La Coalition Humanitaire au Canada : vers un humanitaire canadien

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La Coalition Humanitaire au Canada : vers un humanitaire canadien
Numéro 2 – Mai 2016
p. 138-155
La Coalition Humanitaire au Canada  : vers un humanitaire canadien à
trois vitesses  ? Stéphanie Maltais • Université d’Ottawa
Yvan Conoir • Université du Québec à Montréal (UQAM)
et Université Laval (Québec)
Depuis dix ans, la Coalition Humanitaire au Canada a transformé en partie les règles du
jeu en matière de réponse humanitaire de la part des ONG canadiennes. Les grandes
ONG qui la composent s’imposent des règles de gouvernance et de programmation qui
rendent difficile l’entrée de plus petites structures. À l’inverse, certains autres grands
opérateurs humanitaires canadiens ne souhaitent pas (encore) en faire partie. La Coalition
reçoit aussi l’appui marqué du gouvernement fédéral qui lui confie un Fonds canadien
pour l’assistance humanitaire afin de répondre aux crises oubliées ou de moindre ampleur.
Au terme d’un cycle décennal incluant une quinzaine de réponses humanitaires
importantes, Stéphanie Maltais et Yvan Conoir dressent le bilan de ce modèle novateur en
Amérique du Nord et s’interrogent sur l’avenir des opérateurs humanitaires canadiens qui
n’en sont pas membres.
S
uite à l’intervention internationale consécutive au tsunami de 2004 et à la mise en place
de la réforme humanitaire en 2005, les grands opérateurs humanitaires (ONU, CroixRouge, ONG internationales et gouvernements) ont souhaité instaurer un système de
réponse humanitaire plus efficace et plus prévisible. Pour ce faire, ils ont adopté des mesures
de mise en œuvre de mécanismes favorisant une meilleure coordination, un financement plus
flexible, ainsi que la mise en œuvre de l’approche de responsabilité sectorielle (clusters). Dans
cet esprit, des initiatives nationales ont été lancées dans plusieurs pays, principalement en ce
qui concerne la coordination de l’aide. Souhaitant demeurer plus efficaces sur la scène
internationale, renforcer leurs interactions avec le public et les médias canadiens, et limiter
une concurrence jugée inutile et vide de sens sur la scène nationale, un petit nombre d’ONG
canadiennes –  Care-Canada, Oxfam-Canada, Oxfam-Québec et Aide à l’Enfance-Canada
(Save the Children)  – ont décidé de s’inspirer du modèle de certains consortiums humanitaires
internationaux pour développer une organisation conjointe de réponse en cas de catastrophe
importante. Ce n’est qu’un peu plus tard que Plan-Canada a rejoint le regroupement. Parmi les
objectifs de cette «  Coalition Humanitaire canadienne  », on note la mise en place de
partenariats importants avec les médias canadiens pour diffuser un discours et une
information cohérents et unifiés en temps de crise. Ensuite, la création d’un fonds d’urgence
pour les catastrophes. Enfin, l’élaboration d’une approche de leadership conjoint sur la
gestion des grandes crises humanitaires auxquelles les ONG membres décident de répondre
de concert. Depuis peu, ce consortium reçoit un financement institutionnel du gouvernement
fédéral canadien, alloué à son Fonds canadien d’assistance humanitaire (FCAH), qui intervient
lors des crises «  silencieuses  », de moindre envergure ou moins médiatisées.
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La Coalition Humanitaire impose des conditions d’adhésion et des règles de fonctionnement
qui restreignent l’adhésion de plus petites structures en son sein. Au-delà des bienfaits d’une
posture commune lors de la gestion de grandes crises humanitaires internationales, il faut
s’interroger sur les conséquences de l’implantation d’un tel regroupement d’ONG. Dans son
rapport annuel de 2014, la Coalition affirme qu’elle souhaite «  devenir le guichet unique vers
lequel se tournent les Canadiens en cas de catastrophe dans le monde et auquel ils ont recours
pour faire un don à l’appui des efforts d’aide humanitaire1  ». Un tel objectif est susceptible
d’inquiéter d’autres ONG n’ayant pas le pouvoir ni les ressources des organisations membres
de la Coalition. Au terme d’un cycle décennal incluant une quinzaine de réponses
humanitaires importantes, quel bilan dresser de ce modèle novateur en Amérique du Nord,
quelles leçons en tirer, et quel futur envisager pour les opérateurs humanitaires qui n’en sont
pas membres  ?
Les origines d’une innovation
Les regroupements d’ONG ne datent pas d’hier et le modèle canadien est l’un des plus
récents du genre 2 . Ainsi, s’agissant d’appels conjoints pour le financement, le Disasters
Emergency Committee (DEC), qui existe depuis 1963 au Royaume-Uni, a d’ailleurs été le
principal modèle utilisé pour développer la Coalition Humanitaire canadienne, puisque les
acteurs et les économies sont relativement semblables. En Belgique, le Consortium 12-12
existe depuis les années  1970 et vise la collaboration entre ses membres dans la recherche de
financements humanitaires afin d’offrir une réponse plus rapide 3 . Chaque entité, bien
qu’unique, a pour objectif de coordonner la réponse aux crises humanitaires en fonction de
certains critères et modalités déterminés au sein du Consortium.
En 2004, le tsunami en Asie du Sud-Est a entraîné un changement de paradigme dans la
réponse aux catastrophes. L’expérience en Indonésie a favorisé l’innovation, renforcé les
institutions humanitaires, encouragé le financement grâce à une couverture médiatique sans
précédent et vu la naissance de nouvelles pratiques humanitaires4. Au Canada, certaines ONG
ont alors eu l’idée de créer un mécanisme d’entente et de coordination pour réduire la
controverse et la concurrence qui prévalaient jusqu’alors dans le secteur. Un projet pilote a
ainsi été mis en chantier en 2005 suite au tremblement de terre au Pakistan. Au démarrage,
une organisation gérait un site web commun, une autre s’occupait de développer un centre
d’appels commun et une troisième avait comme tâche de gérer la base de données des
donateurs. L’idée s’est développée et a permis de mettre en place un premier appel d’urgence
conjoint pour le Liban en 2006.
Sachant que le financement humanitaire peut laisser place à une compétition féroce entre les
ONG5 œuvrant dans le secteur, les instigateurs de cette Coalition Humanitaire ont vu l’intérêt
d’allier leurs forces en créant un nouveau modèle collaboratif de collecte de fonds et de
communication externe avec le public canadien. De plus, le modèle permet des engagements
Coalition Humanitaire, Rapport annuel 2014, 2015, p.  6.
Nicolas Moyer, Together, saving more lives: joint appeals and the experience of Canada’s Humanitarian Coalition, Grotius
International, mars 2016, http://www.grotius.fr/together-saving-more-lives-joint-appeals-and-the-experience-ofcanadas-humanitarian-coalition/
3 http://www.1212.be/fr/1212/actualites
4 IRIN news, Aceh, dix ans après. Retour sur la réponse au tsunami, 2014,
https://www.irinnews.org/fr/report/100967/aceh-dix-ans-apr%C3%A8s-%E2%80%93-retour-sur-lar%C3%A9ponse-au-tsunami
5 Nicolas Moyer, Together…, op.  cit.
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avec les grands acteurs privés du secteur des télécommunications, ceci à l’échelle du pays
comme des provinces6. Il faut dire que certains donateurs privés auraient possiblement refusé
de s’associer directement à une seule ONG canadienne. La Coalition représente un atout
majeur puisqu’elle peut attirer des donateurs pour une cause, davantage que pour une
organisation. De fait, les ONG connaissent bien cette pression d’avoir à attirer les fonds
publics et privés, un travail qui monopolise du temps, des efforts et de l’argent qui pourraient
être alloués à la gestion, à la mise en œuvre ou encore au suivi des activités elles-mêmes. Bien
qu’il y ait des avantages et des inconvénients à une telle concurrence, les membres de la
Coalition ont conclu au fait que travailler ensemble permettrait de maximiser les résultats des
collectes de fonds, ainsi que de hausser les standards en matière de qualité et de quantité
d’informations présentées au public canadien au sujet des crises. De plus, cela aurait pour
impact de réduire la duplication des coûts en divisant les frais de collecte et en canalisant les
dons du public vers une seule et même organisation.
Le bilan d’une décennie d’action et les leçons de l’expérience
La première campagne coordonnée par la Coalition a eu lieu à l’occasion du tremblement de
terre au Pakistan en 2005. Dans les années suivantes, les campagnes ont permis des actions
dans de nombreuses sous-régions/pays dont  : Moyen-Orient (2006), Afrique australe,
Myanmar et Kenya (2008), Haïti (2010), Pakistan (2010), Japon (2011), Afrique de l’Est
(2011), Sahel (2012), Afrique de l’Ouest dans le cas du virus Ebola (2014), Philippines et
Népal (2015). C’est dans la continuité de l’organisation de la réponse au tremblement de terre
à Port-au-Prince que la Coalition décide de s’enregistrer comme Fondation publique7 en 2010
et d’institutionnaliser le travail collectif des cinq ONG participantes autour de règles
communes. Pour que la Coalition décide d’intervenir, le désastre doit être d’une certaine
ampleur et nécessiter une aide humanitaire internationale immédiate. Les organisations
membres doivent être en mesure de fournir cette assistance rapidement. Les appels lancés par
la Coalition ont pour avantage d’augmenter la visibilité des agences membres, d’augmenter le
nombre de donateurs et de les diversifier, et d’éviter la multiplication des coûts de
financement. Implicitement, la Coalition a aussi pour effet indirect de redessiner la carte du
secteur humanitaire au Canada en continuant à structurer le milieu dans un sens de plus en
plus collaboratif. Le retour sur investissement, quant à lui, est des plus intéressants. La
Coalition a calculé un retour de 100  dollars canadiens pour tout investissement de 6  dollars de
la part des organisations membres envers la Coalition8. Il importe de mentionner que 72  %
des donateurs de la Coalition sont nouveaux, ce qui signifie que chacune des organisations
membres garde en grande partie le bénéfice de sa propre liste de donateurs9. Des sondages
sont ainsi venus confirmer le fait que les Canadiens appréciaient que des organisations
humanitaires travaillent ensemble  : 65  % pensent qu’il devrait en être ainsi et 45  % qu’ils sont
plus enclins à donner si des agences œuvrent ensemble10. Aussi, toutes les interventions sont
évaluées en temps réel (trois mois après le début de la crise) ou une fois achevées, pour
permettre un apprentissage collectif et une meilleure diffusion des pratiques les plus efficaces
en matière de réponse humanitaire.
Seule Radio Canada, chaîne du réseau public des télécommunications, s’est encore refusé à appuyer la Coalition, sans
doute par souci d’indépendance.
7 Avant cet enregistrement, la Coalition Humanitaire était administrée comme un projet de Care-Canada. Cet
enregistrement a procuré un statut juridique et légal ainsi qu’une responsabilité distincte par rapport aux membres.
8 Coalition Humanitaire, Canada’s joint humanitarian appeal: (Re)claiming the narrative, novembre 2015.
9 Ibid.
10 Nicolas Moyer, Together…, op.  cit.
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Depuis 2014, le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement
(MAECD) du Canada (appelé Affaires mondiales Canada depuis 2015) et la Coalition
Humanitaire ont développé un outil de financement commun tout à fait novateur  : le Fonds
canadien pour l’assistance humanitaire (FCAH). Celui-ci canalise des sommes mises à
disposition par la direction de l’assistance humanitaire internationale d’Affaires mondiales
Canada. Le mécanisme, doté d’une somme de près de 10  millions de dollars canadiens sur
trois ans, permet de financer des crises de moindre envergure qui recevraient moins
d’attention des médias et, par conséquent, un financement moins important. La phase pilote
du projet, qui s’est échelonnée d’avril 2014 à septembre  2015, a permis d’engager des actions
lors de huit catastrophes. Le budget de 2,5  millions de dollars du gouvernement a entièrement
été dépensé (la moyenne des engagements par agence récipiendaire reste assez limitée, soit
autour de 300  000  dollars canadiens) sur l’année. Les interventions circonscrites sont
financées à hauteur de 75  % par le FCAH, 15  % provenant des membres de la Coalition et
10  % du Fonds d’urgence de la Coalition Humanitaire11. La particularité, lors de ces crises de
faible intensité, est que le financement est accordé à une seule organisation membre de la
Coalition (possiblement la plus spécialisée, la plus compétente ou la mieux placée pour
intervenir) et le maximum de fonds alloués est de 350  000  dollars canadiens. Par exemple,
dans le cas des inondations dans la région de Chennai en Inde en novembre et
décembre  2015, Oxfam-Canada a reçu 275  000  dollars canadiens 12 . Les membres décident
entre eux quelle agence a le meilleur profil programmatique pour mener à bien une
intervention ciblée. Le FCAH est ainsi venu pallier un besoin collectif des ONG à obtenir des
fonds pour de petites crises et constitue, à ce jour, l’un des mécanismes les plus rapides à
mobiliser au niveau du gouvernement fédéral canadien. Il assure aussi à l’organisation
partenaire un effet levier pour la levée d’autres financements. Enfin, il donne aussi une
légitimité et une reconnaissance institutionnelle à la Coalition parmi les autres acteurs
humanitaires canadiens qui ne peuvent, eux, en bénéficier.
La perception des membres de la Coalition
Sur la base d’entretiens semi-dirigés conduits pour cet article auprès de membres de la
Coalition Humanitaire, il ressort que l’expérience de la Coalition est perçue comme positive
sur le plan du financement et dans l’optique de rendre plus rapide la réponse face aux crises.
La Coalition force les organisations membres à coopérer entre elles et à être conscientes de ce
que font les autres. S’exprime aussi un désir de partager des connaissances et de collaborer
avec les autres entités semblables dans les pays européens, dans le cadre de l’Emergency
Appeals Alliance 13 , laquelle regroupe à ce jour sept membres européens et la Coalition
Humanitaire canadienne. Le fait de collaborer permet d’éviter de travailler de manière
compartimentée et l’éventuel dédoublement des actions, en plus de couvrir davantage de
régions. Les membres de la Coalition sont cons-cients des impacts positifs quant à la
diminution des frais encourus par les campagnes de financement et le fait que ces frais
économisés peuvent davantage servir aux populations dans le besoin.
Coalition Humanitaire, Rapport annuel…, op.  cit., p.  11.
Coalition Humanitaire, Répondre aux catastrophes de faible étendue, 2016, http://coalitionhumanitaire.ca/noscampagnes/repondre-aux-catastrophes-de-faible-etendue
13 http://www.emergency-appeals-alliance.org/
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Forte de ressources financières et humaines supplémentaires, la Coalition Humanitaire réalise
aussi un travail en amont des crises pour le développement de projets et d’événements qui
permettent de renforcer la visibilité de l’organisation et le partage de connaissances entre
membres du secteur. Ainsi, pour la première fois, les deux premières Conférences
humanitaires canadiennes, organisées en  2013 et  2014, ont permis de réunir les institutions,
acteurs et opérateurs du secteur. Le fait que la Coalition Humanitaire soit une Fondation
publique depuis 2010, qui détienne ses propres locaux et compte six employés permanents
permet d’entreprendre davantage d’activités et de mieux coordonner le travail entre les
organisations membres. Elle peut opérer de façon plus autonome qu’à ses débuts puisque la
gouvernance est davantage centralisée. À ce titre, elle est plus efficace en matière de
négociation avec les acteurs du monde des médias qui l’appuient, mais aussi dans la
préparation des messages et la gestion des procédures pour le lancement d’un appel  : en
l’espace de deux heures, les membres doivent décider de lancer un appel commun ou pas. Une
fois l’appel lancé, toutes les fonctions de la Coalition (communication, direction,
programmation) sont activées et l’ensemble des membres est mobilisé pour répondre à la
crise. Au-delà des employés permanents, l’expertise et les ressources humaines spécifiques
dans certains domaines demeurent celles des agences membres.
Pour sa part, le FCAH est perçu comme un outil pratique et efficace, malgré un processus
administratif un peu lourd considérant la taille des fonds, et le fait qu’il ne soit pas ouvert aux
autres membres du secteur humanitaire canadien. Cette innovation est plus réactive que le
système traditionnel canadien d’allocation de fonds humanitaires et permet de combler
quelques lacunes dans le financement canadien. Les critères d’obtention du financement du
FCAH pourraient être affinés puisque, par exemple, les crises à «  évolution lente  » (comme les
sécheresses) ne sont pas admissibles. Dans l’ensemble, il s’agit tout de même d’une expérience
de collaboration positive entre le gouvernement et les ONG membres.
Parmi les points plus sensibles de la Coalition Humanitaire, les entretiens ont permis de cibler
quelques défis, en particulier dans l’alignement des mandats et des objectifs de la Coalition
avec celui des grandes «  familles  » des ONG membres. Ces dernières font toutes partie de
confédérations qui ont des orientations et des gouvernances diverses et précises. Chaque
organisation doit gérer de façon concomitante son positionnement au sein de la Coalition
autant que sa réponse au sein du réseau dont il fait partie (Oxfam, Plan, Save the Children,
Care International). Le fait que deux membres d’une même confédération, soit OxfamCanada et Oxfam-Québec, fassent partie de la Coalition Humanitaire ne semble pas causer de
préjudices aux autres organisations membres, du fait de l’historique spécifique à chacun des
deux membres de cette famille au Canada. Pour des raisons identiques d’appartenance à de
grandes familles institutionnelles, le mandat de la Coalition Humanitaire ne permet pas,
aujourd’hui, un investissement important dans des actions de plaidoyer et de politique. Les
entretiens ont permis de cibler le fait qu’il peut être difficile de faire du plaidoyer si toutes les
ONG d’importance ne sont pas membres de la Coalition. Dans le même sens, la disparition
récente du forum de discussion informel Policy Action Group on Emergency Response (PAGER)14
laisse un vide à cet égard, que ne viennent combler ni la Coalition, ni les autres structures
canadiennes représentatives.
PAGER a pendant des années permis à des dirigeants d’ONG humanitaires canadiennes d’engager un dialogue
informel (suivant les règles de confidentialité dites de Chatham House), mais important avec le gouvernement canadien.
Un autre forum plus élargi a pris le relais, le Humanitarian Response Network, plus ouvert et apparemment «  moins
stratégique  ».
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Les ONG humanitaires canadiennes membres de la Coalition multiplient les interventions à
l’étranger depuis quelques années. Leur financement public croît parallèlement, ce qui pourrait
mener à une instrumentalisation de l’aide et une remise en cause des valeurs humanitaires en
raison de l’importante participation des acteurs étatiques au financement15. Il est intéressant
de noter qu’à la suite des entretiens conduits, il apparaît que la majorité du financement de la
Coalition Humanitaire provient des appels de fonds publics, tandis que le financement
gouvernemental ne représente qu’une faible partie de l’ensemble des ressources financières.
Les sommes recueillies par la Coalition, quoique importantes, peuvent sembler encore
relativement marginales par rapport à celles levées au sein des réseaux respectifs des ONG
membres  : ses appels sur les Philippines ou le Népal en 2014-2015 ont ainsi permis de récolter
«  seulement  » 8  millions de dollars canadiens pour chacune de ces deux crises 16 . À titre
comparatif, dans leurs réseaux respectifs, Oxfam-Québec a récolté un peu plus de
370  000  dollars canadiens pour les Philippines 17 et Oxfam-Canada quelque 3  800  000  dollars
canadiens pour l’ensemble de ses projets en Asie et au Moyen-Orient (Afghanistan, Indonésie,
Israël, Népal, Pakistan, Philippines et Syrie)18.
Enfin, le nombre limité de membres au sein de la Coalition peut aussi constituer un obstacle,
puisqu’il peut restreindre les activités et la force du nombre. En comparant avec le Disasters
Emergency Committee 19 au Royaume-Uni (15 membres), Aktion Deutschland Hilft en
Allemagne 20 (24 membres) ou AGIRE en Italie 21 (10 membres), la Coalition Humanitaire
affiche un moindre poids politique et une plus faible représentation du secteur. Il serait
possible d’augmenter le nombre de membres et de rester efficient et gérable, mais les critères
d’adhésion limitent la venue d’autres membres, soit pour des raisons économiques, soit par
principe.
Le risque d’un humanitaire à trois vitesses  ?
Les critères d’adhésion22 à la Coalition Humanitaire sont juridiques, financiers et normatifs,
puisqu’ils tiennent compte des exigences de base dans le domaine humanitaire. Les membres
doivent suivre le Code de conduite du Mouvement international de la Croix-Rouge et du
Croissant-Rouge, le Projet Sphere sur les standards minimums de l’action humanitaire, le
Humanitarian Accountability Partnership23, le Code de bonne pratique de People in Aid, et le
Code d’éthique et de normes de fonctionnement du Conseil canadien pour la coopération
internationale. D’un point de vue juridique et financier, les ONG membres doivent, entre
autres, être enregistrées comme organisme de bienfaisance au Canada depuis au moins trois
ans et justifier une dépense annuelle de plus de 10  millions de dollars canadiens provenant de
sources canadiennes au cours de chacune des trois années précédentes. Cette contrainte
financière est le principal «  frein à l’entrée  » pour le plus grand nombre des ONG qui
Patrice Bouveret, «  Les ONG, moteur du désarmement  », Revue internationale et stratégique, n°  96, 2014/4, p.  123-131.
Coalition Humanitaire, Canada’s joint humanitarian…, op.  cit.
17 http://oxfam.qc.ca/wp-content/uploads/2015/10/OXFAM_rapport_annuel_2014-15-web.pdf
18 http://www.oxfam.ca/sites/default/files/oxfamar2015digital.pdf
19 http://www.dec.org.uk/
20 https://www.aktion-deutschland-hilft.de/
21 http://www.agire.it/
22 Coalition humanitaire canadienne, Critères d’adhésion, 2016, http://coalitionhumanitaire.ca/a-notre-sujet/qui-noussommes/criteres-dadhesion
23 Le HAP est aujourd’hui terminé et ses grands principes enchâssés dans les Common Humanitarian Standards.
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souhaiteraient rejoindre la Coalition. D’autre part, les revenus en dons privés (de particuliers
et d’entreprises) doivent atteindre plus de 2  millions de dollars canadiens sur chacune des trois
années précédentes, ce qui est un autre défi de taille. La formule d’allocation des fonds
recueillis auprès des membres repose sur une analyse historique de ces deux facteurs, avec des
plafonds maximaux pour chaque agence dans les allocations de fonds levés en réponse à une
crise. Un autre principe fondamental est qu’une agence qui ne dispose d’aucune présence ou
capacité dans un pays donné n’est pas en mesure d’obtenir du financement en réponse à une
crise dans ledit pays.
Formule d’allocation des fonds de la Coalition Humanitaire en 201424
Organisation membre de la Coalition
Montant alloué (%)
Care-Canada
25  %
Oxfam-Canada
20,58  %
Oxfam-Québec
13,15  %
Plan-Canada
25  %
Aide à l’Enfance-Canada
16,27  %
Total
100  %
Actuellement, la Coalition regroupe des ONG qui ont des orientations semblables, un format
et une taille relativement comparables. Elles font aussi toutes partie, comme nous l’avons vu,
d’une grande «  famille  » internationale. La Coalition peut apparaître comme un club sélectif et
fermé qui se limiterait à quelques membres choisis. Cependant, les entrevues ont permis de
faire ressortir une volonté d’expansion à terme, pour assurer une meilleure représentativité et
une meilleure réponse collective du secteur. La réflexion pousse tout de même la Coalition à
s’interroger sur ce que de plus «  petits joueurs  » pourraient apporter à l’équipe. En somme, si
éthiquement la volonté existe, certaines barrières stratégiques à l’entrée de plus petites ONG
se dessinent toutefois.
En comparant la Coalition Humanitaire canadienne avec d’autres rassemblements d’ONG
dans le pays, comme l’Association québécoise des organismes de coopération internationale
(AQOCI), il est clair que les mandats et objectifs des agences diffèrent. Pour autant, il n’existe
pas nécessairement une concurrence directe entre les organisations, plutôt une certaine
complémentarité d’efforts et d’objectifs. Progressivement, il est possible de voir la carte de
l’humanitaire canadien se décomposer en trois niveaux. Au premier, on trouverait de
«  petites  » agences ne pouvant espérer répondre aux critères d’entrée de la Coalition, faute
d’être membres de réseaux internationaux. Elles continueront donc de mener des
interventions humanitaires ponctuelles, mais sans bénéficier de l’appui que peut représenter
l’appartenance à la Coalition. Au deuxième niveau, on trouvera des agences «  moyennes  » ou
24
Coalition Humanitaire, Canada’s joint humanitarian…, op.  cit.
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«  grandes  », membres de la Coalition, ou potentiellement en voie de le devenir. Elles viendront
renforcer la légitimité et l’utilité de disposer d’une Coalition forte, plus représentative, aux
principes clairs, aux règles communes et tenant un discours unitaire face au public canadien.
Des agences comme Handicap international-Canada, Médecins du Monde-Canada ou ACFCanada, toutes arrivées dans le pays dans les vingt-cinq dernières années pourraient un jour
prétendre à ce rôle. D’autres, en revanche, aux assises locales solides, à l’instar du CECI25, ne
souhaitent pas voir leurs contributions «  diluées  » dans un pot commun qui ferait disparaître
leur pouvoir de choix ou d’attribution, et ont ainsi refusé de rejoindre la Coalition. Enfin, au
troisième niveau, de «  grandes  » agences canadiennes (Unicef-Canada, MSF-Canada, CroixRouge canadienne, Vision mondiale), dotées de moyens financiers et de communication très
importants souhaiteront, pour des raisons institutionnelles ou politiques, rester indépendantes
de tout lien avec la Coalition et continueront d’œuvrer avec leurs singularités respectives.
Un modèle en constante évolution
La Coalition Humanitaire canadienne représente un modèle unique  : fortement active en
temps de crise humanitaire, elle travaille dans l’ombre dans les périodes d’accalmie. Il a pu se
passer une année entière sans qu’elle ait à répondre à une crise majeure, mais sa capacité de
réponse peut la faire passer de 0 à 100  % d’efficience en quelques heures pour répondre à une
crise soudaine. Elle est en évolution constante et ses règles, processus et principes de
gouvernance ont désormais atteint leur pleine maturité. Cinq ans après son incorporation
juridique et le lancement de plusieurs appels, elle est à un tournant de son existence. D’un
côté, elle peut viser à se développer en faisant entrer davantage de membres pour obtenir une
plus grande représentation, mais aussi une capacité de collecte de fonds et de communication
encore plus importantes. Cette croissance pourrait permettre une plus grande visibilité, un
meilleur engagement du public, ainsi qu’un plus grand pouvoir de collaboration avec le
secteur privé, le gouvernement et les autres organisations. D’un autre côté, elle peut
poursuivre dans la même lignée en réagissant aux crises ponctuelles, en élargissant son champ
opératoire aux crises «  oubliées  » tout en tentant de renforcer son positionnement en matière
de plaidoyer, sans que les agences qui la composent perdent leur âme et leur public cible. Au
final, la Coalition doit être en mesure de représenter un groupe d’acteurs de plus en plus
important, susceptible de donner un nouveau visage à la réponse civile humanitaire
canadienne.
Biographies
Stéphanie Maltais • Candidate au doctorat en développement international à l’université
d’Ottawa et diplômée de la maîtrise en gestion du développement international et de l’action
humanitaire de l’université Laval (Québec). Stéphanie Maltais est assistante de recherche et
d’enseignement dans ces deux universités tout en s’impliquant activement au sein d’ONG
canadiennes. Son parcours professionnel, notamment à l’international et dans les communautés
Inuit du Grand Nord canadien, l’ont poussée à étudier plus profondément la transition entre
l’humanitaire et le développement, la résilience des populations, le développement durable et la
santé globale.
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Centre d’études et de coopération internationale, http://www.ceci.ca/
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Yvan Conoir • Chercheur à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques
de l’université du Québec à Montréal (UQAM) et enseignant au programme de maîtrise en
Développement international et Action humanitaire de l’université Laval. Ancien humanitaire ayant
œuvré sur tous les continents (UNHCR, Unicef, Care International, CECI), Yvan Conoir conduit
désormais depuis plusieurs années une carrière de consultant international qui l’a mené à diriger
des missions dans plus d’une soixantaine de pays avec les Nations unies, la Banque mondiale, les
Affaires étrangères du Canada ou de la France, l’ACDI, l’Organisation des États américains et
autres entités privées. Il est l’auteur, avec Gérard Verna, du premier ouvrage sur L’Action
humanitaire du Canada (PUL, 2002), suivi par d’autres sur la consolidation de la paix, les processus
de DDR (Désarmement, démobilisation et réintégration), ou encore la Gestion des projets de
développement international et d’action humanitaire (PUL, 2016).
Reproduction interdite sans l’accord de la revue Alternatives Humanitaires.
Pour citer cet article : Stéphanie Maltais et Yvan Conoir, « La Coalition Humanitaire au Canada  : vers un humanitaire canadien à trois
vitesses  ? », Alternatives Humanitaires, n° 2, mai 2016, p. 138-155, http://alternatives-humanitaires.org/fr/2016/05/12/lacoalition-humanitaire-au-canada%E2%80%89-vers-un-humanitaire-canadien-a-trois-vitesses%E2%80%89/
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