Oscar CALAVIA SAEZ : Fantasmas falados

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Oscar CALAVIA SAEZ : Fantasmas falados
LA RENCONTRE DU BRESIL ET DE LA MORT
(commentaire)
Oscar CALAVIA SAEZ : Fantasmas falados - Mitos e mortos no
campo religioso brasileiro de Oscar Calavia Sáez, Campinas, éd.
Unicamp, 1996, 216 pages.
Quelle carte convient pour le Brésil ? Celle qui illustrait les premières
pages des Mythologiques, uniquement des rivières et des indiens ? Celle qui
figure au revers d’une monnaie qui n’a déjà plus cours et sur laquelle, au
contraire, on voit un réseau d’autoroutes et, en son centre, Brasilia l’inventée
? Ou bien celle que nous propose ce livre, faite de cimetières ? Mais cette
option supposée n’est rien d’autre qu’une coquetterie exagérée. Peut-être pas
tant que cela, après tout. Le tracé d’un cimetière de Campinas —cité de plus
d’un million d’habitants située à quelques cent kilomètres de la monstrueuse
São Paulo— s’impose comme le miroir de la société brésilienne. Miroir
partiel, sélectif, mais qui reflète ce qui, de façon plus profonde, détermine le
Brésil, sa résistance au changement. Ceci est la thèse finale de Calavia : «...
la culture brésilienne s’est préservée de tout changement aléatoire en
plaçant en son centre les éléments les plus stables dont elle disposait, ces
dichotomies essentielles que sont l’Au-delà et l’En-deçà».
Est-ce ainsi ? En vérité, le Brésil ne semble pas être le seul pays latinoaméricain où le passé n’est pas réellement passé. L’Argentine, pour ne pas
chercher plus loin, semble tout autant sinon plus captive d’un cycle qui
revient sans cesse. Ses forces en apparence les plus rénovatrices, les
principaux groupes de guérilla des années 70 prenaient, l’un (Montoneros),
le nom des milices qui ont combattu dans les interminables guerres civiles de
la premières moitié du XIXe siècle et, l’autre (Ejército Revolucionario del
Pueblo), l’étendard que portait avec lui San Martín, chef militaire de
l’indépendance. Il semble bien difficile de comparer l’Argentine laïque avec
le Brésil si religieux. Et pourtant, oui, la mort et les morts ont étouffé et
étouffent les Argentins. Cadavres illustres. Celui de Lavalle, dont la correria,
pudricion, desencarnamiento, est relatée par Sábato dans son livre Sobre
héroes y tumbas. Cadavres momifiés, volés, exilés, profanés sexuellement,
cachés, mutilés, commercialisés : ceux de San Martin lui-même, de Rosas,
d’Irigoyen, de Perón et d’Aramburu. Existe-t-il au monde une dépouille
mortelle ayant une histoire plus compliquée que celle d’Evita ? Et d’autres
cadavres encore : les ossements des cimetières clandestins, ceux qui ne sont
Cahiers du Brésil Contemporain, 1998, n°35-36, p. 307-310
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jamais réapparus et, encore, ceux des millions d’immigrants qui ne
reposeront pas dans leur terre d’origine. Contagieuse, la mort. Si le point
final du travail, son ultime parole macrosociologique sur le Brésil, crée le
doute, l’auteur ne voulait-il pas le semer et le multiplier dans la mesure où
son texte se tisse autour de la «construction de système hypothétiques en
contrepoint desquels se dessine la réalité avec des détails inattendus» ?
Voyons cela de plus près.
Le point de départ de cette étude est constitué par trois tombes du
cimetière de la Saudade. Dans l’une est enterré l’esclave préféré de celui qui,
il y a un siècle était le plus grand propriétaire terrien de la région, dans une
autre des enfants anonymes et, dans la dernière, une soi-disant prostituée.
Qu’est-ce qui rend ces sépultures différentes de celles qui les entourent ? Le
fait de s’être converties en des centres de demandes d’intercessions,
d’intermédiations multiples et de grâces comme le montre les restes
d’offrandes (fleurs, cierges, etc.), les visites plus ou moins espacées ; il s’agit
de santos.
Bien sûr, les demandes des affligés ne sont rien d’autre qu’un moment
de discours ou, plutôt, d’innombrables discours ; les personnages se
construisent dans d’interminables narrations, explicite ou implicites : «c’est
dans le récit —riche d’équivoques— que le saint respire et se construit».
Ces morts, ces saints, ces fantômes ne nous parlent pas par eux-mêmes, ils
sont dits par les autres, de la main anonyme qui laisse sa demande de grâce
sur une tombe jusqu’à la chronique de presse, de la référence dans le
feuilleton télévisé à la légende transmise par l’informateur.
Que disent ces récits ? Beaucoup de choses, trop peut-être. Le travail
d’interprétation, travail de l’auteur, n’est pas à la recherche d’un sens mais
plutôt de multiples articulations, autrement dit le “barroque ethnologique”
dont à certains moments il nous parle. Par ailleurs, en bon héritier de LéviStrauss la tentative d’interprétation ne débouche jamais sur une sémantique
mais sur des procédés syntactiques de dimensions diverses, les triangles et
carrés auxquels nous ont habitué Jakobson et Greimas. La façon dont les
noyaux de signification dialoguent entre eux et les qualificatifs attribués à
chaque santo connotent les uns avec les autres est similaire au réseau que
Lévi-Strauss voyait se tisser entre les mythes. Comme eux, les saints sont là
comme le canevas d’une isotopie, d’un lieu commun, d’un “trou noir” de
sens ; ils se pensent entre eux et ne font pas autre chose.
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Les liens de sens entre les santos, entre les paroles et les actions qui les
font vivre depuis la mort, peuvent être parcourus dans tous les sens ; il n’y a
pas de direction privilégiée. L’arbitraire du chercheur ne fait que reproduire
l’arbitraire des productions de sens multiples. Il n’existe pas un système
fermé mais “une trame continue de portée infime ou moyenne mais pas une
communication totalisante”.
C’est ainsi que le premier triangle (esclave/enfants/prostituée) est
absorbé par un scénario plus large : il y a d’autres tombes, d’autres récits, qui
reproduisent, élargissent, contredisent les histoires racontées par les
premières. Dans le cimetière beaucoup d’actions rituelles sont effectuées, de
façon individuelle ou collective ; des gens et agents de tout acabit entrent en
relation avec l’Autre Monde pour résoudre leurs problèmes de ce Monde-ci.
Dans cette diversité floue, ce mélange équivoque de pratiques et d’échanges,
Calavia centre son attention sur les meneurs de deux cultes restreints, labiles
et périodiques qu’il nous propose comme des modèles opposés. L’un est le
titulaire d’un caveau de famille converti en chapelle dans laquelle il dirige,
en pleine orthodoxie catholique, le culte du rosaire d’une poignée de fidèles.
L’autre, un médium qui incorpore divers esprits de morts enterrés dans le
cimetière afin que ceux-ci puissent entrer en contact avec la petite clientèle
qui le suit journellement. C’est la relation avec ces agents et leurs fidèles, qui
permet à l’auteur de centrer ses descriptions, observations et interprétations
et de donner sa fluidité à l’objet traité. La question de l’ordre, du système
qu’impliquent les pratiques présentées entraîne la réflexion sociologique sur
“la rencontre du Brésil et de la mort” qui ouvrait cette note.
Entre les diverses richesses et originalités dont ce livre est porteur, je
veux mettre en valeur ce qui l’éloigne le plus de mes propres recherches.
l’option de Calavia a été de réaliser une étude de “religiosité populaire” en
dehors des centres cultuels. Le cimetière, son univers de travail privilégié, en
sa qualité de charnière entre deux mondes, de métaphore de la cité des
vivants, de conjonction très particulière entre le privé et le public, offre à la
vue de quiconque —dans ce cas le chercheur— des formes sauvages, non
domestiquées, de pratiques mystiques. Il ne s’agit jamais d’un corpus
délimité, jamais d’un système par rapport auquel existent un “ortho” et un
“hétéro”.
C’est ce que l’auteur appelle “syncrétisme”, donnant ainsi à ce terme
une valeur riche et utile, en le dégageant de l’emploi mécanique et
inapproprié qu’il a eu chez des auteurs comme Bastide : un stade qui est
indépendant du pouvoir qu’a le système sur les pratiques. C’est par cette
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voie que l’on peut arriver à ou partir de ces éléments qui, au-delà et en-deça
de l’argument concret, disent quelque chose sur toute pensée : «Ce que nous
vérifions dans l’espace marginal du cimetière c’est, en somme, la sauvagerie
potentielle de la pensée, sa fécondité excessive, sa facilité pour développer
n’importe quelle combinaison ou croisement qui peut affecter jusqu’aux
productions d’une culture ascétique. Les symboles, quand ils sont hors
contrôle, peuvent symboliser n’importe quoi».
Fernando GIOBELLINA BRUMANA
Pr. d’Anthropologie - Université de Cadix
Traduit de l’espagnol par Marion Aubrée.

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