La souveraineté populaire contre la souveraineté constituée. Le

Transcription

La souveraineté populaire contre la souveraineté constituée. Le
Ndongo Samba Sylla, Fondation Rosa Luxemburg, Bureau Dakar
La souveraineté populaire contre la souveraineté constituée. Le Sénégal à la veille
des élections présidentielles de 2012
Le Sénégal, petit pays d’Afrique de l’Ouest était connu jusqu’à une date récente comme un
« modèle » de démocratie. A la différence de nombre de pays du continent africain qui ont connu
des guerres civiles et des troubles politiques récurrents, le pays de la Teranga (mot wolof qui signifie
hospitalité) a toujours su tirer son épingle du jeu en développant une culture basée sur la paix et la
tolérance. En 2000, la victoire de l’opposant historique Abdoulaye Wade devant Abdou Diouf
(président de la république de 1981-2000) a consolidé cette réputation. Le verdict des urnes avait
mis fin à quarante années de règne du parti socialiste. Diouf, en adversaire élégant, avait
publiquement reconnu sa défaite. Au début de son règne, en 2001, Wade avait fait approuver par
référendum une nouvelle constitution qui ramenait le mandat présidentiel à une durée de cinq ans.
La loi n’étant pas rétroactive, cette nouvelle réforme devait s’appliquer en principe à la fin du
septennat, ainsi que le prévoyait l’ancienne constitution. En 2007, le chef du Parti démocratique
Sénégalais a été réélu dès le premier tour pour un mandat d’une durée de cinq ans.
Dès la réélection de Wade, la question s’est posée de savoir s’il pouvait postuler en 2012 pour un
nouveau mandat de président de la république. Ceci a donné lieu à d’importants débats entre les
spécialistes du droit. La grande majorité d’entre eux jugeait et juge encore la candidature de Wade
irrecevable. Ce n’était pas ce que disaient les articles 27 et 104 de la constitution de 2001,
soutenaient certains. Quelques constitutionnalistes qui ont pris part à la conception et à la rédaction
de la constitution de 2001 ont apporté un argument contextuel. Cette constitution aurait été écrite
dans l’idée que le président en exercice à l’époque ne puisse exercer plus de deux mandats. Notons
également que le président Wade avait lui-même reconnu publiquement que la constitution ne lui
autorise pas la possibilité de briguer à nouveau les suffrages de ses compatriotes. Ce qui est une
pièce à conviction d’autant plus importante que Wade a déclaré être le rédacteur principal sinon
intégral de la constitution de 2001.
1
Face à ces arguments, les partisans de Wade notent que la loi n’est jamais rétroactive : les nouvelles
dispositions de la constitution de 2001 ne s’appliquent pas au septennat de Wade. Alors que
l’ancienne constitution limitait à deux le nombre de mandats avec une durée fixée à 7 ans, la
nouvelle constitution limite également le nombre de mandats à deux toutefois avec une durée de
cinq ans. Comme Wade n’a fait qu’un seul septennat et que la loi n’est jamais rétroactive, certains en
ont conclu que Wade pouvait se présenter en 2012 – ce qui constituerait son second mandat, après
celui de 2007-2012. C’est comme si le septennat de 2000-2007 ne comptait pas eu égard à cette
nouvelle constitution. D’ailleurs, sur le site internet de la présidence de la république du Sénégal, on
peut lire comme par hasard : « Le Président de la République est élu au suffrage universel direct et
au scrutin majoritaire à deux tours. La durée du mandat du Président de la République est de sept
ans. Le mandat est renouvelable une seule fois »1 ; Un article basé certainement sur l’ancienne
constitution. D’où la question de savoir : qu’est-ce qui ne peut être renouvelé plus de deux fois ? Le
titulaire du poste de président de la république ou le mandat de sept ans ? Les partisans de la
candidature de Wade insistent plutôt sur ce dernier aspect.
Certains publicistes notent toutefois que l’argument de la « rétroactivité » passe à côté de la
question. En réalité, la constitution de 2001 aurait inséré un article de « transition » (l’article 104
notamment) qui limite à deux le nombre de mandats effectifs du président de la république. D’autres
notent de leur côté que la constitution de 2001 a été mal rédigé2. Tout ce débat n’aurait jamais eu
lieu si la Constitution de 2001 stipulait clairement, comme cela est le cas en France, que « nul ne
peut exercer plus de deux mandats présidentiels consécutifs ». Malheureusement, ce manque de
rigueur dans l’écriture aurait ouvert la voie à toutes sortes d’interprétations, y compris la possibilité
pour Wade de se présenter comme candidat en 20123.
Démocratie ou démagogie :
D’après certaines recherches récentes qui ont été effectuées en Afrique de l’ouest, le « modèle » de
démocratie qu’est le Sénégal aurait été sous Wade le champion des manipulations constitutionnelles
n’ayant d’autre but que la conservation du pouvoir4. Une tentative de réforme constitutionnelle n’a
cependant pas pu voir le jour. Il s’agit du « ticket présidentiel ». Wade envisageait de faire élire le
1
http://www.gouv.sn/spip.php?rubrique7
2
http://www.socialisme-republiquesn.org/20110823703/le-club/m-23-juin/pr-babacar-gueye-redacteur-de-laconstitution-senegalaise-de-2001-wade-a-epuise-ses-mandats
3
http://thiernolo.com/index.php?option=com_content&view=article&id=65:le-pr-kader-boye-refute-de-lathese-de-linvalidite&catid=35:contribution&Itemid=65
4
http://www.lequotidien.sn/politique/item/7219-instabilite-de-la-constitution-senegalaise--wade-championdes-revisions-deconsolidantes.html
2
président en même temps qu’un vice-président, renforçant ainsi le caractère déjà présidentialiste du
système politique sénégalais. Le second tour des élections devait être supprimé et on pouvait être
élu dès le premier tour avec un score de 25%. Wade a voulu faire passer ce projet de loi à
l’Assemblée où la majorité parlementaire lui est largement acquise. Le jour du vote de cette loi par
les députés, le 23 juin 2011, un mouvement d’opposition s’organisa – le M23 - qui rassemblait la
société civile, nombre de partis d’opposition et le mouvement « Y en a marre », nom repris du
groupe de Rap militant du même nom.
Face à cette pression populaire, le projet de loi fut mis à l’eau. Ce fut une première victoire pour le
M23 qui prête à Wade l’intention de vouloir par tous les moyens se faire succéder par son fils Karim
Wade. C’est ce que dans la presse on retrouve sous l’expression de « projet de dévolution
monarchique » du pouvoir. Karim Wade est une figure plutôt impopulaire au Sénégal. Membre de
l’attelage gouvernemental, son pouvoir est tel que nombre de Sénégalais imaginent que c’est lui qui
effectivement les gouverne. A 86 ans, si Wade ose se présenter à des élections en bafouant l’esprit
de la constitution, c’est simplement pour installer son fils par la suite. Telle est l’opinion de
nombreux observateurs. C’est la peur de voir ce scénario se réaliser qui conduit le peuple sénégalais
à se mobiliser contre la candidature de Wade.
Face à l’imbroglio juridique sur la candidature de Wade, il devait revenir au Conseil Constitutionnel,
la juridiction suprême, de se prononcer. Toutefois, pour des raisons légales – ne pouvant pas
s’autosaisir apparemment, il ne pouvait rendre sa décision qu’un mois avant la date fixée pour le
premier tour des élections. Les organisations de la société civile et les partis de l’opposition
doutaient cependant de l’impartialité des cinq sages. Pour commencer, leurs rémunérations ont été
significativement rehaussées par Wade comme par hasard. Mieux, le président du Conseil
Constitutionnel est réputé être un proche de Wade qui l’a d’ailleurs nommé à ce poste. Certaines
décisions rendues précédemment ont d’ailleurs pu conforter cette impression. Certains spécialistes
du droit notaient de leur côté ce qu’ils considéraient comme une anomalie : le conseil constitutionnel
sénégalais ne compte aucun spécialiste du droit public.
Quoi qu’il en soit, lors de l’examen en fin janvier dernier de la recevabilité des 17 candidatures aux
élections présidentielles de 2012, le Conseil Constitutionnel a validé 14 candidatures, y compris celle
de Wade. Les trois candidatures non validées sont celles de Youssouf Dour, le chanteur sénégalais ;
Kéba Keinde, un banquier ; et Abdourahmane Sarr.
Dès la validation de la candidature de Wade, la société civile et l’opposition ont organisé des
manifestations dans le but de demander le départ de Wade, jugeant sa candidature
anticonstitutionnelle malgré le verdict du Conseil constitutionnel. La presse a d’ailleurs parlé de
« coup d’Etat constitutionnel ». Ces manifestations qui ont eu lieu dans plusieurs régions du Sénégal,
à Dakar surtout, ont fait environ 7 morts et des blessés. Au départ, la « communauté internationale »
appelait au respect de la décision du Conseil constitutionnel et à la tenue d’élections transparentes.
Face à la crainte d’une dérive vers le chaos alimentée par la presse sénégalaise, la « communauté
internationale » a davantage musclé son discours. C’est le cas par exemple de la France et des EtatsUnis qui ont commencé à mettre plus de pression autour de Wade. En réaction, le ministre
sénégalais des affaires étrangères est sorti dans la presse pour dire que le Sénégal n’avait pas « de
leçon de démocratie à recevoir » de la part de l’étranger. Wade dira pour sa part que ces
3
manifestations contre sa candidature n’étaient qu’une toute petite « brise » et non cet « ouragan »
rêvé par ses adversaires de l’opposition.
Le fait que la décision des cinq sages soit allée à l’encontre de la volonté de la majorité des
Sénégalais est une donnée illustrative s’il en est du conflit intrinsèque au système de « démocratie
représentative », celui qui existe entre la souveraineté populaire et la souveraineté constituée. En
l’absence d’indicateurs objectifs, il est sans doute difficile de mesurer le degré d’opposition des
populations à la candidature de Wade. Toutefois, si l’on se fie aux positions affichées par les
mouvements de la société civile, les partis d’opposition, la presse, etc., on constate que cinq
personnes non élues ont eu le dernier mot face à probablement la majorité des citoyens sénégalais.
Dans la logique de la souveraineté populaire, ce que le peuple veut, Dieu veut : Wade n’aurait pas dû
se présenter. Par contre, dans la logique de la souveraineté constituée, les pouvoirs constitués ont la
possibilité de produire la performance démocratique attendue par tout un chacun tout comme ils
peuvent se liguer contre la majorité des citoyens. Dans le cas du Sénégal, c’est ce dernier scénario
qui a prévalu. Wade n’a pas respecté l’esprit de la constitution sénégalaise. De même, ceux qui
étaient censés contrôler les gouvernants, ceux qui étaient préposés à l’administration de la justice,
ont semblé se départir de la cause du peuple sénégalais. Quand les souverains sont en conflit, lequel
doit prévaloir ? Quand le peuple n’est pas en accord avec les gouvernants et ceux qui les contrôlent
sur des questions données, qui doit décider ? Les démocraties représentatives ont toujours prétendu
que le peuple devait toujours avoir le dernier mot. Le cas du Sénégal montre que les conflits entre
souverains sont toujours arbitrés par des rapports de force et non pas toujours par ce que veut le
peuple. L’une des caractéristiques principales des démocraties représentatives est de parfois limiter
la souveraineté populaire même si elles s’en réclament bien souvent. Ce qui conduit à ce que le
peuple puisse dans certains cas être pris en otage.
Le peuple contre les gouvernants
Les manifestations qui ont eu lieu un peu partout au Sénégal en réaction à la validation de la
candidature de Wade ont paru choquantes à la plupart des Sénégalais. Ce n’était pas le pays qu’ils
connaissaient. Bien que pauvre, le Sénégal avait cependant toujours vécu dans la paix. C’est cette
paix qui était menacée par ces événements politiques. En vue de restaurer le calme et selon l’opinion
qu’ils avaient de la situation politique du pays, certains chefs religieux ont demandé à leurs fidèles de
respecter la décision du Conseil constitutionnel, d’autres ont conseillé au président Wade de se
retirer. Quant au M23 et aux partis d’opposition, ils ont semblé instrumentaliser dans un premier
temps les révoltes des jeunes sénégalais. Ce faisant, ils ont amalgamé deux questions différentes. La
première est celle du retrait de Wade, la seconde est qui doit lui succéder. La plupart des jeunes qui
occupaient les rues sont des déçus de l’Alternance. Ils ne veulent plus du régime libéral. Ce qui est
différent de dire que la majorité des Sénégalais a porté son choix sur un candidat donné. Les partis
d’opposition ont donc laissé faire et même cautionné implicitement les confrontations de la jeunesse
sénégalaise avec les forces répressives mises en place par l’Etat. C’était leur manière de mettre la
pression sur Wade sans s’occuper d’avoir à harmoniser une ligne commune qui permette d’assurer
une transition politique qui se fasse dans la paix. Cette stratégie d’instrumentalisation du pouvoir a
cependant été quelque peu réduite à néant par des campagnes de sensibilisation menées par
différents acteurs en faveur de la cessation de la confrontation des jeunes avec les forces de police.
4
D’ailleurs, une certaine opinion qui n’est pas faite pour déplaire à Wade a commencé à prendre de
l’ampleur. Selon cette opinion, si Wade doit absolument quitter, pour des raisons de principe et
entre autres pour son bilan, il est tout aussi légitime de ne pas se sacrifier pour des « politiciens » car
ils n’en valent pas la peine. Comme l’opposition sénégalaise est divisée, qu’il n’y a aucun leader qui
se dégage en son sein, et comme apparemment chaque parti ou coalition met en avant plus ses
ambitions politiques que l’intérêt national, les gens ont commencé progressivement à relativiser les
choses. Les partis d’opposition ont un rôle à jouer et ils ne doivent pas se défausser sur le peuple. A
quelques jours du premier tour des élections, la priorité aurait dû être selon certains de mobiliser
toutes les forces de l’opposition en vue de battre Wade légalement. Un vœu qui demeure pieux au
vu de la configuration de l’opposition que l’on peut répartir en trois groupes : les candidats issus de
la famille libérale (Idrissa Seck, Macky Sall et Cheikh Tidiane Gadio), les candidats de la famille
socialiste (Ousmane Tanor Dieng, Moustapha Niasse) et les candidatures émergentes.
Les rivalités sont grandes entre les deux principales familles et en leur sein. Ce qui explique les échecs
constatés jusque-là lorsqu’il s’est agi de former un front uni contre Wade. Par ailleurs, les candidats
de la famille libérale sont perçus par beaucoup de Sénégalais comme des produits du wadisme. En
les élisant, on fait partir Wade alors qu’il s’agit avant tout de sanctionner le régime libéral auquel ils
ont appartenu jusqu’à peu. De même, les candidats de la famille socialiste ont pour handicap une
image restée fraîche dans les mémoires de quarante ans de règne où les conditions de vie des
populations se sont sérieusement dégradées. Par contre, si les candidatures émergentes comme
celles de Ibrahima Fall ou Cheikh Bamba Dièye peuvent ravir les électeurs qui veulent voir de
nouvelles têtes, la perspective d’avoir à affronter Wade et la rhétorique du « vote utile » constituent
de sérieux handicaps pour eux. En somme, c’est comme si le choix présenté en ce moment était le
suivant : rester avec Wade puis son fils (voter pour Wade) ou retourner avec le passé (voter pour la
famille socialiste) ou continuer avec le néo-wadisme (voter pour la famile libérale). Telles sont les
options peu réjouissantes auxquelles sont confrontés les électeurs sénégalais, notamment ceux qui
ne sont pas d’habitude militants.
Quand la classe politique est en crise, c’est le peuple qui se retrouve pris en otage. On chasse du
pouvoir mais on n’élit pas. On soulage son mécontentement mais on ne choisit pas un programme.
D’où des désillusions qui peuvent être récurrentes. On dit souvent que Wade n’a pas été élu par les
Sénégalais en 2000, c’est Diouf qui avait été chassé par le peuple. Ce scénario du « mal nécessaire »
peut encore se reproduire en 2012. Ce qui serait regrettable puisque les Sénégalais vont se voir
gouverner par un candidat « faute de mieux ». Si on suppose que Wade sera au second tour dans la
pire des hypothèses, le candidat avec qui il sera en ballottage pourra avoir quelque chance de se faire
élire. Mais y aura-t-il un second tour ? Wade a suggéré la possibilité d’une victoire de sa coalition dès
le premier tour. Ce qui a d’ailleurs contribué à alimenter des rumeurs sur de possibles fraudes
électorales. Tout ceci pour dire qu’à ce jour, la situation politique du Sénégal est si complexe que
plusieurs scénarios sont envisageables.
5

Documents pareils