeste aussi dans les affaires civiles et pénales : nous voyons des responsables de catastrophes qui, grâce à la médiation et à l’argumentation rhétoriques, jouissent d’une totale impunité. J’ai consacré un paragraphe justement à la politique comme problème linguistique4. 3. Je ne crois pas au canon. Personnellement, je ne suis pas hostile aux anthologies. Quand j’étais conseiller à la Foire du Livre de Turin, je me suis 4 Dans Prima persona, op. cit., p. 176-179 (Opere, p. 1832-1835). GIUSEPPE PONTIGGIA 279 trouvé embarqué dans un questionnaire élaboré par Ernesto Ferrero. Spontanément, j’aurais dit non — je n’aime pas répondre à ce genre de questions —, mais je ne pouvais pas me dérober. Les questions ne concernaient pas le monde antique, mais un canon général des auteurs. J’ai répondu : je ne crois pas au canon, même si j’en comprends la fonction idéale et opératoire (dans les écoles, par exemple, le canon est indispensable). Reste que je serais tenté, pour ma part, de considérer quelques auteurs qui, dans mon parcours, ont signifié quelque chose. Personnellement, tout en respectant les hiérarchies, les classifications, les systèmes — car nous ne pouvons pas échapper à cette nécessité critique —, j’éprouve de fortes réticences à suggérer des canons ; mais je peux nommer les auteurs qui ont eu pour moi une importance vitale. Pétrone est un auteur que je continue à considérer comme un idéal, même quand j’écris : son style, d’après Nietzsche, avait appris aux choses à courir ; c’est pour moi un idéal de mobilité narrative, de légèreté, de vivacité, d’inventivité, d’agressivité fluide. L’épitaphe de Trimalcion (Satyricon, 71, 12) est quelque chose d’extraordinaire, comme exemple de satire qui s’identifie parfaitement avec le langage du protagoniste. En ce sens, c’est une satire de type manzonien : elle n’a pas besoin d’ajouts, de notes : Il partit de rien, laissa trente millions de sesterces, et jamais n’écouta un philosophe. Porte-toi bien. Toi aussi. Il y a là un univers : il y a l’orgueil, l’arrogance de l’ignorant ; mais aussi la fantaisie, la vitalité de l’ignorant et le goût des contrastes. Je voudrais raconter une anecdote personnelle. L’envie d’écrire de la poésie — j’ai toujours écrit des poèmes, que je n’ai jamais publiés : j’ai connu justement Anceschi en lui montrant mes poèmes —, cette envie m’était venue à la lecture de Virgile, des Bucoliques : la première Bucolique m’avait vraiment ému. 280 CONFÉRENCE Les auteurs du monde latin que je considère comme non seulement vivants, mais exemplaires, sont Salluste et Sénèque : je les lis systématiquement, comme une source vivante d’énergie, une irradiation de style. Salluste, et bien sûr son modèle grec, Thucydide, plus qu’Hérodote. Je suis en train de lire tout Hérodote : il me donne beaucoup, mais il n’est pas comparable, pour ce qui est des émotions, à Thucydide. Les lyriques et les tragiques grecs ont été pour moi une lecture fondamentale à l’époque où je faisais partie de l’Avantgarde : une partie un peu critique et isolée. L’Avant-garde, la NéoAvant-garde, est née en Italie de Il Verri, et je faisais partie de la revue depuis sa fondation. À l’égard des avant-gardistes — tous des amis — je témoignais de solidarité, mais aussi de distance critique et de réserve. Je partageais l’idée que le langage était le protagoniste malade ; je partageais l’idée des rapports entre littérature, idéologie et langage, l’idée qu’il fallait renouveler de fond en comble les formes narratives et poétiques en passant aussi par une revisitation critique de l’Avant-garde : je ne partageais pas l’idée qu’il fallait faire table rase, qu’il fallait écrire de la poésie pour démontrer qu’on ne pouvait pas écrire de la poésie. Sur ce point, par exemple, j’étais en désaccord avec Balestrini. C’est à cette époque-là — je parle du milieu des années soixante — que j’ai lu systématiquement tous les tragiques grecs dans le texte original, avec la traduction en regard, et ce fut pour moi une expérience décisive pour retrouver la puissance des mots, parce qu’il suffisait de quelques vers pour me faire mesurer la puissance du langage. Ce fut aussi une expérience mentale, intellectuelle, cognitive, éthique : si nous voulons affronter le problème de la faute et du châtiment, la lecture d’Eschyle se révèle beaucoup plus utile que tous les débats télévisés. Lisons les Choéphores et les Euménides : ce sont des expériences extraordinaires. Une grande spécialiste américaine, Mme Nussbaum, dit que si l’on veut faire comprendre aux étudiants quelle est la problématique du droit, il faut faire lire d’un côté les auteurs antiques, par GIUSEPPE PONTIGGIA 281 exemple Lysias, pour en avoir une idée à la fois vivante et dynamique, et de l’autre des auteurs classiques modernes. Si l’on veut comprendre le droit, Dostoïevski, Balzac ou Dickens sont beaucoup plus importants que les traités de psychologie du crime. 4. La littérature est la critique du langage. Je pense que la littérature est la critique du langage ; elle est mille choses à la fois, mais je dirais qu’elle est toujours la critique du langage, parce qu’elle retrouve le sens des mots, elle retrouve la puissance du langage, elle restitue une vitalité que possédait la parole des classiques et que nous retrouvons à chaque fois que nous les lisons. La parole — qui est aujourd’hui l’objet le plus soumis à la marchandise — devient au contraire irradiation d’énergie et de vérité quand nous lisons les classiques. Ce fut pour moi une ancre de salut au moment où, dans la période de l’Avant-garde, le duel avec le langage semblait désespéré : comment peut-on croire à la vérité ? Et voilà soudain l’exemple des classiques, la lecture des classiques : j’ai trouvé un antidote formidable dans la lecture de Dickens, de David Copperfield. Certains critiques anglais considèrent Dickens avec méfiance : ils voient en lui un écrivain populaire un peu facile ; en réalité, c’est un styliste exceptionnel. Quand Pickwick tombe amoureux d’une jeune fille, et, pour pouvoir aller jusqu’à elle, saute par-dessus le mur, Dickens écrit : « L’immortel Picwick vole par-dessus le mur ». « L’immortel Pickwick » a déjà tout dit : ce Pickwick est immortel, et pourtant il perd la tête pour une fille et vole par-dessus le mur. Le début du Cycle Pickwick est un début extraordinaire, où je retrouve exactement le langage des Anciens. Que Dickens n’ait pas bénéficié d’une éducation approfondie ne veut rien dire. Il avait une oreille formidable : le peu qu’il avait lu des classiques, des classiques de 282 CONFÉRENCE l’Antiquité passés au filtre de toute la tradition anglaise, agissait sur lui. À ce moment-là, pour moi, la découverte de la littérature fut aussi la découverte de la puissance du langage. J’ai débuté, comme beaucoup, par la lecture des livres de Salgari. Je devais avoir l’esprit situé entre le pervers et l’idiot, puisque je voulais récrire un roman à la manière de Salgari, et je me souviens d’une phrase terrible : « Les pistolets finement ciselés ». « Finement », c’est absurde, mais c’est dû à la fréquentation du modèle. Passionné de bandes dessinées, j’eus ensuite l’intention de traduire les bandes dessinées dans l’écriture : autre malentendu radical, aussi bien sur l’écriture que sur les modèles en question, mais qui révélait malgré tout une attention pour le langage, dont je ne comprenais pas encore le sens. On commence à comprendre quand on est réellement touché. J’avais étudié Dante au lycée et il ne me touchait pas, je ne le comprenais pas ; je ne le comprenais pas plus à l’université, il ne suscitait aucune émotion en moi. Je l’ai compris après avoir lu un essai d’Eliot sur Dante, que Guanda avait fait paraître avant la guerre : un essai fondamental, qui retrouvait l’allégorie non comme une soustraction intellectualiste à la poéticité de l’image, mais comme ce qui lui donne un surcroît de puissance. Après la lecture d’Eliot, Dante s’est chargé à un point extraordinaire de vitalité, de puissance et d’émotion. Pour moi, la révélation de la littérature comme langage a été le fruit du hasard. J’avais vu un western, Défi infernal, avec Linda Darnell, une idole des générations passées ; on voyait, dans un bar du Far West, un histrion totalement ivre réciter le monologue d’Hamlet. Je frissonnai en l’écoutant ; j’étais stupéfait. C’était pour moi comme découvrir un autre langage. Le soir, je suis revenu chez moi, j’ai regardé dans la bibliothèque de mon père, j’ai trouvé le passage et à nouveau il m’a causé la même émotion. Au fond, la littérature est la découverte de la puissance du langage. À partir de ce moment-là, j’ai porté aux mots une attention presque hypnotique. Peu après, je suis tombé sur Maupassant, GIUSEPPE PONTIGGIA 283 qui, comme un classique de l’Antiquité, a un sens du style très aigu et très profond ; le goût du mot juste*, du reste, c’est Flaubert qui l’avait inventé, et il s’incarne dans ses romans. 5. La parole des classiques est l’antidote le plus puissant. La parole aujourd’hui subit la loi de l’inflation : plus on l’utilise, plus on la dépense, moins elle a de valeur. La valeur nominale, en réalité, n’a plus aucune valeur : on attend si peu de la parole qu’elle finit par toujours le donner. Il en va un peu comme de la plupart des mariages : on attend si peu du mariage qu’il finit par devenir un mariage réussi. Je dirais que les classiques sont l’antidote le plus puissant à l’inflation du langage. Il y a par ailleurs le problème de l’alliance avec le pouvoir : les classiques furent sans aucun doute manipulés par le pouvoir pour exercer leur fonction, de l’Antiquité à nos jours ; mais il est vrai aussi que c’est aux classiques que se sont référées les forces qui se révoltaient contre l’exercice du pouvoir. En dehors même de Marx, qui avait soutenu une thèse sur Démocrite, et du socialisme du XIXe siècle, qui se référait sans cesse aux classiques, en valorisant des figures comme Spartacus, l’importance fondamentale d’une éducation classique était bien présente dans la conscience révolutionnaire du XIXe, si l’on voulait en finir avec cet exercice abusif du pouvoir au nom des classiques. C’est à mes yeux un impératif encore plus important aujourd’hui, parce que la globalisation est un processus mondial qui peut être théoriquement positif par certains aspects — et pourra l’être aussi concrètement —, mais qui renferme en lui des menaces terribles : celle par exemple d’unifier les cultures au nom de la loi du marché, de rayer les identités nationales et les traditions là où elles ne s’accordent pas avec les intérêts du marché. 284 CONFÉRENCE Prenons le problème de la traduction : on traduit presque tout aujourd’hui, mais à part quelques exceptions extraordinaires, le niveau des traductions a chuté, parce que l’engagement — un engagement éthique, aussi bien — que signifie le fait de transposer d’une langue à l’autre la valeur et la richesse d’une œuvre est subordonné aux intérêts de sa circulation. Je suis convaincu qu’aujourd’hui la parole des classiques est l’antidote le plus puissant au processus d’unification engagé au nom du marché. 6. Le style est le plaisir du langage. Le souci du style est analogue dans le domaine du roman et dans celui de l’essai : je fais, je décris, je tente, je reprends, je corrige. J’ai passé un an et demi à corriger La grande sera 5, qui avait remporté le prix Strega, mais avait essuyé des critiques malheureusement fondées, je dois bien le reconnaître. Il y avait un coloris rhétorique un peu trop prononcé, un peu trop soutenu : le goût des antithèses et des oxymores finissait par envahir le langage, il était perçu comme un excès et je m’en rendais compte moi-même. J’avais déjà beaucoup travaillé à la révision du texte avant de le remettre, mais je comprenais qu’il y avait encore à faire. À ce stade, je peux le relire sans angoisse, parce que, quand je relis quelque chose de moi qui ne va pas du point de vue stylistique, j’éprouve un sentiment de malaise très fort. J’ai fait le plus possible pour ne pas tomber dans les défauts que je redoutais. Le style, dirais-je, est un bonheur : c’est le bonheur du langage, le plaisir du langage. Ce n’est pas une valeur formelle sépaMilan, Mondadori, 1989 (Opere, p. 781-1009) ; trad. fr. La comptabilité céleste (titre de l’un des essais du livre), par F. Bouchard, Paris, Albin Michel, 1989. 5 GIUSEPPE PONTIGGIA 285 rée de ce que le texte dit, et pourtant nous le percevons comme une sorte de plaisir surajouté. Je ne sais pas comment dire : quand j’écris, si une phrase me vient convenablement, je la garde, si ce n’est pas le cas, j’y renonce. C’est la différence fondamentale, je pense, entre un écrivain qui travaille comme moi — je ne veux pas dire que tous travaillent de cette façon-là — et une personne qui veut communiquer des idées, et qui, pourvu qu’elle les communique, se laisse aller à un style barbare, ennuyeux, prolixe, pédant. Non : je fais un choix ; c’est si vrai que, quand j’écris, il y a un moment où je me demande : est-ce qu’un autre pourrait le dire ? Même un auteur qui écrit dans les journaux ? S’il peut le dire lui aussi, alors je me suis trompé. Entendons-nous, je les respecte : je ne veux pas faire de discrimination, mais opérer une distinction. Beaucoup écrivent pour communiquer des idées, et c’est très bien. Moi, je n’écris pas pour communiquer des idées : je voudrais aussi communiquer un plaisir. Je le sais, « plaisir » est un mot qui a été d’abord écarté, puis dédouané grâce à Barthes, au Plaisir du texte, qui a repris Aristote : Platon et Aristote parlaient déjà de plaisir du texte. Aristote fait de la catharsis — qui est aussi le sentiment d’une libération joyeuse — un motif central. Pour moi, le plaisir du style est fondamental. Il y a deux choses qui convergent : dire ce qui pour moi est important et le dire dans un langage qui puisse l’inscrire dans la mémoire. Ce qui m’a fait très plaisir, à propos de mon dernier roman, Nati due volte 6, c’est que des lecteurs sont venus me dire : « Mais vous avez dit… », et ils me rapportaient un passage ; ou encore : « Vous avez écrit que… », et ils connaissaient une phrase par cœur. C’était très important pour moi qu’ils se souviennent des mots. À l’inverse, dans le cas de beaucoup d’auteurs, se rappeler les mots 6 Milan, Mondadori, 2000 (Opere, p. 1533-1702) ; trad. fr. Nés deux fois, par F. Bouchard, Paris, Seuil, 2002. 286 CONFÉRENCE précis est un problème, et alors mieux vaut les oublier : ce qui paraît important, c’est d’évoquer une atmosphère, un monde. Le fait qu’ils se soient souvenus des mots a été pour moi une expérience émouvante. Je peux m’y attendre de la part de lecteurs préparés, de philologues, d’écrivains, mais pas de la part de lecteurs ordinaires qui n’y sont pas spécialement préparés. Ce qui confirme que quand un langage vous implique, il a la capacité de hanter la mémoire. 7. Une vision kaléidoscopique de notre tradition. Nous vivons dans des temps de colonialisme culturel. L’empire américain présente certaines analogies — nous n’avons pas le temps de les approfondir — et certaines différences avec l’empire romain. Mais chez les Romains, il y avait une admiration sans bornes, par exemple, à l’égard de la grécité, même s’ils n’avaient guère confiance (ils parlaient en fait de la Graeca fides, de la mauvaise foi des Grecs) dans « le bonhomme grec », Graeculus ; reste que leur culture était nourrie de grécité, l’empire romain était bilingue, même s’ils ne cédaient jamais sur le plan des lois, toujours rédigées en latin. Un empereur romain renvoya sur le champ un administrateur de l’empire au motif qu’il ne savait pas le latin, il était grec mais pas bilingue. Il y avait donc, de la part de Rome, une admiration considérable pour la grécité, mais aussi la conscience de son propre espace, surtout dans le domaine du droit. À l’opposé, le processus de globalisation tend inévitablement à un effacement des cultures nationales et de leurs valeurs littéraires, à une amnésie de la tradition. Ce que je trouve terrifiant, c’est que nous, qui sommes les héritiers de cette tradition, qui avons un patrimoine énorme et extraordinaire de savoir et de beauté, et même un patrimoine économique — pour prendre un GIUSEPPE PONTIGGIA 287 terme auquel les gouvernants sont sensibles — qui mériterait des investissements énormes (en Amérique, ils les feraient), nous soyons les premiers à dilapider le patrimoine de l’Antiquité, à limiter notre attention au présent, en nous conformant aux tendances des nations qui ne peuvent revendiquer une tradition aussi vaste. L’aspect sinistre de la question, c’est que nous renonçons à cette ressource considérable qui est la nôtre, au profit d’une homogénéisation et d’un nivellement qui favorisent les intérêts de la mondialisation économique et de l’impérialisme américain, face auquel nous devrions procéder tout à l’opposé. Je pense que chacun est co-responsable de la situation, que les lecteurs ordinaires le sont aussi, et en général l’ensemble de la population. Du reste, il y a une révision à faire de la notion de classique, avec laquelle nous devons régler nos comptes. Quand j’enseignais, j’avais des difficultés à proposer comme central le classicisme de certains auteurs, parce que je n’en étais pas persuadé moi-même. Le canon, la classification, l’articulation de la critique et de l’histoire sont toujours un problème ouvert. Ils le sont beaucoup plus aujourd’hui, parce que nous devons nous confronter avec des traditions ethniques — africaines par exemple, ou orientales — qui sont radicalement étrangères à la nôtre. C’est un problème qui deviendra toujours plus impérieux et qui doit nous inviter à relire notre tradition et à nous confronter à celles des autres. Eliot parlait de la tradition comme d’une pyramide dans laquelle la moindre modification change la structure d’ensemble : un poète de l’amour d’aujourd’hui dialogue avec un poète de l’amour d’une autre époque, il dialogue avec Catulle, et notre interprétation de Catulle modifie toute l’assise de la pyramide. Eliot parlait à l’intérieur d’une tradition européocentrique, mais avec le temps, nous devons nous confronter à une tradition qui n’est pas seulement européocentrique, mais mondiale : par exemple orientale. On ne cesse de traduire aujourd’hui des classiques orientaux qui avaient autrefois une circulation très limitée, pour une élite*. 288 CONFÉRENCE Le problème que devra affronter la culture de demain est d’acquérir une vision kaléidoscopique de notre tradition, en la confrontant aux autres. Nous ne pouvons plus donner à certains auteurs l’importance que nous donnons à d’autres. Dans un segment d’une tradition, nous pouvons nous occuper de Gabriello Chiabrera ; mais, franchement, dans le cadre d’un classicisme plus articulé, plus mobile, Chiabrera occupera inévitablement moins d’espace. D’un côté, il y a un processus auquel nous devons nous résigner, même si nous ressentons à l’égard de la tradition européocentrique un attachement ou une nostalgie particuliers ; mais d’un autre côté, il y a un processus d’enrichissement considérable. À propos des classiques orientaux : je me suis formé sur la traduction Castellani du Tao Tö King. Je la connaissais par cœur : « Le Tao peut être dit Tao, il n’est pas le Tao » ; « Comporte-toi en société comme si tu étais un idiot, c’est le secret essentiel ». Ce sont des choses fondamentales et je les ai apprises en lisant les textes orientaux, que notre école relègue dans les marges et qui seront demain toujours plus présents. Notre idée de tradition, sans renoncer à ses connotations les plus spécifiques, doit devenir toujours plus ouverte et problématique. 8. Un classique dit des choses qui nous concernent. Un classique est un auteur dont nous décidons à chaque fois qu’il est vivant. Il y a beaucoup de façons de définir les classiques, dans un sens historique, critique, institutionnel. Virgile, pour Eliot, était un classique, mais Catulle ne l’était pas, et il en donne des raisons très éclairantes. Mais si je devais dire ce qu’est pour moi un classique, c’est un auteur que je trouve toujours plus riche à mesure que je le lis. C’est le contraire avec un auteur modeste : plus nous le lisons, plus nous le détestons. GIUSEPPE PONTIGGIA 289 Un auteur est classique encore, quand il n’a pas besoin de médiations culturelles trop encombrantes. J’ai pris ces jours-ci un livre publié par la BUR7, Le Dieu caché de Nicolas de Cues, dont je connaissais pas mal de choses à travers la critique : en lisant la première page, on reste foudroyé par l’idée que Dieu est celui que nous ne connaissons pas, le Dieu caché. Le classique n’a pas besoin de beaucoup de médiations : bien sûr, la médiation critique est importante, elle est indispensable pour la lecture, le déchiffrement et l’interprétation du texte. Mais un classique est un auteur qui nous saisit : il dit des choses qui nous concernent. C’est une différence abyssale : la culture procure évidemment un plaisir très fort, mais un classique nous touche en profondeur. Envoi. Personnellement, je ne crois pas qu’il soit indispensable de connaître le latin ou le grec pour devenir un classique moderne. Je n’aime pas le dire, parce que j’en suis amoureux, mais nous ne devons pas considérer le classicisme comme l’unique accès aux inventions des formes et des langages ; nous devons le considérer comme un patrimoine éclatant auquel, si l’on sait s’en approcher, on ne peut renoncer. Qui a lu Catulle et Homère a fait une expérience fondamentale, mais il n’est pas dit qu’un auteur moderne auquel le classicisme parvient par des voies détournées ne puisse produire une œuvre importante. Le problème n’est pas de soutenir le caractère indispensable des classiques : c’est celui d’en soutenir le fondement et l’importance. 7 Biblioteca Universale Rizzoli. 290 CONFÉRENCE LE REFOULEMENT DES CLASSIQUES. La permanence du Classique : le titre choisi par le Centre d’études du département de philologie classique et médiévale de l’Université de Bologne me semble exemplaire8. Il manifeste et dissimule à la fois son caractère problématique et changeant. Il me rappelle ces images trompeuses qui font découvrir dans un même profil les contours de deux visages, ou de deux verres à pied. Il suffit de modifier l’accommodation du regard. D’un côté, la permanence semble s’imposer comme une roche basaltique dans un paysage de geysers intermittents, de l’autre elle paraît se donner comme une survivance précaire, une existence empiégée, un loyer révisable. Pour ma part, si je devais choisir le type d’accommodation, j’opterais pour la roche basaltique. Monde antique, Moyen Âge latin et byzantin et littératures romanes forment un univers unitaire, où les forces centrifuges sont contrebalancées avec une égale énergie par les forces centripètes, dans un équilibre instable et dynamique. Dans cet univers, les classiques grecs et latins forment la constellation qui oriente nos pas. Je ne voudrais pas céder à des images trop lyriques, sachant qu’il ne m’est jamais arrivé, même dans la nuit la plus profonde, de m’orienter d’après les Titre original : « La rimozione dei classici », dans AA.VV., Di fronte ai classici. A colloquio con i Greci e i Latini, a cura di Ivano Dionigi, BUR, Milan, 2002, p. 175-182, repris dans Giuseppe Pontiggia, I classici in prima persona, Milan, Mondadori, 2006, p. 31-38 ; ce texte constitue l’une des dernières interventions critiques de Pontiggia. Le lecteur pourra se reporter à un texte connexe de plus grande ampleur du même auteur, traduit dans Conférence, nº 12 : « Les classiques : une métaphore sociale et militaire ». 8 GIUSEPPE PONTIGGIA 291 constellations. Mais à la question, si fréquente hélas, de l’actualité des classiques, j’ai donné un jour une réponse à mi-chemin de la provocation et de la conviction : le problème n’est pas de savoir si les classiques sont actuels, mais si nous le sommes face à eux. Les classiques le sont toujours, il suffit de les lire ; nous, pas toujours, il suffit de nous soumettre à la même épreuve. Si nous nous approchons de la roche, nous découvrons que le basalte, par son origine volcanique, est tout sauf un cristal de roche, si cher aux puristes d’une littérature partagée entre minéralogie et culte de la race. Il entre dans la lave, avant qu’elle ne se solidifie en une œuvre, de nombreux composants, de la tradition juive au renouveau chrétien, des cultures arabo-islamiques aux cultures orientales, des apports du Nouveau Monde à ceux de l’Afrique. La roche basaltique nous donne une impression de compacité, mais n’oublions pas qu’elle provient d’une explosion. Le classicisme, comme idéal humaniste à imiter ou à égaler, fut déjà menacé par les amplifications baroques. La révolution romantique s’élève contre un magistère thématique et stylistique — comme thesaurus à conserver de façon coercitive —, et s’ouvre aux expériences les plus radicales et les plus imprévisibles, dans une idolâtrie de l’originalité ignorée des Anciens. Quant aux avantgardes modernes, elles portent à ses conséquences extrêmes la lutte séculaire contre les classiques, lutte qui fait le pendant exact de la défense incessante et parfois superstitieuse de leur dictature. Mais l’issue de la lutte fut déconcertante. L’Avant-garde est devenue Académie, les exterminateurs des classiques sont devenus classiques. Mais aujourd’hui les classiques sont menacés par un ennemi qui ne les affronte pas. Il les ignore. À la lutte contre les classiques a succédé, dans les cas les moins graves, l’oubli des classiques, et, dans les cas les plus communs, l’ignorance des classiques. Si le classicisme implique une hiérarchie des valeurs, le risque, aujourd’hui, n’est pas le renversement de la hiérarchie, mais son annulation sous l’effet de l’uniformisation du marché. 292 CONFÉRENCE Tel est le préalable peu encourageant qui fait voir l’autre image du trompe-l’œil*, où la permanence n’a plus la figure d’un donné, mais d’un problème. Je voudrais citer, pour y introduire, le témoignage courageux et lucide d’un grand humaniste contemporain, Giuseppe Billanovich, disparu tout récemment. La page initiale de la Préface à Copisti e filologi de Leighton D. Reynolds et Nigel G. Wilson, publié chez Antenore en 19749, remonte à l’année d’avant. C’est d’autant plus significatif que ces lignes sont grosses d’un avenir dont nous sommes en train de constater l’invasion : La culture occidentale est soumise aujourd’hui à des changements rapides et violents comme elle ne l’a jamais été. L’une des transformations capables d’impressionner le plus les esprits attentifs est le recul rapide de la connaissance des langues classiques : du niveau le plus haut du spécialiste jusqu’au niveau le plus bas de l’élève de lycée. Ce furent tout d’abord les professeurs qui renoncèrent à enseigner en latin, puis les notaires qui cessèrent de rédiger leurs actes en latin ; et aujourd’hui, c’est la plus vaste et la plus unie des Églises chrétiennes, l’Église catholique romaine, qui se met à prier dans le chœur des langues nationales en abandonnant la voix unitaire du latin. La rhétorique en latin a totalement disparu ; ne survit plus que la philologie. En même temps, l’estime et l’affection pour la culture classique, pour la civilisation classique, diminuent dans la société où nous vivons. Combien de fois ai-je vu, dans les grandes villes où je réside, une icône russe ou une terre cuite aztèque battre aux enchères une pièce de sculpture classique ! Mais il est inutile de courir au mur des lamentations : Fata volentes ducunt, nolentes trahunt. Si l’on a foi en l’humanité, on aime à croire que des créatures généreuses et fortunées, en grand Titre original : Scribes and Scholars (1ère éd., 1968) ; trad. fr. d’après la seconde édition revue et augmentée (1974), sous le titre D’Homère à Érasme. La transmission des classiques grecs et latins, par C. Bertrand, mise à jour par P. Petitmengin, Paris, Éd. du C.N.R.S., 1984, XIV-262 p. et XX planches. 9 GIUSEPPE PONTIGGIA 293 ou en petit nombre, liront dans le texte original Homère, Sophocle et Platon, Virgile, Sénèque et Tacite, les Évangiles et saint Augustin. Mais dans l’autobus qui à New York me conduisait de la uptown à la downtown, je voyais tous les jours tant de visages de toutes couleurs, que je réfléchissais à cette alternative : ou bien nous, les héritiers de la civilisation occidentale, nous réussirons sous quelques décennies à proposer dans leur validité permanente les valeurs intimes de la culture classique — littérature, philosophie, art — aux Chinois, aux Indiens et aux Africains, aux hommes d’une autre origine et d’une autre tradition qui se sont mis à partager notre vie et la partageront toujours davantage, ou bien cette culture se réduira à un fossile : non plus gouvernée par des pasteurs ayant charge de beaucoup d’âmes, mais surveillée par de pieux nécrophores dans les bibliothèques et les musées. La page de Billanovich est d’une énergie rayonnante. Le mur des lamentations n’offre aucun abri, pas même intérieur. Il faut plutôt répondre à un défi non point d’élimination, mais d’intégration. Ce qui impliquera de situer les classiques sur un fond plus large, où soient idéalement présentes les autres traditions. Il n’est pas dit que cette optique n’ouvrira pas à une vision plus riche, à un paysage plus ample, à des espaces plus vastes. Et que la perspective « interne » d’une tradition n’en sortira pas vivifiée et renouvelée. Si je veux partager, comme le suggérait Billanovich, les valeurs intimes de la culture classique avec un Chinois ou un Indien, je renoncerai à Manilius et à Calpurnius Siculus, même s’ils m’ont particulièrement intéressé. Mais il sera inévitable, il est déjà inévitable, que la lecture de la trame culturelle soit réservée au petit nombre. La confrontation demande à abandonner non pas l’arrière-pays historique, mais le mirage européocentrique et un idéal humaniste auquel nous ne pouvons nous identifier qu’en partie. Goethe, déjà, rappelait aux partisans des classiques que nous ne pouvons plus nous réchauffer au même soleil qu’Homère. Nous pouvons moins encore rencontrer Coluccio Salutati dans le 294 CONFÉRENCE métro. Mais Catulle est encore vivant. Même si W.B. Yeats, dans un poème mémorable, imaginait l’effarement de certains de ses étudiants, s’ils l’avaient vu venir à leur rencontre. Une vision anthropologique qui dépasse, après l’avoir atteint, l’horizon du miracle grec (Bignone parlait aussi de miracle romain), répond sans doute davantage à nos besoins. En ce sens, une recherche systématique comme celle de Daniela Marcheschi, Prismi e poliedri. Saggi di critica e antropologia delle arti, publiée en 2001 chez Sillabe, ouvre d’importantes perspectives. Il y a un aspect de la nouvelle bataille des classiques qui déçoit, attriste et décourage par sa stupidité. Ce sont les programmes scolaires. Les Américains, qui aiment les superlatifs, disent d’euxmêmes qu’ils ont la pire école du monde (université exceptée). Nous l’avons prise pour modèle. L’aplatissement sur le présent ronge jusqu’à la racine l’objectif que la réforme devait se fixer : la formation d’une conscience critique. Dilapider — nous qui en sommes les bénéficiaires directs — l’héritage classique est une ignominie, un gaspillage, qu’aucune nation consciente de soi ne se permettrait. L’espace progressivement réduit qu’on réserve aujourd’hui aux études classiques semble étancher cette soif d’ignorance qui tenaille nos contemporains et que les législateurs de l’école s’emploient à satisfaire par les moyens les plus aisés, c’est-à-dire par élagage et marginalisation. Je partage l’argumentation lucide d’un philologue et essayiste comme Emilio Pianezzola pour favoriser une diffusion toujours plus large de traductions modernes des classiques dans les écoles. L’acharnement grammatical avec lequel on les étudiait il fut un temps me rappelle cet acharnement thérapeutique réservé à des contextes qui ne sont pas vitaux. Mais je partage aussi l’exigence de voir ces traductions concourir à une lecture plus articulée et féconde du monde antique dans toutes ses dimensions. Le contraire de tout ce que fait l’Italie, qui sacrifie l’identité historique à la mondialisation culturelle. Elle liquide GIUSEPPE PONTIGGIA 295 son bien le plus précieux et le plus irremplaçable, l’héritage classique, négligeant même sa dimension d’investissement, terme qui pourtant devrait être à sa portée. Le consentement au refoulement — dans l’étude des classiques — est l’aspect le plus inquiétant de la nouvelle école. Je ne crois pas que ce soit un processus irréversible, et tous les efforts sont faits pour s’y opposer. Si Rome avait surgi au Texas, jamais l’Amérique ne se serait conduite comme le fait l’école italienne. Peut-être l’exemplum fictum américain saura-t-il éclairer l’esprit des réformateurs. Voilà à quoi leur petitesse nous réduit. Giuseppe PONTIGGIA. (Traduit de l’italien par Christophe Carraud.)