Les coulisses du sens commun:Le corps virtuel » de Stéphane

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Les coulisses du sens commun:Le corps virtuel » de Stéphane
« Les coulisses du sens commun:Le corps virtuel »
de Stéphane Malysse
?
Malysse S., Corps à Corps: regards dans les coulisses
de la corpolatrie brésilienne, Thèse de doctorat,
E.H.E.S.S, Paris, 1999.
“ Il y a un corps esthétique, un corps humain qui a fait l’objet de
représentations artistiques .Et il faut souligner que, très probablement ce
que nous appelons l’esthétique du corps humain a d’abord été un
ensemble de représentations liées à la religion: le corps humain a
certainement commencé à être représenté à des fins religieuses, mais
ensuite l’esthétique s’est laïcisée et on est arrivé à ce qu’on pourrait
appeler une érotique du corps humain.... Et on assiste donc à une sorte
de reviviscence du sacré du corps dans des aspects très laïcs: tout ce qui
touche à la culture réfléchie du corps, les gymnastiques, les tentatives
de rééducation du corps; tout ce par quoi on nous recommande de
penser notre corps et non seulement de l’exercer: je vois là une sorte de
version laïque d’une pensée religieuse, c’est-à-dire qu’il s’agit
effectivement de mettre en équilibre et en harmonie le corps humain
dans sa physiologie profonde, dans sa cénesthésie, avec en gros, la
nature, de quelque façon qu’on la définisse."
Roland Barthes, 1978.
Profondément polymorphe, l’idée de beauté se concrétise de façon spectaculaire dans
la première moitié du XX ème siècle. Dans les années 30, l’industrie cinématographique
de Hollywood commence à définir trans-culturellement la beauté féminine et masculine
pour la consommation de masse. Les médias cherchent alors à transformer massivement à
la fois le sens et la réalité du corps et ainsi, rapidement, le corps beau, ses formes, pour ne
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pas dire son "design", s’institutionnalisent et se globalisent. Comme l’iconographie qui
l’accompagne toujours, la littérature, qui proclame alors la libération à travers le corps,
s’intègre dans une sorte de pédagogie de masse, qui cherche à civiliser les conduites
individuelles, à les mouler sur des mythes sexuels et donc corporels. En abordant
l’iconique du corps véhiculée par les médias brésiliens (publicité, presse, télévision, arts
visuels...), j’ai cherché ici à montrer quelle est l’influence des médias sur les
comportements corporels et comment les médias participent à la ritualisation des genres.
Vraisemblablement, l’une des manières les plus importantes de connaître les
représentations que les sociétés ont de la féminité est l’analyse de ces mythes sexuels. Et,
si nous voulons comprendre les mythes sexuels brésiliens, il est préférable de les
comparer avec ceux d’autres sociétés, comme la société française par exemple. Quand je
pense aux actuels mythes sexuels brésiliens, deux noms me viennent à l’esprit: Xuxa et
Carla Perez. Xuxa, plus qu’aucun autre symbole sexuel au Brésil, est la mégastar, dans le
sens américain du terme. Elle a construit une immense fortune basée sur la consommation
de son image par les enfants brésiliens et la distribution de sa ligne de vêtements pour les
enfants, ce qui n’est pas sans conséquences pédagogiques... Quant à Carla Perez, exdanseuse étoile du groupe bahianais du Tchan, elle doit sa célébrité à ses formes
féminines, et en particulier à sa bunda (fesses) qu’elle met en valeur à travers de
nombreuses chorégraphies évocatrices, reprises par les petites filles. Il est intéressant de
remarquer que ces deux femmes médiatiques participent simultanément des deux
représentations majeures de la féminité, distinction chère à Roberto da Matta, celle de la
mère (qui s’occupe des enfants et participe à leur éducation) et celle de la putain (qui
érotise et sexualise la relation sociale). L’image de Xuxa, méticuleusement élaborée par
TV Globo et ses publicitaires, est celle d’une poupée blonde, à la fois infantile et
érotique, une image qui, pour les petites filles, est l’unique modèle de féminité disponible
et qui ne leur laisse aucune autre alternative d’identification, car elle occupe depuis plus
de dix ans l’espace matinal télévisuel de divertissement dans presque toutes les maisons
brésiliennes, et comme cette image n’a pas été uniquement construite pour plaire aux
enfants, mais pour être un modèle de sexualité féminine qui anime le désir de tous les
hommes, les choses du genre commencent à se compliquer. D’une part, les petits
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garçons, en la désirant, cherchent à ressembler à leurs pères, avec l’idée inconsciente que
la sexualité précoce est le seul chemin de la masculinité, de l’autre les petites filles en se
déguisant en femme, avec la ligne de vêtement de la star, incorporent déjà sans le savoir
les signes extérieurs de la féminité dans leurs aspects les plus érotiques, pour ne pas dire
sexués. Enfin, si nous ajoutons à cette image de la féminité, celle de Carla Perez, elle
aussi blonde (fausse), mais de caractère sexuel plus frappant (sa bunda), alors quelques
traits communs commencent à apparaître. D’abord, toutes deux sont blondes, comme les
actrices de cinéma du premier monde, de Hollywood, et la conséquence pour les femmes
brésiliennes est alors dramatique, car presque aucune d’entre elles ne peux s’identifier
totalement à ces deux modèles vivants et ainsi, la femme brésilienne souffre d’une autoestime érotique basse, ce qui diminue, au niveau imaginaire sa valeur sur ce même
marché sexuel et ce qui augmente au niveau de l’apparence les signes d’une provocation
érotique, qui passe désormais par une construction corporelle sexuée.
Au même titre que le blond, le blanc est paradoxalement représenté comme le
modèle de beauté au Brésil. En effet, le marché brésilien de mannequins, esclave d’un
unique modèle de beauté, ne fait travailler que peu de mannequins noirs ou mulâtres. Le
noir, comme aux USA, n’est valorisé que d’un point de vue sexuel et sportif, comme une
sorte d’animal humain, et les mulâtresses des académies de Samba n’apparaissent dans
les médias qu’au moment du Carnaval. Le noir est donc également discriminé par le
marché publicitaire, les publicités pour les savons et autres bases lavantes ne sont jamais,
par exemple, réalisées avec des acteurs noirs : “Les noirs ne se lavent-ils pas comme les
autres ?” se demande Norton Nascimento, un acteur noir rendu célèbre par les télénovelas
brésiliennes. L’autre point fondamental est l’obsession de la jeunesse: ces deux femmes
ont peur de vieillir et multiplient les exercices physiques pour maintenir leur corps en
forme: ce n’est pas un hasard si elles apparaissent de façon récurrente sur la couverture
des magazines féminins de forme physique. Ce culte de l’adolescence et de la jeunesse
joue un rôle très important dans la banalisation, chez les enfants, puis chez les femmes,
des pratiques de corpolâtrie et ces mythes sexuels, qui rendent la femme brésilienne
insatisfaite par sa condition physique fonctionnent donc comme de puissants catalyseurs
de frustrations et invitent ces femmes à changer de corps : les distinctions entre corps
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naturel et corps artificiel sont ainsi troublées, comme sont réduites les différences entre
forme physique et pouvoir sexuel. En effet, même dans le mythe du métissage des trois
races, profondément ancré dans l’imaginaire national brésilien, nous retrouvons ce culte
du corps féminin et de ses formes qui alimente la vision strictement sexuelle de la femme
et qui annonce déjà une sur-ritualisation de la féminité à travers ses formes corporelles:
“D’ailleurs, le métissage brésilien est devenu aussi large que les hanches des femmes
brésiliennes, qui constituent, peut-être, la forme la plus variée d’expression
anthropologique d’une variété moderne des formes du corps féminin, dont les
protubérances sont pour le moins provocantes. L’homme moyen brésilien ne peut qu’être
sensible à cette immensité de provocations qui l’entoure, non seulement dans la réalité,
mais également à travers les publicités des revues illustrées, qui tendent à se
perfectionner dans l’utilisation de reproductions colorées du corps féminin”
(Freyre,1987).
Quelques mots d’abord sur la façon dont l’analyse anthropologique peut utiliser la
presse féminine. Goffman (1977) a décrypté les différentes ritualisations culturelles de la
féminité dans la société américaine à travers l’étude de sa presse. Dans cette étude, il
livre les fondements pratiques d’une micro-analyse de la presse, propre à isoler les
différentes figures comportementales liées au genre et également les diverses façons dont
la publicité et la presse en présentent une vision dirigée. Il montre ainsi comment la
plupart des publicités, mettant en scène ensemble des hommes et des femmes, évoquent
intrinsèquement la division des sexes et l’idéologie du genre. Il relève ainsi dans la presse
américaine diverses ritualisations iconographiques de la féminité à travers les
personnages
suivants:
la
femme
lointaine/pensive/rêveuse,
la
femme
soumise/objet/docile ou encore la femme enfant/jouet/joueuse/joyeuse (Goffman,1977).
Cet inventaire lui permet d’isoler ce qu’il appelle des “idiomes culturels” et de définir le
concept d’une “hyper-ritualisation des idéaux sociaux”, opérée par les médias
(standardisation, exagération, simplification). Il analyse ainsi les mises en images de la
féminité, à travers une lecture des gestes et des poses des mannequins de revues et montre
à quel point les médias sont des espaces de rêverie collective concernant les identités
corporelles. Si nous pouvons isoler ces mêmes figurations de la féminité dans la presse
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française, en y ajoutant celles de la femme décontractée, de la femme libérée et de la
femme active, les personnages de papier de la femme fatale/sensuelle/sexuelle et de la
femme sportive/musclée/forte ne se rencontrent de façon significative que dans les revues
brésiliennes. Des “femmes fortes”, titre en première page de la Folha de São Paulo,
quotidien le plus vendu au Brésil, dont l’équivalent serait en France, le Monde, en offrant
une image qui montre à quel point la femme brésilienne commence à être ritualisée dans
l’hyper-féminité, en travaillant son corps par de l’hypermalhação (musculation
intensive), car pour les Brésiliens, les femmes fortes ne sont pas grosses mais musclées.
Les médias deviennent ainsi des catalogues des différents possibles esthétiques et
éthiques qui diffusent et banalisent des normes corporelles qui sont aussi des normes de
genre. En prescrivant des disciplines alimentaires, des régimes, des exercices physiques
et des cosmétiques, elles apportent des éléments précieux à ceux qui tentent d’analyser
les modifications des apparences corporelles. A travers leur lecture, il est possible de
détecter comment on définit, classe et construit les représentations du corps beau et de ses
contres-modèles. En France, c’est souvent avec un peu de mépris que les médias non
spécialisés présentent les activités de remodelage du corps: à l’approche de l’été, le
journal télévisé national fait généralement un tour d’horizon de ces pratiques corporelles,
de la para-pharmacie amincissante (gélules, crèmes, tisanes) au cours d’aérobic, mais le
journaliste en conclut presque toujours que: “ça ne marche pas de toute façon ! Attention
aux mirages !” (France 2, le 20 avril 1998) et montre ainsi à quel point le corps " naturel "
reste en France synonyme de " normal ". Dans cet esprit, une revue féminine française a
publié un article qui cherche à montrer “les Brésiliennes, folles de leur corps”. Ce qui
m’intéresse dans la lecture de cet article c’est de montrer comment une française,
journaliste, juge et montre la réalité de la corpolâtrie brésilienne comme une folie, voire
un dérèglement hystérique. Dès le début de l’article, le ton est donné : “Il y a celles, à
peine sorties de la puberté, qui se font offrir des seins plus ronds par leurs parents. Il y a
celles, grands-mères depuis longtemps, qui exhibent un sourire de jeune fille. Et toutes
celles - et tous ceux! - sans âge ni bourrelets... A Rio, la beauté est un must, une
obsession qui réglemente le quotidien et fait la fortune des chirurgiens. Après, on peut
aller parader, quasi-nus, sur la plage”. Ce qui est intéressant ici, c’est la prise en compte
des extrêmes et leur rapide généralisation, car la revue Marie-Claire cherche avant tout à
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montrer qu’elle est assez civilisée pour juger les pratiques corporelles de ces autres
“folles” brésiliennes. Finalement, pour Marie-Claire, puritaine et traditionaliste, ces
métamorphoses corporelles sont les signes apparents d’une sauvagerie et d’un manque de
respect au corps et à la féminité, alors qu’elles ne sont en réalité que des différences
esthétiques et éthiques d’ordre culturel.
Au Brésil, les revues féminines montrent, ne serait ce que par leurs titres,
l’importance attribuée au corps dans la formation de l’identité féminine. Les revues les
plus citées par les femmes qui fréquentent les Académies sont les revues mensuelles
suivantes : Corpo, Corpo ideal, Boa Forma, et enfin Corpo e Beleza. Remarquons déjà
qu’en France, il n’existe aucune revue spécialisée, de culture physique du corps féminin
et que seule la revue Santé y consacre régulièrement des articles ; cela montre que la
grande différence entre la culture somatique française et la culture somatique brésilienne
est que l’une se concentre essentiellement sur des problèmes de santé tandis que l’autre
privilégie l’objectif de beauté. Dès lors, chercher à savoir comment ces revues
conditionnent le culte féminin du corps à Rio de Janeiro, par exemple, revient à étudier ce
qu’elles proposent à leurs lectrices. D’abord, elles invitent leurs lectrices à un remodelage
de soi par le sport et les régimes, pour leur offrir l’illusion d’être elles-mêmes leur propre
créateur, de reconstruire leur image corporelle propre. Elles poussent les femmes à
concevoir leur corps comme une matière première, qui peut être façonnée, modelée,
sculptée, comme si le corps féminin était aussi malléable qu’un bloc de terre : elles les
invitent donc à changer complètement leur corps. Les représentations valorisantes du
corps sont systématiquement médiatisées par des images, visuelles ou télévisuelles et,
disposant sous leurs yeux d’un modèle (qui les rassure ou les déstabilise, tout en leur
donnant un ensemble de nouvelles informations-images-normes), elles peuvent se lancer
à leur tour et déclencher ainsi un véritable enchaînement mimétique d’incorporations de
ce nouveau modèle corporel, considéré comme légitime et auréolé de prestige social et
sexuel. Un bon exemple de cette “réappropriation dirigée du corps” (Baudrillard, 1979)
nous est donnée par la revue Corpo e Beleza . Si nous la comparons à l’édition française
de Elle, nous remarquons qu’une plus large part est faite à l’entretien du corps, au
détriment des articles concernant la mode et la psychologie dite féminine. Les
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présentations du corps dans les publicités figuratives sont rarement coupées, morcelées, à
l’exception de la tête, du visage qui parfois n’apparaît pas et laisse ainsi ouvertes les
possibilités d’identification ; en effet seuls des corps féminins semi-nus et de plain-pied
coïncident avec cette recherche de la ligne, du corps harmonieux, qui semble caractériser
les revues brésiliennes. Dans ce numéro par exemple, pour que le corps désiré, recherché
soit encore mieux mis à jour, il est cette fois mis en scène dans une baignoire. Et, l’article
consacré à cette “fille de la baignoire”, Luiza Ambiel, offre aux lectrices un modèle
corporel de femme en maillot de bain carioca, c’est à dire dans la tenue la plus
représentative du culte féminin du corps. De plus, il invite les lectrices à revoir ce modèle
tous les dimanches dans l’émission Domingo Legal sur le canal télévisé SBT. L’article
commence ainsi: “Luiza Ambiel fait déjà partie de l’imaginaire collectif des hommes,
comme de celui des femmes. Et ceci ne veut pas dire que la partie féminine de la
population ait perdu son intérêt pour le sexe opposé. Cela veut dire que chaque femmeen tous cas les honnêtes – a au fond d’elle-même, une pointe de jalousie vis à vis de la
fille de la baignoire. Car, laquelle d’entre-nous n’aimerait pas pouvoir apparaître en
bikini à la télévision et y être admirée ? Et que pensez-vous de pouvoir de baisser, se
relever, se tourner dans tous les sens, sans qu‘aucune trace de graisse ou de cellulite
n’apparaisse en gros plan sur l’écran ? Parce que vous savez, la caméra ne pardonne pas.”
Le message est clair, ce type d’article suscite, fabrique la honte des corps qui ne
correspondent pas à ce modèle, qui ne pourraient pas affronter l’œil de la caméra. Le
regard, surtout télévisuel, organise ce qui est perçu par images-normes et fournit donc de
nouvelles informations permettant à chacun de réajuster le modèle à soi, à son propre
corps. Cette parole autoritaire sur la beauté féminine s’appuie, comme le montre l’article,
sur le fait que les femmes sont soumises à un impératif de séduction du sexe opposé,
fondé sur la beauté, la ligne et la jeunesse. Car, il est évident que ce sont surtout les
hommes qui regardent la fille dans la baignoire et qui la retrouvent le même mois dans le
magazine Playboy. Le message est ainsi clair pour les lectrices : si vous ne voulez pas
que le sexe opposé perde son intérêt pour vous, vous devez faire comme Luiza qui a
“toujours fréquenté les Académies”. Car, si le test de la baignoire n’est qu’anecdotique, le
“test du sable” dont parlent beaucoup de femmes est beaucoup plus sérieux. Il s’agit donc
de préparer son corps pour l’été afin d’affronter le feux des regards croisés sur les plages.
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Et c’est aussi sur les plages que la compétition inter-féminine semble être la plus
acharnée (véritable mythe urbain, cette compétition féminine est expliquée par celles qui
en sont membres, comme une conséquence de la faible proportion du nombre d’hommes
hétérosexuels dans cette zone de Rio), les revues conseillent donc à toutes celles qui les
lisent d’envoyer le maximum de signes corporels aux hommes pour qu’ils les considèrent
comme de vraies tesão, mais l’utilisation de ces signes n’est rendue possible que par une
certaine aisance corporelle, étroitement liée à la beauté. D’autres articles similaires sont
régulièrement publiés dans la presse nationale qui prend ainsi le relais de la presse
spécialisée et de la télévision. Ces médias participent donc activement à ce que
Baudrillard (1979) a appelé la “moralisation du corps féminin”, au passage d’une
esthétique à une éthique des corps féminins. Les femmes sont ainsi rendues responsables
de leur propre corps, de ses formes comme de son vieillissement, et les activités parasportives deviennent donc un devoir envers et pour soi-même. L’essor de ces activités
s’inscrit dans une réappropriation personnelle du culte du corps féminin par les femmes
elles-mêmes.
Dans ce mouvement de récupération du corps, les revues font usage de nombreux
diminutifs pour évoquer une relation d’intimité avec son corps, un dialogue cordial avec
lui et amenuiser ainsi dans l’esprit des lectrices, les efforts physiques à fournir pour
changer leur corps: le diminutif serait traduisible en français par “petit”, mais cette
traduction ne serait pas complète puisque leur usage est lié à une vision du corps, à la fois
comme objet de soins et sujet d’attendrissement. Utilisés ensuite dans les discours
courants, les diminutifs établissent un véritable dialogue personnel avec les différentes
parties du corps féminin. “On recrée une sociabilité absente en ouvrant à soi une sorte
d’espace de dialogue qui assimile le corps à la possession d’un objet familier. Le corps
n’est plus une machine inerte, mais un alter-ego d’où émanent sensation et séduction” (Le
Breton, 1992). Les diminutifs sont abondamment utilisés dans les revues féminines pour
nommer les parties du corps sur lesquelles doit se concentrer l’attention réformatrice mais
également pour évoquer les exercices à faire pour que le corps devienne “parfait” et
pour éliminer les kilos en trop et devenir “sequinha” (diminutif de sèche). Au Brésil, le
corps devient un “miroir, un autre soi-même... presque un partenaire” (Le Breton,1992)
avec qui les Brésiliennes entretiennent des rapports cordiaux, d’intimité et de proximité.
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Bref, pour que votre corpinho (petit corps à vous) devienne un corpão, corpasso (un super
corps), les médias brésiliens invitent à penser le corps comme une œuvre d’art, une sorte
d’autoportrait que l’on doit desenhar (dessiner) et esculpir (sculpter), en copiant le
modèle à la mode et en pratiquant la malhação qui permet de définir et acertar (réussir)
son œuvre. Dans ces revues, les concepts de “masse, graisses localisées et muscles”
dénotent une conception du corps toute en volume, où la chair devient une sorte de
matière première, d’abord identifiée puis travaillée. Finalement, cet art corporel n’est pas
sans rappeler un autre art: celui de la guerre, de la lutte que chacun est invité à mener
pour/contre son corps. Barbara Krugger décrit, en effet, le corps comme un terrain de
bataille, un terrain de conflits et de résistances, où les inégalités de race, de genre et de
nationalité semblent disparaître sous la somme des choix individuels faits par rapport au
corps. Mais pour gagner cette bataille auto-plastique, cette lutte contre soi-même, le corps
doit être attaqué avec l’aide de nombreux outils, qui, dans leur fonctionnalité et leur
design, ne sont pas sans rappeler quelques engins de tortures d’autrefois... et l’on se
demande alors où est l’hédonisme ?
L’instrumentalisation de ce savoir esthétique sur le corps est diffusée également par
les médias: sur TV Gravado, par exemple, le plateau de télévision a été converti en une
académie de malhação dans laquelle un présentateur-personnal trainer, un expert de la
musculation, propose des machines et autres produits de malhação, dont il fait lui-même
les démonstrations en direct, et que les téléspectateurs peuvent acheter par carte de crédit
grâce au principe de la télé-vente. Par l’intermédiaire d’appareils sophistiqués, d’une
panoplie d’outils pour l’écrire, le corps est transformé et semble réduire ainsi la distance
entre le corps-décrit des revues et le corps-réel des lecteurs. Mais au Brésil, comme en
France, ces revues reproduisent non seulement une vision élitiste de la beauté (normes
des classes supérieures) au mépris de l’apparence des femmes des couches populaires,
mais elles restent fidèles aux positions traditionnelles, gardiennes de la domination
masculine sur la féminine, c’est-à-dire qu’elles ne s’adaptent pas aux réalités sociales
mais cherchent plutôt à fondre ces réalités plurielles dans un modèle unique.
Si j’ai commencé par étudier les représentations sociale du corps féminin, c’est
parce que ces images occupent le devant de la scène médiatique au Brésil et que le corps
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féminin est traditionnellement plus stigmatisé dans l’apparence que le corps masculin, en
France comme au Brésil. Mais les temps changent, et l’homme est de plus en plus visé
par les médias, qui le sexualisent lui aussi en imposant à son corps des marques du genre
qui fonctionnent comme de véritables signifiants de sa masculinité. Il semble en effet que
l’image du mâle brésilien, du macho latino, ait radicalement changé en deux décennies :
le père de famille, ou les frères aînés se faisaient alors un devoir d’emmener le plus jeune
fils au bordel pour qu’il y reçoive une initiation sexuelle en harmonie avec la culture
machiste. Aujourd’hui, avec la libération conjointe des femmes et des mœ urs corporelles,
un nouveau rôle social masculin, plus délicat et plus fragile commence à évoluer, surtout
dans les grandes villes en contact avec les tendances internationales. Les hommes, qui
sont à leur tour stigmatisés dans l’apparence, n’hésitent donc plus à fréquenter les
académies, les salons de beauté et ont de plus en plus recours à la chirurgie esthétique :
cette révolution, à la fois esthétique et éthique, relative au genre, montre que le genre
marque le corps mais que parfois le corps re-fabrique, lui aussi, le genre. Fortement
marquées par l’esthétique homosexuelle des années 80, les images du corps de l’homme
prennent, à leur tour, en effet, une forte charge érotique dans les médias brésiliens et
viennent alimenter les représentations sociales de la masculinité, en les associant à celles
de la corpolâtrie. Pourtant, à ses débuts, la culture physique, le culte du musclé, du tendu,
du ferme était le domaine réservé des hommes virils, mais en entrant dans le marché du
muscle, les femmes ont déclenché un bouleversement dans l’idéologie brésilienne du
genre, et surtout dans l’image que l’homme se faisait de la virilité. Une image qui ne
cesse donc de se modifier, entraînant dans son sillon l’ensemble des signes physiques de
la masculinité, et pour mieux la comprendre, il me semble nécessaire de revenir en
arrière.
En 1880, un entrepreneur français, Edmont Desbonnet, introduit sur le marché une
méthode de culture physique, pour les hommes, qu’il a lui-même élaborée en devenant
son propre cobaye. La méthode Desbonnet est divulguée dans toute la France à travers
une campagne publicitaire, qui montre ses effets sur le corps de l’inventeur et également
par des séries de photographies qui font découvrir un corps avant et après l’application de
la dite méthode. C’est ainsi d’abord visuellement que naît la culture du physique. A cette
époque, la culture physique réunit quelques adeptes autour d’une activité de groupe
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considérée comme un sport, et elle n’a donc pas comme aujourd’hui le statut d’un
véritable régime individuel et discipliné du corps. Ce qui m’intéresse ici, c’est de montrer
comment les représentations du corps ont été, dès le début de la culture du muscle,
médiatisées par des images et qu’en ce qui concerne les images du corps, “le message,
c’est le médium” (Mc Luhan,1968). Dans cette même logique des images identitaires
sexuées, l’une des premières revues de culture physique apparue au Brésil, fut distribuée
sous forme de leçons privées à partir de janvier 1965 est présentée par l’homme le plus
musclé d’Amérique, Irwin Koszewski. Avec l’aide d’un autre célèbre physiculturiste
américain, Joe Wider, il propose à ses élèves brésiliens de se construire “un corps fort et
sain”, en prenant modèle sur le sien et en suivant scrupuleusement ses instructions. Il
commence sa leçon inaugurale en expliquant que ce type de corps est “naturel et normal”,
et qu’il faut simplement travailler “ce potentiel naturel qui est en chacun de nous” pour
pouvoir “exploser de joie en sentant de nouveaux muscles surgir de sous la peau”. Puis il
ajoute: “Je veux voir des centimètres de muscles solides qui s’accumulent sur toutes les
parties de votre corps!” Toutes les semaines, il publie ainsi une série d’exercices dont il
fait la démonstration en images, et qui permettent, selon lui d’obtenir de “merveilleux
muscles”, qui apporteront avec eux, “fortune et gloire”.
Cette première leçon américaine contient déjà en germe toutes les revues
contemporaines de construction corporelle brésiliennes: le corps désiré, l’idéal est exposé
dans des positions, qui laissent admirer les muscles du modèle, qui livre spontanément
sa recette corporelle aux lecteurs à travers de nombreux exercices pratiques. Les
exercices, basés sur la répétition d’un même geste, fragmentent le corps afin de travailler
chaque muscle séparément. La culture physique passe par une réglementation stricte de
l’alimentation et du mode de vie et s’inscrit dans une sorte de redressement moral qui
permet de retrouver une certaine puissance sociale: la culture physique est ainsi dès son
origine présentée comme un mode de vie, une gestion capitalisante du corps ... qui est
avant tout morale. C’est pourquoi, actuellement, quand elles s’adressent directement aux
hommes, les revues de forme physique font directement allusion à “l’un des principaux
processus d’identification de la virilité brésilienne : son aptitude à contrôler les faveurs
sexuelles féminines” (Da Matta,1990) Dans un édition “spéciale Hommes” de Boa
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Forma, les hommes brésiliens sont invités à “valoriser les parties du corps qui attirent les
regards féminins” (Boa Forma 1), alors que leurs homologues français sont eux aussi mis
en garde : “Quand elle ne pourra plus passer ses bras autour de vous, il sera temps de
vous inquiéter” (Masculin1). Et, si la revue française semble imiter l’édition masculine de
Boa Forma, c’est que dans les deux cas, l’argument visuel plus porteur de frustrations
esthétiques est le ventre de l’homme, alors que l’équivalent pour les femmes brésiliennes
serait les fesses. Pourtant, en France, cette culture du corps parfait n’a pas atteint les
degrés de spécialisation et de banalisation que j’ai pu constater au Brésil, où, même les
sports traditionnels, comme le volley-ball, le football... sont classés en fonction de leurs
“effets modifiants” sur les différentes parties du corps. En France, l’image de l’homme,
c’est avant tout celle du bon père et du bon mari, qui sait se rendre utile dans la maison et
la virilité musclée semble encore être interprétée négativement à travers une lecture
sociologique qui l’associe directement au corps productif du travailleur manuel, de
l’ouvrier, de l’artisan ou du paysan. Le corps parfait est ici essentiellement le corps sain
et, dans ce contexte, même dans la gymnastique, ce n’est pas la beauté, l’esthétique
corporelle qui est recherchée, mais plutôt l’amélioration de la santé et l’adaptation
masculine aux contraintes matérielles de la vie quotidienne.
Dans toutes ces revues, les rapports entre l’individu et son corps sont le centre de
l’attention. Notre perception quotidienne, à travers les miroirs, de notre corps, est rendue
plus aiguë, plus experte, par une comparaison avec les images idéalisées qui abondent
dans la publicité et les médias visuels. Ces images nous invitent à nous y comparer et
nous rappellent sans cesse ce que nous sommes, en nous proposant des techniques pour
devenir ce que nous voyons. Si l’image que nous avons de notre propre corps dépend
étroitement de l’exercice même de notre regard, ce que nous voyons et qui constitue notre
sens commun visuel, comme les regards que nous recevons, participent également à cette
auto-construction: “Le corps et son image dépendent du regard de l’autre. Voir et être vu
ne font qu’un. La simple observation des enfants montre que c’est aussi en regardant les
corps des autres qu’ils découvrent le leur. La perception que nous avons d’autrui et des
émotions qu’il exprime est aussi primaire que la perception que nous éprouvons de notre
propre corps; il existe un courant permanent d’échanges entre l’image du corps de chacun
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et l’image du corps de tous les autres. Omniprésente, la tendance à l’imitation unit la
communauté, tout en confirmant les différences sociales et sexuelles.” (Borel,1992).
C’est pourquoi, pour comprendre la corporéité modale de la corpolâtrie et aborder ses
voies de transmission, j’ai jugé nécessaire de recenser les fantasmes corporels véhiculés
par les médias. En effet, il m’a semblé que bien souvent, l’idéologie de la corpolâtrie
reste virtuelle, sur-réelle, à l’image des corps exposés par les médias et que c’est donc à
travers une logique synthétique, un bricolage mental des représentations du corps beau,
sain, propre, sexy... que les individus reconstruisent l’image de leur propre corps: la
perception que l’on a du corps dans notre société est ainsi dominée par une vaste panoplie
de normes visuelles. Il y a néanmoins toujours, dans l’adhésion à un idéal corporel quel
qu’il soit, un effet reconstituant, roboratif, narcissisant. La psychologie sociale conçoit la
vie sociale comme un tissu de relations régies, non seulement dans leur dimension microsociale par la communication inter-individuelle, mais également dans ses dimensions
macrosociales par les médias qui sont vus comme de puissants instruments de
changement d’attitude (Jodelet,1991), et il faut noter que la plupart des actions sur le
corps présente des liens intimes avec l’érotisme et que “l’idéal de la beauté et sa mesure
sont toujours l’expression de la situation de la libido dans une société, situation
nécessairement vouée au changement. Les images du corps ne sont pas des entités
rigides: nous construisons et reconstruisons sans cesse notre image”(Borel,1992). Au
Brésil, l’érotisation des images du corps dans les publicités, comme dans les shows
télévisés et les telenovélas, semble s’être intensifiée après la fin de la dictature militaire
(1985) et la fin de sa censure: les images des corps sont dès lors devenues les symboles
dominants de l’imaginaire médiatique. Les exhibitions musculaires se généralisent à la
télévision et cette publicisation de la vie corporelle coïncide avec un repositionnement
social de la signification et de l’importance du corps dans des groupes sociaux à la
recherche de valeurs mieux adaptées à leur nouvelle aisance matérielle, en particulier
parmi les classes moyennes. Les pulsions dionysiaques véhiculées par la télévision et les
médias au Brésil sont toujours liées à des usages sociaux du corps qui s’appuient sur la
présence corporelle et les interactions sensuelles des acteurs. Les télénovelas apparaissent
d’ailleurs comme des simulations de la vie quotidienne, et il est intéressant de voir que
même si, socialement, les proportions sont fausses et ne respectent pas les indicateurs
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culturels de la société brésilienne, en ne représentant souvent que des personnages de la
classe élevée de São Paulo ou de Rio de Janeiro, les télénovelas sont néanmoins suivies
quotidiennement par des millions de téléspectateurs, d’horizons sociaux et géographiques
extrêmement différents, mais qui trouvent toujours à s’y identifier, car les intrigues
tournent toujours autour de la famille, des relations sociales et du sexe. La liberté des
corps, qui se confondent, en irriguant la totalité du corps social dans l’effervescence de
l’érotisme, réapparaît souvent en transparence dans l’imagerie télévisuelle du Brésil. Car
les images du corps que la télévision met en scène constituent l’essentiel de la corporéité
modale, qui constitue l’épicentre des pratiques de corpolâtrie. Les médias brésiliens (
Rede Globo en particulier) participent donc de cette massification des usages sociaux du
corps en organisant les présentations médiatiques du corps autour de trois paradigmes qui
sont intimement liés dans leurs discours: le corps expressif, le corps sensuel et le
corps sexué. Le paradigme du corps comme “plastique” est ainsi alimenté par les
apparences corporelles qui apparaissent sur l’écran de télévision et qui incarnent
virtuellement les nouveaux corps à la mode: l’idée de transformer le visuel, l’apparence
physique, circule non seulement à travers les revues spécialisées de la forme, de la
beauté, de la santé, mais également à travers les programmes télévisés, les shows de
Xuxa pour les enfants, en passant par les télénovelas, dont les noms même, de Malhação
à Corpo dourado, pour ne citer que deux des plus récents, évoquent bien ce souci
médiatique du corps et sa surexposition. Dans Malhação par exemple, comme d’ailleurs
dans toute télénovela, il y a une famille centrale autour de laquelle se greffent des
intrigues amoureuses, mêlant tour à tour les thèmes de la santé, la jeunesse, la joie et la
sexualité, et surtout l’adultère. Mais ici, la scène centrale reste toujours l’académie de
gymnastique, qui est supposée être située à Barra da Tijuca, un quartier de classes
privilégiées de Rio de Janeiro, et le point commun de tous les personnages est
d’utiliser naturellement l’Académie comme une seconde maison. C’est d’ailleurs
pourquoi, la télénovela fonctionne également comme une école d’acteurs qui entrent dans
le film avec un corps malhado, “à la mode”, c’est à dire sans n’avoir jamais été acteurs, si
ce n’est en incarnant un modèle corporel: “J’ai déjà participé à un tournage de Malhação,
mais les acteurs sont mauvais, ce ne sont que des corps... à la mode… de beaux corps
quoi !” (Tuilé, 20 ans, étudiante, Rio).
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Les images médiatiques du corps fonctionnent donc comme des corps-leçons, et les
lecteurs-voyeurs, pris dans un va-et-vient entre l’image médiatique et l’image qu’ils ont
d’eux même, mettent ensuite en pratique dans leur vie quotidienne ce qui n’était jusque là
qu’un image, un idéal. Cette recherche d’imitation semble s’inscrire ici dans une
recherche individuelle de la normalité corporelle, normalité qui est codifiée, à la fois par
les images du corps que diffusent les médias et par celles que chacun peut regarder sur la
plage ou au coin de la rue. L’influence des médias sur les représentations du corps dans la
vie privée comme dans la vie publique passe donc par une mise en scène de ses usages
dans la vie quotidienne. C’est justement pourquoi, de la salle de bains à la salle de
musculation, du premier baiser aux plus érotiques ébats amoureux, les médias brésiliens
montrent tout en gros plan et redéfinissent artificiellement à travers leurs scénarios les
caractéristiques propres à chacune des sphères de la vie quotidienne, en procédant à leur
ouverture sur un domaine intermédiaire, par l’extension du privé à l’espace médiatique
des loisirs et de la consommation. La puissance de persuasion des images médiatiques, en
particulier en ce qui concerne le corps, fait que “le nouveau régime de l’image est sur le
point de faire disparaître la frontière entre savoir senti et savoir pensé.” (Kaufman,1995).
La corpolâtrie, dans ces aspects les plus mercantiles est intimement liée à la puissance
des médias au Brésil et logiquement, immergés dans cet univers visuel, “les gens sont
aujourd’hui de plus en plus préoccupés par leur image.” (Jorio, chirurgien plastique, 34
ans, Rio, Ipanema). Dès lors, comme les modes de comportement corporels sont
directement liés au système de l’image de soi, les médias participent à la banalisation des
constructions corporelles dans les académies et favorisent la représentation du corps
propre comme un corps alter-ego, choisi dans cet inépuisable catalogue d’images
identitaires disponibles, visibles donc possibles...
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