Dog Star Man de Stan Brakhage - jean

Transcription

Dog Star Man de Stan Brakhage - jean
Université Paris III – Sorbonne Nouvelle
U.F.R. de Cinéma et Audiovisuel
Mémoire de Master 1
par
Jean-Baptiste Lenglet
Dog Star Man de Stan Brakhage
Du cinéma lyrique à l’intimisme de l’autoportrait :
évolution d’une forme poétique
Sous la direction de
Mme. Christa Blümlinger
2007
2
Université Paris III – Sorbonne Nouvelle
U.F.R. de Cinéma et Audiovisuel
Mémoire de Master 1
par
Jean-Baptiste Lenglet
Dog Star Man de Stan Brakhage
Du cinéma lyrique à l’intimisme de l’autoportrait :
évolution d’une forme poétique
Sous la direction de
Mme. Christa Blümlinger
2007
3
Sommaire
Introduction …………………………….…………………………………………………… 6
Chapitre 1 : Une œuvre dans le sillon de la poésie littéraire
1 – Un cinéma de la poésie …………………………………………………………….. 10
1. 1 – Déplacement du concept de poésie vers le cinéma ……………………………… 10
1. 1. A – Vers une libéralisation de la forme poétique …………………………….. 10
1. 1. B – Evolution du rapprochement entre cinéma « expérimental » et poésie ….. 12
1. 2 – Une démarche de poète …………………………………………………………. 15
1. 3 – Recentrage sur Dog Star Man …………………………………………………… 17
1. 3. A – Présentation du film ……………………………………………………… 17
1. 3. B – Un poème filmique ………………………………………………………. 18
2 - Quatre traits essentiels dans le mécanisme poétique du film ………………………. 21
2. 1 - Un film fondé sur le signifiant …………………………………………………… 21
2. 2 – L’image poétique ………………………………………………………………... 25
2. 2. A – La métonymie ……………………………………………………………. 26
2. 2. B – La métaphore …………………………………………………………….. 28
2. 3 – Un effet d’étrangeté ……………………………………………………………... 30
2. 4 – L’implication d’une disponibilité spectatorielle ………………………………… 32
3 – L’évolution d’une forme énonciative ……………………………………………… 33
3. 1 – Survivances du cinéma lyrique ………………………………………………….. 34
3. 2 – Le contrepoids d’un point de vue objectif ………………………………………. 36
3. 3 – Un éclatement post-romantique …………………………………………………. 39
Chapitre 2 : Un poème épique
1 – Analyse de l’histoire ……………………………………………………………….. 42
1. 1 – Explication générale du film …………………………………………………….. 43
1. 2 – Dog Star Man: Prelude ………………………………………………………….. 47
1. 3 – Dog Star Man: Part 1 ……………………………………………………………. 50
1. 4 – Dog Star Man: Part 2 ……………………………………………………………. 53
1. 5 – Dog Star Man: Part 3 ……………………………………………………………. 56
1. 6 – Dog Star Man: Part 4 ……………………………………………………………. 59
2 – Un caractère épique sous-jacent ……………………………………………………. 62
2. 1 – Un traitement répondant de l’exagération ……………………………………….. 62
2. 2 – Un film en relation avec le mythe ………………………………………………... 64
2. 3 - Interprétation mythique de l’histoire ………………………………………...….... 67
4
2. 3. A – Un mythe familial …………………………………………………………. 67
2. 3. B – Un mythe cinématographique ……………………………………………... 70
2. 4 – Une forme proche de l’épopée …………………………………………………… 73
Chapitre 3 : L’impulsion autobiographique
1 – Vers l’expression de la vision intérieure ……………………………………….……. 76
1. 1 – Du « Je » à la représentation physiologique du regard …………………….……... 77
1. 2 – Phénomènes visuels produits les yeux fermés …………………………….……… 82
1. 3 – La vision hypnagogique ………………………………………………….……….. 84
2 – L’amorce du « home movie » ……………………………………………….……….. 86
2. 1 – Le réel présent de manière spectrale …………………………………….………… 87
2. 2 – Un amateurisme revendiqué ………………………………………………………. 91
2. 3 – Une œuvre autobiographique ……………………………………………………… 93
3 – Un autoportrait cinématographique ……………………………………….………….. 95
3. 1 – L’absence de toute linéarité …………………………………………….………….. 95
3. 2 – Le choix de l’exil ……………………………………………………….………….. 98
3. 3 – Un portrait par le détour ………………………...……....………………………... 101
Conclusion ……………………………...…………………………………………………. 104
Bibliographie …………………………..…………………………………………………. 107
Annexe A - Biographie n°1 ……………..………………………………………………… 110
Annexe B - Biographie n°2 ……………..………………………………………………… 116
Annexe C - Elaboration de Dog Star Man …..……………………………………………. 120
Annexe D – Planches de photogrammes .…..……………………………………………... 125
5
Introduction
Au tournant des années 1960 aux Etats-Unis, le regroupement d’une nouvelle
génération de cinéastes, ainsi que la convergence de conditions favorables, vont amener le
cinéma « expérimental » dans un âge d’or d’une dizaine d’années, que Dominique Noguez
rapproche de l’éclosion de l’avant-garde européenne dans les années 1910 et 19201.
Stanley Brakhage (1933-2003) est l’une des figures centrales de ce mouvement
naissant, et sa production artistique connaît sur cette période une ébullition sans précédent :
« Les années soixante vont être, pour Brakhage, une période d’épanouissement. C’est le
moment de ces séries d’œuvres immenses qui en font alors le créateur le plus prolixe de
l’« underground » : de 1962 à 1969, pas moins de seize films (et même quarante-neuf si l’on
décompte les « parties » ou les « chants » dont certains sont composés), d’une durée totale de
plus de quinze heures.2 »
Dog Star Man (1961-1964) ainsi que Metaphors on Vision (1963), son ouvrage
théorique majeur, semblent rétrospectivement être deux réalisations qui concluent la première
période du cinéaste, en en faisant le bilan, et qui amorcent la phase extrêmement riche et
variée à venir. En effet, même si cette périodisation est inexacte en ce sens qu’elle est
englobée par une continuité stylistique, on peut constater que du début des années 1950
jusqu’à Dog Star Man Brakhage est surtout intéressé par l’idée de psychodrame, et qu’après
ce film sa production éclate en différentes ramifications, allant du film de famille au
documentaire lyrique en passant par le film peint.
Partant de ce constat d’un avant et d’un après Dog Star Man chez Brakhage, nous
concentrerons notre mémoire sur ce film. Notre travail sera une analyse de celui-ci, qui visera
à dégager dans ses particularités des traits généraux au cinéaste. Car ce qui nous intéresse est
le fait poétique chez Stan Brakhage, et se pencher sur ce film est pour nous un prétexte pour
l’appréhender. Puisque comme l’écrit Octavio Paz : « Chaque poème est unique. En chaque
1
Dominique Noguez, Une Renaissance du cinéma - Le cinéma "underground" américain, Paris, Editions Paris
Expérimental, 2002, p.126-130.
2
Ibid., p.190.
6
œuvre palpite, avec plus ou moins d’intensité, la poésie tout entière. C’est pourquoi la lecture
d’un seul poème nous révèlera avec plus de certitude qu’aucune investigation historique ou
philosophique ce qu’est la poésie.3 »
Ainsi afin d’aborder le style du cinéaste via l’analyse de cette unique réalisation, nous
ancrerons notre mémoire derrière la problématique de savoir en quoi ce film scelle l’entrée de
l’œuvre de Brakhage dans ce que l’on pourrait appeler sa « phase adulte »4. Quels
changements esthétiques porte-t-il en germe ? Quelles évolutions conceptuelles sous-entendil ? Telles seront les interrogations principales qui soutiendront notre recherche.
Celle-ci sera donc d’ordre esthétique, fondée sur « un credo simple : le cinéma est un
art et, à ce titre, un site de production idéelle5 ». Car film délibérément artistique, Dog Star
Man met en branle une pensée féconde, expression de la personnalité de son auteur. Notre
objectif sera précisément d’extraire, au cours de notre cheminement, certaines des idées
émises par le film. Dans le but de clarifier notre discours, nous les regrouperons par
« familles », ce qui nous permettra d’avoir une approche transversale de l’œuvre.
Dans cette perspective, trois hypothèses de départ guideront notre réflexion : d’une
part qu’il existerait des analogies formelles entre cette oeuvre (voire tous les films de Stan
Brakhage) et la poésie littéraire, d’autre part que l’histoire de Dog Star Man présenterait des
similitudes avec la forme du mythe, et enfin qu’un profond désir autobiographique
structurerait ce long-métrage.
Ces trois pistes feront respectivement l’objet d’un chapitre, de façon à construire une
démonstration en trois temps (en trois thèmes). Dans chaque chapitre nous nous attacherons à
étudier le film avec un angle d’approche particulier, relatif au thème soulevé par l’hypothèse.
Le premier chapitre sera de cette manière consacré à la singularité de cette forme filmique,
que nous essaierons de rapprocher de la poésie littéraire. Le deuxième sera, quant à lui, une
analyse de la dimension narrative du film, et le troisième tentera d’établir le lien que celui-ci
entretient avec la notion d’autoportrait, fondamentale dans l’œuvre du cinéaste.
3
Octavio Paz, L’Arc et la Lyre (1956), trad. fr., Paris, Gallimard, 1965, p.25.
On pourrait étendre celle-ci, de manière totalement arbitraire, du milieu des années 1960 (avec les présentations
de Dog Star Man et de The Art of Vision) au milieu des années 1980 (période à partir de laquelle le cinéaste se
concentre quasi-exclusivement sur les films peints, ce qui constitue l’ultime étape de son oeuvre).
5
Emmanuelle André, Formes filmiques et idées musicales : en quête de musicalité au cinéma, Paris, Université
Paris III – U.F.R. de Cinéma et Audiovisuel, 1999, p.11.
4
7
Le corpus analysé se résume par conséquent au seul film Dog Star Man, et plus
précisément à la version DVD éditée par Criterion6 (de la sorte que toutes les indications de
« time code » dans le texte s’y réfèrent). Nous avons choisi de ne pas inclure dans notre
champ d’étude les deux scénarios publiés dans Métaphores et visions7 ainsi que The Art of
Vision8, afin de ne pas nous disperser dans ces œuvres. Celles-ci se trouvent en effet à la
limite du cadre de notre problématique car elles témoignent avec moins de netteté des
différentes phases artistiques du cinéaste (les scénarios ne sont représentatifs que de la
« première période », et The Art of Vision est trop singulier, trop complexe : Brakhage n’a
jamais par la suite repris une telle spéculation structurelle).
Etudier un film comme Dog Star Man pose également le problème de sa description
par le texte. En effet, si la question est inhérente à l’exercice de l’analyse filmique écrite,
puisque « la linéarité du langage verbal trahit inévitablement la simultanéité des gestes et des
paroles9 », elle devient plus que jamais centrale avec ce genre d’œuvres proches d’une
abstraction formelle, qui amène à emprunter un vocabulaire pictural faisant parfois défaut.
De ce fait l’enjeu descriptif, qui est de rester au plus près du matériau d’origine,
s’avère ici utopique par définition : « […] cette idée d’un autre film auquel l’analyste aurait
affaire, […] c’est la difficulté, voire l’impossibilité, qu’il y a à analyser un film sans recourir à
des artefacts intermédiaires, déjà eux-mêmes partiellement « analytiques », et qui permettent
d’échapper aux contraintes du défilement.10 » Par conséquent nous aurons nous aussi recours à
l’appui « d’artefacts intermédiaires », afin de mieux retranscrire certains plans analysés. Nous
avons choisi d’utiliser des captures d’écran tirées de la version DVD. Elles jalonnent ainsi
notre argumentation de repères stables : ces reproductions de photogrammes, par leur fixité,
permettent d’établir un référent pratique pour l’analyse comme pour la lecture du mémoire
(l’image imprimée a une objectivité froide, scientifique, analytique).
Il n’empêche que même avec cet appoint un gouffre persiste entre le phénomène
filmique d’origine et celui que nous transmettrons, ce qui fait qu’à aucun moment nous
pouvons prétendre à nous substituer à la vision de l'œuvre : notre travail n’est qu’un
6
Stan Brakhage, By Brakhage : An Anthology, The Criterion Collection (DVD #184), 2003.
Stan Brakhage, Métaphores et vision (1963), trad. fr., Paris, Editions du Centre Pompidou, 1998, p.69-73.
8
En 1965 Stan Brakhage clos le projet Dog Star Man en présentant The Art of Vision, qui est une version
développée du film précédent : il présente chaque bande de Dog Star Man une par une puis dans toutes leurs
combinaisons possibles en surimpression. Pour plus d’explications sur le système mis en œuvre dans ce film,
nous renvoyons à sa présentation par P. Adams Sitney (Le Cinéma visionnaire – L’Avant-garde américaine
1943-2000 (1974), trad. fr., Paris, Editions Paris Expérimental, 2002, p.196-199).
9
Jacques Aumont, Michel Marie, L’Analyse des films, Paris, Nathan, 1988, p.50.
10
Ibid., p.34.
7
8
commentaire à celle-ci, un « entre deux projections » en somme (puisqu’une de ses finalités
est d’éclairer une vision future de l’œuvre) qui vise à mettre en évidence certaines propriétés
du cinéma de Stan Brakhage.
9
Chapitre I
Une oeuvre dans le sillon de la poésie littéraire
1 – Un cinéma de la poésie
1. 1 – Déplacement du concept de poésie vers le cinéma
Avant d’aller plus loin, puisque notre recherche part de l’hypothèse première qu’il y aurait
une équivalence entre Dog Star Man et la poésie littéraire, il nous faut justifier l’application
du concept de poésie au médium filmique (cette transcription à partir de la littérature n’allant
a priori pas de soi). Pour cela nous allons tout d’abord observer comment l’évolution de la
poésie la rend transartistique, puis nous récapitulerons succinctement le rapport qu’entretient
le cinéma « expérimental » avec la poésie.
1. 1. A – Vers une libéralisation de la forme poétique
Traditionnellement, la poésie est une forme littéraire codifiée, qui répond à des règles bien
précises comme la versification. Pendant des siècles et notamment durant toute la période
médiévale jusqu’à la Renaissance, l’activité des poètes fut de cette manière centrée autour de
formes fixes qui étaient comme des canevas sur lesquels ils tissaient leurs poèmes.
Cette approche de la poésie fut toutefois remise en question à partir de la fin du XIXème
siècle, comme l’explique Michèle Aquien : « […] les poètes, désormais soucieux de sortir
d’une tradition dans laquelle ils finissaient par se sentir corsetés, ont inventé ou acclimaté peu
de formes fixes nouvelles depuis la deuxième moitié du XIXème siècle. Ce n’est pas dans ce
sens que s’est dirigé leur recherche, et la notion de forme poétique est à entendre tout
autrement, avec infiniment plus de souplesse : il ne s’agit pas de légiférer, mais de laisser se
manifester et éclore une forme nouvelle.11 » Les poètes se détachent ainsi progressivement
11
Michèle Aquien, « Formes poétiques », dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses
Universitaires de France, 2001, p.269.
10
des formes fixes, qu’ils considèrent comme trop contraignantes, et se dirigent vers la prose,
plus ouverte. L’impulsion est donnée en France par Baudelaire, le premier à se placer en
rupture avec les conventions. Ce faisant, il initie la modernité poétique : plusieurs poètes le
suivent en effet dans la brèche qu’il vient d’ouvrir, et petit à petit s’impose la libre
composition, qui est une forme poétique répondant à la notion de « vers libre »12. Le poète
invente désormais lui-même la forme qu’il veut donner à son poème, celle qui à ses yeux
convient le mieux à son intention.
C’est du fait de ce mouvement de libéralisation formelle, sans cesse croissant jusqu’à nos
jours, qu’il nous semble désormais inadéquat de réserver le terme poésie au langage littéraire.
Il parait en effet plus juste de considérer qu’aujourd’hui non pas seulement la qualité poétique
mais sa forme même, fondamentalement écrite, puisse se manifester au travers de médiums
différents. Cette cartographie plurielle est dessinée par les poètes eux-mêmes, Mallarmé en
étant certainement la figure princeps lorsque avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard
(en 1897) il imprime une spatialité complexe à même le poème. Car dès cet instant il applique
à la poésie une torsion qui l’amène à prendre conscience de sa qualité picturale. Le poème
devient un espace dans lequel le texte s’émancipe et de plus en plus de plasticiens, dans le
courant du XXème siècle, se mettent à l’aborder : « La recherche de l’aspect pictural du poème
par agencement typographique ou collage sera le trait dominant des expérimentations au cours
du XXème siècle13. Kurt Schwitters par exemple, inventeur de l’art total Merz, pratique le
collage de textes d’origines diverses ainsi que des poèmes phonétiques.14 »
De là il devient difficile de retracer une histoire diachronique de l’évolution poétique,
puisqu’il en est justement du XXème siècle d’avoir définitivement instauré une historicité
éclatée quant à l’art. Il est de la sorte délicat d’affirmer avec certitude que tel artiste plutôt
qu’un autre ait lancé telle pratique, mais il est en tout cas certain que la poésie y a débordé sa
12
Michèle Aquien explique dans la suite de son article l’évolution de la poésie vers cette forme nouvelle : « Le
vers libre et le vers libéré, créations des années 1886-1887, sont désormais entrés dans les mœurs ; c’est en
quelque sorte une base sur laquelle s’élabore quantité de possibilités diverses, avec ou sans homophonies finales,
avec ou sans ponctuation, avec ou sans majuscules de début de vers, débutant contre la marge ou non, etc. On
trouve le plus proche du vers classique comme le plus éloigné. En définitive, le vers tel qu’il se pratique
aujourd’hui répond à une définition qui, pour englober toutes les forme qu’il prend, doit se vouloir minimale :
c’est la ligne interrompue. » (Ibid., p.270).
13
Ainsi la poésie du XXème siècle devient souvent graphique en prenant conscience de l’espace que forme la
page : « L’attention à l’espace du texte suscite une interrogation sur le statut du support du texte. Des fantasmes
ont investi l’espace typographique de valeurs liées à une métaphysique de la présence et de l’absence. De là sont
nées des rêveries sur la marge, le cadre, la limite, le blanc-néant, qui ont construit toute une topo-mythologie du
texte poétique. [...] L’emploi « pictural » du caractère typographique est-il toujours du langage, autrement que
par un effet de signal par lequel une forme se reconnaît comme unité-lettre ? » (Gérard Dessons, « Espace du
poème », dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France, 2001,
p.246).
14
Ibid., p.245.
11
forme écrite originelle pour s’essayer au travers d’autres modes d’expression. On peut ainsi
retrouver sa trace dans la peinture surréaliste, dans la musique ou encore dans le cinéma,
comme nous allons par la suite le démontrer. Il faut néanmoins ajouter que le mouvement est
aussi inverse puisque la transversalité artistique se généralisant, de nombreux poètes
empruntent à ces autres arts15.
Notre propos ici, dans cette rapide évocation du développement de la forme poétique,
est de souligner que de manière naturelle le principe de poésie est sorti de son cadre originel
pour se répandre dans d’autres arts, comme le cinéma. Et c’est au titre de cet échange
transartistique, de ce déplacement d’un héritage culturel d’un médium dans un autre, que nous
pouvons parler d’une perpétuation de l’idée de poésie dans un film comme Dog Star Man.
Dans ce premier chapitre nous allons ainsi étudier les survivances de la forme poétique
littéraire dans ce film que, modulation sur une structure historique, l’on peut considérer
comme une forme poétique cinématographique.
1. 1. B – Evolution du rapprochement entre cinéma « expérimental » et poésie
Si l’on qualifie souvent des films de poétique, adjectif visant à évoquer une qualité
d’émotion esthétique, on les rapproche en revanche rarement directement des poèmes. En
effet, on considère traditionnellement que le cinéma a plus à voir avec le roman ou le théâtre
qu’avec la poésie. Mais si cela est effectivement vrai pour la majorité de la production
cinématographique (celle dites de fiction), il existe une certaine frange filmique qui, elle,
serait plus proche de la poésie. Il s’agit de films souvent marginaux commercialement,
« expérimentaux », qui présentent sous plusieurs aspects des points communs avec la forme
poétique. Au cours du XXème siècle la prise de conscience de ce rapport s’est faite
progressivement, plus ou moins en trois temps comme nous allons maintenant le voir.
15
Mallarmé par exemple, grand admirateur de Wagner, s’est beaucoup inspiré de la musique et des partitions
musicales pour écrire son Coup de dés : « La différence des caractères d’imprimerie entre le motif prépondérant,
un secondaire et d’adjacents, dicte son importance à l’émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de
page, notera que monte ou descend l’intonation. » (Ibid., p.246).
12
David James dresse une rapide histoire du lien entre cinéma underground et poésie au
début de son texte The Film-Maker as Romantic Poet: Brakhage and Olson16, et remarque
qu’il est aujourd’hui devenu banal de comparer des films « expérimentaux » avec des poèmes.
En effet dès les années 1950 explique-t-il, il était dans l’air du temps de rapprocher ces deux
arts.
La première raison, du point de vue chronologique, qu’il donne à ce rapprochement est
une recherche de légitimation culturelle. Ce type de cinéma, que l’on peut considérer comme
avant-gardiste, a effectivement pendant longtemps été mis de côté. Ainsi les premiers discours
qui évoquent la poésie à propos de ces films sont d’ordre comparatif : c’est d’abord en
réaction avec le cinéma culturellement dominant, plus proche de la forme romanesque, que
certains critiques ont tenté de relier cinéma indépendant et poésie. Il constate, en effet, que
des auteurs comme Parker Tyler dans les années 1950 puis P. Adams Sitney, vingt ans plus
tard, valorisent globalement les films rejetant la narration en les considérant comme un élan
vers un art plus pur (ils seraient ainsi plus « artistiques » que des films commerciaux).
La comparaison avec la poésie est ici encore vague, toutefois, car fondée sur un
mouvement d’opposition à une norme. De ce fait les critères considérés par ces théoriciens
restent généraux, et ont comme point commun principal la précarité du mode de production :
ces films sont souvent tournés avec des équipes réduites, ce qui favorise l’amalgame avec
l’univers confidentiel de la poésie17. Ce rapprochement sert donc en fait essentiellement à
fédérer sous une même bannière des cinéastes considérés comme excentriques, et de la sorte à
créer un mouvement. P. Adams Sitney peut ainsi dans Le Cinéma visionnaire, avec cette idée
floue d’un cinéma poétique, faire remonter l’origine du mouvement underground américain
des années 1960 au cinéma surréaliste français des années 1920 (et l’inscription de
l’underground dans une perspective historique lui confère, bien évidemment, une réelle
légitimité).
Les premières analyses critiques du rapport entre cinéma et poésie se situent donc au
niveau approximatif de l’atmosphère des films, qui touche à l’intime et qui par conséquent
rappelle celle de la poésie.
16
David James, « The Film-Maker as Romantic Poet: Brakhage and Olson », Film Quarterly, Vol. 35 n° 3,
(printemps 1982), p.35.
17
Sitney met par exemple en avant les similitudes de production : « Les cinéastes dont il est question, comme les
poètes, produisent leur œuvre sans gains financiers, souvent au prix de sacrifices personnels. Les films, quant à
eux, auront toujours un public plus limité que les longs métrages commerciaux parce qu’ils sont beaucoup plus
difficile d’accès. » (P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.13).
13
La deuxième phase de cette évolution est la considération qu’un film puisse reproduire
des figures stylistiques propres aux poèmes. Maya Deren, dans son activité de théoricienne
comme de cinéaste, tente ainsi de rapprocher ses films de la forme poétique. Pour cela, elle
propose de définir le cinéma poétique comme une construction verticale : si la fiction est
construite horizontalement, du fait de la linéarité de la narration (qui sous-entend
l’établissement d’une chronologie de faits), un film poétique serait, lui, l’exploration verticale
d’une situation, la recherche des ramifications potentielles d’un moment. Deren en fait ici,
comme le remarque David James, exprime sur un plan stylistique la distinction entre films
poétiques et narratifs, ce qui l’amène à trouver une relation plus profonde (au niveau formel)
entre cinéma et poésie. Pour elle, le cinéma poétique est l’intensification d’une série d’instants
isolés, par opposition à la continuité de l’action narrative. Cette conception rapproche ainsi
esthétiquement ce type de film (auquel P. Adams Sitney accole l’étiquette de « films de
transe »18) de l’écriture d’un poème, celle-ci étant également fractionnée en instants (et ce dès
l’origine de cet art puisque la versification implique une forme éclatée en moments : les vers).
Enfin, le troisième temps de ce rapprochement pourrait être la mise en rapport
systématisée du film et du poème. Car la caractérisation de Deren se borne à un niveau formel
et reste donc encore assez générale (trop idéaliste juge David James). Ce dernier va ainsi dans
son texte essayer de pousser encore plus loin le rapport entre poésie et cinéma. Il passe pour
cela par une étude de cas précise (il fait un parallèle entre Stan Brakhage et Charles Olson), et
dresse de manière rigoureuse un argumentaire comparant les deux types de pratique poétique
(en s’intéressant au contexte économico-politique comme aux techniques de filmage du
cinéaste). On peut dire que c’est l’ultime stade de l’analogie entre cinéma et poésie : une
comparaison stricte, d’égal à égal, entre film et poème. C’est précisément cette démarche que
nous avons nous-mêmes choisi d’adopter pour analyser Dog Star Man, et nous essaierons
ainsi d’étudier les différentes facettes du rapport qu’établit le film avec la forme poétique.
18
P. Adams Sitney, op. cit., p.36.
14
1. 2 – Une démarche de poète
Brakhage, initialement, se destinait à la poésie littéraire (nous renvoyons aux annexes
A et B pour un développement biographique plus détaillé sur ce sujet), et celle-ci reste une
référence majeure lorsqu’il se tourne définitivement vers le cinéma :
Il y a environ huit ans que j’ai commencé à m’intéresser à l’art poétique, pour le meilleur
ou pour le pire, et que j’ai accordé aux mots leur liberté (leurs libertés) d’être eux-mêmes
et de danser en une ronde inspirée avant tout par la rose contemporaine du jardin de
Gertrude Stein. Je n’étais cependant alors pas assez versé dans la langue, et ce ne pouvait
être qu’un médium, certes exemplaire, parmi d’autres. Toutefois les mots, ces mots se
sont révélés être une source d’inspiration fructueuse pour ma propre lecture de la poésie,
ont su me convaincre de mon inaptitude à ce mode d’expression, m’ont permis de
deviner/définir [devine/define] la différence entre la vision de feu qu’engendrent les mots
quand on les frotte les uns contre les autres et celle qui peut être générée par des images
en mouvement. J’ai sur le champ abandonné l’écriture de scénarios, considérant le
littéraire comme une entrave, et en suis venu directement à danser de la sorte avec mes
visions pour faire œuvre créatrice de l’image en mouvement, dont je serais le médium (et
même mon propre médium)[…].19
Il est intéressant de noter dans cette citation que paradoxalement, l’attirance première de
Brakhage envers la poésie littéraire l’amena a délaisser progressivement les scénarios et à
travailler directement avec des images cinématographiques. Ce changement dans la manière
de travailler est primordial puisqu’il amène le cinéaste à réfléchir directement en images, et
donc à pénétrer plus profondément dans son médium. Toutefois cela ne modifie en rien le fait
que le cinéaste soit radicalement marqué par la poésie : il en a beaucoup lu, il a réfléchi sur
elle, il admire énormément certains poètes… Il est donc fondamentalement imprégné de celleci. En fait, selon nous, la forme poétique détermine sa manière de faire des films, et c’est ce
que nous allons essayer de démontrer dans ce chapitre (que la poésie est sous-jacente à Dog
Star Man).
Cependant, avant de se lancer dans l’analyse de ce long-métrage, attardons nous un
peu sur la démarche de Brakhage, qui présente plus d’un point commun avec celle d’un poète.
Nous reprendrons pour ce faire certaines idées émises par David James, dans le texte cité plus
haut.
Tout d’abord Brakhage adopte une attitude originale face au médium cinéma :
contrairement à la tendance générale, qui est une course vers le progrès technique (à travers la
recherche de la meilleure caméra, des meilleurs microphones, etc.), ce cinéaste prend le parti
19
Stan Brakhage, « Le Mouvement signifié/le mouvement », dans Métaphores et vision, op. cit., p.41.
15
d’utiliser le strict minimum de matériel, et en contre-partie de l’exploiter au maximum. Il
s’oriente ainsi vers la technique des films de famille, tourne caméra-épaule, monte lui-même
avec un banc rudimentaire, bref, se positionne en amateur (une qualité qu’il revendique).
Cette aspiration à la simplicité, allant à rebours de la surenchère technologique, nous ramène
au diagnostic de Sitney sur le cinéma underground, qu’il qualifiait de poétique
comparativement au cinéma « commercial », industriel.
Et effectivement la marginalité économique de Brakhage, qui d’une part travaille seul
(ce qui le place dans la situation d’une « individualité artistique ») et qui d’autre part se situe
dans un circuit de production et de distribution complètement alternatif, rappelle comme
l’écrit David James la situation de la poésie dans notre société : contrairement à la peinture ou
à la musique, la poésie ne s’est jamais imposée populairement (et donc économiquement), ce
qui la met à l’écart socialement (en tout cas précise-t-il dans un contexte capitaliste). Il en est
de même pour Brakhage, ce qui lui confère une position sociale comparable à celle d’un
poète.
De plus le mouvement underground, dont Brakhage fait partie, a développé au début
des années 1960 un système de distribution et de projection totalement indépendant, comme
nous venons de l’évoquer. Ce système est lié à la Film Maker Co-operative de New York,
dirigée par Jonas Mekas, qui systématisait la projection de cinéma « expérimental » dans des
séances confidentielles, devant un nombre restreint de spectateurs. C’est-à-dire que ces
séances n’étaient pas privées, puisqu’elles étaient ouvertes au public, mais avaient souvent
lieu dans des appartements ou dans des caves : une configuration faisant davantage penser à
des séances de lecture de poésies qu’à des projections traditionnelles de cinéma.
Ensuite dès la fin des années 1950, peu après son mariage avec Jane Collom, Brakhage
décide d’aller vivre à l’écart de la ville, dans les hautes montagnes du Colorado. En agissant
de la sorte, relève David James, il reproduit l’idéal du poète romantique, et James n’hésite pas
à comparer cet isolement à la retraite de Wordsworth à Grasmere, avec Coleridge et sa sœur.
Cependant, poursuit James, une telle réclusion n’est pas gratuite, mais au contraire bien
nécessaire à l’art du cinéaste : c’est en se plaçant dans cette situation géographique et sociale
que Brakhage peut recréer une problématique romantique. Soit, en d’autres termes, le style et
les thèmes qu’il aborde seraient (en partie) déterminés par ce contexte de vie, quasiment
archétypal du romantisme.
Et enfin dans sa façon de concevoir le cinéma, comme une vocation plutôt que comme
un travail, Brakhage là encore se rapproche de la figure du poète. Car ce désintéressement
cultivé lui permet de se donner de manière complète à son art, sans aucunes concessions
16
envers un éventuel succès public (ce qui donne ses lettres de noblesse à l’amateurisme).
Similairement à un poète (du moins dans son acception romantique), Brakhage fait entrer le
cinéma au cœur même de sa vie. Filmer devient l’extension de son quotidien, et non pas une
pratique parallèle. Ainsi comme nous l’étudierons dans le troisième chapitre, chez ce cinéaste
le film est l’expression de sa vie quotidienne, dans ce qu’elle a de plus intime, tout comme un
poème est l’incarnation de l’univers personnel de son auteur.
1. 3 – Recentrage sur Dog Star Man
Récapitulons les éléments que l’on vient de présenter. En premier lieu, nous avons
résumé l’évolution de la poésie littéraire, qui se dirige à partir de Baudelaire vers une liberté
formelle accrue. Ensuite nous avons indiqué comment au cinéma l’on a pu progressivement
rapprocher film et poésie. En continuant sur cette perspective comparative, nous avons dressé
un parallèle entre la démarche de Stan Brakhage et l’activité d’un poète. La prochaine étape
de notre raisonnement, que nous allons maintenant aborder, est de montrer en quoi l’on peut
qualifier Dog Star Man de poème filmique.
1. 3. A – Présentation du film
Dog Star Man, commencé en 1959 et achevé en 1965, est comme nous l’avons
souligné en introduction un film qui fait date chez Brakhage, qui marque un tournant dans son
œuvre. Il faut dire que ce long-métrage est une véritable monstruosité filmique : c’est son film
le plus ambitieux structurellement et formellement (il est constitué de cinq courts-métrages
autonomes et plafonne dans quatre couches de surimpression), le plus long (il dure quatre
heures trente dans sa version « étendue », The Art of Vision), et il se situe techniquement à la
croisée de tous les styles qu’il a pu emprunter. Dog Star Man est donc un film somme, qui
synthétise l’ensemble des découvertes précédentes du cinéaste.
Le film est fait de cinq parties. Chacune d’entre elles peut être projetée de manière
autonome, mais elle prend tout son sens que lorsqu’on la considère comme le segment d’un
ensemble plus large (le film dans son intégralité). Le film a été tourné en pellicule couleur 16
mm (certains plans sont en noir et blanc) et est entièrement silencieux.
17
Dog Star Man (1961-1964, 75 minutes) est constitué de :
-
Dog Star Man: Prelude (1961, 25 minutes)
-
Dog Star Man: Part 1 (1962, 31 minutes)
-
Dog Star Man: Part 2 (1963, 6 minutes)
-
Dog Star Man: Part 3 (1964, 8 minutes)
-
Dog Star Man: Part 4 (1964, 6 minutes)
Structurellement, la conception de Dog Star Man est très précise : Dog Star Man:
Prelude est formé d’une surimpression de deux couches d’images, Dog Star Man: Part 1 est
composé d’une seule couche d’images, Dog Star Man: Part 2 de deux, Dog Star Man: Part 3
de trois, et Dog Star Man: Part 4 de quatre (toutefois Brakhage n’utilise pas continûment
chacune des couches d’images).
Dog Star Man est clairement un film « expérimental », en ce sens qu’il ne ressemble à
aucun genre filmique traditionnel. C’est une épopée moderne prenant son appui sur une
recherche formelle complexe (nous renvoyons à l’annexe C pour une présentation plus
détaillée de la genèse du film).
1. 3. B – Un poème filmique
Dire que Dog Star Man est un poème filmique pose problème puisque au cinéma le
genre de la poésie n’existe pas en tant que tel, comme c’est le cas par exemple avec la fiction
ou avec le documentaire. Une telle caractérisation relève donc de l’assertion, et il va nous
falloir démontrer sa légitimité.
Käte Hamburger, dans Logique des genres littéraires, explique que c’est avant tout le
contexte qui nous fait appréhender une œuvre comme un poème : « C’est le mode de
présentation qui donne sa direction et son assise à notre expérience […]. Nous éprouvons un
poème sur un tout autre mode qu’un roman ou une œuvre dramatique, si différemment que
nous ne concevons pas ces derniers comme de la littérature dans le même sens que le poème
lyrique, et réciproquement.20 » C’est donc en premier lieu parce qu’un poème est présenté
comme étant un poème que le lecteur va le considérer comme tel. Cette remarque fait écho au
20
Käte Hamburger, Logique des genres littéraires (1977), trad. fr., Paris, Editions du Seuil, 1986, p.23.
18
travail de Marcel Duchamp, qui amène l’idée que c’est l’environnement du musée qui
conditionne le visiteur à considérer un objet comme étant une œuvre d’art21.
Ces deux propositions, nous semble t-il, s’appliquent tout à fait au médium
cinématographique, et au cinéma underground en particulier. En effet d’une part il est évident
qu’un spectateur catégorise un film selon la manière dont on le lui présente : un film au
caractère poétique comme Le Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami sera compris comme une
fiction, même s’il comprend des séquences qui pourraient très bien être considérées comme
des poèmes. D’autre part, il est aussi certain que la qualité de la salle de cinéma détermine
également comment le spectateur saisit un film : A propos de Nice de Jean Vigo est plus
proche d’un poème lorsqu’il est projeté sur un mur de la Tate Modern que sur l’écran d’une
salle traditionnelle (parce que dans un musée on montre avant tout de « l’art », alors que dans
un cinéma ce sont des films de fiction qui sont majoritairement projetés).
Par conséquent, si Dog Star Man relève de l’hypothétique genre du poème filmique,
c’est qu’il est déjà présenté au spectateur en tant que tel. Observons si c’est le cas.
Tout d’abord, son contexte habituel de réception est le même que celui de n’importe
quel film produit par l’underground. Ainsi comme nous venons de le voir les séances de
projection, confidentielles, évoquaient des lectures de poésie, et de manière plus générale se
situaient en marge du circuit traditionnel. Un tel film est donc perçu dès sa présentation
comme étant anticonformiste, alternatif. Ce n’est pas un hasard si l’on a étiqueté ce
mouvement d’« underground », car le spectateur sait qu’il assiste à la projection d’une œuvre
souterraine : difficilement visible (peu de copies de ces films sont en circulation) et
inhabituelle dans sa facture.
Car le contenu lui-même de Dog Star Man met immédiatement ce film à l’écart de
toute la production ordinaire : l’histoire est peu voire pas compréhensible (ce qui rappelle
l’hermétisme de certains poèmes modernes), l’intérêt du cinéaste est visiblement en grande
partie tourné vers la forme, le film est intégralement muet (ce qui déjà dans les années 1960
est devenu chose rare)… Bref ce film se donne comme un film artistique, c’est-à-dire comme
un film à part, ni fiction ni documentaire mais quelque chose d’autre, que l’on rejette
communément dans cette catégorie fourre-tout que constitue le cinéma « expérimental ». Il est
donc perçu comme un film hybride (à défaut d’une reconnaissance publique de l’existence du
genre poétique au cinéma), ce qui conditionne l’attention que va lui accorder le spectateur.
21
Edward Lucie-Smith, L’Art aujourd’hui, Paris, Phaidon, 1995, p.394.
19
Donc dès son mode de présentation, Dog Star Man se donne à voir comme quelque
chose se rapprochant d’un poème. Toutefois les similitudes avec la poésie sont plus profondes
que celles découlant de son seul contexte de projection, et s’expriment dans la forme même
du film, comme nous allons à présent l’étudier.
Pour Käte Hamburger, la poésie se définit formellement par un lien viscéral avec le
système langagier du médium : « Le poème ne pose pas, au point de vue de sa structure
formelle, les problèmes que soulève la littérature fictionnelle – la narration, la mise en forme
du temps, le mode d’être de la fiction elle-même, etc. -, et il se confond absolument avec sa
forme linguistique.22 » Cette affirmation s’applique bien à Dog Star Man, car le film détourne
radicalement les règles issues du genre fictionnel, comme nous le verrons dans le deuxième
chapitre, et parce qu’il est intrinsèquement lié à une interrogation que se pose Brakhage sur le
médium cinéma. En effet le cinéaste dans ce film (et dans la plupart de ses productions)
trouve dans le médium une source d’inspiration fertile : c’est en le questionnant, en cherchant
en lui des possibilités formelles inexploitées qu’il fait des découvertes qui le projettent vers
l’avant. L’expérimentation vis-à-vis du médium cinéma, constante, donne à son film une
forme originale que l’on sent tournée vers « sa forme linguistique » : en tant qu’interrogation
sur le langage elle est plus proche d’une essence du médium que des règles qui classiquement
le régissent (comme celles de la fiction, qui constituent une certaine grammaire filmique).
De plus, note ensuite Käte Hamburger, un poème (lyrique du moins) est un texte
fondamentalement à la première personne : « Le langage créatif qui produit le poème lyrique
appartient au système énonciatif de la langue ; c’est la raison fondamentale, structurelle, pour
laquelle nous recevons un poème, en tant que texte littéraire, tout autrement qu’un texte
fictionnel, narratif ou dramatique. Nous le recevons comme l’énoncé d’un sujet d’énonciation.
Le JE lyrique, si controversé, est un sujet d’énonciation.23 » C’est-à-dire qu’à tout moment, le
lecteur d’un poème sait que celui-ci est l’émission d’une figure singulière, l’écrivain poète.
Celui-ci par conséquent en devient le personnage principal, la matrice à laquelle se réfère le
beau produit par son texte. Dog Star Man se trouve aussi dans ce cas là, comme nous le
verrons davantage dans le troisième chapitre : le héros du film est Brakhage lui-même, les
images sont comme ses projections mentales, ce qui fait que similairement à un poème, le
cinéaste est projeté au centre du dispositif de son film.
22
23
Ibid., p.207.
Ibid., p.208.
20
Reprenons maintenant notre argumentation : nous avons vu comment Stan Brakhage
était proche de la figure du poète, comment le contexte de présentation de Dog Star Man
favorisait sa comparaison avec des poèmes et enfin comment dans sa forme même, ce film
reproduisait certaines propriétés constitutives de la poésie. Il y a donc ici une accumulation de
points communs importants, de convergences, qui nous permettent de parler à propos de cette
œuvre de poème filmique. A partir de dorénavant, dans notre argumentation, nous
considérerons que Dog Star Man est suffisamment en relation avec la poésie littéraire pour
que l’on puisse dûment le comparer à un poème.
2 – Quatre traits essentiels dans le mécanisme poétique du film
Dans cette partie nous allons continuer à nous intéresser aux liens que ce film partage
avec la poésie. Nous allons pour cela essayer d’étudier des caractères poétiques que nous
jugeons fondamentaux, afin de constater à quel point ils sont présents dans Dog Star Man.
Nous baserons notre analyse sur des plans quelconques, c’est-à-dire sans valeur particulière si
ce n’est d’être représentatifs du travail de Stan Brakhage dans ce film (notre propos n’est donc
pour l’instant pas d’interpréter les images mais de se pencher sur le langage poétique du
cinéaste).
2. 1 – Un film fondé sur le signifiant
Le signifiant, rappelons-le, désigne en linguistique la manifestation matérielle du signe
(c’est le support d’un sens). Ce terme est lié à celui de signifié, qui lui désigne le contenu du
signe, c’est-à-dire son sens.
En poésie, le signifiant est comme la matière première à partir de laquelle le poète
élabore son travail. Si initialement l’effort portait essentiellement sur la sonorité des mots,
comme en témoigne la versification, avec l’arrivée de la modernité le signifiant prend
désormais une ampleur encore plus importante : « Dans le discours courant, le signifiant n’est
que le support du signifié et c’est sur le signifié que se règlent la logique du sens et l’avancée
des idées, alors que, dans la poésie moderne, il joue à plein dans la dynamique d’ensemble,
aussi bien par ses capacités associatives que par le jeu des ambiguïtés, par son aspect visuel
que par son aspect acoustique, enfin et surtout par la structuration signifiante qu’est le poème
21
en son entier.24 » Le signifiant devient donc central à la réflexion du poète, puisque étant
donné qu’avec la libre composition ses possibilités sont de plus en plus exploitées, il mobilise
plus d’attention et de ce fait prend une part plus importante dans le processus créatif.
Dans Dog Star Man, de manière similaire, le signifiant est au premier rang dans le
travail de Brakhage. Ce choix, rare au cinéma, s’inscrit dans une démarche favorisant le
lyrisme plutôt que le drame. En effet cette prévalence inhabituelle du signifiant sur le signifié
a comme contrecoup de minimiser l’importance de l’histoire, en la rendant moins lisible :
contrairement au régime classique, dans lequel la technique est au service du récit, dans Dog
Star Man c’est l’histoire qui est subordonnée aux signes. Ceux-ci passent donc au premier
plan, et remplissent le vide que produit l’absence d’un récit.
Nous allons à présent dresser une taxinomie rapide des moyens utilisés par Brakhage
pour marquer l’importance du signifiant. Avant tout il faut dire que le principe repose sur une
rupture du lien entre le signifiant et le signifié. Le cinéaste, à travers une manipulation
modifiant l’image initiale, procède à un glissement du signifié à partir du signifiant : le
signifiant altéré dans sa matérialité renvoie à un nouveau signifié, à un nouveau sens, à une
nouvelle réalité25.
Le premier type de manipulation s’effectue directement au tournage26. Les
photogrammes A10 et A11 en sont représentatifs : en filmant un bosquet de fleurs, Brakhage
fait tourner très rapidement la caméra sur elle-même afin de provoquer comme l’effet d’un
filet (ce ne sont plus que des lignes colorées qui s’impriment sur la pellicule).
24
Michèle Aquien, « Langage poétique », dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses
Universitaires de France, 2001, p.408.
25
Brakhage exploite d’ailleurs très rapidement les possibilités d’un signifiant « autonomisé », c’est-à-dire
considéré comme (partiellement) détaché du signifié. Dans Reflections on Black (1955) par exemple, il gratte la
pellicule à l’endroit des yeux du héros, ce qui le rend symboliquement aveugle.
26
De nombreuses techniques sont utilisées par le cinéaste pour modifier l’image au tournage : « En crachant
délibérément sur l’objectif, en le sabotant et le détournant de son emploi, on peut obtenir des effets comparables
à ceux de l’impressionnisme à ses débuts. […] On peut surexposer le film, le sous-exposer, utiliser tous les filtres
disponibles, des brouillards, des rideaux de pluie, des éclairages déséquilibrés, des néons de couleurs glaciales,
névrotiques, un type de verre qui n’est absolument pas conçu pour la réalisation de films, ou même un verre
conforme mais que l’on utilise au contraire des recommandations de son fabricant – on peut aussi prendre des
clichés une heure après le lever du soleil ou une heure avant son coucher (ce sont des heures merveilleuses,
taboues, mais les labos de développement ne vous en garantiront jamais le résultat) -, on peut également
employer pendant la nuit un film qui est explicitement conseillé pour le jour ou faire exactement le contraire. On
peut éventuellement se transformer en super-magicien qui, de ses chapeaux, sort tous ces lapins dont nous
venons de parler et les laisse s’accoupler de façon anarchique – ou, en rassemblant toutes ses forces, devenir
Méliès, cet homme extraordinaire qui a su le premier transformer l’art du film en magie. » (Stan Brakhage,
« L’œil de la caméra », dans Métaphores et vision, op. cit., p.22).
22
Le second type de manipulation accentuant le signifiant concerne les créations
d’images filmiques ex nihilo. Il s’agit ici de tout ce que peut faire le cinéaste en intervenant
directement sur de la pellicule vierge, sans avoir à passer par le stade du filmage : peinture,
grattage, ou encore collage d’éléments naturels. Ces plans, dans Dog Star Man, sont souvent
associés par surimpression à des plans tournés. Les photogrammes A1, A2 et A3, tirés de
Prelude, montrent ainsi comment Brakhage gratte une couche de pellicule en fonction de la
deuxième : les motifs grattés font écho à l’explosion solaire de l’arrière plan. Les
photogrammes A7, A8 et A9 répondent davantage du contrepoint formel, en montrant un plan
sur le ciel se faisant envahir par une tache de rouge, qui apparaît sur la deuxième couche
d’image.
On peut faire correspondre le troisième type de manipulation au mélange des deux
précédents : c’est l’image composite, qui est une construction à partir de plusieurs images
distinctes. Ce niveau est comme nous venons de l’expliquer inhérent à Dog Star Man, puisque
à l’exception de Part 1, toutes les images sont (théoriquement) en surimpression. Les
photogrammes A4, A5 et A6 par exemple en témoignent : l’image est faite de l’addition d’un
plan sur Jane Brakhage nue et d’un plan sur le flanc d’une montagne. Le résultat est une
image surréaliste brouillée (les contours des formes s’adoucissent), qui remet en question le
signifiés des deux plans d’origine. Brakhage va encore plus loin dans les photogrammes A12,
A13, A14 et A15, tirés de Part 2, où il découpe un gros plan sur son fils qu’il recompose
ensuite en le collant avec du scotch sur une nouvelle pellicule. L’effet tient alors clairement
de l’animation (le visage se ressoude image par image), et montre que c’est désormais la
pellicule cinématographique, dans sa matérialité, que manipule le cinéaste (ce troisième type
de transformation équivaut donc à un travail conventionnellement réalisé en post-production).
Trois niveaux de manipulations sont donc utilisés par Brakhage pour altérer le
signifiant d’origine (ou pour en créer un). La première conséquence de ce travail artisanal est
de mettre en valeur le photogramme par rapport au plan : les irrégularités formelles constantes
exhibent au spectateur que l’unité filmique est le photogramme. En fait cela participe d’un
mouvement
plus
large,
qui
est
d’instaurer
une
autre
façon
de
s’exprimer
cinématographiquement. Car ce qui change avec un film traditionnel, c’est le rapport
qu’entretient le spectateur à l’image. Dans Dog Star Man, celui-ci appréhende l’image non
comme une surface opaque, complète, mais comme un support pour le lyrisme du signifiant.
La réalité est désormais utilisée de manière déformée, et est considérée en tant que signe
23
(dans sa valeur signifiante), et en tant que matière filmique (c’est pour cela que le spectateur a
davantage conscience du médium cinématographique, de ses propriétés mécaniques).
En autorisant la prééminence du signifiant sur le signifié, le spectateur rentre donc
dans un rapport lyrique avec le film. En effet puisque l’espace du film est « irrationnel » car
non rationalisé par le récit, c’est le signifiant qui module la cohésion du film, qui distribue
unité et cohérence. Le spectateur accepte alors les irrationalités apparentes, puisqu’elles sont
légitimées rationnellement par l’avantage donné au signifiant sur le signifié, par la tournure
lyrique qu’adopte le film.
Dog Star Man présente ainsi un monde où prévaut le signifiant. A ce titre, on peut
parler d’univers mental, car toutes les images (et le spectateur le sait) sont produites
artisanalement par la même personne. L’instance qui régule le film est donc son auteur, et
c’est finalement lui qui justifie l’immanence du lyrisme : les images, en tant que productions
de Brakhage, peuvent être considérées comme ses projections mentales (certains
rapprochements qui n’ont a priori pas de sens, comme celui des photogrammes A4, A5 et A6,
seraient sinon difficilement acceptés par le spectateur).
L’univers du film est donc hybride, régi par l’altération du signifiant. En fait on peut
même dire qu’il met en place une réalité bis, virtuelle, ne répondant plus du signifié original.
En effet le signifiant déformé crée une réalité « parallèle », cinématographique finalement :
les photogrammes A10 et A11 par exemple sont des images qui n’existent pas dans notre
existence quotidienne, ou plutôt qui sont potentiellement présentes mais qui nécessitent une
manipulation cinématographique pour être révélées. En revanche si l’on passe aux deux
niveaux supérieurs de manipulation, on constate que les images qu’on obtient ne peuvent
exister dans la réalité. Elles lui sont virtuelles, en ce sens qu’elles gardent une empreinte de
réel (puisque souvent elles partent d’un plan filmé), mais produisent quelque chose de
purement cinématographique, c’est-à-dire qui ne peut exister que dans le monde du cinéma.
La réalité « parallèle » est donc précisément celle de l’œuvre : le film-poème engendre un
monde propre, une zone d’espace/temps soumise à des lois particulières, d’un autre ordre, qui
est celui du cinéma.
A ce titre, le signifiant devient la porte d’entrée de l’univers poétique du film. Il
indique la présence d’une autre sphère de réalité, comme l’explique Michèle Aquien : « Toute
œuvre d’art est une structure signifiante autonome, mais la poésie est de plus un système
langagier composé de signifiants langagiers. C’est donc un nouveau signifiant qui est alors
apporté dans le langage, non pas chargé de communiquer un signifié, mais chargé de dévoiler
24
un sens, une vérité, dans une relation que l’on peut dire anamorphique au réel indicible. En
effet, le poème signifie qu’il y a quelque chose au-delà de lui-même.27 »
Le signifiant joue donc un rôle primordial dans Dog Star Man, puisque étant valorisé
sur le signifié il place le film dans une problématique lyrique, fondamentale dans la poésie.
Nous allons à présent observer comment Brakhage exploite filmiquement cette logique du
signifiant.
2. 2 – L’image poétique
L’image, en tant qu’effet poétique, est la première conséquence de cette mise en avant
par Brakhage du signifiant sur le signifié. En effet comme nous venons de le voir, le signifiant
est une voie d’entrée dans la poésie puisqu’il montre l’existence d’un univers virtuel, celui du
film. Ce monde « parallèle », rappelons-le, est du à une dénaturation du signifiant d’origine,
qui est en quelque sorte un signe assimilable au réel. Donc dans le processus de manipulation,
Brakhage crée un écart entre le signe d’origine (le « réel ») et le signe-résultat (« l’univers
poétique »). Or le spectateur est très conscient de ce déplacement, car de manière instinctive il
va interpréter l’image du film. Et c’est en ceci que l’on peut dire que naturellement, le fait de
travailler sur le signifiant plutôt que sur le signifié amène la production d’un effet poétique
similaire à celui d’une image, puisque le spectateur établit une comparaison entre le nouveau
et « l’ancien » signifiant, ce qui est justement le mécanisme de l’image poétique.
En effet l’essence de l’image, en poésie, est la comparaison : « L’image regroupe un
certain nombre de figures qui ont en commun de rapprocher un comparé (ou thème) et un
comparant (ou phore) par une relation de ressemblance et d’analogie. […] La stylistique
donne à ces figures, qui reposent sur des détournements et des transferts de sens, le nom de
tropes. Les trois tropes principaux sont la synecdoque, la métonymie et la métaphore28. »
Dans Dog Star Man, le travail continuel sur le signifiant crée ainsi des situations
propices à l’émergence de tropes. Ceux-ci d’ailleurs ne sont pas forcément prémédités par le
27
28
Michèle Aquien, « Langage poétique », loc. cit., p.410.
Lionel Verdier, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Paris, Hachette, 2001, p.81.
25
cinéaste, étant donné que dans ce film il systématise l’usage d’opérations fortuites, une
pratique inspirée de John Cage qui implique la prise en compte du hasard.
2. 2. A – La métonymie
Si le trope le plus récurrent est la métaphore, qui est une figure essentielle au cinéma
(et encore plus avec le cinéma muet, comme c’est ici le cas), nous allons d’abord nous
intéresser au cas de la métonymie, moins évident.
La métonymie est définie comme un procédé de langage par lequel on exprime un
concept au moyen d’un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation
nécessaire. C’est par exemple la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, le signe pour
la chose signifiée. Nous voyons donc que le processus métonymique agit avant tout en
déplaçant du sens par contiguïté. Contrairement à la métaphore, dans laquelle les deux termes
sont simultanément présent, la métonymie procède par substitution, en remplaçant le comparé
par un terme proche, contigu.
Appliquée au cinéma, la métonymie nécessite souvent une topographie claire,
délimitée avec netteté, afin que le spectateur puisse facilement percevoir cette relation de
contiguïté entre les deux termes. Elle est souvent utilisée dans le cinéma classique pour sa
capacité à produire du suspense : en montrant un objet pour désigner une entité absente, on est
dans l’évocation inquiétante de cette entité. Fritz Lang fait par exemple une métonymie quand
dans M le maudit il évoque le tueur en faisant uniquement entendre la mélodie qu’il siffle.
Cependant dans Dog Star Man la topographie est tout sauf limpide, ce qui rend a priori
plus difficile l’usage de la métonymie. On peut toutefois en repérer quelques-unes,
notamment par le biais de la figure du gros plan, qui en isolant un fragment sous-entend un
ensemble plus large. Cela nous ramène en fait plus spécifiquement à la synecdoque, variation
de la métonymie qui consiste à prendre la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel (ou
inversement), etc. Ainsi lorsqu’il fait des gros plans, Brakhage met souvent en place ce
procédé de la synecdoque. Nous pouvons par exemple nous en apercevoir avec les
photogrammes B4 et B5, où l’on voit en gros plan le bout d’un sein de Jane Brakhage d’où
perlent des gouttes de lait. Dans ce cas précis, le gros plan peut valoir pour Jane Brakhage
nue, mais aussi si l’on va plus loin pour Jane Brakhage enceinte ou qui vient d’accoucher, ce
26
qui de là nous amène à l’enfant qui va téter ce sein, ou encore au père, cette fois-ci par rapport
à l’aspect érotique de l’image. Il y a donc ici une synecdoque si l’on considère que le
comparant est le corps dans sa totalité, et une métonymie si l’on considère que c’est un
élément contigu à ce corps, comme par exemple l’enfant, le père ou même l’idée de
naissance.
Il en est de même avec le photogramme B6, qui est un gros plan sur l’intérieur d’un
corps. On ne sait d’ailleurs pas exactement à quel organe cela correspond, mais ce qui importe
c’est qu’il soit interne au corps, et en activité (il bat à l’écran). Ce plan revient régulièrement
dans le film, et est souvent associé au Dog Star Man (le rôle de Stan Brakhage), ce qui nous
amène à en déduire que ces organes sont censés être ce qui se passe à l’intérieur du Dog Star
Man. Ce gros plan est donc d’une part une évocation du corps du héros (la synecdoque), mais
aussi d’autre part une représentation de son activité, de son état de vie (et nous passons alors
au niveau de la métonymie).
Enfin dans ce long-métrage il y a aussi une partie qui repose davantage sur le principe
de la métonymie : c’est Part 2, qui sur deux bobines superposées est consacré à la naissance
de l’enfant du héros. En effet dans celui-ci le nouveau-né découvre le monde qui l’entoure,
par le biais de textures surimpressionnées à son visage. Sur les photogrammes B1, B2 et B3,
on voit ainsi le visage en gros plan sur une couche, et une texture évoquant la neige, la glace,
les flocons sur l’autre. Ainsi la métonymie est ici double : d’une part dans la synecdoque des
gros plans (le visage pour le corps, la texture pour l’ensemble), mais aussi d’autre part dans le
principe même du dispositif. En effet les deux plans qui sont ici surimpressionnés sont en fait
supposés être en contrechamps, puisque la texture bleuté est censée être ce que perçoit
l’enfant. Donc en rejoignant les plans par superposition, c’est l’idée d’une spatialisation que
Brakhage condense. Par conséquent la surimpression devient une substitution du
contrechamp, que le spectateur reconstruit mentalement. La métonymie s’applique donc ici à
une forme filmique : le cinéaste reproduit l’effet du contrechamp par le biais de la
surimpression (le spectateur appréhendant simultanément le champ et le contre-champ).29
29
Cet effet est d’autant plus intéressant que Brakhage bannit littéralement le principe du contre-champ de son
cinéma (il ne l’utilise jamais). Cependant il ne peut s’empêcher d’en reproduire parfois l’idée, comme nous
pouvons ici le constater.
27
2. 2. B – La métaphore
La métaphore, le deuxième grand type d’image poétique, est omniprésente dans Dog
Star Man, encore plus que la métonymie. Nous allons maintenant étudier comment ce trope
apparaît dans cette oeuvre, en se penchant sur deux de ses types de manifestations.
Dog Star Man est un film que l’on peut clairement interpréter sous une forme
symbolique (ce qui est un reste des psychodrames que Brakhage faisait à ses débuts). Or il est
du mécanisme même du symbolisme d’avoir recours au processus métaphorique, puisqu’un
symbole, par définition, représente autre chose en vertu d’une correspondance. Et ainsi dans
le film de nombreux éléments visuels symbolisent, par métaphore, des référents absents. La
particularité du symbole est donc de fonctionner au sein même du plan. A cet égard, c’est un
processus métaphorique centripète : la métaphore est interne au plan et n’a pas recours à un
élément provenant d’un autre plan pour pouvoir fonctionner. Les photogrammes B7, B8 et B9
peuvent nous servir ici d’illustration : sur ces trois images de Prelude on voit ce qui semble
être une irruption solaire, ou en tout cas une explosion à la surface d’un astre. Cette image, en
soi, n’a a priori pas de signification particulière pour le spectateur. Pourtant, ce plan fait écho
au titre du film (qui en français serait « L’Homme de l’étoile du Chien »), et ce d’autant plus
qu’il y a au sein de ce long-métrage toute une circulation entre le héros (le Dog Star Man) et
la « Dog Star » (le surnom anglais de Sirius). Ainsi il apparaît que Brakhage dresse un
parallèle entre les deux, jusqu’à personnifier en quelque sorte l’astre (le soleil étant d’ailleurs
culturellement associé à l’homme). Ce plan en fait peut être considéré comme un symbole
d’une éjaculation du Dog Star Man, et donc de l’insémination de sa femme dans le film. On
retrouve du reste cette interprétation dans le texte de la bande-son de The Stars Are Beautiful
(1975), qui est un film sur la création de l’univers : “18) [This one’s fairly traditional]: The
sun is the ejaculation of the penis in the vagina of the universe. The stars are the sperm
searching for the eggs of moons.30” Nous avons donc dans ce plan symbolique une métaphore
qui fonctionne à un seul niveau d’image, quoique faisant indirectement référence, lorsqu’elle
est interprétée, à d’autres plans du film.
Dans le cinéma classique toutefois, l’idée de métaphore est traditionnellement non pas
associée au symbole, mais plus à la figure formelle du montage parallèle. Celui-ci comme on
30
Stan Brakhage, « The Stars Are Beautiful », dans Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking,
New York, Documentext, 2001, p.135.
28
le sait est inventé par Griffith, mais c’est certainement l’utilisation qu’en a fait Eisenstein qui
a plus marqué Brakhage (il le cite souvent en référence31). Ce type de montage, rappelons-le,
consiste à mettre côte à côte deux séquences (ou deux plans) dont les univers diégétiques sont
différents, et que le spectateur va par la suite comparer. Contrairement au symbole, le
montage parallèle relève d’un processus métaphorique centrifuge : la métaphore ne peut
exister que dans la rencontre de plans distincts.
Néanmoins dans Dog Star Man, comme nous l’avons déjà précisé, la plupart des plans
sont en surimpression, ce qui rend assez difficile l’application du montage parallèle. Il est
malgré tout quelquefois présent, en particulier bien évidemment dans Part 1, la partie à une
seule couche d’image.
Cependant si le montage parallèle n’apparaît que rarement stricto sensu, on sent que
Brakhage a digéré son principe, et qu’il le décline au travers de la surimpression. En effet
cette forme filmique elle aussi met en rapport plusieurs plans, mais cette fois dans la
simultanéité et non pas dans la succession. De cette manière le cinéaste génère de nombreuses
métaphores, tout au long du film, en les enchaînant parfois même sur une courte série de
plans. C’est ainsi le cas dans un bref instant de Part 4 que nous allons à présent observer (on
peut voir l’évolution de la séquence du photogramme B10 au photogramme B15). Le passage
est à quatre couches d’images, mais seules trois agissent vis-à-vis de la métaphore. Le premier
élément est un plan sur vitrail d’église, le deuxième élément est un gros plan sur les stries
verticales de deux colonnes antiques, et le troisième élément est un plan gratté à la main. Ce
dernier se transforme d’ailleurs au cours de la séquence : le grattage initial semble représenter
un arbre, et le motif évolue petit à petit vers des traits verticaux, qui reproduisent les lignes
des colonnes.
Le centre de la métaphore est le motif de l’arbre (qui rappelle les nombreux autres
plans d’arbre dans le film), sur lequel s’imbriquent les deux autres éléments, que l’on peut
qualifier d’architecturaux. En fait l’idée de Brakhage, qu’il exprime ici d’une manière
purement visuelle, est de montrer les parallèles existants entre la forme naturelle d’un tronc
d’arbre et celle d’une colonne, et entre la qualité de lumière des vitraux d’église et celle
passant au travers de feuillages. Cette métaphore est donc double, et ce faisant synthétise,
récapitule un discours largement disséminé dans le film (les métaphores apparaissant chacune
à plusieurs reprise, de manière autonome). Le principe de ce type de métaphore est donc de
produire un discours par le biais d’analogies formelles, entre des catégories d’objets
31
Cf. annexe A, p.112.
29
différentes (cette dernière condition respectant d’ailleurs l’obligation du montage parallèle
d’accoler des éléments issus de diégèses distinctes).
Si l’on reprend notre comparaison entre le montage parallèle et la surimpression, on
peut remarquer qu’en fait, dans le passage de l’un à l’autre, c’est la clarté de la comparaison
qui disparaît : dans le montage parallèle le rapport entre les deux termes est beaucoup plus
explicite que dans la surimpression. Cette pratique fait écho à celle utilisée dans la poésie
littéraire moderne, qui fluidifie le rapport entre les termes : « C’est non seulement « comme »
que le poète a voulu rayer du dictionnaire […], mais encore tous les outils trop précis qui
construisent la métaphore in praesentia. Chez Mallarmé, des deux termes que met d’ordinaire
en relation une métaphore, le terme propre et le terme figuré, ne subsiste plus qu’un terme,
dont, à vrai dire, on ne sait s’il est propre ou figuré : la figure est vraiment in absentia.32 » Il
en est donc de même dans Dog Star Man : la métaphore tend à se mettre en retrait.
Deux types de métaphore sont donc présents dans Dog Star Man : un premier qui
travaille à l’intérieur même du plan (il agit de manière centripète), et un deuxième qui
nécessite la confrontation de plusieurs plans (il fonctionne donc de manière centrifuge).
Nous allons maintenant nous intéresser aux points communs que possèdent ces
différentes images poétiques, et en particulier à leur caractère hermétique.
2. 3 – Un effet d’étrangeté
Si l’on reprend ce que l’on vient d’énoncer à propos de la métonymie et de la
métaphore, on observe que dans les deux cas l’image (poétique) amène la création d’une idée,
d’un discours. En effet le trope est une figure intellectuelle, une construction de l’esprit : c’est
au spectateur, dans un mouvement déductif, de déceler l’image puis de l’interpréter (c’est-àdire d’en extraire du sens). Par définition toute image comporte donc, à des degrés divers, une
part d’énigme qu’il faut lever.
Mais dans Dog Star Man, comme nous l’avons évoqué vis-à-vis de la métaphore par
surimpression, Brakhage à l’instar des poètes modernes camoufle l’image plutôt que
l’exhiber. L’énigme du trope est par conséquent renforcée, au profit d’un accroissement du
plaisir poétique : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du
32
Joëlle Gardes Tamine, « Image poétique », dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris,
Presses Universitaires de France, 2001, p.351.
30
poème, qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de
ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet, pour montrer l’état d’âme,
ou inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de
déchiffrements.33 »
Cette citation de Mallarmé est importante en ce qu’elle montre la « jouissance » qu’il y
a à déchiffrer une image difficile. Elle indique de plus que c’est à partir du mystère que le
poète travaille pour élaborer une image. Il y a donc un jeu de la part du poète autour de
l’obscurité du trope (tout sauf gratuit chez Mallarmé), qui, et c’est l’aspect qui nous intéresse
ici, amène le lecteur/spectateur à être herméneute : celui-ci est encouragé à percer l’obscurité
première, afin d’accéder à la compréhension de l’image. Il y a là une sorte de spéculation
intellectuelle qui stimule l’imaginaire du spectateur, qui l’invite à pénétrer un sens qui se
donne a priori comme inaccessible.
C’est donc comme un défi tacite qui se met en place entre l’auteur et le spectateur,
l’enjeu étant de surmonter le mystère du poème. On peut constater à quel point cela a
fonctionné dans le cas de Dog Star Man en lisant les analyses que ce film a suscitées : tous ces
travaux34 sont surtout des interprétations de l’histoire, comme s’ils répondaient à un pari que
lance le film à l’exégète, sur la compréhension d’une narration cachée (alors que l’histoire
n’est finalement pas essentielle dans Dog Star Man).
Le caractère difficile des tropes est donc capital dans le plaisir que peut tirer le
spectateur du film, puisque son hermétisme lui confère une complexité interprétative que l’on
soupçonne quasiment inépuisable. Car comme l’écrit Paul Valéry à propos de Mallarmé (dont
Brakhage est finalement assez proche dans Dog Star Man) : le poète offre « aux gens ces
énigmes de cristal » qui donnent « à concevoir chez celui qui l’ose une force, une foi, un
ascétisme, un mépris du sentiment général sans exemple dans les Lettres35 ».
33
Käte Hamburger, op. cit., p.225.
Nous nous référons aux plus importants, c’est-à-dire ceux de P. Adams Sitney, de Fred Camper et de Dan
Clark.
35
Christian Doumet, Faut-il comprendre la poésie ?, Paris, Klincksieck, 2004, p.128.
34
31
2. 4 – L’implication d’une disponibilité spectatorielle
Cette difficulté inhérente à Dog Star Man, qui va à l’encontre du cinéma « classique »,
fait qu’on ne peut le regarder comme un film habituel. Cela est déjà revendiqué par Brakhage
lui-même, qui comme Andy Warhol incite ses spectateurs à ne pas hésiter à sortir ou rentrer
en cours de séance, s’il leur en prend l’envie. Par ce geste il souligne que le rapport du
spectateur au film doit être différent de celui que l’on peut avoir traditionnellement. Nous
allons voir en quoi un tel film appelle une attention particulière.
Tout d’abord il faut du temps pour entrer Dog Star Man, et de la patience, parce que ce
film ne se donne pas comme un objet de « consommation ». Comme nous venons de le dire
c’est une oeuvre difficile, ce qui signifie que le spectateur, s’il veut un minimum le
comprendre, doit faire un effort d’attention particulier. Cela est d’autant plus vrai que le film
est intégralement silencieux : la présence même d’une musique de fond aurait aidé le
spectateur a mieux « digérer » les images. Mais Brakhage s’y refuse, car il considère que la
musique est interne au film, et donc que rajouter une bande-son ne ferait que brouiller cette
musique visuelle.
Donc il faut du temps et de la patience, parce que ce long-métrage emploie une forme
inhabituelle, et qui de plus elle-même varie (en effet chacune des cinq parties décline un
dispositif différent de surimpression). Le film ne se présente donc pas comme une forme
constante, que l’on pourrait assimiler en quelques minutes, mais plus comme un processus en
évolution, voire en formation, ce qui contribue à remettre en cause les certitudes que le
spectateur tente de se construire. Celui-ci doit par conséquent adopter une attitude de
disponibilité face à l’œuvre, c’est-à-dire qu’il doit se rendre disponible à l’éventuel : à des
éléments inattendus mais aussi à de l’inattendu à l’intérieur des éléments (nous pensons ici à
la beauté d’un rapport formel comme à la compréhension d’un trope).
Cette qualité d’attention, vis-à-vis de l’œuvre, semble d’après nous relever d’un
double mouvement. En premier lieu le spectateur se place en retrait par rapport au film, et
c’est ce que nous venons de dire à propos de la nécessité d’une disponibilité, d’une ouverture
face à la complexité a priori de l’œuvre : s’il veut être « disponible », le spectateur doit être
prêt à recevoir du film, ce qui signifie qu’il doit lui donner « le bénéfice du doute » (au sens
large). Mais en même temps le spectateur ne peut être passif durant la projection : la
complexité des images requiert une action de sa part, qui est un mouvement d’attention allant
32
à l’encontre du film. Le spectateur pour percer l’étrangeté de l’œuvre doit aussi lui faire
violence, car ses mystères ne peuvent s’offrir d’eux-mêmes.
L’attitude qu’exige donc Dog Star Man de son spectateur rappelle là encore le type de
lecture que demande un poème, en comparaison avec celle du roman : « Le poème s’offre à
nous par approximations successives, ou par touches. Sa lecture n’est pas seulement
rétroaction sur la langue, elle est aussi invention d’approches.36 » C’est-à-dire qu’à la
différence du cinéma classique, la vision de ce genre de film nécessite un réajustement
constant de la part du spectateur, en réaction aux images qui défilent (car à la différence d’un
poème, au cinéma on « subit » la vitesse de projection, ce qui oblige une attitude réactive).
En continuant ce parallèle (et en reprenant l’analyse de Christian Doumet), nous pouvons
dresser quatre phases dans la réception du film :
-
Il y aurait tout d’abord une première vision du film, qui serait comme un aperçu ;
-
Puis il y aurait le « coma », qui « répond à un profond désir d’incompréhension ; au
besoin d’entrer dans le poème comme dans une matière opaque, muette, silencieuse,
afin d’en éprouver d’abord l’épaisseur. C’est évidemment le moment le plus
proprement poétique de l’approche37 » ;
-
Ensuite il y aurait les visions ultérieures du film, nécessaires pour une compréhension
même partielle ;
-
Et enfin, dernier stade selon Doumet, la réminiscence, qui scelle d’une certaine
manière la réception du film par le spectateur.
3 – L’évolution d’une forme énonciative
Le sujet de notre problématique, répétons-le, est que Dog Star Man se situe à la croisée
stylistique entre les œuvres de jeunesse de Stan Brakhage et celles de sa maturité. Nous allons
dans cette partie nous intéresser au témoignage qu’offre le film d’un glissement formel, qui
est celui de l’énonciation.
36
37
Ibid., p.46.
Ibid., p.48.
33
3. 1 – Survivances du cinéma lyrique
P. Adams Sitney, dans Le Cinéma Visionnaire, considère historiquement Dog Star
Man comme un aboutissement de ce qu’il a appelé le « cinéma lyrique ». Ce mouvement, luimême une évolution du « film de transe »38, se résume chez Brakhage dans un film
exemplaire, Anticipation of the Night (1958). Sitney établit d’ailleurs sa définition du cinéma
lyrique à partir de ce film : « Le film lyrique donne au cinéaste derrière la caméra le premier
rôle du film. Les images du film sont celles qu’il voit, filmées de manière à ce qu’on n’oublie
jamais qu’il est là et que l’on sache comment il réagit à sa propre vision. Dans la forme
lyrique, il n’y a plus de héros ; à l’inverse, l’écran est rempli de mouvements, et ces
mouvements de la caméra comme du montage reflètent l’idée de la vision d’une personne.
Les spectateurs sont témoins de l’intense expérience visuelle de cette personne.39 »
Un film lyrique donne donc une position démiurgique au cinéaste, qui seul maître à
bord livre au spectateur l’expression de son monde intérieur. L’énonciation se fait par
conséquent à la première personne, comme l’explique Sitney, ce qui signifie que les images
du film correspondent à une « ocularisation interne »40. Dans Anticipation of the Night la
caméra subjective est ainsi généralisée à l’ensemble du film, afin de retranscrire visuellement
le « Je » du discours. La manière de filmer est donc particulièrement libre, notamment pour
l’époque, ce qui a amené certains commentateurs à parler de « caméra gigotante ». Cette
technique, découverte par Brakhage lorsqu’il tourne Desistfilm en 1953, constitue d’ailleurs
longtemps sa « marque de fabrique ». Jonas Mekas écrit ainsi à propos de ce film : « La
caméra, libérée de son trépied, va partout, jamais en intruse, jamais indiscrète ; elle fait des
gros plans ou suit les jeunes gens, toujours mobile, en inclinaison ou dans des panoramiques
rapides et saccadés. C’est comme s’il y avait une unité parfaite ici entre le sujet, le
mouvement de la caméra et le tempérament du cinéaste lui-même41. »
Ce filmage libéré de toutes conventions, qui improvise au gré de l’humeur du cinéaste,
est de plus associé à une pratique du montage visant à éliminer tout choc visuel. C’est la
technique du « plastic cutting », qui comme son nom l’indique est un montage centré sur
l’aspect plastique des images, c’est-à-dire qu’il tend à systématiser le raccord formel.
38
Le film de transe selon Sitney serait le mouvement principal du cinéma « expérimental » américain dans les
années 1940/1950. Il le centre autour de la figure de Maya Deren, bien que le film ouvrant sa voie serait Le Sang
d’un poète (1930) de Jean Cocteau. La caractéristique principale du film de transe est qu’il montre un
personnage en pleine crise, cette crise étant exprimée sous forme symbolique, de manière presque
expressionniste.
39
P. Adams Sitney, op. cit., p.159-160.
40
André Gaudreault, François Jost, Le récit cinématographique, Paris, Nathan, 1990, p.131.
41
Dominique Noguez, op. cit., p.98.
34
L’addition de ces deux procédés produit un effet de subjectivité intense, comme nous
l’avons dit, qui donne l’impression d’une symbiose entre le cinéaste/opérateur et les images
filmiques. Brakhage en effet essaie dans Anticipation of the Night de fusionner avec sa
caméra, afin que le film soit l’expression la plus proche d’un « œil non éduqué »42. Brakhage
tente donc quand il filme de transformer la caméra en son excroissance. L’implication du
cinéaste est par conséquent en premier lieu corporelle, ce qui est comme une application au
cinéma de ce qu’à pu réaliser Jackson Pollock dans la peinture, c’est-à-dire un geste pictural
appelant la participation du corps entier.
Dans Dog Star Man, Brakhage réutilise par moments une technique similaire à celle
d’Anticipation of the Night. On retrouve de cette façon la caméra gigotante dans Part 1,
comme le montre le photogramme D5. Sur cette image, on voit la main droite du Dog Star
Man s’appuyer sur la neige, en gros plan. La main est décadrée, ce qui contribue à
l’impression de non préméditation du filmage. Dans le film le plan tremble légèrement, ce qui
fait prendre conscience du tournage caméra épaule (en fait ici la caméra n’est même tenue que
d’une main). Toutefois l’image est nette, ce qui prouve que Brakhage a pris le temps de faire
le point. Ce plan dans le film est donc censé représenter ce que voit le Dog Star Man, ce qui
est effectivement le cas dans la réalité puisque celui-ci est aussi le cinéaste qui tourne le plan.
Par conséquent les caractéristiques du mode d’énonciation du cinéma lyrique sont ici
conservées, à savoir que le héros du film est le cinéaste derrière la caméra, en train de
transmettre au spectateur les mouvements de son expérience visuelle.
D’une manière peut-être un peu moins littérale quant à l’énonciation, on peut
également considérer que le principe du cinéma lyrique se retrouve dans de nombreux autres
plans de Dog Star Man, et en particulier dans Prelude, qui est à deux couches d’images.
Prenons par exemple le photogramme C2, une vision nocturne sur des voitures qui rappelle
plusieurs plans similaires dans Anticipation of the Night (ce qui crée déjà une filiation dans le
motif). Dans cette séquence située au début du film, un certain nombre de plans de nature très
différente (ville de nuit, visage du Dog Star Man, plans monochromes, …) sont enchaînés
42
« L’œil non éduqué », “the untutored eye”, est une une terminologie que Brakhage introduit au début de
Metaphors on Vision : « Imagine an eye unruled by man-made laws of perspective, an eye unprejudiced by
compositional logic, an eye which does not respond to the name of everything but which must know each object
encountered in life through an adventure of perception. How many colors are there in a field of grass to the
crawling baby unaware of “Green”? How many rainbows can light create for the untutored eye? How aware of
variations in heat waves can that eye be? Imagine a world alive with incomprehensible objects and shimmering
with an endless variety of movement and innumerable gradations of color. Imagine a world before the
“beginning was the word.” » (Stan Brakhage, Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking, op. cit.,
p.12).
35
rapidement, et créent une sorte de flux d’images. Il y a alors une fluidité visuelle, bien que
paradoxalement, les images ne raccordent que peu entre elles. En fait désormais ce n’est plus
le raccord formel qui fait le liant, qui adoucit la césure entre les plans (comme c’était le cas
dans le cinéma lyrique), mais la figure de la surimpression, qui lorsqu’elle produit des
débordements d’un plan sur l’autre atténue chez le spectateur la coupure du montage. C’est
donc ici le principe du « plastic cutting » qui est maintenu, mais sous une forme altérée,
décliné différemment.
Dog Star Man conserve par conséquent certains éléments du cinéma lyrique, comme la
forme énonciative à la première personne, et ce faisant prolonge un style qui s’était épanoui
au travers d’Anticipation of the Night. Cependant, comme nous allons maintenant le
constater, Dog Star Man marque aussi une prise de distance par rapport au cinéma lyrique,
notamment du fait de l’intégration du héros dans le champ.
3. 2 – Le contrepoids d’un point de vue objectif
Si Anticipation of the Night reste sur un unique mode monologique (tout le film est à
la première personne), dans Dog Star Man on voit apparaître un certain nombre de plans plus
objectifs, qui manifestement ne peuvent être considérés comme étant la retranscription de la
vision du cinéaste. Ces plans en effet sont souvent fixes, et non subjectivisés par un effet, ce
qui leur confère une apparente neutralité.
Le premier type de plans à être le pendant des ocularisations internes hérités du film
lyrique concerne logiquement ceux qui montrent le Dog Star Man non comme un élément
émergeant du cadre, comme dans le photogramme D5, mais comme un élément provenant de
l’extérieur, qui serait capté par le cadre. L’énonciation est alors à la troisième personne, ce qui
correspond à « l’ocularisation zéro » chez François Jost43. Nous pouvons en voir un bon
exemple avec le photogramme D4, tiré de Part 1 et donc à une seule couche d’image (une
surimpression l’aurait subjectivisé en lui ajoutant du sens). C’est un plan en plongée sur le
Dog Star Man, qui grimpe une pente enneigée avec son chien. Le cadrage est fixe, ce qui
sous-entend que la caméra est posée sur un trépied. Cela nous permet ainsi de voir la
43
« Quand l’image n’est vue par aucune instance intradiégétique, aucun personnage […] on parle d’ocularisation
zéro. » (André Gaudreault, François Jost, op. cit., p.133).
36
progression du héros dans sa durée, dans sa lenteur (dans sa difficulté) : le plan commence
alors qu’il est en bas à droite du cadre, et il se termine quand il sort en haut à gauche de celuici (c’est donc aussi le cadre que le Dog Star Man escalade). Ce plan est par conséquent un
plan-séquence (du fait qu’il exprime en une seule prise l’intégralité d’une action), ce qui est
une forme cinématographique tendant par définition vers la neutralité. Brakhage ici prend
donc le contre-pied de son style lyrique hyper-subjectif. C’est une remarque que l’on peut
même étendre à Part 1, puisque le rythme général de cette partie aspire à la lenteur, ce qui la
place en contrepoint des autres sections.
Toutefois dans Part 1 certains plans à la troisième personne sont aussi travaillés d’une
manière plus subjective, comme par exemple le plan du photogramme D11. Celui-ci, qui
correspond à une chute du Dog Star Man, montre son visage en gros plan, en légère contreplongée. La caméra tremble un peu, ce qui indique que cette fois elle est tenue à la main, et
non sur un trépied. Donc au niveau de la technique, il y a là une reproduction du style
subjectif d’un film lyrique. De ce fait le spectateur est face à un paradoxe, puisque
simultanément il y a une énonciation à la troisième personne (le Dog Star Man est présent
face à la caméra) et à la première (la caméra subjective étant censée exprimer le point de vue
de Brakhage). En terme d’énonciation c’est donc un mélange entre ces deux régimes qui se
produit, et le spectateur va considérer un tel plan comme le point de vue subjectif d’une entité
supérieure à la diégèse, démiurgique (c’est-à-dire qui est dans une position où elle génère ce
monde). Ce régime énonciatif est finalement similaire à celui du photogramme D4, sauf que
dans le premier cas le démiurge adopte une posture de transparence, où il épouse la fixité
immanente de la nature, alors que dans le deuxième cas il rentre dans une phase d’action qui
le personnifie, qui met en avant sa subjectivité humaine. C’est en fait la femme de Brakhage,
Jane, qui tient alors la caméra, ce qui inclut définitivement le film dans une cellule intime, qui
est celle de la famille Brakhage : ce plan subjectif montre un désir d’interchangeabilité entre
la femme et le mari, qui successivement se prêtent au même exercice.
Donc contrairement à Anticipation of the Night, Dog Star Man mélange plans à la
première personne, plans à la troisième personne et plans d’une certaine manière hybrides,
simultanément à la première et à la troisième personne (puisque ce sont des plans subjectifs
provenant d’une personne qui n’a pas d’existence dans la diégèse, ou plutôt qui devrait être
Stan Brakhage, qui justement à ce moment se trouve devant la caméra, en tant que Dog Star
Man).
37
Toutefois on peut envisager encore un autre niveau, dans l’énonciation à la troisième
personne. Il s’agit de tous les plans le dans film d’origine « scientifique ». On peut les
regrouper en deux catégories : les gros plans vers l’infiniment petit, tournés avec une lentille
« macro », et les gros plans vers l’infiniment grand, tournés avec l’aide d’un télescope.
Les meilleurs représentants des premiers sont ces plans sur l’intérieur du corps humain
dont nous avons déjà parlé (cf. photogrammes B6 et D12). Ceux-ci proviendraient d’un film
éducatif scientifique réalisé par Brakhage en 1960, à des fins alimentaires, Mr. Tomkins
Inside Himself44. Ces plans reproduisent les paramètres du photogramme D4, à savoir fixité
du cadrage et durée de la prise. Ce ne sont donc pas des plans subjectifs, mais des plans au
caractère opératoire documentant de la manière la plus neutre possible.
Ces images font écho à leur opposé scalaire, qui sont les plans sur des astres (cf.
photogrammes A1, B7, C5, …) qui ont été tournés directement à partir de l’observatoire
spatial de Boulder, comme Brakhage l’indique au générique de son film. Ces plans sont fixes
et à vitesse réelle, similairement à ceux sur l’intérieur du corps. Dans les deux cas, nous
avons donc des images qui représentent littéralement un examen à la loupe de l’univers du
Dog Star Man, au niveau des atomes comme des planètes.
Vis-à-vis de l’énonciation nous nous situons par conséquent dans une configuration
similaire à celle du photogramme D4, mais davantage radicalisée : l’instance derrière ces
images s’éloigne encore plus de l’humain pour encore plus d’objectivité (ce qui cette fois
amène à utiliser des machines de caractère scientifique).
Ainsi Dog Star Man mêle simultanément différents modes d’énonciation, en allant de
l’hyper-subjectivisme à l’objectivité la plus froide. Avec ce brassage (Brakhage passe
d’ailleurs naturellement de l’un à l’autre, ce qui signifie qu’il les considère comme faisant
partie d’un même tout), le cinéaste montre qu’il a assimilé sa période correspondant au
cinéma lyrique. Et qu’il l’a aussi dépassée, puisque le dispositif du film lyrique est contenu
dans ce film plus vaste, qui mélange les genres (le documentaire scientifique étant accolé à
des séquences peintes à la main). Ce mouvement vers l’hybridation rappelle d’ailleurs tout à
fait l’évolution de la poésie littéraire, qui en allant des formes fixes vers la forme libre du
poème en prose mélange également les genres : « La poésie romantique opposait
implicitement, autour de la notion de mimesis, les genres fictifs (l’épique et le dramatique) et
le lyrique reposant sur une illusion référentielle. […] Mais la modernité s’affirme par une
44
Cf. annexe B p.118.
38
volonté de transgresser cette ligne de partage entre les différents genres rhétoriques, dont
témoigne par exemple la forme hybride du poème en prose.45 »
3. 3 – Un éclatement post-romantique
Anticipation of the Night, comme a priori tout film lyrique, induit du fait de son
régime énonciatif un fantasme d’unité. En effet puisque la caméra subjective y est
systématisée, l’ensemble disparate des plans est réuni sous la figure énonciative que suppose
ce principe technique unificateur (l’hétérogénéité réelle du film fusionne dans l’énonciateur
virtuel qu’est le cinéaste). Dans Dog Star Man comme nous venons de le voir il en est tout
autrement, puisque la subjectivité est tempérée par la présence de plans particulièrement
neutres. Brakhage demeure le dénominateur commun du film, au titre de son auteur total,
mais l’idée d’une unité retrouvée dans la personne du poète, récurrente dans la poésie
romantique, se retrouve altérée, comme nous allons à présent l’étudier.
Dans ce long-métrage, le principe unificateur n’est plus la caméra subjective mais la
figure de la surimpression (même quand elle est absente, comme dans Part 1, puisque cette
partie s’individualise en réaction à elle). Or, la multiplicité des couches de surimpression
fabrique de manière naturelle une superposition de multiples points de vue. Cette pluralité des
plans, aboutissant à une image composite, correspond donc au surgissement d’un
morcellement qui affirme la désagrégation du principe d’unité auquel aspire le romantisme.
La surimpression spéculative (car « mathématique »), à laquelle s’adonne ici Brakhage, donne
lieu à une topographie du plan particulière somme toute très proche du concept cubiste, qui
est de représenter différentes perspectives dans une même image.
Si ce n’est que dans Dog Star Man les couches surimpressionnées correspondent
rarement à une même scène : il s’agit davantage d’une sorte d’espace mental qui brouille des
lieux distincts selon son propre arbitraire. L’image dans ce film est donc viscéralement
virtuelle puisqu’elle énonce avec clarté sa position d’artifice : en allant délibérément à
l’encontre de la transparence classique elle est la production d’un auteur (au point que le
spectateur ne peut à aucun moment oublier sa présence).
45
Lionel Verdier, op. cit., p.35-36.
39
Toutefois cet auteur s’exprime de manière éclatée, à la différence du cinéma lyrique.
En fait le principe même de la surimpression éclipse définitivement le genre
traditionnellement monologique du film lyrique, car il amène une superposition de voix
différentes. En effet, chaque strate d’image est comme canal vocal singulier, indépendant lors
de l’émission du signal mais qui se mélange aux autres lors de sa réception finale (dans
l’image composite). En fait il y a toujours monologue (car ce qui est énoncé est
intrinsèquement subjectif au cinéaste), mais sous une forme « schizophrénique » : comme par
exemple dans Ulysse de James Joyce, les voix intérieures se chevauchent, s’additionnent, se
contredisent, ce qui a comme conséquence de les mettre en relief mutuellement.
Avec ce jaillissement continu d’images, et ici nous reprenons l’analyse que fait
Willem De Greef du cinéma de Brakhage46, c’est comme si le spectateur assistait à la
formation de la pensée du cinéaste (qui sous cet angle devient indiscutablement le personnage
principal du film). Les plans dans leur confusion expriment la réflexion en train de naître,
magma en cours d’articulation (pas encore nivelé par la logique langagière). Brakhage glace
son film dans cet instant cinématographiquement mythique d’avant le verbe, moment où la
pensée est censée être agencée primitivement, c’est-à-dire de manière plus pure47. Le
spectateur devient ainsi le témoin de « l’arrivée de sensations et de visions de toutes sortes
dans la conscience » matricielle du cinéaste/poète. Brakhage, déjà dans ce film, essaie ce qu’il
achèvera dans les films peints de la dernière partie de sa vie, à savoir de traduire visuellement
le flux perpétuel de ce qu’il appelle la « pensée visuelle en mouvement48 » (“the moving
visual thinking”)49. Le film devient la réponse (intérieure) du cinéaste à la vie qui l’entoure :
« En l’occurrence ce film-là est l’un des premiers où l’on peut voir, à travers de nombreux
46
Willem De Greef, « Stan Brakhage. Entre l’art et la vie », Moving Visual Thinking, Paris, Editions du Centre
Pompidou, septembre 1992.
47
Une vision très romantique du cinéma, postulée dès le début des années 1920 par l’avant-garde européenne,
par Germaine Dulac par exemple.
48
Celle-ci semble correspondre à sa notion d’œil intérieur (“mind eye”), qui plus ou moins est l’appréhension de
la vision sous tous ses aspects : celle qu’on a « les yeux ouverts, les yeux fermés, derrière les yeux fermés, quand
on rêve, quand on a des visions et quand on fait des rêves éveillés » (Stan Brakhage, Conférence au Centre
Pompidou, 11 septembre 1993, Document vidéo disponible au centre d’archive « Light Cone » (Paris), extrait
situé à la 15ème minute). Nous développerons ce thème de la vision intérieure dans le troisième chapitre.
49
Brakhage, par conséquent, aime bien à se considérer comme un cinéaste documentaire (mais là aussi nous y
reviendrons au troisième chapitre) : “I once annoyed P. Adams Sitney terribly by so saying. I said actually I’m
the world’s foremost documentary filmmaker […] because I not only document, I not only photograph, but I’m
documenting what I’m photographing. I’m documenting the act of documenting”. (Bruce Kawin, « Interview
with Stan Brakhage », (page consultée le 3 août 2007), [En ligne], Adresse URL :
http://www.criterion.com/asp/in_focus_essay.asp?id=13&eid=303).
40
exemples, avec quelle ferveur je travaille avec le monde, avec mes sens… étant donné ce que
ma petite personne a reçu pour appréhender le monde.50 »
Ce subjectivisme polyphonique, agglomérat de pensées, marque poétiquement un
dépassement du romantisme qui s’inscrit dans la lignée des écrits de Charles Olson ou d’Ezra
Pound :
Plus conforme à la tradition post-romantique aux Etats-Unis, il veut au contraire capter la
conscience dans ses différents états, dans ses mouvements ; c’est-à-dire traversée de
façon ininterrompue par un flot d’images et de sensations de toutes sortes. S’il y a de la
subjectivité dans les films de Brakhage – et il y en a beaucoup -, ce n’est pas seulement
sous la forme d’un univers personnel ou privé qu’il cherche à communiquer, c’est aussi
sous la forme de réponses diverses et même quasi psycho-physiologiques à des stimuli
venant tant de l’extérieur que de son propre univers intérieur, et qui traversent son corps
et son esprit. Comme si Brakhage dépassait son propre ego, déplaçait le drame subjectif
dans son propre corps, source et agent de perceptions, de visions et de sensations
multiples. L’hypertrophie du sujet chez Brakhage ne réside donc pas dans l’unicité et
l’homogénéité de son sujet, mais bien dans une conscience éclatée du sujet, carrefour
transitoire de diverses pulsions, visions et sensations.51
Dog Star Man continue donc cette migration de la problématique subjective vers l’intérieur du
corps, en présentant une conscience morcelée, véritable écartèlement de pulsions
contradictoires. Brakhage prolonge de la sorte son expérience du film lyrique, mais en la
dépassant : si Anticipation of the Night correspondait encore à une homogénéité romantique,
l’éclatement formel inscrit cette fois Dog Star Man dans un post-romantisme.
Cependant Dog Star Man annonce aussi certaines orientations stylistiques à venir,
puisque Brakhage va par la suite progressivement achever ce déplacement vers l’intérieur du
corps, notamment à travers le genre du film peint, qui est ici initialisé.
50
Donatello Fumarola, « Entretien avec Stan Brakhage », Dog Star Man (livret de la cassette VHS), Paris, Re :
Voir, 2002, p.25.
51
Willem De Greef, op. cit.
41
Chapitre II
Un poème épique
Dans le chapitre précédent, les analogies que présentent Dog Star Man et la poésie
littéraire nous ont permis de qualifier le premier de poème filmique. Nous avons analysé
certains de ses mécanismes poétiques, et nous avons montré comment l’énonciation éclatée
situait le film dans un post-romantisme. Nous allons maintenant nous intéresser à un autre de
ses aspects, qui est sa dimension narrative. Ainsi dans ce chapitre nous étudierons l’histoire
du film, en essayant de mettre à jour un lien avec la forme du poème épique.
1 – Analyse de l’histoire
Comme nous l’avons souligné, Brakhage dans Dog Star Man met en avant le signifiant
sur le signifié. Cependant cela ne veut à aucun moment dire que dans cette redistribution des
priorités le principe narratif soit évacué, puisque « toute figuration, toute représentation
appelle-t-elle la narration, fût-elle embryonnaire, par le poids du système social auquel le
représenté appartient et par son ostension.52 » Par essence donc l’image cinématographique
raconte, et ce même quand elle est proche de l’abstraction comme parfois dans Dog Star
Man53. Toutefois cette prévalence du signifiant crée une densité formelle qui rend plus
difficile la compréhension du sens pour le spectateur. La narration pourrait-on dire est alors
placée en creux, derrière le contact immédiat que provoque visuellement le signifiant.
Malgré tout, Brakhage met clairement en place une histoire dans ce film. Dès l’origine
en fait ce projet est pour lui lié à l’idée de récit, puisque le terme « Dog Star Man » provient
de la couverture d’un roman éponyme qui avait éveillé sa curiosité, alors qu’il n’était encore
qu’enfant (cf. annexe C). Sauf que quand il commence à se pencher sur ce film, l’intrigue
52
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, L’Esthétique du film, Paris, Nathan, 1983, p.64.
En effet même les séquences peintes produisent des transformations (de motifs dans le temps) qui racontent :
« le spectateur, habitué à la présence de la fiction, a tendance à la réinjecter là où il n’y en a pas : n’importe
qu’elle ligne, n’importe quelle couleur peut servir d’embrayeur de fiction. » (Ibid., p.66).
53
42
n’est déjà plus la composante essentielle de son travail (il n’utilise par exemple plus de
scénario). C’est petit à petit qu’il élabore l’histoire de Dog Star Man, en improvisant
beaucoup au tournage et en l’écrivant définitivement au montage (nous en développons
également l’explication dans l’annexe C). Le résultat est que le film présente son récit sous
une forme là aussi éclatée, c’est-à-dire que le spectateur découvre l’histoire d’une manière
non chronologique et non logique. En effet le film multiplie les flash-backs et les flashforwards jusqu’à la désagrégation de l’idée de linéarité, et des incohérences rendent confus le
cadre de la diégèse. En fait Dog Star Man est a appréhender comme un film de montage :
c’est durant cette étape que Brakhage constitue son film, en piochant dans une somme
gigantesque de rushes, ce qui lui confère la forme morcelée d’un puzzle.
Méthodologiquement nous découperons l’analyse de l’histoire en six étapes, une pour
le film considéré dans sa globalité, puis les suivantes pour chacune de ses cinq parties. Notre
interprétation se construira essentiellement à partir de trois sources, trois commentaires de
référence sur le film, qui sont ceux de Fred Camper, de P. Adams Sitney et de Brakhage luimême. Notre objectif sera de construire une cohérence dans le désordre apparent, et de
dégager une histoire de l’ensemble ouvert qu’est Dog Star Man.
1. 1 – Explication générale du film
On pourrait résumer l’histoire de Dog Star Man comme celle d’un homme qui
escalade une montagne pour chercher du bois, afin de chauffer son foyer, et qui finalement
trouve et découpe un arbre mort. La trame principale est donc minimale, basique même. Mais
justement dans ce film, Brakhage s’est intéressé à atteindre l’essence d’une histoire. Il a donc
épuré au maximum les éléments narratifs, et en contre-partie a essayé de leur donner un
caractère mythique, comme nous allons le voir, afin de rendre l’histoire la plus large possible.
D’ailleurs pour P. Adams Sitney, le mythe, en tant que vision universelle, serait un
développement logique du film lyrique : « Dog Star Man développe en termes mythiques et
presque systématiques la vision universelle inhérente aux films lyriques. Plus que tout autre
œuvre du cinéma d’avant-garde américain, celle-ci se positionne dans la rhétorique du
romantisme, en décrivant l’émergence de la conscience, le cycle des saisons, la lutte de
l’homme avec la nature et l’ambivalence sexuelle dans l’évocation visuelle d’un titan terrassé
43
portant le nom cosmique d’Homme de l’étoile du Chien.54 » Ce bref résumé synthétise de
nombreux éléments narratifs, que nous allons à présent analyser séparément.
Le héros du film, le Dog Star Man, est nous l’avons déjà dit joué par Brakhage luimême. Il est vêtu de manière fruste, comme un montagnard, marche une hache à la main et est
accompagné d’un chien : le spectateur comprend vite que c’est un bûcheron. Mais son
apparence très neutre (ses habits ne témoignent d’aucune mode) le rend difficilement situable
dans le temps, puisque l’action qu’il mène pourrait avoir lieu au XIXème comme au XXème
siècle. De même Brakhage se laissait pousser les cheveux comme la barbe, pour accentuer
l’aspect intemporel de son personnage : « Le Dog Star Man avait les cheveux longs à cause de
ce qu’il devait représenter… j’ai dû faire pousser mes cheveux comme ça, de manière à
représenter l’homme à différentes époques, selon différents archétypes. Je pouvais être à la
fois un ermite, un homme du moyen âge, un guerrier japonais, Jésus Christ et bien d’autres
encore.55 »
Le caractère archétypal de son personnage, que Brakhage souligne dans cette
déclaration, est d’une grande importance dans le film car il s’étend pratiquement à l’ensemble
de la diégèse. Sauf à de très courts instants, celle-ci ne comprend pas d’éléments marqués
dans le temps (les exceptions étant par exemple les images de ville nocturne dans Prelude). En
effet c’est la nature qui environne le Dog Star Man, et plus particulièrement la montagne, ce
qui vide le film d’un aspect documentaire puisque de ce fait il ne peut témoigner de la
civilisation au sein de laquelle il a été tourné (ou que d’une manière détournée, comme nous
le constaterons dans le troisième chapitre).
Cette utilisation des archétypes est sans aucun doute un reste des psychodrames qu’a
réalisé le cinéaste dans la première partie de son œuvre. Ces films en effet ont pour point
commun de retranscrire d’une manière psychologique et expressionniste les impressions d’un
drame personnel. Pour cela Brakhage passe par l’utilisation de symboles, pour faire avancer
visuellement ses histoires (la plupart de ses films étant comme Dog Star Man silencieux). Or
symboles et archétypes fonctionnent similairement, puisque dans les deux cas c’est l’Idée
d’une chose qui est visée. Dog Star Man continue ainsi à exploiter ce principe essentialiste de
l’archétype, qui est d’aller vers une essence parfois caricaturale, pour dérouler son histoire sur
un mode uniquement visuel (sans l’aide d’une bande sonore ou de cartons explicatifs).
54
55
P. Adams Sitney, op. cit., p.185.
Donatello Fumarola, op. cit., p.23.
44
Si la montagne confère une certaine unité de lieu (en tout cas en ce qui concerne sa
trame principale), le film n’a a priori pas d’unité de temps puisque son ascension se fait
alternativement en hiver et en été. En fait chacune des quatre parties symboliserait une saison
différente, afin que leur ensemble forme une année : Part 1 se passe en hiver, Part 2 au
printemps, Part 3 en été et Part 4 en automne. Toutefois ce système de saisons, comme le
souligne avec justesse P. Adams Sitney, « se réfère aux métaphores principales des parties, et
non pas à leur complète existence visuelle.56 » C’est-à-dire que visuellement seul Part 1 se
déroule explicitement en hiver, puisque la montagne y est enneigée. Dans les autres sections
les indices sont bien moins évidents : dans Part 2 c’est par exemple le nouveau-né qui
symboliserait le printemps, dans Part 3 c’est l’acte sexuel qui présenterait « une version
érotique du mythe de la richesse de l’été57 », et dans Part 4, c’est le passage rapide de l’été à
l’hiver qui suggèrerait l’automne, de manière elliptique (de plus dans cette partie le héros
tombe, or comme le remarque Sitney, en anglais « fall » signifie à la fois « chute » et
« automne »). Le temps du film est donc celui d’un cycle de saisons, amené à éternellement
recommencer.
Mais l’ensemble, du moins dans les déclarations d’intention de Brakhage, peut aussi se
réduire aussi à un cycle d’une journée : « L’homme grimpe la montagne pendant la nuit et sort
de l’hiver à l’aube, traverse en montant le printemps tôt le matin jusqu’au milieu de l’été à
midi pile, et c’est là qu’il abat l’arbre… chute – et la chute automnale nous transporte quelque
part en hiver.58 » Considéré comme tel, le film reproduit ainsi une unité de temps. Qu’il
s’agisse d’une journée ou d’une année n’importe d’ailleurs que peu ici, puisque dans les deux
cas il s’agit d’une unité reconstituée, symbolique, idéale. C’est un rapport au temps qui est là
aussi archétypal. Dans ce film, le temps est pensé de manière conceptuelle, en tant que
symbole : il est complètement artificiel, car entièrement produit au montage. C’est-à-dire que
hormis pour Part 1, qui est à une seule bobine, dans les autres parties la surimpression (alliée à
un rythme rapide du montage) annule la temporalité. C’est un temps liquide, un flux continu
d’images composites. Ainsi Brakhage est obligé de passer par le symbole (comme celui d’une
naissance) pour ancrer ces parties dans le temps : de lui-même, le spectateur peut
difficilement dire à quel moment dans le temps leurs images correspondent.
56
P. Adams Sitney, op. cit., p.187.
Ibid., p.187.
58
Ibid., p.185.
57
45
Dans son analyse de Dog Star Man, Sitney remarque également que les quatre
dernières parties se divisent en deux groupes de deux, en ce qui concerne l’histoire. Et
effectivement Part 1, qui montre l’ascension du héros et donc l’initialisation de l’histoire,
s’assemble avec Part 4, qui en est sa résolution. Alors que de leur côté Part 2 joue avec Part 3
un rôle transitoire dans l’histoire, en étant successivement consacrés à la naissance du fils du
Dog Star Man et à un acte sexuel. Ce sont deux poches, deux brefs mouvements dans
l’intimité du héros qui coupent le film par leur individualité.
La structure du film peut aussi être considérée d’une manière plus linéaire, en fonction
de la lutte que mène le héros pour accomplir sa quête. Celle-ci, a priori aisée, est rendue
exagérément difficile par le cinéaste. En effet, on peut constater que Brakhage fait à plusieurs
reprises mourir puis renaître le Dog Star Man, à la fin et au début des parties. Cette
dramatisation de l’histoire (traitée de manière non dramatique) fait référence notamment aux
nombreux « serials » qu’il aimait regarder enfant, et dans lesquels le héros meurt à la fin de
chaque épisode pour renaître au début du suivant. Le Dog Star Man meurt ainsi
symboliquement à la fin de la première partie, les battements de son cœur ralentissant suite à
une chute. Il réapparaît au début de la deuxième partie, escaladant avec vigueur, mais se
retrouve à terre à la fin de ce segment. Puis à la fin de la troisième partie, l’activité de son
cœur reprend en accélérant : le héros renaît pour le final.
Par conséquent nous voyons que l’on peut établir plusieurs ponts entre les différentes
parties, qui finalement peuvent être considérées comme les épisodes d’un film à série
moderne. Cette structure particulière rappelle également la forme du poème épique, qui
traditionnellement est composé de plusieurs chants distincts. Dans Dog Star Man il en est de
même, puisque ce long-métrage est un assemblage de cinq courts-métrages qui rappelons-le
sont conçu par Brakhage pour pouvoir fonctionner individuellement. Il systématise à cet égard
les génériques à chacune des parties, ce qui renforce leur similitude avec l’aspect des chants,
ceux-ci constituant chacun l’épisode d’un récit plus vaste (en effet puisque chaque chant suit
une structure close, il peut être raconté de manière autonome).
Dog Star Man épouse par conséquent une structure héritée de l’épopée. Il mélange
également les archétypes, dans un souci d’universalisme, et offre un temps cyclique qui
répond à cette poussée symboliste. Nous allons à présent nous intéresser dans le détail à
chacune de ses cinq parties, et voir comment elles s’insèrent respectivement dans l’ensemble
épique.
46
1. 2 – Dog Star Man: Prelude
Prelude est à deux couches d’image. Des quatre courts-métrage en surimpression, c’est
celui le plus long. Brakhage a réalisé dans l’ordre chacune des parties de Dog Star Man, ce
qui fait que Prelude est sa première entrée dans le film. Ne sachant trop comment procéder
pour monter une telle somme d’images, il expérimente une nouvelle méthode de travail, basée
sur un va-et-vient entre aléatoire et rationalisation :
Pendant une longue période du montage, je croisais des préoccupations surréalistes avec,
par exemple, le sens qu’a John Cage de la forme déterminée par différentes opérations
fortuites. Et puis je revenais et revenais sur ce matériel en le restructurant ; en arrivant à
la fin à une seule bobine de la longueur du Prélude. […] L’étape suivante, une fois que
j’avais la première bobine complète du film, fut de commencer la deuxième, celle qui
venait en surimpression. On peut avoir trois, quatre, ou plusieurs bobines de la longueur
du film complet et surimpressionner une image sur l’autre là où l’on veut. Je pris la
bobine issue principalement du hasard et des opérations surréalistes et commençait à
monter une deuxième bobine complémentaire de celle-ci. Dorénavant, tout ce que je
montais était fait de manière hyperconsciente. Je revenais en arrière et changeait des
images dans la première bobine pour en changer la forme au fur et à mesure des besoins
nécessités par le développement de la deuxième bobine. La deuxième bobine partait
toujours de ce qui lui préexistait sur la première pour ensuite le structurer et le
transformer en quelque chose de semblable à ce qu’on se rappelle au réveil. D’un côté, il
y avait cette masse incompréhensible de matériel que j’appelais la bobine du « chaos » ;
de l’autre il y avait la bobine « construite » qui représentait le rêve transformé et rendu
accessible à l’esprit le matin.59
Ainsi dès la composition du court-métrage, il y a un mélange entre le conscient et
l’inconscient.
Prelude commence par un écran noir, qui s’étend longuement. Puis des masses de
couleur rouge apparaissent progressivement (photogramme C1), de plus en plus
nerveusement, jusqu’à un moment de tension où un flash blanc fait basculer le film dans des
images déformées de cristallisations bleutées et de voitures roulant dans la nuit (photogramme
C2). En insert, des gros plans sur le visage du Dog Star Man, qui secoue rapidement la tête
(photogramme C3). Pour P. Adams Sitney, cet incipit est « la formation de la conscience
individuelle » du héros60. Ces images qui arrivent graduellement à la lumière, qui passent du
flou au net, seraient comme la prise de conscience du monde qui l’entoure.
59
60
P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, Paris, Editions Paris Expérimental, 2001, p.23-24.
P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.189.
47
Vient ensuite un magma de strates colorées, et des plans peints et grattés se mêlent à
de pures textures (photogramme C4 : un gros plan sur des poils de chat). Les images petit à
petit s’ordonnent, comme dans ce plan où le chien du Dog Star Man est accolé à l’astre par
surimpression (photogramme C5), ce qui forme une métaphore montrant que l’étoile est la
Dog Star, c’est-à-dire Sirius.
Dans son interprétation de The Art of Vision, Fred Camper analyse davantage ce début
de Prelude comme le récit cosmogonique d’une création ex nihilo de l’univers du Dog Star
Man. Du noir originel se forment des plaques de lumière colorée, et c’est tous les éléments du
monde du Dog Star Man qui apparaissent les uns après les autres : “Prelude is a film about
and of the entire universe. The images range from the telescopic (the sun, moon) to the
microscopic (blood vessels, cells). Brakhage shows everything that could have relevance to
the central character in the film, and his view of the universe. The film is of sweeping scope,
including nature, civilization, and man in one immense dream of the creation of the
universe.61” Et en effet, Prelude est la partie qui brasse le plus d’éléments hétérogènes, ce qui
contribue à la sensation de chaos originel. On y découvre la montagne enneigée
(photogramme C6) comme les entrailles du Dog Star Man (photogramme C8) ou le tronc de
l’arbre blanc mort (photogramme C11). On retrouvera en fait tous ces composants dans les
autres parties du long-métrage, mais sous une forme plus développée. Ici ce sont juste des
particules visuelles qui construisent l’univers du poème : Prelude introduit les motifs du film,
les thèmes qui suivront.
Brakhage a en effet délibérément pensé Prelude comme le point de départ qui
structurerait l’intégralité de l’œuvre à venir :
L’une des choses dont j’étais sûr (par mes rêves) était que le rêve qui précède le réveil est
celui qui structure la journée à venir. Ce matériel onirique est une récolte du jour
précédent, et par conséquent est une récolte de tous les jours précédents, c’est-à-dire qu’il
contient toute la structure de chaque histoire, de chaque Homme. […] En général, dans
l’histoire de l’art, les préludes sont composés de morceaux et de petits bouts du travail
suivant. Mais moi je voulais composer le prélude en premier, plutôt qu’à la fin (comme
c’est l’usage), afin que le reste du travail parte du prélude. Je n’avais qu’une idée vague
des quatre autres parties qui auraient suivi. C’est ainsi que je réalisais que quoiqu’il arrive
dans ce prélude, c’est ce qui déterminerait la suite ; et dans ce sens je voulais que le film
soit, dès le début, aussi vrai qu’une naissance. Je voulais que le Prélude soit un rêve qui
détermine l’œuvre à suivre, plutôt qu’une chose surréaliste inspirée par le rêve.62
61
62
Fred Camper, « The Art of Vision, a Film by Stan Brakhage », Film Culture, n°46, (automne 1967).
P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.23-24.
48
Ainsi Prelude est en fait un rêve, le rêve de Dog Star Man, c’est-à-dire le rêve qui contient le
film et qui le détermine prophétiquement. Dans ce commentaire il est intéressant que
Brakhage parle de « chaque histoire, de chaque Homme », car cela montre combien il était
conscient du caractère intemporel, universel qu’il essayait d’insuffler à son film.
Comme tout rêve Prelude présente aussi des images de bonheur, comme celle où l’on
voit le Dog Star Man tenir son fils par les bras (photogramme C12). Celles-ci seront d’ailleurs
les seules du film (on ne reverra plus ces images), ce qui leur confère un statut de fantasme.
C’est un point idéal dans l’horizon psychique du héros, vers lequel il souhaite aller, et le reste
du film expose sa tentative pour y arriver. Fonder une famille, qu’elle soit heureuse, est
l’objet véritable de sa quête, le but secret de son ascension ascétique dans la montagne.
Vers la fin de la partie on voit même des plans sur le Dog Star Man qui dort allongé
(photogramme C13). Mais c’est encore la genèse de son univers qui domine : gros plan sur le
sexe de sa femme qui sera amené à enfanter (ou, référence à l’Origine du monde de Courbet,
qui enfante directement cet univers psychique : photogramme C7) ; plans de paysages triturés,
qui vacillent au grès des mouvements d’une lentille anamorphique (photogramme C9) ; plans
peints à la main évoquant de mystérieux déplacements moléculaires (photogramme C10) ;
planète qui explose (photogramme C14).
Le court-métrage se termine subitement, sur un plan superposant particules et paysage
à l’aube ou au coucher de soleil (photogramme C15). Cette fin brusque, assez inattendue, peut
s’interpréter comme le réveil du personnage principal : « A l’inverse de la plupart des films de
Brakhage, y compris les autres parties de Dog Star Man, le Prélude n’a ni fin en apogée ni en
diminuendo. La soudaineté de la conclusion peut être conçue comme une concession à la
structure onirique dont Brakhage dit qu’elle a inspiré la forme de ce film.63 »
Au niveau de l’histoire, Prelude raconte donc la naissance cosmique du monde du Dog
Star Man. Mais c’est une naissance qui a aussi lieu dans un rêve : le film est par conséquent
marqué par le sceau du fantasme, de l’illusion onirique.
63
P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.190.
49
1. 3 – Dog Star Man: Part 1
Part 1 commence par de longs plans cotonneux, presque des monochromes blancs, et
comme au début de Prelude progressivement des formes apparaissent. Mais cette fois-ci c’est
le début effectif du film, le début de la journée. Petit à petit, le spectateur comprend que cette
première séquence introductive est un enchaînement de plans présentant la montagne du Dog
Star Man. On commence par un cadrage extrêmement lointain (que l’on imagine pris du ciel
du fait de la présence de nuages : photogramme D1), et l’on se rapproche à chaque coupe, en
passant par le plan général (photogramme D2) jusqu’au plan rapproché final sur une chute
d’eau (photogramme D3). Ce mouvement scalaire, qui va du plus large au plus serré, est celui
du recentrage analytique, du passage au microscope. Le ton est donné : Part 1 est d’une
précision clinique.
P. Adams Sitney, dans son Cinéma visionnaire, compare cette section avec le
minimalisme du théâtre Nô japonais : « Dans la tradition du vorticisme64 d’Ezra Pound, la 1ère
Partie rappelle une pièce de théâtre Nô, l’exploration minutieuse et en détail d’une seule
action et de ses ramifications. Brakhage décrit l’action centrale de cette partie comme un
mouvement du héros deux pas en avant, un pas en arrière, qu’il met en relation avec le
mouvement en avant et en arrière du sang dans le système capillaire, image finale de cette
partie.65 »
En effet, Part 1 décrit essentiellement une unique action, qui est l’ascension du héros
dans la montagne hivernale, à la recherche de l’arbre blanc mort. C’est une montée laborieuse,
que le Dog Star Man accomplit avec son chien et qui visiblement lui coûte beaucoup d’efforts
(photogramme D4). Il avance lentement, péniblement, en s’aidant souvent de ses mains
(photogramme D5). A un moment donné il fait même une chute importante (photogramme
D10) qui le renverse sur le dos (photogramme D11). Brakhage insère alors un long gros plan
sur un cœur, dont l’activité se ralentit sensiblement (photogramme D12). Il s’agit comme nous
l’avons déjà expliqué du cœur du héros, qui en s’essoufflant témoigne d’une baisse dans son
activité, d’une difficulté corporelle, d’une sensation d’abattement peut-être également.
64
« L’image n’est pas une idée. C’est un nœud, un essaim rayonnant, ce que je peux et dois impérativement
appeler un VORTEX. Depuis ce vortex, à travers lui et en lui, les idées sans cesse se précipitent.
On me demande souvent s’il peut y avoir un poème imagiste ou vorticiste qui soit un long poème. Les Japonais,
auxquels on doit le haïku, ont également produit le théâtre Nô. Dans le meilleur « Nô », la pièce entière peut
consister en une image, elle peut être concentrée sur une image. Son unité tient à une image, renforcée par le
mouvement et la musique. » (Ezra Pound, Henri Gaudier-Brzeska par Ezra Pound (1960), trad. fr., Paris,
Tristram, Editions ARPAP, 1992, p.150)
65
P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.186.
50
Mais le Dog Star Man se relève finalement et reprend sa progression, qui devient
d’ailleurs de plus en plus compliquée. Le spectateur le comprend à travers l’évolution de la
pente montagnarde, qui petit à petit se rapproche de la verticale, atteinte à la fin de la section
(photogrammes D13 et D14). L’avancée s’est alors transformée en escalade absurde, le héros
luttant désormais littéralement avec la montagne. C’est un face-à-face inégal, dû à une
inclinaison très exagérée du trépied de la caméra, qui inscrit l’action dans un registre
symbolique : l’ascension a pris la forme d’un combat entre le Dog Star Man et les forces
cosmiques de la nature.
Fred Camper voit dans cette exagération hyperbolique une représentation
expressionniste de ce que ressent le personnage principal. La pente à 90 degrés serait
l’expression subjective des affres du Dog Star Man. Ce point de vue est confirmé par
Brakhage, dans son entretien avec Donatello Fumarola : « Le Dog Star Man dérape et glisse
sur une surface qui est à peine inclinée, voire pas du tout. On sait que c’est dans son
imagination. Et il s’attaque aux arbres qui le jettent de la neige. […] Son cœur se brise, il est
tout déchiré à l’intérieur, ou bien c’est ce qu’il ressent.66 »
Ces plans expressionnistes (créés lors de la prise de vue par un effet sur la caméra)
sont en quelque sorte le pendant de toute une série de plans beaucoup plus neutres sur la
montagne. En effet il y a tout un pan de Part 1 qui est comme consacré à l’observation de
cette nature hivernale. Cela passe essentiellement par des gros plans sur des matières diverses
comme la pierre (photogramme D6), voire même sur des textures plus immatérielles comme
certaines qualités de lumière (photogramme D8). Ce dernier plan, une image de rayons
lumineux passant à travers un feuillage, est d’ailleurs comparé à un plan sur un vitrail d’église
(photogramme D7), comme nous l’avons observé précédemment à propos de la métaphore
dans le film. Mais contrairement aux exemples alors étudiés, ici la comparaison fonctionne
grâce à la figure du montage parallèle, et non pas du fait de la surimpression.
Le mélange entre plans subjectifs et plans objectifs permet ainsi selon Camper de
montrer les deux facettes d’un même objet : la marche du héros dans la montagne. Le
spectateur peut de cette façon appréhender tous les aspects de la montagne : telle qu’elle est
censée être réellement, à travers les plans documentaires, et telle qu’elle est vécue par le Dog
Star Man, à travers les plans expressionnistes. “Part I analyses all its material to the fullest
66
Donatello Fumarola, op. cit., p.25.
51
possible extent. The mountain is shown in all possible forms, as is nature and the man. It is an
exploration of a single action in its total context.67”
Cette volonté d’explorer la montagne de manière quasi-systématique, d’en épuiser les
données, se retrouve dans le rythme général du court-métrage, beaucoup plus lent que dans les
autres parties du film. Or cette lenteur a une qualité analytique, puisque allonger la longueur
des plans permet au spectateur de davantage assimiler leur contenu, et donc de se positionner
dans une configuration où il sonde davantage les images filmiques. Le cinéaste en tire parti, et
comme nous venons de le dire, multiplie les analyses du contexte montagnard. Il va même
jusqu’à s’amuser à dessiner la silhouette des flocons (nous supposons que c’est un dessin :
photogramme D9), afin de souligner l’existence de différentes échelles dans la réalité (la
neige est habituellement vue à échelle humaine ; là elle est montrée à une échelle
microscopique). Le court-métrage se termine avec un long très gros plan sur un tissu capillaire
(photogramme D15). On y voit le sang circuler par mouvements d’aller-retour.
Part 1, en passant de plans généraux sur la montagne à de très gros plans sur l’intérieur
du corps humain, embrasse donc le spectre entier de l’univers du Dog Star Man. Brakhage, de
manière presque encyclopédique, accumule les formes et les compare entre elles. Il met aussi
en parallèle le métabolisme du héros et les pulsations de la nature, comme le souligne Sitney :
Tout au long du film, les images d’organes internes du protagoniste (cœur, sang, tissus),
postulant la partie négative du héros, se font progressivement plus fréquentes et
acquièrent plus d’importance. Le plan final confirme le passage à une vue intérieure :
après un très long passage au blanc, un seul plan apparaît. C’est une vue microscopique
du sang dans un vaisseau capillaire, dans son mouvement naturel de flux et de reflux. Le
plan final illustre ainsi la règle brakhagienne issue de son étude des altérations
idiotoxiques : tout nœud d’actes imaginaires possède un fondement physiologique. Ainsi
le flux du sang correspond au rythme hivernal de l’Homme de l’étoile du Chien en lutte
avec la nature.68
Il est intéressant de noter l’idée que Sitney soulève ici, d’une partie négative au héros
(l’intérieur de son corps). Cela sous-entendrait une partie positive, qui serait le monde
extérieur. Ce concept fait écho à celui « d’œil intérieur » de Brakhage, qui concerne tout ce
que l’on peut voir les yeux fermés (toute la vision qui provient donc de l’intérieur du corps).
67
68
Fred Camper, op. cit.
P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.193.
52
1. 4 – Dog Star Man: Part 2
Part 2 est à deux couches d’image, ce qui ramène Dog Star Man au niveau de
surimpression de Prelude. Pourtant formellement, Part 2 est assez différent de Prelude : d’une
part il fonctionne davantage sur le principe de collage (et non pas sur le grattage ou la
peinture), et d’autre part il a une unité plus forte, puisqu’une des deux bobines d’image est
exclusivement centrée sur les premiers instants du fils de Brakhage. Il a en fait incorporé dans
cette partie un petit film qu’il avait réalisé sur la naissance de son premier fils, Meat Jewel
(1963)69, qui a aujourd’hui disparu dans sa forme originelle.
Part 2 est donc un film sur la naissance du fils du Dog Star Man. Celle-ci est décrite en
trois étapes, mais de manière extrêmement condensée et figurée. Tout d’abord dans les
premières secondes du film, quelques images « subliminales » (des plans d’un ou deux
photogrammes) viennent perturber l’écran noir. Sur plusieurs d’entre eux on distingue Jane
Brakhage nue, allongée sur un lit (photogramme E1). Visiblement il ne s’agit pas d’un lit
d’hôpital puisqu’on n’aperçoit aucun matériel médical (et qu’au contraire on discerne un
téléphone posé sur une commode). Mais Jane Brakhage ayant accouché dans sa maison pour
Window Water Baby Moving (1958), il se peut très bien qu’il en ait été de même cinq ans
plus tard, ce qui amènerait à penser que cette image a été prise peu avant l’accouchement du
garçon, certainement dans son attente.
La deuxième étape de l’accouchement réside dans un pur effet de collage image par
image. Cela correspond au moment où l’enfant fait son apparition dans le film (photogramme
E3). Brakhage a ici découpé plusieurs photogrammes d’un gros plan sur le visage de son fils
et les a recollés sur une pellicule blanche, de manière à ce que le visage se recompose
progressivement dans un effet similaire à de l’animation. Cette agglomération soudaine (la
séquence dure à peine quelques secondes) symbolise l’arrivée de l’enfant vers la vie (vers sa
formation définitive), et son désir de sortir du ventre de sa mère.
La troisième étape consiste en l’accouchement proprement dit, qui est représenté par
une superposition de zooms arrières rapides sur le nouveau-né criant et se tortillant, seul sur
un drap. Les deux zooms sont décalés l’un par rapport à l’autre, ce qui crée comme un effet de
boucle évoquant visuellement la sortie hors du corps de la mère. Lors de la première partie de
69
P. Adams Sitney, Ibid., p.195.
53
la séquence les deux images s’entremêlent chaotiquement (photogramme E4), puis petit à
petit le rythme s’apaise, et à la fin on distingue clairement le nouveau-né (photogramme E5).
Un véritable catalogue des sens s’ensuit alors, Brakhage montrant au spectateur la
découverte du monde par le jeune enfant (ce qui fait écho à la découverte de l’univers du Dog
Star Man au début de Prelude). On rentre alors dans ce qui constitue le corps du courtmétrage, sa partie la plus importante. Elle met en place un dispositif basé sur la surimpression,
que nous avons déjà évoqué à propos de la métonymie : la surimpression remplace la figure
du champ-contrechamp en exposant simultanément le champ (ici l’enfant regardant) et le
contrechamp (ce qu’il est censé regarder, à savoir des plans de matières).
Le photogramme E6 par exemple montre l’oreille de l’enfant superposée à un plan
troué de points clairs : Brakhage semble vouloir exprimer visuellement la découverte de
l’ouïe. Sur le photogramme E8, une texture de vert clair se surimpressionne sur l’enfant : il
commence à appréhender la matière qui l’entoure. Sur le photogramme E9 l’enfant crie alors
qu’un nuage bleu violacé paraît lui rentrer dans la bouche : délibérément il y a une interaction
entre le nouveau-né et le monde dans lequel il vient d’arriver.
Sitney rapproche cette accumulation de sensations de la connaissance pré-verbale :
« Des séries d’images plates en couleurs, souvenirs du Prélude, se surimpressionnent très
rapidement sur les collages d’images de l’enfant. […] Présenté en lumière clignotante qui
renforce sa texture poreuse, un rocher suggère cette sorte de connaissance pré-verbale que
peut avoir un nouveau-né. Des textures visuelles de lumière passent à travers les arbres, le
soleil vu à travers un voile, le sang qui se déverse et la chair d’un téton.70 » Effectivement des
éléments tels qu’un voile, que du sang, ou que la poitrine maternelle sont très liés au monde
supposé de la très jeune enfance, ce qui laisse à penser que Brakhage a choisi ces motifs pour
ce rapport précis.
Ce que Brakhage met ici en images est en fait sa thèse sur « l’untutored eye », « l’œil
non éduqué » (cf. page 35). Celle-ci est développée dans Metaphors on Vision, qui rappelonsle est rédigé alors qu’il travaille sur Dog Star Man. Dans le premier texte de cet ouvrage, le
plus célèbre, il appelle à un retour à l’innocence du regard : « Dès que le sens de la vue est
acquis – ce qui semble être inhérent à tout œil d’enfant -, l’œil perd alors son innocence avec
bien plus d’évidence qu’aucune autre faculté humaine, œil qui apprend à faire un classement
de ses enregistrements, œil qui reflète le cheminement de l’individu vers l’inéluctable mort
70
Ibid., p.194.
54
par son inaptitude croissante à voir.71 » Cette innocence de la vision enfantine est donc selon
lui perdue très jeune, pour des raisons culturelles : on éduque le regard à voir selon certains
schémas, ce qui lui fait perdre sa « fraîcheur ».
Or dans Part 2 Brakhage cherche justement à reproduire, d’une manière affichée, la
vision libérée, non éduquée, d’un jeune enfant. Le nouveau-né devient donc un modèle pour
le cinéaste, un paradigme quant à la vision, puisqu’il témoigne d’un regard idéal, pur, qu’il a
depuis longtemps perdu. L’enfant est par conséquent l’exemple que le cinéaste appelle à
suivre, lui qui souhaite revenir à une vision d’avant le verbe. Fred Camper l’explique dans son
analyse de Part 2 : Brakhage voit ici à travers un « regard non éduqué ». “The primary content
of the film relates to the baby's seeing. Children, for Brakhage, see with "untutored" eyes,
their perceptions are simpler, less educated, and more beautiful. We see the baby squinting,
opening his eyes, and in superimpositions of shots of minerals, shining with reflected light.
These rocks belong on the mountain, they are from the mountain. The baby is beginning to
learn to see his environment.72”
D’ailleurs dans le film l’enfant ouvre de plus en plus les yeux : on passe de l’ouïe
(photogrammes E7 et E11) à la vue (photogrammes E13 et E14). Corollairement de plus en
plus de plans sur la nature apparaissent, sans la présence du nouveau-né en surimpression
(photogrammes E10, E12 et E15). Cela laisse penser qu’enfin le dispositif du champcontrechamp peut s’installer, maintenant que l’enfant s’est habitué à la vue.
Il faut préciser que certains plans évoquent aussi les sens du toucher ou du goût,
comme celui du photogramme E13 qui rapproche l’enfant et le sein de sa mère (ce qui figure
l’allaitement, à la fois tactile et gustatif).
En montrant la naissance de son fils, Part 2 est donc une première pause dans
l’ascension du Dog Star Man. Toutefois Brakhage apporte une interprétation supplémentaire
qui linéarise en quelque sorte la structure du film, en renforçant la continuité entre les parties :
Le moment auquel l’homme est vu à la fois grimpant et tombant est en quelque sorte
récapitulé au début de la 2ème Partie. Je réintroduisais l’homme qui grimpe à la fois en
négatif et en positif, en surimpression. J’avais le sentiment que ces deux aspects jumeaux
de l’Homme de l’étoile du Chien pouvaient se déplacer comme en souvenir. Je réalisais
que l’homme, dans sa chute et dans sa montée en négatif et en positif, était scindé en
deux et s’identifiait lui-même comme enfant […] et/ou à son enfant. […] A la fin de la
2ème Partie un équilibre est atteint quand les images reviennent à l’Homme de l’étoile du
Chien dans sa chute. C’était très important pour moi, également, qu’on puisse apercevoir
71
72
Stan Brakhage, « De la vision : métaphores », dans Métaphores et vision, op. cit., p.19.
Fred Camper, op. cit.
55
le trépied au loin afin qu’il y ait toujours cette impression qu’il s’agit d’un cinéaste en
train de se filmer… En aucun sens, il n’est possible de prendre parti ou de s’identifier,
précisément parce qu’au niveau du récit dans le film, l’Homme de l’étoile du Chien est
confronté à sa propre enfance par son enfant.73
Ainsi Brakhage propose de considérer Part 2 comme une sorte de parabole de l’activité du
Dog Star Man, qui effectivement ouvre et clôture le court-métrage (photogramme E2). Celuici dans son calvaire se sentirait donc renvoyé à sa propre enfance, et à travers cette prise de
conscience (de ses similitudes avec son fils) il ferait en quelque sorte la paix avec lui-même
(serait réunifié), et donc serait prêt à de nouveau avancer. Cette exégèse nous paraît un peu
forcée, mais il est par contre intéressant de constater le parallélisme entre Prelude et Part 2,
dans les découvertes du Dog Star Man et de son fils de leurs univers respectifs.
1. 5 – Dog Star Man: Part 3
Part 3, à trois bobines de surimpression, a dans Dog Star Man tout du versant de Part
2. D’une part cette partie constitue un deuxième intermède avant la reprise dans Part 4 de la
trame principale, et d’autre part il forme en quelque sorte l’à-côté de Part 2, puisque si Part 2
présente la naissance de l’enfant du Dog Star Man, Part 3 le montre faire l’amour avec sa
femme (Brakhage remonte par conséquent la chaîne de la reproduction).
Dans l’histoire de Dog Star Man, Part 3 est donc une séquence sexuelle qui s’insère
entre l’arrivée de l’enfant et la résolution finale. Mais s’il a précédemment déjà filmé des
couples en train de faire l’amour (dans Loving en 1957 et dans Wedlock House : An
Intercourse en 1959), dans ce court-métrage Brakhage ne montre pas à proprement parler
l’acte sexuel. Le spectateur à aucun moment ne voit le couple s’unir, et il ne le voit même que
rarement ensemble dans le cadre : le cinéaste prend le parti de l’évocation.
Dans le début du court-métrage, ce sont essentiellement des formes assez abstraites qui
s’enchaînent à l’écran (photogrammes F1 et F2). Ce sont des images composites mélangeant
textures en gros plan, peinture et grattage. Jane Brakhage, la femme du Dog Star Man dans le
film, fait progressivement son apparition : d’abord à travers des gros plans sur son visage
(photogramme F3), puis ensuite dans des plans sur certaines parties de son corps nu
(photogramme F4). Des parties du corps du Dog Star Man commencent alors à émerger, et se
73
P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.186
56
mêlent par surimpression à celles de sa femme (photogramme F11). Le lien entre les corps se
fait donc cinématographiquement, au montage, et n’a pas (ou très peu) lieu lors de la prise de
vue. Les corps se déforment de plus en plus, littéralement, par l’effet d’une lentille
anamorphique (photogramme F7). La crispation devient tangible, et le Dog Star Man semble
lutter avec lui-même (photogramme F8 : il se débat solitairement). Le lait jaillit des seins,
symbole d’une éjaculation (photogramme F9), mélangé à des gros plans de sexes
(photogramme F10). C’est l’orgasme, instant où les corps sont le plus confondus
(photogrammes F11 et F12). Puis petit à petit la tension se relâche, et l’on revient à des plans
neutres sur Jane Brakhage (photogramme F13). Le court-métrage se termine comme il avait
commencé, c’est-à-dire avec des images abstraites (photogrammes F14 et F15).
Cette partie en fait a elle aussi été conçue autour de la technique de la surimpression,
comme l’explique Brakhage dans son entretien avec P. Adams Sitney :
La 3ème Partie est composée de trois bobines superposées, en forme de « Lui, Elle et
Cœur ». Les images féminines essayent en vain de se transformer en images masculines
et inversement. Dans la bobine « Elle » on voit des accumulations de chair en mouvement
qui se séparent pour former distinctement l’image d’une femme, tiraillée par le désir
d’être homme. D’une certaine façon c’est très proche de Breughel ; des pénis remplacent
des seins en un éclair ; puis un pénis surgit d’un œil ; ou bien des poils d’homme
prennent soudainement la forme d’un corps entier de femme. A un moment, les
transformations cessent et cette chair se fait définitivement femme. Puis sur la bobine
« Lui », c’est l’inverse qui se produit : une accumulation de chair masculine est torturée
par son désir d’imagerie féminine ; si bien que, par exemple, des lèvres se transforment
soudain en vagin. En fin de compte la forme mâle prend le dessus. Puis, bien entendu, ces
deux directions dansent ensemble, superposées et l’on obtient un magma de chair
homme-femme qui se divise et se mélange à lui-même, découvertes ou déformations à la
Breughel, pour ainsi dire.74
Ainsi l’on voit que Brakhage a travaillé ici en séparant les trois bobines de surimpression.
Comme dans Prelude et dans Part 2, le cinéaste met en place un système à partir de la
surimpression, auquel il se tient sur la durée du court-métrage. Il se fixe donc des règles, mais
qui sont elles aussi signifiantes, comme nous allons le voir.
Donc parmi les trois bobines, une est consacrée au Dog Star Man (la bobine « Lui »),
une à sa femme (la bobine « Elle »), et une à des matières organiques (la bobine « Cœur »).
Le fait de prendre le Dog Star Man et sa femme comme des éléments séparés amène
Brakhage à concevoir leur rapport sexuel comme une lutte individuelle, comme il l’explique
dans le commentaire ci-dessus. Toutefois celui-ci est finalement plus à considérer en tant que
74
Ibid., p.186.
57
déclaration d’intention (ce qui documente sur sa manière d’appréhender le montage), car dans
le court-métrage définitif le spectateur ne peut que difficilement discerner l’évolution du
rapport de force entre l’homme et la femme. Sitney met justement cette confusion formelle
sur le dos de la surimpression : « La surimpression parfaite empêche toute distinction entre
« un niveau masculin devenant féminin » et « un niveau féminin devenant masculin ». On voit
tout à la fois, un mélange épais de corps masculins et féminins, et c’est tout.75 »
Cependant il ne nous semble pas important que l’on ne puisse distinguer les phases où
l’un des deux corps prend le dessus sur l’autre, car ce qui compte n’est pas leur rapport de
force, mais leur rapport tout court. Et ce niveau là, qui est l’essence de l’acte sexuel, est par
contre bien présent puisque même dans sa confusion le plan exprime souvent une tension
entre les corps. En assignant à chaque couche d’image une fonction particulière, Brakhage
cherche à exprimer d’une manière cinématographique l’acte sexuel. Il le présente comme
l’addition de deux corps et d’un troisième élément, la bobine « Cœur », qui souligne l’aspect
profondément charnel et organique de la relation. Cette troisième bande est donc comme
discursive, le cinéaste avançant à travers elle sa vision du sexe.
En fait encore une fois, comme le déduit Fred Camper, Brakhage tente de proposer
une représentation totale d’une action : “The "C" roll of Part III consists entirely of organs
(heart, liver, etc.): Brakhage is putting the sex in the total context of their bodies. He again
cannot resist seeing everything in the film in terms of the general picture. There is also handpainting on C roll: again the closed-eye vision, that which one cannot control in one's eyes
when participating in the sex act. According to Brakhage, the "A" roll consists of mainly
footage of himself, […]; and "B" roll consists mainly of footage of his wife […]. The
superimposition of all three, and combinations of two of them, provide full treatment and
expansion of those ideas.76” Cependant à la différence de Part 1, ici il n’y a pas de plans de
type documentaire, ce qui cantonne la représentation du côté de la subjectivité.
Brakhage opte donc pour le parti pris d’exprimer de manière extrêmement subjective
l’acte sexuel. Pour cela il a recours à la peinture, comme l’indique Fred Camper, afin de
traduire visuellement les visions intérieures qui peuvent lui venir quand il fait l’amour. Il
appelle vision hypnagogique ce type d’images intérieures, mélant abstraction et images
figuratives, et c’est en vue de la reproduire sur pellicule qu’il utilise la peinture : “I started
painting on film primarily to create a corollary of what I could see with my closed-eye vision
75
76
Ibid., p.194.
Fred Camper, op. cit.
58
or hypnagogic vision because there was no way I could get the camera inside my head or
create a photographic equivalent of those shapes streaming across my closed eyes… I tried all
kinds of things – scratching on film, even baking it – but paint mixed with chemicals created
certain shapes intrinsic to the organic cells of seeing itself.77” Ainsi dans le court-métrage de
nombreux plans peints retranscrivent cette apparence cellulaire, organique (photogrammes F2
et F14).
Brakhage essaie aussi d’exprimer cette sensation lors de la prise de vue : par des
déformations à la lentille, comme nous l’avons déjà dit, par des textures en gros plans (sur
l’intérieur du corps par exemple (photogrammes F1 et F15), mais également par les éléments
du décor. Ainsi on voit de nombreux plans dans cette section où le Dog Star Man et sa femme
baignent dans l’eau (photogramme F5), ce qui diffuse une atmosphère matricielle : on a
l’impression que les corps sont dans un cocon, qu’ils sont à l’intérieur d’un corps plus grand.
Brakhage donne ici le sentiment qu’en faisant l’amour les protagonistes reviennent à un état
primitif, élémentaire, où les corps sont encore indifférenciés : le couple retourne dans une
sorte d’état fœtal, et c’est en passant par ce stade, dans cette apothéose de chair que constitue
l’orgasme, que la fécondation peut avoir lieu, qui elle-même produira l’état fœtal de l’enfant
en constitution. Il y a donc comme une sorte de boucle entre Part 2 et Part 3, chacun des deux
courts-métrages se prolongeant comme circulairement dans l’autre.
Part 3 est donc comme la partie négative de Part 2, en tout cas son complémentaire.
Dans l’histoire générale, linéaire, de Dog Star Man, Part 3 correspondrait en fait à un rêve
sexuel diurne, qui redonnerait au Dog Star Man la force nécessaire pour le final : “Part III is
entirely a sexual daydream. Through sex and love, according to Brakhage, the man's heart is
revived.78”
1. 6 – Dog Star Man: Part 4
Part 4, à quatre couches d’images, est un travail assez complexe formellement.
L’ensemble du film semble y être récapitulé alors que le Dog Star Man découvre enfin l’objet
de sa quête, l’arbre blanc mort.
77
Suranjan Ganguly, « Stan Brakhage – The 60th birthday interview », Experimental Cinema: The Film Reader,
Wheeler Winston Dixon, Gwendolyn Audrey Foster (dir), Londres, Routledge, 2002, p. 147.
78
Fred Camper, op. cit.
59
Quand le court-métrage commence, le Dog Star Man se trouve allongé (photogramme
G1). Il s’anime, et l’on suppose qu’il sort du rêve de Part 3. Il se lève ensuite, et semble être
au sommet de la montagne car seul le ciel est visible à l’arrière plan (photogramme G2). On
remarque d’ailleurs que le Dog Star Man est désormais torse nu, et que l’on se trouve en été
(la lumière vive le sous-entend). Les séquences qui suivent ramassent en quelques minutes
l’intégralité du film, de manière condensée : on voit une nouvelle naissance, des images de
l’acte sexuel de Part 3, on retrouve la comparaison entre les arbres et l’architecture
(photogrammes B10 à B15), des plans sur le soleil, etc.
Mais Brakhage ajoute aussi quelques nouveaux éléments, comme par exemple la
maison du héros, que l’on perçoit pour la première fois (photogramme G3). Celle-ci est une
ferme, qui se trouve visiblement dans la vallée (elle est filmée en plongée et est bordée par
une rivière). Ce n’est en fait qu’à partir de ce moment là que le spectateur a toutes les clés en
main pour comprendre l’action du Dog Star Man, puisque logiquement elle signifie que c’est
pour la chauffer que le héros coupe du bois. S’ensuit alors une séquence en trois temps où le
cinéaste récapitule visuellement ce rapport : il montre d’abord un enfant en bas âge marchant
à quatre pattes, superposé à un feu de bois (photogramme G4) ; puis le plan sur le feu est
remplacé par un plan sur le tronc de l’arbre blanc mort (photogramme G5) ; et enfin vient un
plan où l’on voit le Dog Star Man s’apprêtant à couper du bois (photogramme G6).
L’enchaînement, présenté ici à rebours, est donc clair : le héros coupe du bois pour chauffer
sa famille/pour avoir une famille (celle-ci étant symbolisée par l’enfant).
Toutefois contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’abattage de l’arbre est répété
exagérément et semble finalement ne mener nulle part. Le Dog Star Man donne
l’impression d’agir de manière désespérée, et on le voit dégringoler contre un rocher. Il y a
alors une saute dans le temps : on se retrouve en hiver, le Dog Star Man erre hagard dans la
forêt enneigée. Il se retrouve ensuite devant un tas de bois (photogramme G7), qui aurait la
forme d’un trône selon Brakhage79. Celui-ci installe à partir de là un dénouement similaire à
celui du mythe de Cassiopée : le Dog Star Man se transforme finalement en constellation, et
ainsi des plans sur la nuit étoilée clôturent l’histoire du film (photogramme G8).
Cependant, si c’est de cette manière que l’histoire de Dog Star Man se termine, il n’en
est pas tout à fait de même pour le film, qui se prolonge dans une ultime séquence. On voit en
79
Ainsi que l’explique Brakhage dans son entretien avec Sitney : « La hache est lancée et le personnage
remplacé par le trône de Cassiopée, et l’on peut dire je suppose que finalement l’Homme de l’étoile du Chien se
retrouve assis dans le ciel. » (P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.186).
60
effet réapparaître le Dog Star Man, au moment où il coupe l’arbre blanc mort (photogrammes
G9 et G10). Mais dans ces images déjà vues s’intercalent soudain des gros plans sur de la
pellicule vierge, qui semble s’échapper anarchiquement (photogrammes G11 et G13). La
pellicule se surimpressionne par intermittence sur le héros (photogrammes G12 et G14), puis
ultimement, elle se dissout progressivement en lumière pure (photogramme G15).
Pour P. Adams Sitney, ce passage conclusif est à rapprocher de la poésie de Mallarmé
et de Stevens (il est d’ailleurs curieux de constater que Mallarmé termine également son Coup
de dés par une page reproduisant graphiquement une constellation d’étoiles) :
Après les interludes des 2èmes et 3èmes Parties, la 4ème Partie qui précipite l'œuvre vers
sa conclusion en cinq minutes de montage rapide sur quatre couches de film, commence
par le personnage qui chute et le montre alternativement abattant l’arbre dans la chaleur
du soleil estival et errant, assommé par sa chute, dans la forêt hivernale de la 1ère Partie.
[…] Brakhage suit alors la substitution post-romantique de la tautologie pour la
libération : dans leurs poèmes les plus importants, Un coup de dés et Notes Toward a
Supreme Fiction, Mallarmé et Stevens proclament avec triomphe la mort du divin avec
ou sans l’homme ; à l’inverse, ils installent une téléologie de la poésie et dans leur sillage
Brakhage termine son film par l’affirmation nue de son matériau et de son dispositif 80.
Les images se dissolvent en lumière projetée ; la coupe de l’arbre devient une métaphore
de la coupe du film. L’apothéose décrite par Brakhage (l’Homme de l’étoile du Chien
s’installant sur le trône de Cassiopée au ciel) a bien lieu, mais en un éclair sur l’écran et
ce n’est pas la dernière apparition du personnage. Nous le voyons à nouveau abattant
l’arbre avec fureur, ce qui transforme l’image stellaire en une idée, une possibilité ou un
désir. 81
Donc à la manière de Mallarmé, qui dans sa poésie toujours réfléchit sur l’acte même d’écrire
un poème, Brakhage termine son œuvre en exhibant comment elle est faîte : de pellicules, de
collures et de lumière. Ce sursaut final évoque formellement le début de Prelude, sauf que le
noir originel est devenu lumière blanche. L’image finale de Dog Star Man est donc la
pellicule vierge, mais ce n’est que parce qu’il y a eu auparavant les cinq parties du film
qu’elle peut enfin prendre son sens. Car comme l’écrit Jacques Rancière à propos de la page
blanche chez Mallarmé : « Le blanc qui achève le poème est le retour au silence d’où il est
sorti, mais ce n’est plus le même blanc ni le même silence. C’est un silence déterminé où le
hasard de la feuille quelconque a été vaincu.82 » (p.79)
80
Sitney interprète ainsi la coupe finale de l’arbre mort comme une métaphore de la coupe du monteur : « Des
marques de collure, des morceaux de chutes de film et des perforations sont intercalés et surimpressionnés aux
gestes réguliers du bûcheron. Comme ultime manifestation, cette image répétée plusieurs fois devient une
métaphore de la colleuse du film. Ce rapport une fois établi, le film s’évapore en éclats de lumière et bandes
amorces. » (P. Adams Sitney, Ibid., p.196).
81
Ibid., p.188-189.
82
Jacques Rancière, Mallarmé, Paris, Hachette Littératures, 1996, p.79.
61
2 – Un caractère épique sous-jacent
Dans la partie précédente du chapitre, nous nous sommes intéressés à une analyse
linéaire de l’histoire, en se penchant successivement sur chacun des courts-métrages
composant Dog Star Man. Nous allons à présent prendre un peu de recul afin d’observer les
liens qu’entretient ce film avec les mythes, puis avec la poésie épique.
2. 1 – Un traitement répondant de l’exagération
Comme nous l’avons évoqué au début de ce chapitre, Brakhage dans Dog Star Man
semble épurer au maximum l’histoire du film. Si l’on récapitule les cinq parties du film on a
tout d’abord un rêve cosmogonique, sur la création de l’univers du film, puis le réveil du
héros, qui commence l’ascension d’une montagne. Il connaît des difficultés, ce qui lui
rappelle la naissance de son premier fils. Cela lui fait reprendre courage mais ce n’est
qu’après avoir fait un rêve sexuel diurne qu’il est prêt à terminer sa quête, de l’arbre blanc
mort. Il le trouve et le coupe, puis soudain se retrouve à errer dans la forêt, avant qu’il ne soit
finalement transformé en une constellation d’étoiles.
Cette trame est donc minimale pour un film d’une telle durée (75 minutes). Elle aurait
d’ailleurs très bien pu tenir dans un unique court-métrage d’une dizaine de minutes, si celui-ci
avait été centré sur l’expression claire de l’histoire. Mais, nous l’avons déjà dit, ce n’est pas le
cas de Dog Star Man, qui s’applique à justement exprimer d’une manière extrêmement
subjective son histoire. Ce faisant, dans ce choix et dans ce développement d’une figuration
subjective de l’histoire, Brakhage en fait rentre dans le détail de l’action. Il retranscrit
minutieusement ce que ressent le héros à chacune des étapes de son aventure, et dans cette
description lyrique il y a comme une dilatation temporelle : chaque acte est vécu au ralenti.
Car en prenant le temps de transcrire visuellement ses impressions, le cinéaste dépasse la
durée normalement allouée pour la représentation d’un fait au cinéma. Il y a donc un
débordement vis-à-vis de la norme temporelle, que l’on peut comparer à un ralenti.
Pourtant paradoxalement, le temps dans Dog Star Man a tout de l’accéléré, puisque le
spectateur est saturé d’images (à l’exception de Part 1) : le montage est extrêmement rapide,
et la multiplication des bobines de surimpression augmente proportionnellement le nombre
d’informations visuelles à l’écran. Par conséquent le ralenti n’a pas lieu de manière effective,
mais existe que par rapport à l’écoulement exagérément lent de l’histoire.
62
Toutefois on peut remarquer que le montage débridé qu’adopte souvent Dog Star Man
a sur la durée un effet aussi inverse. En effet l’état d’accélération provoque comme une
intensification du temps (son écoulement devient plus marqué, plus soutenu), et comme il ne
s’arrête pas (il dure plus qu’un accéléré habituel), l’impression qu’il produit sur le spectateur
devient contraire : l’accumulation de temps intensifié donne une somme temporelle bien plus
importante, et en en prenant conscience le temps semble s’écouler plus lentement. Cette
nouvelle valeur temporelle amène une appréhension de la durée autre, qui la rallonge, ce qui
confère le sentiment d’assister à une sorte de ralenti.
Dog Star Man paraît donc durer plus qu’il ne le fait réellement, ce qui contribue à
donner des proportions épiques aux actions qu’il narre. L’exagération dans la durée doit être
significative, doit témoigner de l’immensité de la tâche à accomplir. Mais le spectateur en fait
ne réalise pas vraiment que le temps est exagéré : pour lui cette longueur découle justement de
la difficulté épique des faits. Ces actes a priori insignifiants, comme monter dans une
montagne ou couper du bois, sont perçus comme un combat que livre le héros, parce qu’ils
sont présentés de manière exagérée.
Cette exagération est donc due d’une part à la longueur anormale des actions, qui
deviennent obsessionnelles (il suffit de voir avec quel systématisme Brakhage revient tout au
long du film sur l’image du Dog Star Man coupant l’arbre blanc mort), mais aussi à la
manière dont elles sont filmées. Car le cinéaste met aussi en scène les gestes du Dog Star Man
d’une manière particulièrement marquée, que l’on a pu qualifier précédemment
d’expressionniste. Cela passe par exemple par l’emploi récurrent de (contre-) plongées
marquées qui dramatisent le héros (photogramme G2), par des effets excessifs de la caméra
(photogramme D14), par une recherche de plans visuellement spectaculaires (photogramme
D3). Les actions du Dog Star Man sont donc présentées sous un aspect qui exagère leur nature
première, afin d’indiquer une difficulté a priori non perceptible. En fait Brakhage crée ici de
la difficulté, c’est-à-dire qu’il la fait apparaître là où elle n’était initialement pas présente.
Dog Star Man met donc en œuvre une histoire simple à l’excès (réduite au strict
minimum), mais aussi rendue exagérément difficile, ce qui lui ajoute une tournure épique.
Nous allons maintenant voir comment Brakhage se réfère aux mythes à travers elle.
63
2. 2 - Un film en relation avec le mythe
En simplifiant l’histoire du film, Brakhage essaie de l’élaguer le plus possible de ses
spécificités, afin de le rendre en contre-partie plus universel. Ce désir d’aboutir à l’essence
d’une histoire, en quelque sorte, et à rapprocher d’une volonté de donner au film un caractère
mythique. Brakhage s’est ainsi fortement inspiré de mythes antiques pour élaborer Dog Star
Man : nous avons déjà cité celui de Cassiopée, mais l’on retrouve de même des références au
mythe des quatre âges (dans le choix de structurer son film en quatre saisons) ou encore à
celui d’Adam et Eve83.
La tonalité du film s’en ressent, qui souvent est proche de la fable ou de la légende,
comme le souligne Jane Brakhage : “What I like about Dog Star Man is that it seems like a
legend or a fairy tale. Like every man struggling to achieve greatness, like any fairy tale hero
setting out to slay the dragon or in this case chopping down the dead white tree, symbol of the
dying civilisation. I like it because it is mythic.84” Jane Brakhage compare donc le Dog Star
Man avec un héros de conte de fée, et voit dans l’arbre blanc mort qu’il découpe le symbole
de notre civilisation mourante. Il est très intéressant ici d’apercevoir à quel point ce film
entraîne l’exégèse, l’interprétation de son histoire. L’œuvre semble indiquer au spectateur
qu’elle recèle un sens caché, et elle l’encourage à le découvrir. Il en est de même pour le
mythe, qui par définition est un récit à interpréter, comme l’explique Paul Ricoeur : « Il
faudra donc tenir les mythes pour des allégories, c’est-à-dire pour un langage indirect ou
d’authentiques vérités physiques et morales sont dissimulées.85 »
Le mythe présente donc une histoire qui est une parabole, qui produit un discours de
façon détournée : « Le mythe est une forme de discours qui élève une prétention au sens et à
la vérité.86 » Cette prétention à la vérité se retrouve dans Dog Star Man, et ce sous deux
formes. D’une part il y a dans le film toute la série de plans que l’on a précédemment
caractérisés comme « scientifiques » (les images d’astres ou d’organes), que l’on peut même
étendre, puisque de nombreux autres plans leurs sont comparables (ce sont souvent des gros
plans sur des matériaux naturels, au cadrage fixe : photogrammes D6 et D8). Ces images
constituent une observation du monde du Dog Star Man, une tentative pour le pénétrer.
83
P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.25.
Jane Wodening, « Interview with Jane Wodening », Stan Brakhage - Film Exhibition in Japan - Official
Catalog, Brakhage Eyes Organizing Committee, 2003.
85
Paul Ricoeur, « Mythe – L’Interprétation philosophique », Encyclopedia Universalis, corpus 15,
Encyclopædia Universalis S.A., 2002, p.815.
86
Ibid., p.815.
84
64
A celles-ci on peut rajouter tout le processus analytique qui est en œuvre dans le film.
Ce sont par exemple les métaphores, et en particulier celles qui délibérément mettent en place
un discours critique, comme celui comparant nature et architecture (photogrammes B10 à
B15). Mais ce sont aussi les dispositifs de certains des courts-métrages, comme ceux de Part 2
et de Part 3, qui aspirent à représenter d’une manière globale, totale une scène (à en épuiser
analytiquement les possibilités).
Le film dissèque par conséquent l’univers du Dog Star Man, et ce faisant reproduit une
des qualités du mythe, qui est de transmettre de la connaissance sur le monde. Le mythe est
une forme de sagesse, c’est un héritage des temps immémoriaux et en ce sens il est la
transmission d’un savoir ancestral à travers les civilisations. Mais comme l’écrit Ricoeur,
avant d’être une communication la sagesse est un désir de comprendre le monde : « Avant de
distribuer à l’homme des conseils, la sagesse représente une tentative d’exploration de
l’univers afin d’en assumer et d’en maîtriser l’immense diversité.87 » Or dans le film il y a
pareillement cette perspective d’une investigation du monde. C’est le plus flagrant dans Part
1, qui montre l’examen que Brakhage fait de la montagne du Dog Star Man.
Mais Brakhage pousse son exploration du réel au delà du monde qui l’entoure, et va
jusqu’à s’intéresser à l’inspection du médium cinématographique. En effet le cinéaste, dans ce
film, dresse une encyclopédie de techniques cinématographiques (que ce soit au tournage ou
en « post-production »), et surtout il questionne son art, part à la recherche de son essence.
Cela passe par exemple par l’effet de « flicker » (de clignotement), qui exhibe le nombre
d’images projetées par seconde, ou encore par la conclusion du film, qui déconstruit l’étape
du montage. En ceci Dog Star Man anticipe aussi d’autres œuvres futures, puisque l’intérêt
qu’on y devine pour la lumière (photogrammes D8 et G15) sera par exemple plus amplement
développé dans The Text of Light (1974). Néanmoins cette recherche des propriétés
intrinsèques du médium cinématographique dépasse largement le cadre de Brakhage, car c’est
une caractéristique que l’on peut appliquer à la majorité des films du mouvement
« underground » : il en est de même pour Tom Tom the Piper’s Son de Ken Jacobs (1969) ou
pour The Flicker (1966) de Tony Conrad (mais l’on peut aussi élargir cette réflexion à la
peinture, car c’est l’un des principes du modernisme pictural que d’aller vers l’essence de son
médium88).
87
88
Ibid., p.819.
Harold Rosenberg, La Dé-définition de l’Art (trad. fr.), Nîmes, Editions Jaqueline Chambon, 1992, p.66.
65
Cette recherche de type analytique est donc productrice de savoir, et de ce fait
contribue à introduire une sagesse dans Dog Star Man. Celle-ci, par principe, appelle une
communication avec autrui, afin de lui transmettre ses enseignements. La sagesse a donc un
caractère social, ce qui est d’ailleurs inhérent au mythe : le récit mythique a souvent figure de
paradigme, c’est-à-dire qu’il se donne comme un modèle à suivre pour la société. C’est
l’aspect éthique que peut avoir la connaissance, comme le signale Paul Ricoeur : « C’est dans
la mesure où le monde apparaît comme un sens menacé que la sagesse a une portée éthique :
connaître le monde, c’est être capable d’y vivre en y affrontant l’absurdité.89 » Il y a
également dans Dog Star Man une dimension éthique, qui réside en fait dans les valeurs que
le film communique. Nous les détaillerons dans la partie suivante sur l’interprétation de
l’histoire.
Enfin comme dans de nombreux mythes, Dog Star Man raconte la création du monde.
Doublement voire triplement même, puisqu’en plus du début de Prelude on peut considérer
Part 2 comme étant également la naissance d’un univers, et Part 3 comme étant sa cause (c’est
donc un épisode encore antérieur à cette naissance). Par conséquent l’acte fondateur de Dog
Star Man, qui revient avec insistance, est la genèse de l’univers, et c’est autour de cette
béance organique que s’érige l’ensemble de l’histoire. Car la figure du nouveau-né amène le
film à reproduire la situation fondatrice de la genèse. La naissance de l’univers n’est donc
plus cantonné à un temps primordial, mais devient réitérée. Il y a une descendance littérale qui
se forme, c’est-à-dire que chaque naissance renvoie à la naissance originelle, à la naissance
mythique. Ricoeur explique qu’il est ainsi du mythe de reproduire rituellement, pour ainsi
dire, l’idée de la naissance du monde : « Tout récit de régénération plongera ainsi dans la
puissance du mythe à la faveur de cette parenté profonde : tout ce qui commence en ce monde
est le commencement d’un monde. Nous ne comprenons la création que par la recréation,
mais, en retour, toute création a la solennité de ce qui a commencé une fois, in illo tempore.
Tout le pouvoir figuratif et imaginatif, tout l’exemplarisme rituel et toute l’affectivité
profonde du sacré sont alors déplacés vers la nouvelle création.90 » Dans Dog Star Man
l’introduction de Prelude trace donc une marque primordiale, qui est l’exemple fondateur
auquel les naissances ultérieures se réfèrent.
89
90
Ibid., p.819.
Ibid., p.818.
66
2. 3 - Interprétation mythique de l’histoire
Comme nous venons de le constater ce film partage donc un certain nombre de points
communs avec le mythe, ce qui va nous permettre à présent d’envisager son histoire en tant
que telle.
2. 3. A – Un mythe familial
Une des propriétés du mythe, nous l’avons vu, est d’avoir une portée éthique vis-à-vis
de la société. Dans Dog Star Man cependant, aucun message de caractère moral ne parait être
véhiculé. Pourtant, dans une interview donnée à la fin de sa vie, Brakhage suggère que ce film
a pu avoir une implication sociale : « Quelque chose est en train de rouler sur lui-même, qui
ne sera plus jamais pareil. Petit à petit, lentement, s’accusent le décalage et le changement.
Nous ne vivrons pas assez longtemps pour voir grand-chose, mais Dog Star Man en parle
beaucoup, parce que c’est une épopée basée sur l’individuel : c’est une épopée
personnelle.91 » Il semblerait que Brakhage fasse ici allusion à sa théorie du « plan sur 400
ans » (“the 400 year plan”), qui schématiquement est une croyance en la capacité de l’art de
changer à long terme les attitudes sociales92.
Il continue plus loin : « Prelude n’était sorti que depuis six mois et voilà que je
commençais à voir partout des garçons porter des cheveux longs. Je ne veux pas dire que
c’était la seule cause, c’est comme si je me demandais encore lequel des deux, entre la poule
et l’œuf, est arrivé le premier, mais Dog Star Man était de son temps, avec ses cheveux longs.
Ensuite, ils ont commencé à avoir envie d’escalader les montagnes sans vouloir réellement
atteindre le sommet. Pas de compétition, pas de machisme, rien de tout cela, seulement
escalader une montagne pour ramasser du bois et chauffer son foyer. Toute une éthique s’est
construite sur ce genre de choses, et non pas sur le fait de partir conquérir de nouvelles terres,
ou de couper les têtes de ceux qui ne croient pas au même dieu.93 »
Pour Brakhage donc, Dog Star Man est dans son temps, voire même un peu en avance.
A ce titre le film n’est donc non pas un mythe fondateur, puisque sa distribution confidentielle
l’empêche de toucher un public suffisant pour éventuellement lancer une mode, mais est
91
Donatello Fumarola, op. cit., p. 25.
Donato Totaro résume ainsi cette idée : « The 400 year plan can briefly be summarised by a belief in art's long
term ability to change social attitudes over short term, quick-fix social action: slow change over fast change. »
(Donato Totaro, « The 400 Year Plan », (page consultée le 1 septembre 2007), [En ligne], Adresse URL :
http://www.horschamp.qc.ca/new_offscreen/donato_brakhage.html).
93
Ibid., p.25.
92
67
plutôt un mythe anticipateur. C’est-à-dire que c’est une œuvre qui annonce, avec quelques
années d’avance, les changements sociaux profonds que connurent les Etats-Unis dans la
seconde moitié des années 60. Ceux-ci étaient certains déjà présents lors de la réalisation du
film, mais d’une manière infiniment plus marginale que lorsque arrive le mouvement hippie.
Ce modèle éthique, qui selon Brakhage a été par la suite reproduit massivement par la
jeunesse américaine, est comme il l’explique celui-là même que le Dog Star Man suit dans le
film : grimper dans la montagne, chercher du bois pour la cheminée, entretenir naturellement
sa famille, … bref, vivre à la campagne, y fonder un foyer et essayer de se débrouiller par soimême. Soit en d’autres termes, c’est essayer de vivre en dehors de la civilisation, comme le
relève Brakhage dans une autre interview : “Dog Star Man was the attempt to make the epic
of the Big Daddy, to make the visual epic of having a family, of raising it, of raising such a
family in a natural setting, a wild, crazy place up in the mountains somewhere, of removal
from society, from civilization even at times.94”
Mais ce qui est intéressant c’est que cette façon de vivre, celle que suit le Dog Star
Man, n’est en fait rien d’autre que celle que menait Brakhage et sa famille à l’époque. En effet
le couple à la fin des années 1950 décide de se mettre à l’écart socialement, et ainsi ils
s’isolent dans les montagnes du Colorado (celles du film). Ils mènent alors une vie difficile,
que l’on peut apercevoir dans certains documentaires d’époque sur le cinéaste comme
Brakhage on Film95, en essayant de subvenir à leurs besoins d’une manière autonome, par un
élevage modeste, etc.
Partant de ce constat, de ce parallélisme entre le modèle de vie représenté dans Dog
Star Man et celui que le couple était réellement en train d’adopter, et qui n’était pas évident
pour eux, il semble que le film soit comme l’expression conjuratoire de leur vie quotidienne.
En effet inscrire leur quotidien en histoire, le transformer en mythe, leur permet de se fixer un
jalon esthétique qui guide leur existence, car comme l’écrit Ricoeur, « vivre selon un mythe,
c’est cesser d’exister seulement dans la vie quotidienne ; le récitatif et le rite amorcent la sorte
d’intériorisation émotionnelle qui engendre ce qu’on peut appeler le noyau mytho-poétique de
l’existence humaine.96 »
Brakhage en était d’ailleurs tout à fait conscient, et l’on peut rapprocher son besoin
d’une « distance métaphorique » de ce que Ricoeur appelle « le noyau mytho-poétique de
94
Bruce Kawin, op. cit., quatrième partie.
Arnold Gassan, Carlos Steegmiller, Brakhage on Film, 1965.
96
Paul Ricoeur, op. cit., p.818.
95
68
l’existence humaine » : “By focusing on the particularities of our daily life I could provide for
Jane and the children and myself an alternative to the structures of traditional family living.
[…] Dog Star Man is a good example – a myth which deals with the breadwinner – myself –
being photographed by the wife, Jane (for the most part), climbing a mountain to chop down a
tree, to bring home some firewood… That’s the human story, spread out, all the way to the
stars and down to the microscopy of the man’s vascular system, with everything in between
metaphoring various historical stages in this brief climb of a mountain. We needed that
metaphorical distance.97”
Dans cette auto-mise à distance, expression métaphorique de son propre quotidien, le
couple se fixe comme psychanalytiquement un point de repère. Le film est un miroir
réfléchissant leur propre vie, mais d’une manière déformée. En effet c’est une vie mythique
que Dog Star Man véhicule, qui d’une certaine façon est là aussi l’essence de ce qu’à pu être
leur réelle vie quotidienne. Par conséquent celle-ci est un matériau à partir duquel Brakhage
travaille, au même titre que le médium cinématographique par exemple, et c’est certainement
en la travaillant, en y réfléchissant, qu’il a pu trouver cette distance dont il avoue avoir eu
besoin.
L’histoire de Dog Star Man, nous venons de le voir, reflète sous une forme mythique
le mode de vie que choisirent les Brakhage au tournant des années 1960. Le film a donc un
caractère social (puisque ce mode de vie est en plein dans l’actualité de l’époque), et de ce fait
possède une dimension éthique qui est généralement contenue dans les mythes. Le message
de l’histoire est par conséquent d’ordre moral, et réside dans l’affirmation de valeurs comme
la famille ou le retour vers la nature. Brakhage montre ici une nostalgie envers la structure
familiale traditionnelle, qui reflète certainement les manques qu’il connut durant son enfance
(cf. annexe A) : “As an orphan and as a multiply-abandonned child I respected the values of
family living. […] And if those films inspire me today it is because there is a fair and honest
representation of that image in them.98 ” On peut donc dire, à ce titre, que l’histoire de Dog
Star Man s’apparente à un mythe familial.
97
98
Suranjan Ganguly, op. cit., p. 145.
Ibid., p. 145.
69
2. 3. B – Un mythe cinématographique
En affirmant les valeurs de la famille (et du retour à la nature), le film se place sous le
signe de la perpétuation (d’un schéma traditionnel), et donc de la (sa) répétition. Cette
réitération d’un modèle venant du passé fait écho à l’idée de boucle, qui est présente de
plusieurs manières différentes dans Dog Star Man. Par exemple il y a le fait que l’histoire se
déroule à travers un cycle d’une année/d’une journée qui est potentiellement répétable à
l’infini, puisque à la fin on revient au départ (l’histoire se termine comme elle commence,
c’est-à-dire dans la neige). Il y a également dans le film la naissance du fils du Dog Star Man,
ce qui introduit l’idée de lignée, mais aussi d’éternel recommencement (puisque chaque
naissance renvoie à la précédente, et d’une certaine manière reproduit la naissance originelle,
c’est-à-dire celle de l’univers comme nous l’avons vu précédemment).
L’histoire du film s’inscrit donc dans une boucle : la quête du héros a vocation à se
reproduire. Pourtant à la fin de Part 4, Brakhage semble vouloir faire sortir l’œuvre de son
destin circulaire. Cela se passe en deux temps. Il rompt une première fois la répétition à
laquelle se destinait le Dog Star Man en le déplaçant brusquement dans un autre espace/temps
et en le transformant en constellation (photogrammes G7 et G8). Mais dans le film cela se
passe trop rapidement, et le spectateur ne peut pas vraiment comprendre cette issue sans avoir
analysé l’histoire. Nous pensons que Brakhage a eu conscience de cette lacune (due à
l’opacité formelle rendant l’histoire obscure), et que c’est du fait de celle-ci qu’il rompt une
deuxième fois le film, en le concluant par sa mise à nue technique (photogrammes G9 à G15).
L’issue trouvée par Brakhage pour terminer son œuvre est donc un saut de la diégèse vers
l’acte filmique du montage. Il y a ainsi une sortie hors de l’histoire : jusque là le sujet du film
était la quête du Dog Star Man, mais c’est désormais Dog Star Man en tant que matière
filmique qui passe explicitement au premier plan.
Cette rupture avec la boucle de l’histoire rappelle la prophétie dans les mythes, telle
que la définit Paul Ricoeur : « La prophétie est d’abord la tradition brisée, l’épuisement de
l’histoire passée du salut, la « nullification » de l’advenu ; c’est sur la base de cette
invalidation du passé qu’est proclamé l’irruption de nouveaux actes hors de l’aire de salut des
actes libérateurs récités par la confession narrative. Telle est la prophétie, le contraire du
récit.99 » De même dans Dog Star Man, le récit aménage un temps de la tradition, voué à
99
Paul Ricoeur, op. cit., p.819.
70
éternellement se ressasser, et s’il y a une première « aire de salut » proposée par l’histoire,
c’est bel et bien « l’irruption de nouveaux actes », extérieurs à celle-ci, qui en la « nullifiant »
permettent la résolution du long-métrage.
La prophétie est donc cinématographique, puisque cette histoire au caractère mythique
se solutionne dans le retour au matériau filmique. Par conséquent la prophétie est ici
l’affirmation de l’auteur, en tant qu’elle souligne son rôle de démiurge. Son individualité est
mise en valeur : dans la séquence finale c’est clairement le Dog Star Man, c’est-à-dire
Brakhage, qui fabrique le film. L’individu est isolé dans la création, et donc ce final est aussi
une sortie hors de la famille : revendiquer sa personnalité marque une extraction hors du
groupe, hors de la cellule familiale, hors de la tradition aussi.
Le film se termine donc prophétiquement, en montrant sous une forme symbolique
l’auteur en train de réaliser son œuvre. En effet on peut considérer Dog Star Man comme un
film de montage (il est clair qu’il a été « écrit » lors de cette étape), ce qui fait que l’image
finale (qui déconstruit métaphoriquement les gestes du monteur) peut être comprise comme la
monstration de la réalisation du film. Brakhage montre donc au spectateur comment a été fait
ce qu’il est en train de voir, ce qui constitue une mise en abîme que l’on peut comparer au
passage de l’Homme à la caméra (1928) où Dziga Vertov montre une monteuse assembler les
images qui viennent de défiler à l’écran. Dans le film soviétique, ces images explicatrices ont
vocation à faire des émules : c’est un film programmatique, dans un certain sens didactique,
qui appelle à la création filmique. Il en est de même avec cette fin de Dog Star Man, mais
sous une forme plus allusive. Le film se termine par conséquent en une invite à d’autres films,
non encore réalisés.
Car après avoir montré le héros couper symboliquement de la pellicule, la séquence
finale se conclue par la transformation progressive de ces photogrammes en blanc pur, qui
représente la lumière à la base de toute image cinématographique. Brakhage continue donc de
remonter le courant, mais il se retrouve ici sur un point de rupture, qui ne cache derrière lui
que le néant originel (le non-accompli). Or celui-ci est effectivement la véritable dernière
image puisque le film se termine sur quelques secondes d’écran noir (précédant l’ultime
générique). Ce blanc puis ce noir pur, qui renvoie au noir du début de Prelude, ont donc une
valeur signifiante en ce sens qu’ils représentent l’aboutissement du processus déconstructif :
de la diégèse on est passé au film en tant que pellicule, puis de là on est allé à la lumière. Le
noir, encore antérieur, serait par conséquent l’idée même de film. Il s’agirait du stade où le
film n’est qu’un projet, n’est qu’une virtualité. Ainsi a posteriori les images qui émergent du
71
noir originel de Prelude sont des possibilités de film, des virtualités choisies parmi d’autres
écartées (ce qui est effectivement le cas puisque Brakhage a commencé à monter ce courtmétrage selon le principe des opérations fortuites). La naissance du héros est donc aussi le
récit de la naissance d’un film, ce qui fait que pour nous Dog Star Man est avant tout un
mythe cinématographique, c’est-à-dire une histoire sur le cinéma.
En effet Dog Star Man, et nous l’avons constaté tout au long de notre raisonnement,
développe une réflexion sur les propriétés du médium filmique (sur sa nature, sur son
fonctionnement, etc.). Le cinéaste de plus met le film en abîme, et il le positionne tant
qu’œuvre d’avant-garde, c’est-à-dire qu’il tente de le situer à la pointe du cinéma
« expérimental » de l’époque (en se mettant à peindre sur la pellicule, en y collant des
matériaux, en expérimentant diversement, Brakhage montre qu’il se place dans la course à
l’innovation esthétique).
Mais dans Dog Star Man Brakhage réfléchit aussi sur l’Histoire du cinéma, sur tout
son pan « classique » : il emploie certains mécanismes de sa « grammaire » (mais sous une
forme déformée et donc de ce fait analytique), comme par exemple la figure du champcontrechamp. Rien que le fait d’avoir une histoire rend historiquement le film tributaire du
cinéma de fiction, même si Brakhage ne s’en rend pas compte au moment de sa réalisation.
En revanche il en sera conscient plus tard, comme il le confie à Suranjan Ganguly en 1993 :
I underestimated the historical flypaper I was stuck in. I didn’t realize until much later
how people in their daily living imitate the narrative-dramatic materials that infiltrate
their lives through the radio, TV, newspapers and, certainly, the movies. We went to the
movies at least once a week and to plays, and I read a great deal to the children and they
naturally acted out these things in their games… It was ironic that I who was an anomaly
because I was working independently outside the studio system created for myself a
situation that was akin to that of a studio. To that extent my work was tied to the whole
history of cinema when I thought that wasn’t the case. The films weren’t free to grow
aesthetically but dragged down by their subject matter. Despite all the evolutions of my
film grammar and my inclusion of hypnagogic and dream vision, they were still tied to
the more traditional dramatic-narrative framework. Moreover, while shooting I would ask
Jane and the children to keep quiet or be still, very basic things, but that pushed
everything back toward drama. And then, although they were used to being
photographed, they knew, like most people, when their picture was being taken, and that
became a factor in what they did before the camera.100
Ainsi comme le souligne Brakhage, rien que le fait de filmer un acteur le renvoie directement,
en tant que cinéphile, à l’Histoire du cinéma. Cela se ressent très bien dans Dog Star Man :
100
Suranjan Ganguly, op. cit., p.141.
72
d’une part le héros est filmé d’une manière qui épouse souvent des angles dramatisant, mais
surtout il y a la performance d’acteur de Brakhage, qui joue délibérément un rôle (on sent
qu’il incarne un personnage fictif), ce qui lie le film au cinéma de fiction.
L’histoire du film est donc lisible comme un mythe cinématographique. Son monde
est déréalisé par les multiples couches de surimpression, ce qui le rend purement filmique, et
le récit est une virtualité, un rêve cinématographique. En retournant au noir initial Brakhage
laisse supposer un nouveau commencement, ultérieur, celui d’un autre film à venir. L’œuvre
installe donc une eschatologie cinématographique : le mythe se résout dans un appel à la
création filmique.
2. 4 – Une forme proche de l’épopée
Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous avons montré les liens qui existent entre
Dog Star Man et la poésie littéraire. Nous avons notamment constaté que ce film était
particulièrement voisin de la poésie moderne, pour des raisons aussi bien d’approche que de
forme. Nous nous sommes ensuite penchés sur le caractère post-lyrique du long-métrage, et
plus spécialement en ce qui concerne son énonciation, qui mélange « je » et « il ». Car il est
une propriété de la modernité poétique de brasser sous un même poème des genres
traditionnellement distincts. Goethe (cité par Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov) en
dénombre trois principaux : « Il n’y a que trois authentiques formes naturelles de la poésie :
celle qui raconte clairement ; celle de l’émotion exaltée ; et celle préoccupée du subjectif :
épopée, poésie lyrique, drame.101 » Ducrot et Todorov commentent ensuite cette citation :
« On peut interpréter cette formule comme se référant aux trois protagonistes de
l’énonciation : il (épopée), je (poésie lyrique), tu (drame).102 » Par conséquent si l’on se réfère
au film, dès l’énonciation Dog Star Man mélange les genres de l’épopée et de la poésie
lyrique.
Mais dans ce présent chapitre, en s’intéressant à l’histoire, nous nous sommes de plus
aperçu que la forme du mythe était très présente dans le film. Or celle-ci nous rapproche
101
Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du
Seuil, 1972, p.199.
102
Ibid., p.199.
73
encore davantage de l’épopée, car chez les antiques l’épopée est la forme choisie pour
raconter les mythes. La figure de référence en est Homère, comme l’explique Michèle
Aquien : « Le mot épique désigne un long récit en vers (puis éventuellement en prose) à la
gloire d’un héros ou de hauts faits, mêlant histoire et légende : l’exemple originel en est
l’épopée homérique de L’Iliade et de l’Odyssée.103 »
Ainsi dans Dog Star Man, si l’on se reporte à la définition ci-dessus, on peut constater
qu’on retrouve plusieurs caractéristiques de l’épopée :
-
La durée du film (75 minutes) n’a au premier abord rien d’extraordinaire, mais ce
n’est que relativement à son contenu, saturé d’informations comme nous l’avons
vu, que l’on peut la considérer comme anormalement longue (ses équivalents sont
rares dans le cinéma « expérimental », pourtant riche en personnalités patientes et
ambitieuses) ;
-
L’épopée est traditionnellement consacrée à la gloire d’un héros, ce qui est ici le
cas avec le Dog Star Man, qui est quasiment l’unique personnage du film (le seul
en tout cas qui joue un rôle devant la caméra) ;
-
Sa quête a également un caractère épique bien qu’elle soit paradoxalement simple,
car elle est traitée cinématographiquement de façon exagérée ;
-
Et enfin le récit, en prenant l’apparence d’un mythe moderne, mêle effectivement
histoire et légende (puisque la vie quotidienne des Brakhage est racontée sous une
forme figurée, proche du conte de fée).
Dog Star Man contient donc plusieurs éléments symptomatiques de l’épopée. Au
regard de l’ensemble de l’œuvre de Brakhage, ces traits formels sont un reliquat de ses
premiers films, ses productions les plus narratives. Ceux-ci, que l’on étiquette habituellement
de psychodrame comme nous l’avons dit, étaient en effet déjà souvent centrés sur un unique
personnage, qui en outre symbolisait le cinéaste. Ses actions étaient également dramatisées de
manière expressionniste, ce qui indique déjà un lien avec l’épique (celui-ci y est transposé à
un niveau subjectif). De plus Brakhage y utilisait essentiellement le symbole pour avancer
dans l’histoire, ce qui là aussi montre une prédisposition pour la forme de la légende, du
mythe.
En revanche la longueur de Dog Star Man dépasse largement tout ce qu’avait pu
réaliser Brakhage au préalable, ce qui montre que ce film est une radicalisation esthétique des
103
Michèle Aquien, « Epique», dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses
Universitaires de France, 2001, p.243.
74
précédents psychodrames. En fait, il semble que ce long-métrage soit un développement
jusqu’à l’extrême des premiers courts-métrages du cinéaste, jusqu’à leur négation même,
puisque le film se termine par une sortie hors de l’histoire. C’est comme si par ce geste
Brakhage préfigurait les prochains mouvements de son œuvre, qui de plus en plus s’engage
hors de la narration.
75
Chapitre III
L’impulsion autobiographique
Le premier chapitre a été consacré à démontrer les analogies qui relient Dog Star Man
et la poésie littéraire, et en particulier avec le genre lyrique, et le deuxième s’est plus penché
sur sa relation avec la poésie épique. Nous avons constaté que dans les deux cas, ces
caractéristiques esthétiques étaient déjà présentes dans les œuvres antérieures de Stan
Brakhage. Mais nous avons dit en introduction que ce film annonçait aussi de nouvelles
orientations stylistiques, et dans ce dernier chapitre nous allons davantage nous intéresser aux
notions que le cinéaste introduit avec cette oeuvre. Nous verrons ainsi comment par un
mélange de subjectivité et de plans au caractère documentaire il rentre dans le genre de
l’autoportrait.
1 – Vers l’expression de la vision intérieure
Un des discours principaux de Métaphores et vision est de déplorer le rôle secondaire
attribué habituellement à la perception visuelle par rapport à la pensée verbale. En effet
Brakhage constate que dans notre société occidentale, par tradition, on sépare la vision de la
pensée. La tendance culturelle veut qu’on les considère comme deux phénomènes distincts,
bien que complémentaires. Mais on ne les positionne toutefois pas au même niveau : la
pensée est tenue pour une action plus noble que la vue. Généralement donc, le regard est
relégué au second plan. Brakhage s’oppose à cette conception dominante, et une bonne part
des textes de l’ouvrage est une argumentation en faveur de la vision. Pour lui, celle-ci non
seulement n’est pas inférieure à la pensée verbale, mais elle est elle-même productrice de
pensée (elles ne sont donc pas séparées mais liées). Nous allons à présent voir comment il
prolonge cette démonstration dans Dog Star Man, de manière purement visuelle. Nous nous
76
appuierons pour cela essentiellement sur un essai de William C. Wees, qui interroge le rapport
à la vision chez Brakhage104.
1. 1 – Du « Je » à la représentation physiologique du regard
Dans Métaphores et vision, Brakhage encourage de la sorte à laisser l’œil s’aventurer
librement, sans être asservi par la domination de l’esprit, programmée socialement (il parle
d’utiliser « un jeu dont les cartes ne seraient pas biseautées ») :
De nouveau mon œil se dirige sans mot vers l’extérieur, s’intéresse à ces vibrations
« indescriptibles », « fruits de l’imagination », […] pari perdu d’avance, qui voudrait
déjouer les relations (qui ont fait leurs preuves) entre rétine et cerveau, rompre cette
chaîne d’associations, de complicités entre l’œil et l’esprit, enfin utiliser un jeu dont les
cartes ne seraient pas biseautées comme elles l’étaient au commencement, donnant une
nouvelle chance à l’œil intérieur, cette fois destiné à l’exploration plutôt qu’à la
célébration d’un vainqueur désigné d’avance.105
Pour revaloriser la vision, le cinéaste appelle ainsi à laisser l’œil explorer le réel, à s’intéresser
à ses vibrations infinies, à revenir à un commencement, c’est-à-dire à regarder sans avoir
d’interprétations préconçues envers les phénomènes visuels.
Une telle conception du rapport visuel avec le monde amène Brakhage à adopter une
posture bien particulière en ce qui concerne le filmage. Car le fait qu’il souhaite que l’on se
mette dans une situation de vision libérée de tout a priori suppose ce double mouvement dont
nous avons déjà parlé à propos de la réception spectatorielle du film : cela implique d’une part
que l’on soit à l’écoute du réel, c’est-à-dire que l’on soit prêt à en recevoir quelque chose de
nouveau, d’imprévu, mais aussi d’autre part que l’on aille vers lui, que l’on provoque sa
découverte, ce qui signifie que l’on essaye de le voir sous un angle non conditionné
culturellement. Appliqué au filmage, ce double mouvement indique que le cinéaste se place
dans une configuration d’échange continu avec le réel. Filmer devient clairement une réponse
au réel, construite de manière intuitive, corporelle, sensible. Comme l’écrit Willem De Greef,
« filmer pour Brakhage n’est plus une question de représenter quelque chose, mais plutôt de
répondre à quelque chose par toute sa sensibilité ; ou plus exactement, par la dialectique entre
sa propre sensibilité et la sensibilité particulière de l’appareillage cinématographique.106 »
104
William C. Wees, « Donner la vue au médium : Stan Brakhage », Trafic, n°42, (été 2002), p.39-64.
Stan Brakhage, « Mon œil », dans Métaphores et vision, op. cit., p.30-31.
106
Willem De Greef, op. cit.
105
77
La précision qu’émet De Greef est très importante, car elle rappelle que cet échange
avec le réel a également sa réplique dans la relation de Brakhage avec sa caméra. Car ce
rapport répond similairement d’un double mouvement, qui est un va-et-vient entre les
possibilités techniques du matériel et le désir esthétique du cinéaste. Celui-ci, nous l’avons
dit, essaie de ne faire qu’un avec sa machine, de la transformer en son excroissance, mais
l’opération reste à un niveau virtuel : ce n’est qu’une attitude pour aborder le matériel, dans la
pratique la lutte persiste avec les restrictions techniques, et elle se joue par aller-retours (c’est
le principe du « feedback », du retour de force).
La volonté de fusionner avec la caméra est comme nous l’avons expliqué liée à
l’expression d’une forme subjective. Cependant, elle répond aussi à cet appel de Brakhage de
voir « avec et non pas à travers l’œil.107 » En effet le cinéaste ne considère alors plus la
caméra comme une fenêtre sur le monde, mais comme l’équivalent de l’œil. Ceci n’apporte en
soi rien de nouveau par rapport à ce que nous avons dit sur la caméra subjective, mais cela a
pour corollaire un parallèle intéressant entre l’œil et la machine. Les deux sont mis côte à côte
dans le processus de vision, et Brakhage compare leurs fonctionnements respectifs : puisque
l’œil et la machine produisent ce qui est vu, « les équivalents cinématographiques de la vision
ne peuvent être dissociés des matériaux et des processus de réalisation des films, pas plus que
la vision humaine ne peut être séparée du système visuel corporel.108 » Comme le souligne ici
William C. Wees, la caméra est donc assimilée au système corporel producteur de la vision.
Nous allons à présent observer comment Brakhage exploite cette idée pour essayer de
reproduire les mécanismes physiques du regard, et ainsi de « voir avec plutôt qu’à travers la
machine.109 »
Repartons des plans de type hyper-subjectif. Dans le photogramme H1 par exemple, l’
image tremble et est décadrée, ce qui sous-entend que la caméra est tenue à la main, sans
trépied. Techniquement le cadre reproduit les caractéristiques d’un plan subjectif : le
spectateur se projette dans l’individu virtuel que suppose le point de vue de la caméra, qui
serait ici allongé sur la neige et qui regarderait le chien venir à lui. Mais dans la suite de la
séquence la main du Dog Star Man émerge du cadre (photogramme H2), s’en allant caresser
le chien, ce qui à partir de ce moment signifie clairement que le cadre de la caméra est censé
être le champ de vision du héros. Il y a ainsi un saut qualitatif que nous pouvons souligner en
107
Stan Brakhage, Manuel pour prendre et donner les films, Paris, Editions Paris Expérimental, 2003, p.22.
William C. Wees, op. cit., p.46.
109
Stan Brakhage, Ibid., p.23.
108
78
parlant ici d’hyper-subjectivité. C’est-à-dire que dans ce régime, encore plus qu’avec un plan
subjectif traditionnel, le spectateur a conscience qu’il est projeté dans les yeux du personnage
diégétique.
Mais l’hyper-subjectivité n’est pas une fin pour Brakhage, mais un moyen : c’est le
premier procédé qu’il a trouvé (il l’utilise pour la première fois en 1954, rappelons-le, dans
Desistfilm), pour retranscrire la dynamique de la perception visuelle. Cette technique est
essentiellement basée sur un filmage nerveux et erratique, aux aguets pourrait-on dire, qui est
censé reproduire à la caméra les mouvements irréguliers du regard. En effet dans le quotidien
notre vision n’est jamais fixe, mais procède par sauts d’attention. Comme le note William C.
Wees à propos de Desistfilm, « capturant et libérant les points d’intérêt les uns après les
autres, la caméra se déplace comme les yeux, lorsqu’ils passent d’un détail à un autre d’une
scène inconnue.110 » Dans Dog Star Man cette dimension est toutefois atténuée par la
raréfaction des plans séquences, et l’on assiste guère à ces déplacements d’un détail à un
autre. Il n’empêche que cela reste parfois le cas, dans des plans plus brefs, comme par
exemple dans celui du photogramme H3, qui est un filet accompagnant le mouvement rapide
de la hache du Dog Star Man. Ici le sens de l’image est évident : le héros comme le spectateur
suit du regard la lame qui va s’abattre contre le tronc d’un arbre. Un tel mouvement de caméra
est donc typique de la façon dont les yeux détaillent une scène : « plutôt que de glisser
doucement d’un point à un autre, ils effectuent une série de brefs sauts, de saccades.111 »
En recréant l’instabilité du regard, Brakhage indique que la vue est inextricablement
liée à la sensation du mouvement. Et ici nous revenons à l’idée de « feedback » : en procédant
par aller-retour, la vision implique une interaction avec le réel, et donc un déplacement dans
l’espace. Car le mouvement est bien corporel : c’est la tête qui bouge, voire l’ensemble du
corps, pour répondre spatialement au processus de vision. Ainsi la caméra hyper-subjective
vaut encore une fois pour le corps, elle le remplace virtuellement, car ses mouvements imitent
ceux que l’on effectue naturellement (mais que l’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma).
Dans les plans subjectifs de Brakhage le voir est donc instinctif, sa spontanéité
signifiant qu’il reproduit « en direct » les changements d’attention de l’opérateur, et son
mouvement témoigne de l’importance du corps dans l’acte de vision. En fait le corps est ici
placé au centre du dispositif, car comme l’écrit William C. Wees, « sa caméra tenue à la main
110
111
William C. Wees, op. cit., p.47.
Ibid., p.47.
79
exprime l’intégration, par le corps, du sens tactile, cinétique et visuel.112 » Le cinéaste
fusionne les sens, afin de revenir à une pureté primale du regard. Ce geste montre une volonté
de voir une scène avant de la rationaliser, c’est-à-dire d’exprimer de manière littérale la
vision. Le projet de Brakhage est ici, avec ce « Je » hyper-subjectif, de présenter sous une
forme littérale les « aventures de l’œil ».
Mais dans Dog Star Man le cinéaste va plus loin. En effet cette forme hyper-subjective
provient comme nous l’avons vu d’œuvres comme Desistfilm ou Anticipation of the Night, et
elle se cantonne à reproduire les mouvements physiques du regard. Dans Dog Star Man
Brakhage dépasse ce stade : il tente de reproduire son mécanisme même. Cela passe entre
autres par la technique du clignotement, dont William C. Wees fait remonter sa première
utilisation à Loving. Dans ce film apparaît en effet une « séquence de clignotements, cadres
vides et images flottantes du sol et d’une branche de pin.113 » Or traditionnellement la
technique du « flicker », nous l’avons dit, s’attache à déconstruire le mécanisme de l’appareil
cinématographique. C’est par exemple le cas dans Arnulf Rainer (1958) de Peter Kubelka, où
la succession de plein (écran blanc, saturation sonore) et de vide (écran noir, silence) exhibe
l’essence du cinéma. Mais chez Brakhage le clignotement prend souvent un sens différent,
légèrement à côté : les photogrammes H4 H5 et H6 sont ainsi extrait d’une courte séquence de
« flicker », mais visiblement ils ne semblent pas faire référence à l’appareillage
cinématographique. En revanche ils s’insèrent dans la réflexion en cours dans le film sur la
vision. Il semblerait donc que le clignotement soit rattaché ici à l’acte de voir, et plus
précisément au clignotement de l’œil, qui temporise la vision « avec des pauses intervenant
tous les 1/10 à 3/10 de seconde.114 » Ainsi avec cet effet, le cinéaste prend en compte la
physiologie de la vision : c’est un saut qualitatif supplémentaire, par rapport à son unique
traduction.
Mais là encore le parallélisme persiste entre le corps et la machine, puisque le
clignotement répond dans les deux cas à « l’énergie pulsative requise pour l’acte créateur de
la vision.115 » Toutefois dans Dog Star Man l’effet de « flicker » prend encore une dimension
supplémentaire. Celle-ci est due à l’aspect souvent monochrome des images clignotantes, qui
la plupart du temps sont des flashes de plans peints sur- ou sous-exposés (ce qui atténue les
détails) (photogramme H4). William C. Wees, en s’appuyant sur une description de Dan
Clark, considère ainsi le final de Part 4 comme la succession extrêmement rapide d’une « liste
112
Ibid., p.49.
Ibid., p.50.
114
Ibid., p.47.
115
Ibid., p.50.
113
80
d’impressions visuelles (flashes, blanc/noir/orange, orange/noir/bleu/noir et ainsi de
suite).116 » Cet enchaînement de flashes colorés renverrait en fait au processus de la
perception visuelle :
Ces impressions de lumière et de couleurs changeantes, unies au rythme nerveux et
rapide du montage, nous permettent d’expérimenter de nos yeux l’intensité, le
surgissement, l’apparition de l’énergie que Brakhage communique à la lumière se
déplaçant en phase. Tel est le renouveau visuel, et voir le film de cette façon, c’est le
connaître sur un mode sensoriel, avec la même immédiateté que le système nerveux
quand il reconnaît que quelque chose est chaud.117
Il faut préciser que William C. Wees se trompe quant à la fin de Dog Star Man, puisque le
film ne se termine pas dans une telle alternance de lumières colorées (en ce qui concerne la
version « Criterion » il est difficile de parler uniquement de couleurs pures, dans la séquence
finale, tant ces images monochromatiques sont associés à des plans figuratifs). Cette erreur est
à mettre sur le dos de la description de Dan Clark, qui a très certainement transcrit la séquence
en suivant ses propres impressions, durant la projection, et non en étudiant le film de près, à la
table de montage. Cependant cela ne change rien à la véracité de l’observation, car l’on peut
trouver des séquences équivalentes ailleurs dans le film : ce qui importe est l’idée que ce type
de clignotement puisse reproduire physiologiquement la captation des sensations par le
système nerveux.
Dans Dog Star Man on peut donc voir comment Brakhage, en partant d’une
énonciation subjective, aboutit à la représentation du mécanisme de la vision. Ce
cheminement le conduit ainsi du « ce qui est vu » au « comment c’est vu » 118. C’est-à-dire
que de plus en plus, le cinéaste semble abandonner la fiction pour son rapprocher d’une
expression davantage littérale de la vision. Nous allons maintenant observer comment il
développe cette évolution à travers la technique de la peinture sur pellicule.
116
Ibid., p.43.
Ibid., p.45.
118
Ibid., p.51.
117
81
1. 2 – Phénomènes visuels produits les yeux fermés
Toutes les considérations que nous venons d’aborder sur le regard ne concernent que
ce que l’on pourrait appeler la vision extérieure. Celle-ci correspond aux images produites par
l’œil quand il absorbe de la lumière. Mais pour Brakhage il existe aussi une vision intérieure,
qui elle découle de la « lumière » produite de manière interne par le système visuel. En effet il
se rend compte que la vision est loin de s’arrêter lorsque l’on ferme les paupières, que des
images continuent à se former. Il écrit ainsi dans Métaphores et vision : « Lorsque mon œil est
happé, frictionné violemment, il devient l’instrument de myriades d’étoiles et hérite de visions
à chaque illumination que ces pressions lui font créer.119 » Cette formulation poétique décrit
un phénomène physique bien précis : quand on se frotte les yeux une sorte de bruit visuel
apparaît, auquel on a donné le nom de phosphène. Celui-ci est une sensation lumineuse,
résultant de l’excitation des récepteurs rétiniens par un agent autre que la lumière. Les
phosphènes sont donc des formes « abstraites » (bien que paradoxalement très concrètes), et
Brakhage va commencer à s’intéresser à ces phénomènes, à en prendre conscience, au début
des années 1960, plus ou moins durant la réalisation de Dog Star Man (on voit par exemple ce
genre d’images dans Thigh Line Lyre Triangular, réalisé en 1961).
Avant ces travaux, la vision que l’on peut avoir les yeux fermés n’a été que peu
représentée au cinéma : il y a bien eu des films abstraits assez proches de ce qu’a pu faire
Brakhage (comme certains films de Len Lye ou de Norman McLaren), mais à notre
connaissance aucun de ces cinéastes n’a pensé leurs créations comme des équivalents de
phosphènes. Ceux-ci étaient davantage attirés par la valeur plastique de leurs images. Chez
Brakhage la démarche est assez différente, car délibérément il cherche à reproduire ces
phénomènes internes, qui font partie de la vision au même titre que les mouvements saccadés
de l’œil.
Pour fabriquer ces images, le cinéaste utilise en premier lieu la peinture sur pellicule.
Il découvre d’ailleurs cette technique en faisant Dog Star Man. Il la développera fortement par
la suite, la dernière période de son œuvre étant quasi-exclusivement faite de films peints. Mais
à ce moment là il travaille encore photogramme par photogramme (plus tard il en dupliquera
par le biais de la tireuse optique), en utilisant essentiellement de l’acrylique, appliquée au
pinceau (il travaillera ensuite en peignant avec les doigts, à l’encre de Chine, avec des
119
Stan Brakhage, « Mon œil », dans Métaphores et vision, op. cit., p. 28.
82
marqueurs, etc.)120. Les photogrammes H7 H8 et H9 donnent une idée des résultats qu’il
obtient dans ce film. On peut constater que ces images ont toutes en commun une matière un
peu granuleuse. Cette qualité de texture, qu’il faut imaginer extraite du flux filmique (rapide
et constant), constitue en quelque sorte la base de la vision intérieure.
Cependant dans Dog Star Man, film hybride, on peut recenser également d’autres
types d’images reproduisant le bruit visuel. En effet Brakhage expérimente, et mélange
différentes techniques. Il y a par exemple celle du grattage (photogramme H10), qui est
récurrente dans le long-métrage. Mais il y a aussi une forme de grattage plus subtile, qui joue
avec les divers niveaux de la couche de l’émulsion : en grattant plus ou moins en profondeur,
on peut faire ressortir les couleurs différentes contenues dans la pellicule (photogrammeH11).
Et enfin, le cinéaste applique aussi des matières externes, comme dans le photogramme H12,
qu’il enduit d’une sorte de moisissure121. Dans tous les cas les photogrammes se fondent dans
un mouvement similaire à celui des phosphènes, tout en conservant une singularité formelle,
comme le décrit William C. Wees :
Les grains peuvent couler de façon égale sur l’écran ou tourbillonner, s’élever en une
foule tumultueuse, comme un nuage de moucherons, ou une eau limoneuse bloquée
tournant sur elle-même. Ils peuvent produire des vagues d’une texture lumière-couleur
informe ou s’agglomérer en motifs et formes reconnaissables, bien que fortement
mutables. Quelle que soit leur forme, ils sont censés être les équivalents de ce que chacun
peut expérimenter comme les flashes d’un motif rythmique des terminaisons nerveuses de
l’œil qui constituent les formes granuleuses de la vision les yeux fermés.122
Ainsi la picturalité réelle de ces images, leur valeur plastique, n’est jamais gratuite, mais est
orchestrée par le souci de retranscrire sur le plan filmique « les formes granuleuses de la vision
les yeux fermés ».
Par conséquent comme l’effet de « flicker », qui reproduit la pulsation du clignement
des yeux, ces images inspirées des phosphènes attirent l’attention sur les processus internes du
système visuel. Dans les deux cas le principe mis en œuvre est d’utiliser le message filmique
(les images qui défilent), qui représente la vue, afin de rendre le spectateur conscient du
120
Suranjan Ganguly, op. cit., p.147.
Brakhage décrit sa technique dans A Moving Picture Giving And Taking Book : « La 2ème Partie de Dog Star
Man a demandé la superposition de matérieaux (même du mica, qui fait monter la température et éjecte des
cristaux comme autant d’explosions internes) et des morceaux de pellicule troués plaqués entre une très fine
couche d’amorce transparente et un ruban adhésif, le tout attaqué avec des produits chimiques, de la colle Elmer,
Nu-Skin, etc., selon le morceau, et (la plupart du temps) chauffé au fer à souder qui donne à l’ensemble une
structure cristalline prédéterminée. » (Stan Brakhage, Manuel pour prendre et donner les films, op. cit., p.15).
122
William C. Wees, op. cit., p.54.
121
83
médium, qui vaut pour la vision. Comme Brakhage l’explique dans une interview vidéo, en
peignant sur la pellicule il cherche à reproduire la « musique visuelle » du système nerveux :
“I wanted to create a nervous system feedback of visual music. And I began that without
knowing quite what I was doing in Dog Star Man, when I painted on film.123”
Le cinéaste étend donc son étude de la vision par la peinture sur pellicule, qui lui
permet de répertorier les phosphènes dans son catalogue des diverses modalités du voir. A
travers la représentation du bruit visuel, il s’approche toujours plus d’une transcription
littérale de la vision. En effet tous ces plans peints ne sont rien d’autre pour Brakhage qu’une
tentative de fabrication « d’équivalents de ce qu’il voit comme il le voit.124 » C’est-à-dire que
ces plans tendent vers une transcription littérale des phénomènes visuels internes, mais qui est
aussi inexacte puisque ceux-ci ne peuvent être photographiés. Une représentation objective est
donc techniquement impossible, et de ce fait le cinéaste tente d’y remédier en se substituant à
cette machine qui n’existe pas, qui pourrait capturer les visions qui défilent lorsque les yeux
sont clos (la réussite de sa démarche étant vérifiable par chacun, puisqu’il suffit de comparer
les images du film avec celles qui apparaissent lorsqu’on ferme les yeux et que l’on appuie
dessus).
1. 3 – La vision hypnagogique
Comme nous venons de le voir, la vision intérieure génère des motifs visuels colorés
et granuleux, assez comparables finalement à certains tableaux de l’expressionnisme abstrait
(nous pensons à Pollock bien sûr, mais aussi à certaines toiles de Willem de Kooning ou
d’Arshile Gorky). Cependant, par le biais de la vision hypnagogique que nous allons
maintenant brièvement présenter, Brakhage intègre aussi des motifs plus reconnaissables.
En effet la vision hypnagogique est un autre type de vision que l’on peut avoir les
yeux fermés. Elle correspond à des images produites lorsqu’on est dans un état proche du
sommeil, entre la conscience et l’inconscience. William C. Wees la définit avec clarté :
L’hypnagogie est reconnue depuis longtemps comme la perception expérimentée au
cours de l’endormissement, du réveil, à chaque instant où la conscience dirigée se
123
Colin Still, « Brakhage on Brakhage II », By Brakhage : An Anthology, The Criterion Collection (DVD #184),
2003, extrait situé de 6’10’’ à 6’20’’.
124
William C. Wees, op. cit., p.41.
84
désengage du commerce actif ordinaire avec le monde extérieur. De tels états mentaux
produisent des images visuelles allant de formes et de motifs semblables aux phosphènes
à des visages, des silhouettes, des scènes distinctes. De quelque façon qu’elle se
manifeste, la vision hypnagogique s’origine dans le circuit neurologique de notre
cerveau. Selon une théorie récente, elle commence dans ce qu’on appelle le cerveau
primitif, les systèmes limbiques et reptilien dont les fonctions précédèrent les
formulations logiques et linguistiques imposées à la pensée par un cortex cérébral plus
récent (en termes d’évolution).125
Il est donc intéressant de voir que ces images proviendraient d’une partie « primitive » du
cerveau, en tout cas qu’elles sont produites par son circuit neurologique. Ce sont donc des
images engendrées par le corps, qui ne viennent pas de l’extérieur (elles font par conséquent
partie de la vision intérieure).
Dans Dog Star Man on peut repérer un certain nombre de séquences qui sont
comparables à ce type vision. Prenons par exemple les photogrammes H13, H14 et H15, tirés
d’une séquence au début de Part 3. Le premier photogramme montre une sphère granuleuse
bleutée, dans la partie haut gauche de l’image, qui se dissout au niveau de son extrémité
inférieure dans la main de Jane Brakhage, caressant son ventre. Il y a ici une superposition
d’un plan peint et d’un plan figuratif. Dans le deuxième photogramme, ce sont trois images
figuratives qui sont surimpressionnées. Il y a encore le plan sur la main, qui se prolonge, mais
en haut à gauche c’est désormais un plan sur l’intérieur d’un corps qui remplace la texture
bleutée. Néanmoins c’est la troisième image qui domine visuellement, qui est un gros plan
teinté en vert sur le visage de Jane Brakhage regardant la caméra. Enfin le dernier
photogramme montre un très gros plan cette fois du visage de Jane Brakhage (on distingue
son œil gauche et son nez), sur lequel sont surimpressionnés des masses de couleurs verte et
violette. Dans l’évolution de la séquence, on passe donc dans un mélange d’images concrètes
et de motifs abstraits de l’évocation du corps de la femme du Dog Star Man à sa pénétration.
L’appoint de formes colorées permet à Brakhage de déplacer la scène vers un onirisme
supposé matérialiser un état d’ivresse sexuelle. Par conséquent ici encore, le cinéaste travaille
sur des sensations très concrètes.
Brakhage engage donc un mouvement qui va de l’intérieur (la vision qu’il reçoit les
yeux fermés) vers l’extérieur (sa transposition sur pellicule). Ainsi toutes ces images a priori
abstraites, dont recèle Dog Star Man, ne sont rien d’autre qu’une tentative de reproduction sur
pellicule de phénomènes visuels réels. A ce titre la démarche prend donc un aspect
documentaire, qui est d’ailleurs revendiqué par Brakhage : « Je pense réellement que mes
125
Ibid., p.54.
85
films sont des documentaires. Tous. Ce sont des tentatives pour aboutir à une représentation
aussi précise que possible de la vision. Je ne fantasme jamais. Je n’ai jamais rien inventé pour
le plaisir de fabriquer une image intéressante. Je me bats toujours très dur pour avoir sur la
pellicule un équivalent, aussi fidèle que possible, de ce que je vois.126 » Cette déclaration tirée
d’un séminaire de 1972 semble certes exagérée, notamment par rapport à Dog Star Man qui
intègre une part de fiction importante, mais elle est en revanche tout à fait exacte en ce qui
concerne des œuvres ultérieures comme The Text of Light, qui étudie avec rigueur la
réfraction de la lumière dans le verre d’un cendrier.
L’aspect documentariste de Brakhage, qui s’attelle dans son œuvre à étudier l’acte de
voir, peut être considéré participant d’une dynamique éducative. En effet le cinéaste fait
figure de chercheur, puisqu’il étudie un terrain non défriché cinématographiquement et qu’il
communique ses résultats par ses films. Ainsi il présente des phénomènes naturels, réels, mais
que le public n’a pas l’habitude de voir. Il éduque donc le spectateur, en lui montrant diverses
formes de vision auxquelles celui-ci ne fait ordinairement pas attention. En les pointant du
doigt, Brakhage espère modifier la manière que l’on a de regarder le quotidien, afin de faire
prendre conscience de sa beauté naturelle. Cette prétention éducative, qui paradoxalement
consiste à encourager le retour à un regard non éduqué, renferme donc une dimension sociale
dont il se réclame lui-même : « Je veux vraiment aider les gens à voir, si tant est que j’aie une
fonction sociale claire en tant qu’artiste.127 »
Dog Star Man comme nous venons de le voir, en prolongeant et en développant un
intérêt déjà présent pour l’acte de regarder, met donc en place de manière quasiment
programmatique toute une série de film à venir sur la vision. Ceux-ci s’engagent à retranscrire
les phénomènes visuels de la manière la plus littérale possible, et ce faisant contribuent à
rapprocher l’œuvre de Brakhage du côté du documentaire.
2 - L'amorce du « home movie »
Dans le film on retrouve cet aspect documentaire à travers une série de points, que
nous allons aborder, qui annoncent la voie du « home movie » (du film de famille) dans
laquelle Brakhage s’aventure dès 1964 avec la réalisation des premiers courts-métrages de la
126
127
Ibid., p.41.
Ibid., p.42.
86
série Songs. Le genre du « home movie » est caractérisé par une pratique amateur du cinéma,
avec l’utilisation d’une technique minimale, et se concentre (initialement) sur l’entourage du
cinéaste. Nous allons examiner comment la recherche cinématographique de Brakhage
l’amène à rejoindre ces principes.
2. 1 – Le réel présent de manière spectrale
Dog Star Man nous l’avons dit est un film épuré, dont l’action se déroule pour
l’essentiel dans une montagne. Toutefois à plusieurs reprises le réel perce brièvement l’œuvre,
c’est-à-dire que du flux diégétique émergent des images qui manifestement n’ont rien à voir
avec l’histoire (cela se passe en particulier dans Prelude et dans Part 4, qui sont les deux
sections les plus générales du film, en tout cas celles qui sont le moins centrées sur un thème
unique). Ces images en effet sont visiblement hors de l’histoire du Dog Star Man : ce sont
pour la plupart de courts plans sur une « empreinte » de la civilisation urbaine, ce qui a priori
ne semble pas dans le propos du film. Car celui-ci met en place un univers précisément non
datable, qui en cela relève du mythe, basé sur une élimination de tout élément civilisateur (de
tout indice pouvant contribuer à recréer la société dans laquelle le film a été tourné).
Pourtant donc, Brakhage insère quelques plans qui contredisent cette démarche, ou
plutôt qui la mettent en perspective. Les plus évidents sont les plans sur les voitures de nuit,
dont nous avons déjà parlé dans le deuxième chapitre (photogramme I1). Ceux-ci sont
récurrents dans Prelude (ils sont notamment présents dans l’introduction), et montrent des
phares de voiture aller et venir rapidement dans une rue nocturne. Ce sont des images très
figurales (des formes lumineuses qui se déplacent sur du noir), mais des images aussi très
concrètes, puisque le spectateur reconnaît aussitôt qu’il s’agit là d’automobiles. Dans la même
série on trouve aussi quelques images plus directement sur la ville, comme un plan où l’on
distingue la devanture d’un magasin (photogramme I2). On peut lire sur le néon « Cleaners
Laundry », ce qui nous permet de deviner qu’il s’agit de la boutique d’un teinturier.
Ensuite il y a par exemple des plans sur une maison de ville (photogramme I3). Elle
est éclairée à l’intérieur comme à l’extérieur, ce qui signifie qu’elle est habitée. Apparemment
c’est une maison pavillonnaire, qui ne présente rien de vraiment particulier. Sauf peut-être
justement de marquer le caractère typique de cette résidence de banlieue, ce qui documente le
spectateur sur sa qualité architecturale.
Tous ces plans ont donc le même statut dans le film. Ce sont des images en marge de
la quête du Dog Star Man, sur des éléments urbains, filmées d’une manière assez anonyme. Il
87
n’y a aucun individu dans leurs champs, mais à chaque fois des témoignages sur l’activité
humaine. Leur point de vue quelconque leur confère une qualité documentaire, bien que celleci soit tempérée voire annulée par la subjectivité du montage. Néanmoins comparativement au
reste du film ces plans constituent une saillie du réel, c’est-à-dire qu’en étant extérieurs à
l’univers clos du long-métrage ce sont des manifestations de la société, de sa vie
communautaire. Ce sont des plans de coupe très brefs sur le monde social, qui est comme un
corps étranger englobant le microcosme des Brakhage, que le cinéaste essaierait de repousser
le plus possible sans toutefois pouvoir/vouloir l’effacer définitivement.
Dans Part 4 on voit apparaître une image qui est un peu sur le même registre, bien que
très différente dans la façon dont elle est utilisée. C’est un plan où l’on voit une main tenir une
baguette, et la pointer sur le tableau d’une salle de classe, alternativement vers le haut ou vers
le bas (photogramme I4). Cette scène n’a là aussi a priori aucun lien avec l’histoire du film.
Mais il ne s’agit pas non plus de plan de coupe, car à celle-ci est surimpressionnée diverses
autres images, comme un plan général sur la montagne en contre-plongée ou un plan en
plongée sur la ferme du Dog Star Man. En effet, contrairement à la première série de plans, ici
l’enjeu n’est pas illustratif, mais didactique : ce qui intéresse Brakhage dans ce plan c’est
l’action de pointer quelque chose, de l’indiquer. Il utilise donc le plan dans cette perspective,
car en l’associant avec la montagne et la ferme il clarifie la topographie, par la vertu du
montage parallèle (étudié précédemment). C’est-à-dire qu’il situe les espaces sur un ton
explicatif, professoral : en haut il y a le Dog Star Man, dans la montagne, et en bas se trouve
sa maison. Par conséquent le monde extérieur, communautaire, est ici utilisé par Brakhage
pour son discours, alors que dans les plans précédents il ne semblait pas avoir d’implications
avec ce qui l’entoure.
Plus en rapport avec le premier type d’images, il y a dans Part 4 deux plans
subliminaux assez étonnants. Ils durent effectivement seulement trois ou quatre
photogrammes chacun, ce qui est trop rapide pour que l’on puisse discerner leur contenu à
vitesse normale (on ne peut donc les percevoir qu’au ralenti ou en visionnant le film image
par image). Les deux plans se suivent. Le premier (photogramme I5) montre Stan Brakhage
habillé en costume de ville, allongé sur un rocher ensoleillé et tenant une petite boîte, comme
une cellule pour mesurer l’éclairage de la scène. Ses cheveux sont coupés courts, il semble
assez élégant : c’est clairement le cinéaste et non l’acteur (le Dog Star Man) qui est ici à
l’image. Le plan suivant (photogramme I6), encore plus éphémère et plus brouillé, montre
cette fois sa femme, Jane Brakhage. L’image semble avoir été prise au même moment (les
88
paramètres sont identiques), et tout comme son mari elle est habillée de ce qu’on suppose être
sa tenue quotidienne.
Donc encore plus que ceux que l’on a observé ci-dessus, ces deux plans sont
totalement, radicalement hors de la diégèse. Ils font l’effet d’un anachronisme, d’une
anomalie allant à l’encontre de ce que l’on croyait être la logique des choses. Ce sont deux
étrangetés extraites du contexte, mais qui ne sont pas placées là par hasard. On peut tout
d’abord les interpréter comme un moyen de justement recontextualiser le film : en s’insérant
sous son apparence quotidienne, Brakhage montre qui est réellement derrière ce long-métrage,
qui en est l’auteur. En quelque sorte, c’est un plan sur les coulisses de l’œuvre, qui permet au
spectateur attentif de mieux resituer son élaboration.
Ainsi ce plan est un effet de signature : ces quelques photogrammes sont une trace
attestant de l’identité véritable de l’auteur. Mais à ceux-ci Brakhage accole ceux sur sa
femme. Peut-on dire qu’elle est la co-auteur du film ? Nous ne le pensons pas, cependant il est
certain que son rôle a été de premier ordre et qu’elle a contribué activement au processus
créatif128. Brakhage lui rend donc ici hommage en la citant, en ne l’oubliant pas, en la mettant
une fois de plus à ses côtés.
Mais ces deux plans sont également le témoignage du tournage du film : ceux-ci ayant
été pris au même endroit et au même moment, cela sous-entend que pour filmer ces images le
couple s’est donné à tour de rôle la caméra. Or on peut généraliser cette situation à l’ensemble
du film, puisque nombreux sont les plans où le mari filme sa femme (souvent nue), et encore
plus nombreux sont ceux où c’est elle qui le filme (la plupart des plans où l’on voit le héros).
Il y a de cette façon dans Dog Star Man cette dimension d’un couple qui se filme
mutuellement, alternativement.
De plus on peut dire qu’en s’insérant tel quel, l’espace d’une demi-seconde, le cinéaste
signifie que le Dog Star Man est égal à Stan Brakhage, et que sa femme est égale à Jane
Brakhage : il y a là une clarification des rôles, qui contribue à confronter la fiction et la vie
réelle. C’est littéralement une figure de montage parallèle, puisqu’il compare deux univers
diégétiques différents (la réalité et la fiction) en les rapprochant au montage. Cette remarque
128
En fait Brakhage évalue différemment l’influence de sa femme sur Dog Star Man selon l’époque à laquelle il
émet son jugement. Ainsi dans Pour présenter Stan Brakhage, son entretien avec P. Adams. Sitney de 1963, il
déclare à propos du montage de Part 1 : « En premier lieu, je devais laisser de la place à Jane pour qu’elle
s’assoie à côté de moi et assiste à chaque étape du montage, de manière à ce que je sois, du point de vue émotif,
totalement réceptif à tout ce qu’elle disait et faisait. » (op. cit., p.28). En revanche, dans son interview avec
Bruce Kawin en avril 2002, il dit du rôle de sa femme durant les tournages : “And that’s been a little bit
overplayed. I mean, she did do some photography now and again, but basically that would be simply my saying
would you please hold this or do this, or take this picture when I say so, or whatever. And she was a helpmate in
that sense to the work.” (Bruce Kawin, op. cit., quatrième partie).
89
va dans le sens de notre hypothèse précédente d’un parallélisme entre le mode de vie présenté
dans le film et celui choisi par les Brakhage à la fin des années 1950.
Enfin, on peut noter une dernière série d’images extérieures à la diégèse. Là aussi nous
sommes dans un montage au caractère subliminal, puisque c’est un travail image par image en
accéléré et par flashes. Les photogrammes en question se trouvent au tout début de Part 2, qui
rappelons-le traite de la naissance du fils du Dog Star Man. Et donc les premières images qui
émergent de l’écran noir initiant le court-métrage sont quelques poignées de photogrammes
composites, qui sont des combinaisons faites par le collage de pellicules différentes. On voit
par exemple furtivement apparaître Jane Brakhage, sortant de la gauche de l’écran pour aller
dans son centre, vêtue d’une robe et fumant une cigarette (photogrammes I7 à I9). Cette
image fait écho au photogramme I5, en présentant également Jane Brakhage non en tant
qu’actrice mais telle qu’elle paraît être dans son quotidien (sur les photogrammes elle semble
ne pas prêter d’attention à la caméra, et de plus elle est habillée alors que dans le reste du film
elle est nue). Ces photogrammes resituent donc en quelque sorte la mère sous son aspect
habituel.
Ensuite viennent quelques plans, puis une brève séquence particulièrement
intéressante : on voit deux petites filles jouant à la balle en bas à droite de l’écran
(photogramme I10), puis la même image à laquelle Brakhage rajoute un plan où on les voit
jouer sous un autre angle (photogramme I11), et enfin toujours la première image mais avec
cette fois un plan sur Jane Brakhage allongée nue (certainement avant un accouchement)
(photogramme I12). Les deux jeunes filles sont en fait les deux premières enfants de
Brakhage, ce qui signifie que dans cette introduction de Part 2 c’est l’ensemble de sa famille
qu’il présente. Les deux filles comme la mère sont citées, elles sont donc prises en compte par
le film. Leurs jeux précèdent l’accouchement à venir : par conséquent cela sous-entend
qu’elles sont les grandes sœurs du nouveau-né. Ainsi celui-ci est replacé dans la diachronie
familiale, c’est-à-dire qu’il y a là encore une recontextualisation : Brakhage montre ici
d’abord le contexte réel, puis ensuite la fiction. Mais la fiction en ressort aussi affectée,
puisque le nouveau-né vaut désormais pour ses deux autres grandes sœurs (ce n’est plus un
enfant unique mais le dernier d’une famille déjà constituée).
Par conséquent ces plans encore une fois témoignent qu’une vie familiale bien réelle
est derrière ce film. Tout est fait pour indiquer qu’elle en constitue le verso, ce qui en
contrepartie ancre l’idée de famille au cœur de l’œuvre.
90
Donc, comme nous venons de le voir, le réel, en tant qu’élément extérieur à la fiction,
est présent en filigrane dans Dog Star Man. En cela il hante le film, puisque tel un spectre il
résiste à l’oubli (on ne peut l’effacer) et donne un sens au présent (le présent étant ici la
fiction). Ces plans créent donc un effet documentaire, en fixant définitivement le film au
quotidien de son auteur.
2. 2 – Un amateurisme revendiqué
Comme nous venons de le voir, Brakhage puise donc dans sa vie familiale quotidienne
pour construire son film (il filme sa femme, ses enfants jouer, etc.). Il s’inspire de celle-ci, et
le film est en une expression métaphorique (sous la forme d’un mythe). La famille est donc au
centre de Dog Star Man, ce qui annonce la problématique typique des « home movies » :
filmer son entourage (en ce sens on peut dire que Dog Star Man est un film de famille
métaphorique).
Mais au-delà de la cellule familiale, c’est toute la nature qui l’entoure que Brakhage
filme : sa matière première est ce qui l’avoisine. Il va dans la montagne qui est à côté de chez
lui, il filme ce qui est à proximité. En fait le cinéaste utilise tout ce à quoi il peut avoir accès :
le plus simple quotidien, comme sa femme qui allaite (photogramme I13) ou comme un
panoramique sur la montagne pris lors d’un trajet en voiture (photogramme I14) ; ou le hors
de l’ordinaire, l’imprédictible, comme ces plans sur la forêt qui vient de brûler (photogramme
I15). Brakhage tire partie des accidents de la nature, de ce qu’il ne pouvait prévoir, c’est-àdire qu’il modèle son film selon les surprises que lui apporte la vie quotidienne. Son
processus créatif est tout entier tourné sur l’écoute du quotidien : plutôt que de l’aménager
selon ses désirs esthétiques, c’est l’inverse qu’il fait, soit d’adapter son œuvre filmique à ce
dont recèle l’ordinaire.
Cette pratique finalement découle du fait qu’il travaille seul : puisqu’il n’a que peu de
moyens, il cherche à tirer partie de sa précarité, à en faire un atout plutôt qu’une entrave. Il
assume donc sa condition technique limitée et essaie de la mettre à son profit en abordant des
questions habituellement évacuées au cinéma, comme l’étude de la vision par exemple.
Le contrecoup est qu’il doit travailler de manière totalement artisanale. C’est une
réalisation solitaire (ou éventuellement à deux avec sa femme), ce qui l’oblige à revenir à des
conditions de production primitives. Les effets qu’il obtient sont rudimentaires, en ce sens
91
qu’ils laissent visible la trace de la manipulation technique (voir à ce propos les
photogrammes de collages tirés de Part 2). Mais Brakhage là aussi assume ses limitations
matérielles : il va dans leur direction en accentuant la rudesse de certains traits, ce qui
souligne la matérialité de la pellicule (photogramme I8). Cette technique artisanale
correspond aussi chez le cinéaste à un respect cinéphilique vis-à-vis de l’oeuvre de George
Méliès, et de ses premiers effets rudimentaires (il lui a d’ailleurs consacré un chapitre de son
Film Biographies129).
Brakhage a donc un statut de cinéaste artisan. Cela correspond chez lui a une pratique
du cinéma qui se veut celle d’un amateur. En effet pour lui cet état n’est absolument pas
péjoratif, mais équivaut bien au contraire à une liberté artistique accrue. L’amateur est celui
qui ne doit rien à qui que ce soit, qui crée pour son plaisir personnel. Certes Brakhage n’est
pas un simple dilettante, mais au départ c’est le même désir qui l’anime : prolonger sa vie
quotidienne dans la création. Car c’est en ceci que le statut d’amateur diffère complètement de
celui du professionnel : n’ayant pas les obligations contractuelles de ce-dernier, l’amateur
peut créer à son gré. Chez Brakhage l’art est désintéressé (il ne gagne pas d’argent avec ses
films), et surtout viscéral : il crée car il en a besoin dans sa vie (sa production gigantesque en
témoigne), car il considère l’art comme une extension de son existence.
Willem De Greef aboutit de la sorte à cette idée, en partant du constat que le filmage
chez Brakhage relève d’un acte performatif : « Comme chez Brakhage, le filmage n’est rien
de plus qu’une action, il en découle non seulement qu’il devient indissociable de sa
biographie, mais aussi qu’il n’existe plus de moment spécifique à la création ou au travail
artistique, parce que l’acte artistique est devenu un moment même de la vie.130 » Ainsi il
souligne que le caractère performatif du tournage, mais que l’on peut aussi étendre au
montage et à la post-production (la peinture ou les grattages relevant de même de la
performance), démarque la personnalité de l’auteur, et ce faisant contribue à en dresser la
biographie.
Brakhage part donc de son quotidien le plus proche pour bâtir Dog Star Man. Il filme
ce qui l’entoure, utilise ce dont il a à sa disposition, et tente d’aller le plus loin possible avec
ce peu de moyens. Cette démarche, comme le souligne Bart Testa dans Brakhage de Jim
Sheden, a eu une influence importante sur de nombreux cinéastes expérimentaux : “When
129
130
Stan Brakhage, Film Biographies, Netzahualcoyotl Historical Society, Turtle Island Publisher, 1977.
Willem De Greef, op. cit.
92
Brakhage made Dog Star Man, it’s a major accomplishment for his career, but it’s also a
major moment in the experimental film. This is the film that shows you could create an entire
cosmology for experimental film-making. […] A whole method of making. A whole
commitment to making. A whole surrender to the process of making art, that you could take
materials that seem very ordinary.131” Brakhage ainsi ouvre une voie, qui est de partir de
l’ordinaire le plus simple pour construire une oeuvre artistiquement complexe et ambitieuse.
2. 3 – Une œuvre autobiographique
Comme nous venons de le constater, Dog Star Man est un film qui accumule les
références à la vie de son auteur : celui-ci est l’acteur principal, la matière filmique est tirée de
son quotidien, l’histoire en est la métaphore, et les partis pris esthétiques mettent fortement en
avant sa personnalité, jusqu’à la silhouetter. Ce film a donc visiblement de forts liens avec
l’autobiographie. Nous allons à présent succinctement étudier jusqu’à quel point l’on peut
pousser ce rapprochement, et pour cela nous nous appuierons sur l’essai Autoportraits de
Raymond Bellour132, qui compare le genre littéraire de l’autobiographie avec certaines œuvres
vidéos et cinématographiques.
Tout d’abord Bellour remarque que l’autobiographie est en soi un genre pluriel,
protéiforme, qu’il est « suffisamment incertain pour être constamment à la frontière de
plusieurs autres genres et toucher ainsi à l’essence de l’acte d’écriture.133 » Cette remarque est
intéressante pour notre argumentation car Dog Star Man est de même une oeuvre hybride, à la
croisée des genres filmiques. Or ce brassage là aussi, en confrontant ces particularités, aboutit
à une réflexion sur l’essence du médium.
La notion fondamentale de l’autobiographie serait l’écriture de l’intime (soit « le
personnel, le privé134 » précise Bellour). Dans la classification qu’il met en place, deux
manières d’aborder cinématographiquement cette idée sont présentées : soit un cinéaste peut
en faire directement le propos de son film, soit ce sont les conditions de production et de
tournage qui peuvent faire surgir l’intime. Dans le cas de Brakhage les deux conditions sont
131
Jim Shedden, Brakhage, Zeitgeist Films, 1999, extrait situé à 17’30’’.
Raymond Bellour, « Autoportraits », dans L'Entre-images, Paris, La Différence, 2002 (nouvelle édition),
p.271-337.
133
Ibid., p.278.
134
Ibid., p.279.
132
93
remplies, bien que le fait de raconter sa vie soit un sujet pour l’instant encore en creux dans
Dog Star Man (il ne passera au premier plan qu’à partir des courts-métrages de la série
Songs).
Bellour cite ensuite Elizabeth Bruss : « Trois paramètres définissent à ses yeux
l’autobiographie littéraire classique : la valeur de vérité (qui engage l’auteur à dire vrai, tant
au niveau de la véracité des sources qu’à celui de la sincérité des intentions) ; la valeur d’acte
(qui reconnaît dans l’auteur un sujet responsable d’une démarche censée illustrer son
caractère) ; la valeur d’identité (qui rassemble dans une seule et même personne l’auteur, le
narrateur et le protagoniste).135 » Regardons s’il est possible d’appliquer ces trois critères à
Dog Star Man.
Au premier abord, « la valeur de vérité » semble difficilement pouvoir faire sens ici,
puisque le film se présente comme un poème à la fois épique et lyrique (ce qui signifie qu’il y
a et fiction et subjectivité). Mais comme nous venons de le voir ci-dessus, le film propose
aussi des ancrages dans le quotidien qui mettent en perspective le mythe avec la vie ordinaire
bien réelle. Et de plus, nous pouvons rajouter que si l’histoire est fictive, le mode
d’énonciation quant à lui relève non pas de la fiction, mais de la poésie lyrique comme nous
l’avons constaté dans le premier chapitre. Or comme l’écrit Käte Hamburger, « nous
éprouvons le poème comme énoncé de réalité, au même titre qu’un récit vécu qui nous serait
communiqué par voies orale ou écrite.136 » C’est-à-dire que le spectateur de Dog Star Man ne
se pose pas du tout la question de savoir si les images sont « vraies » ou « fausses », car il n’y
a pas un enjeu d’identification : il les considère uniquement pour ce qu’elles sont, à savoir des
images poétiques et lyriques, et en tant que tel il les accepte comme un énoncé de réalité
(toutefois on peut émettre un bémol en ce qui concerne Part 1, qui est peut-être plus proche de
la poésie épique que lyrique, du fait de la plus grande clarté de son histoire et qu’elle ne soit
pas en surimpression). Par conséquent, on peut considérer que « la valeur de vérité »
s’applique dans ce film.
« La valeur d’acte » en revanche est plus évidente dans le film, puisque la
multiplication des plans hyper-subjectifs (dans ses divers types de manifestation) prouve au
spectateur que l’auteur se livre à l’écran. Cela est d’autant plus vrai avec « la valeur
d’identité », puisque ici il est flagrant que le cinéaste, le narrateur et l’acteur sont une seule et
même personne.
135
136
Ibid., p.281.
Käte Hamburger, op. cit., p.236.
94
Les trois conditions dégagées par Elizabeth Bruss sont donc remplies, ce qui nous
permet d’affirmer le caractère autobiographique de Dog Star Man. En effet le film répond
bien à la définition de ce genre littéraire que propose Raymond Bellour: « […] devient
autobiographique tout texte (et non pas seulement un récit) dans lequel ressort l’intention de
l’auteur, secrète ou avouée, de raconter sa vie, exposer ses pensées, peindre ses
sentiments.137 » Ici l’intention de raconter sa vie est à moitié secrète, celle d’exposer ses
pensées est avouée mais présentée sous une forme hermétique ; en revanche la peinture des
sentiments est explicite et est transmise immédiatement au spectateur.
Cependant pour Bellour, un cinéaste comme Brakhage dissémine trop l’autobiographie
comme récit, traite ses témoignages sous une forme trop détruite, ce qui fait que le spectateur
ne peut retracer d’une manière suffisamment lisible la vie de l’auteur. Il propose donc
d’appliquer à ce genre de film la notion voisine « d’autoportrait », qui selon lui répond plus
convenablement à ces formes qui sont trop poétique pour le genre de l’autobiographie, plus
conformiste par définition.
3 – Un autoportrait cinématographique
La dernière partie du chapitre sera ainsi consacrée à l’étude du rapport entre Dog Star
Man et le genre de l’autoportrait. Celui-ci est l’objet d’une importante étude de Michel
Beaujour, Miroirs d’encre138, que nous utiliserons comme référence dans notre cheminement.
Nous nous appuierons sur certaines caractéristiques qui y sont dégagées, que nous tenterons
d’appliquer au film afin de voir en quoi il tient plus de l’autoportrait que de l’autobiographie
(ce qui nous permettra d’affiner notre analyse de ses particularités).
3. 1 – L’absence de toute linéarité
L’autoportrait, dont Beaujour fait remonter la figure princeps au livre X des
Confessions de Saint Augustin, se distingue tout d’abord de l’autobiographie par « l’absence
d’un récit suivi.139 » Il est non « chrono-logique140 », et en cela « diffère radicalement des
137
Raymond Bellour, op. cit., p.280.
Michel Beaujour, Miroirs d’encre – Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Editions du Seuil, 1980.
139
Ibid., p.8.
138
95
innombrables autobiographies qui commenceront fatalement au récit de naissance, et suivront
ensuite dans l’ordre chronologique.141 »
Dog Star Man de même ne respecte pas une avancée linéaire. La matière
autobiographique qui y est contenue est répartie de manière morcelée dans les cinq parties du
long-métrage. Il y a là d’ailleurs un double morcellement, puisque d’une part l’histoire est
scindée en cinq chants dont le lien chronologique n’est pas évident, et d’autre part l’histoire
elle-même est une autobiographie métaphorique, ce qui signifie qu’elle ne respecte que d’une
manière fluctuante la chronologie des faits autobiographiques réels. En fait l’autobiographie
dans Dog Star Man se cache derrière un masque (disons le « mythe » du Dog Star Man) qui
trouble les données premières en les opacifiant et en distribuant de fausses pistes. Mais
précisons : ce que nous entendons par « données premières » ce sont les évènements tels
qu’ils se sont passés réellement dans la vie de Stan Brakhage. C’est tout ce que nous avons
reconstitué à partir d’éléments comme les plans extra-diégétiques, comme les interprétations
des symboles, comme l’observation des expressions subjectives. C’est-à-dire que comme
nous venons de le signaler, l’autobiographie dans ce film est à reconstituer. Elle est présentée
au spectateur sous la forme d’un puzzle, qui serait lui-même éparpillé dans l’énigme de
l’histoire (puisque le récit mythique est également morcelé). Nous sommes donc face à
l’emboîtement de deux histoires : le « récit suivi » autobiographique originel est camouflé
dans sa version fictionalisée, et de plus chacune des deux histoires est présentée par le
cinéaste de façon fractionnée, non linéaire. Le spectateur est devant un jeu de piste complexe,
proche de l’hermétisme, qu’il ne peut résoudre que par l’analyse.
Brakhage emploie donc une méthode déconstructive pour transmettre son
autobiographie, qui est basée sur un éclatement des faits réels. Il procède en fait littéralement
par prélèvements, car c’est au compte goutte qu’il livre des informations sur sa vie : même
quand le spectateur a recollé les morceaux disséminés de son autobiographie réelle, celle-ci
reste fragmentaire. Ce ne sont finalement que des allusions (sur son mode de vie, sur sa
famille, sur sa personnalité), et il faut les compléter par l’imagination. Le cinéaste donc dès le
départ ne cherche pas à raconter l’intégralité de sa vie, mais juste à l’évoquer, et peut-être
surtout, à la transmettre. Il sélectionne par conséquent certains points qu’il juge
particulièrement significatifs, comme la naissance de son fils, et passe à la trappe le reste.
Sauf que la sélection s’est probablement faite malgré lui, à son insu pourrait-on dire : nous ne
140
141
Ibid., p.8.
Ibid., p.8.
96
pensons pas qu’il a choisi tel évènement à la place de tel autre parmi une somme de rushes
accumulés sur sa vie familiale, mais plutôt qu’il l’a filmé de manière non systématique, sur le
tas, selon ce qu’il jugeait intéressant. En d’autres termes, il n’a certainement pas sélectionné
au montage tel événement qu’il aurait pu trouver plus symbolique qu’un autre (nous pensons
ici aux quelques images du début de Part 2 : photogrammes I7 à I12), mais a monté avec ce
qu’il avait sous la main. Ce qui signifie que pour Dog Star Man il n’avait a priori pas vraiment
prévu la dimension autobiographique du film. Celle-ci en effet est trop marginale dans
l’œuvre : il ne l’a vraisemblablement pas planifié, c’est-à-dire qu’elle s’est imposée d’ellemême, qu’elle a émergée intuitivement, que les centres d’intérêts de Brakhage l’ont amené à
la croiser.
Car à l’image du reste du film, c’est lors de la période de montage que
l’autobiographie s’est affirmée dans le film (il suffit de considérer les quelques photogrammes
étudiés précédemment, insérés subliminalement), pour la simple raison que Dog Star Man est
un film de montage (nous l’avons déjà démontré). Ce qui veut dire qu’il est construit de
manière découpée, selon une logique non linéaire mais plutôt thématique (ou éventuellement
formelle). En cela il rejoint l’autoportrait littéraire, qui comme l’écrit Beaujour subordonne
habituellement sa « narration à un déploiement logique, assemblage ou bricolage d’éléments
sous des rubriques que nous appellerons provisoirement thématiques. […] Leiris donne à
l’ordre thématique la place principale, mettant la chronologie au second plan, diminuant ainsi
sa traditionnelle fonction explicative.142 » L’autoportrait est par nature une œuvre de montage,
de collage, ce qui va à l’encontre de la chronologie traditionnelle de l’autobiographie. Il n’y a
donc pas la recherche du retraçage de l’évolution d’une vie. L’enjeu d’un autoportrait est
autre.
Le fait de penser l’œuvre sous forme de thèmes, ce que fait par exemple Brakhage
lorsqu’il construit Part 3 en assemblant trois bobines consacrées respectivement à « Lui, Elle
et Cœur143 », conduit donc à l’élaborer selon le principe de l’analogie plutôt que de la
narration. Comme l’écrit Beaujour, l’autoportrait est fait de superpositions, de
correspondances (ce qui est tout à fait le cas dans Dog Star Man, avec ses jeux multiples
d’analogie formelle) :
Celui-ci [l’autoportrait] tente de constituer sa cohérence grâce à un système de rappels, de
reprises, de superpositions ou de correspondances entre des éléments homologues et
substituables, de telle sorte que sa principale apparence est celle du discontinu, de la
142
143
Ibid., p.8.
P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p. 186.
97
juxtaposition anachronique, du montage, qui s’oppose à la syntagmatique d’une
narration, fût-elle très brouillée, puisque le brouillage du récit invite toujours à en
« construire » la chronologie.144
Beaujour confirme ici ce que nous avons dit plus haut, à savoir que le brouillage de
l’autobiographie poussait à son décodage, à sa reconstitution.
Ainsi contrairement à l’autobiographie traditionnelle, qui elle respecte l’avancement
du curriculum vitae de l’auteur, l’autoportrait ne présente pas de clôture temporelle. Son
mode est l’analogie, le montage, ce qui l’amène à perpétuellement faire des sautes dans le
temps. Dans Dog Star Man il y a de la sorte un va-et-vient permanent de motifs, ce qui tisse
des liens visuels entre les différents courts-métrages (par exemple des images de sexe tirées
de Part 3 apparaissent en flash dans Part 1, ce qui crée comme un flash-forward, etc.). La
conséquence de cette construction répondant de l’analogie est que le film ne se donne pas
comme clos. Les correspondances diverses détruisent petit à petit l’idée utopique d’une
somme totalisante, puisqu’il semble que de nouveaux rapports peuvent indéfiniment se
former. L’autobiographie dans le film est ainsi profondément incomplète, car trouée et en
perpétuel devenir.
Par conséquent comme nous venons de le voir, l’enjeu autobiographique du film n’est
visiblement pas de faire le récit de la vie de Brakhage. Il semble plutôt vouloir la
communiquer, c’est-à-dire non pas l’expliquer mais la faire sentir. Comme le déduit Beaujour,
« la formule opératoire de l’autoportrait est donc : Je ne vous raconterai pas ce que j’ai fait,
mais je vais vous dire qui je suis.145 »
3. 2 – Le choix de l’exil
Nous avons vu que Brakhage, dans sa pratique de cinéaste, recherchait l’amateurisme,
dans ce que le terme a de plus noble. C’est-à-dire qu’il crée dans la plus grande liberté, sans
aucunes pressions extérieures, de façon à ce que l’art devienne un prolongement de sa vie
quotidienne. Cette caractéristique est peut-être à rapprocher de l’oisiveté, qui selon Beaujour
est intrinsèque à l’écriture de l’autoportrait146. En effet l’autoportrait naît d’une situation de
144
Michel Beaujour, op. cit., p.9.
Ibid., p.9.
146
Ibid., p.13.
145
98
retraite, où l’écrivain peut à sa guise se laisser aller à « l’écrivaillerie ». Certes on ne peut pas
dire que Brakhage soit oisif, car la réalisation d’un tel film lui a demandé plusieurs années
d’un travail minutieux. Mais finalement qu’est-ce que l’essence de cette situation d’oisiveté
dans laquelle se met l’écrivain, si ce n’est l’ouverture à une disponibilité, à l’improvisation ?
Or là on retrouve ce trait chez Brakhage, au tournage comme au montage d’ailleurs, puisque
comme il le confie à P. Adams Sitney il faisait souvent plusieurs tentatives avant de monter
définitivement une séquence : « Lentement, anxieusement et laborieusement j’essayai une
chose, puis une autre, et la défaisais pour en essayer une autre.147 » Brakhage se met donc
dans une situation d’expérimentation, de disponibilité, où il laisse aller librement sa pensée.
Néanmoins en conservant dans son film l’idée de fiction, via l’histoire du Dog Star Man, il se
fixe malgré tout une ligne directrice. On peut donc estimer que ce n’est qu’à partir des Songs,
c’est-à-dire avec ses premiers « home movies », qu’il atteindra un vrai désœuvrement, c’est-àdire une totale liberté.
Cependant on peut aussi considérer l’histoire comme un prétexte, comme un alibi, qui
permettrait au cinéaste de s’exiler. Car nous l’avons dit, l’histoire du Dog Star Man se situe
dans un temps mythique, c’est-à-dire dans une époque non situable, ce qui induit pour
Brakhage d’essayer d’éliminer toute trace caractéristique d’une société. Il n’y arrive pas
complètement ou ne veut peut-être pas y arriver, comme nous l’avons constaté dans la
deuxième partie de ce chapitre, mais d’une manière générale Dog Star Man est un film qui se
situe en dehors de la société. Et en effet l’histoire se déroule dans une montagne à la nature
sauvage (elle agresse souvent le héros), dont la seule trace de civilisation est la ferme en
contrebas. Rien qu’au niveau de la topographie, le film se trouve à l’extérieur de toute
société : le Dog Star Man est donc dans une situation d’exil.
Cet exil est en fait littéralement une sortie hors de l’Histoire. Le temps du récit est non
datable, et la circularité ambiante (l’histoire se passe sur une boucle temporelle d’un an/d’une
journée et la répétition de certains motifs visuels crée une sensation de cycle) déplace la
diégèse dans une sorte de bulle virtuelle. Le monde du film fait penser à un univers
idéalement vierge, primordial, presque d’avant l’homme. D’ailleurs il n’y a qu’un homme et
qu’une femme : ce peuvent être Adam et Eve, c’est-à-dire le premier couple sur Terre (c’est
en tout cas le premier couple dans le monde du Dog Star Man). Nous sommes donc dans un
temps du mythe, sur lequel le cours de l’Histoire n’a pas d’emprise. C’est un temps utopique,
147
P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p. 29.
99
qui là aussi est peut-être propre à l’autoportrait, comme le précise Michel Beaujour : « On voit
pourquoi l’autoportrait s’apparente si étroitement à l’utopie : il partage avec elle un fantasme
de communauté mythique étrangère à l’histoire, de société sans histoire.148 » Ce fantasme
d’une communauté étrangère à l’Histoire (car ici il y a communauté, même si elle réduit à une
unique famille) est en effet le propre des utopies, et elle montre encore une fois le lien du film
avec le mouvement hippie (qui ambitionne à ce même idéal communautaire).
Dog Star Man témoigne donc de cette volonté qu’a Brakhage de s’exiler hors de la
société et de l’Histoire (ce qu’il essaye plus ou moins de faire à cette époque). A travers ce
geste il fait vœu de solitude, mais c’est une solitude biaisée, car postulée temporaire :
Brakhage fait son film pour qu’il soit vu (on a même constaté qu’il avait une visée sociale), ce
qui fait qu’il aspire à retourner dans la société. C’est donc un exil transitoire, ou plutôt
intérieur comme le dit Beaujour : « L’exil de l’autoportrait est un exil intérieur. Non pas loin
du monde, hors de la cité, mais seulement en retrait.149 » Et c’est là que l’on peut faire
réintervenir ces quelques photogrammes de la vie réelle qui dérangent le film : par leur biais
le cinéaste montre qu’en dernière instance c’est le réel qui prévaut. La fiction n’est qu’un
mythe, qu’une projection du quotidien, qu’une parabole.
Mais ce lieu hors de l’histoire (la montagne du Dog Star Man), correspond aussi à la
virtualité de l’image cinématographique, qui ne reproduit qu’illusoirement le réel. C’est-à-dire
que l’illusion de ce lieu utopique (non situable, non datable) répond à l’illusion du médium
filmique. Cette montagne est un fantasme purement cinématographique. C’est une Idée de
montagne qui ne s’incarne que durant la projection de l’œuvre. Donc finalement dans cette
virtualité mise en abîme, le seul référent auquel on peut s’accrocher, la seule marque tangible
de réel est la matérialité de la pellicule qui défile. Il en est de même pour l’autoportrait,
comme l’écrit Beaujour : « Le propre des lieux de l’autoportrait est d’être aussi retiré que
ceux de l’Utopie, coupés de tout référent réel ou accessible. Le seul lieu réel auquel se réfère
l’Utopie et l’autoportrait, c’est le texte, le livre dans sa matérialité, et le langage : le livre est
leur seul corps (et leur tombeau).150 » Similairement, l’univers du Dog Star Man disparaît
lorsque se termine la projection.
148
Michel Beaujour, op. cit., p.22.
Ibid., p.23.
150
Ibid., p.23.
149
100
3. 3 – Un portrait par le détour
Néanmoins la montagne a beau être une Idée, un archétype151 (et donc non pas une
singularité dans le monde réel), elle reste à un niveau d’immuabilité par rapport au Dog Star
Man (qui rappelons-le est lui aussi archétypal). Le héros n’est que de passage sur ce lieu,
d’ailleurs à la fin du film il disparaît, se transformant en constellation.
Le film justement, du moins du point de vue de son histoire, fonctionne sur l’idée de
passage à travers des lieux, de traversée. Le Dog Star Man, durant la plus grande partie du
film (c’est-à-dire durant Part 1) ne fait que marcher, que gravir la montagne. Il passe d’un
cadre à l’autre, péniblement, et ce faisant accumule les espaces : son ascension est une
addition (une collection) de lieux différents, de plans différents. C’est une attitude
encyclopédique typique de l’autoportrait, que relève Raymond Bellour : « Le sujet de
l’autoportrait est un sujet de type encyclopédique. Il opère un parcours des lieux (au propre
comme au figuré) dont se constitue la culture et par lesquels il est ainsi constitué lui-même.
[…] Les lieux sont permanents, les images provisoires. L’autoportrait […] serait d’abord une
déambulation imaginaire au long d’un système de lieux, dépositaire d’images-souvenirs.152 »
Ainsi d’une part ce passage d’un lieu à l’autre signifie la formation d’une culture (selon le
schéma de l’encyclopédie), et d’autre part il est la modalité permettant la remémoration. Et en
effet dans Dog Star Man, tous les souvenirs ne sont que des à-côtés de la montée : le rêve de
Prelude a lieu avant que le héros n’engage sa marche, et les parenthèses de Part 2 et Part 3
(mi-rêves, mi-souvenirs) se déroulent en pleine ascension. Les lieux sont donc les vecteurs de
la réminiscence (le rêve fonctionnant aussi sur le souvenir), comme de la création du savoir.
Cette double qualité, de culture et de remémoration, est la dynamique qui nourrit
l’écriture de l’autoportrait. L’écrivain, homme de culture, déroule une succession de faits
autobiographiques dont la formulation est produite par la rencontre entre souvenir et savoir.
L’écriture autobiographique de l’autoportrait est référencée culturellement (en ce sens elle est
une démonstration de connaissances), ce qui signifie qu’elle-même découle souvent d’une
érudition. Cependant comme l’écrit Michel Beaujour, la contrepartie est que l’autoportrait
n’est souvent que le pur produit de son époque : « Ces codes riches et contraignants [le code
151
Il est par ailleurs intéressant de voir comment la montagne symbolise la mère (alors que le soleil nous l’avons
vu est un symbole masculin) : elle englobe le héros, signifie son bonheur s’il arrive à la surmonter, et peut-être
même engendre son fils puisque dans Part 2 ce sont des plans de celle-ci que Brakhage associe au nouveau-né.
C’est une montagne personnifiée, mythique, d’une grande similitude avec Gaïa.
152
Raymond Bellour, op. cit., p.288-289.
101
moral de son époque ou de sa classe, les bienséances, les conventions psychologiques et
culturelles] génèrent aisément le discours qu’ils canalisent.153 » L’autoportrait serait donc une
forme particulièrement déterminée culturellement. Beaujour continue plus loin : « C’est elle
[la tradition culturelle] qui lui fournit les catégories toutes faites qui lui permettent de ventiler
les miettes de son discours, de souvenirs et de fantasmes.154 » Pareillement dans Dog Star
Man, un certain nombre de codes conditionnent et stimulent « l’écriture » du film, notamment
en ce qui concerne tout son côté symbolique. Mais Brakhage réussit globalement à s’en sortir
en récusant les conventions discursives du cinéma. En effet, « expérimenter » lui permet
d’échapper aux sentiers battus, et de rejoindre peut-être un Antonin Artaud, qui « s’entête à
vouloir saisir directement son esprit à bras le corps.155 »
Or il s’agit bien ici de « saisir son esprit ». Brakhage se dépeint de manière indirecte,
contrairement à ce qu’aurait pu donner une autobiographie traditionnelle, car ce dont il est
question c’est plus de sa personnalité que de sa biographie. D’après Beaujour tel se construit
l’autoportrait, par le détour :
L’autoportraitiste ne « se décrit » nullement comme le peintre « représente » le visage et
le corps qu’il perçoit dans son miroir : il est forcé à un détour qui peut paraître nier le
projet de « se peindre », pour autant que l’autoportrait naisse jamais d’un tel « projet » : X
par lui même. Cela est improbable. L’autoportrait est d’abord un objet trouvé auquel
l’écrivain confère une fin d’autoportrait en cours d’élaboration.156
C’est donc de manière indirecte que l’autoportraitiste se décrit, ce qui signifie que sa finalité
n’est pas de raconter sa vie. Ainsi dans Dog Star Man c’est dans l’entrecroisement des
thématiques, des différents niveaux filmiques, que semble se dessiner la silhouette du
cinéaste.
Mais le procédé ne peut aboutir que sur une incomplétude, répétons-le, qui correspond
à ce sentiment paradoxal d’inachèvement, d’une œuvre encore en élaboration, alors que d’un
point de vue esthétique (formel, structurel) le film est tout à fait achevé. Car ce n’est qu’en
terme d’histoire, de discours, d’autoportrait que le long-métrage, en fonctionnant sur un mode
analogique, propose une ouverture qu’il n’est lui-même pas capable de refermer. D’où cet
accent d’effort, de souffrance, de désespoir qui entoure le Dog Star Man (il grimace souvent,
et le montage s’effectue dans la douleur), car il sait sa cause perdue : jamais il ne pourra
153
Michel Beaujour, op. cit., p.10.
Ibid., p.10.
155
Ibid., p.10.
156
Ibid., p.10.
154
102
terminer son film, si ce n’est en constatant son échec (ce qui à notre avis est le véritable sens
du final de Part 4).
Malgré tout Dog Star Man réussit peut-être l’essentiel, qui est d’atteindre une
universalité en partant du plus intime. Pour Beaujour ce mouvement, qui est d’aller de
l’individuel vers le général, est inhérent à l’autoportrait:
Ainsi tout autoportrait (à la différence de l’autobiographie, confinée, même lorsqu’elle a
recours à un mythe comme celui des quatre âges, a la durée d’une mémoire individuelle
et à des lieux individualisés) cesse-t-il pour l’essentiel, c’est-à-dire pour tout ce qui n’est
pas anecdotique en lui, d’être individuel. La machine d’écriture, le système des lieux, les
figures mises en scène, tout tend à la généralisation, […] du moins est-ce un type de
mémoire à la fois très archaïque et très moderne par quoi les événements d’une vie
individuelle sont éclipsés par la remémoration de toute une culture, apportant ainsi un
paradoxal oubli de soi.157
Tel est le succès de Brakhage, d’arriver à s’éclipser tout en étant le centre névralgique de son
film.
157
Ibid., p.26.
103
Conclusion
Dans le premier chapitre de cette étude, nous avons démontré que Dog Star Man
s’inscrivait dans le sillon de la poésie littéraire moderne. Il partage avec celle-ci des
caractéristiques esthétiques (propension au trope, liberté de la forme) comme conceptuelles
(choix de l’hermétisme, positionnement post-romantique). Dans le second chapitre nous nous
sommes intéressés à l’histoire, et avons dégagé lors de son analyse sa parenté avec le mythe.
Enfin dans le dernier chapitre, nous nous sommes penchés sur la qualité documentaire du
film, ce qui nous amené à constater sa ressemblance avec le genre littéraire de l’autoportrait.
Ses résultats nous ont permis de répondre en partie à la problématique que nous nous
étions fixée en introduction, qui était de chercher en quoi ce film constitue un tournant dans
l’œuvre de Brakhage, en quoi il marque l’entrée du cinéaste dans sa période de maturité. En
effet nous avons de la sorte pu voir que d’une part Dog Star Man, tant au niveau du mythe que
de son lyrisme, se situait dans le prolongement des premiers courts-métrages de Brakhage, et
que d’autre part, en amorçant un travail sur la vision les yeux fermés et sur le film de famille,
il annonçait les deux grandes directions que prit par la suite le cinéaste.
Dog Star Man est donc un film capital dans l’œuvre de Brakhage : il est arrivé à un
niveau de maîtrise technique et à un degré théorique qui attestent de la fin de ses années
« d’apprentissage ». Ainsi avec ce long-métrage, il accomplit la mission qu’il s’était lui-même
lancé dans Metaphors on Vision :
Les artistes se doivent de perpétuer la tradition de la vision et de la visualisation à travers
les âges. Actuellement, rares sont ceux qui s’attachent à faire l’analyse de la perception
visuelle en profondeur et qui ont su transformer leurs inspirations en expériences
filmiques. Ceux-là ont créé un nouveau langage que l’invention de l’image/mouvement
rendait alors possible ; ils ont su innover dans un domaine qui, avant eux, ne répondait
qu’à la conjuration des terreurs ancestrales. Leur sujet est essentiellement le traitement
par l’image – de la naissance, du sexe, de la mort et de la quête de Dieu.158
158
Stan Brakhage, « De la vision : métaphores », dans Métaphores et vision, op. cit., p.20.
104
Et effectivement il semble que ces quatre thèmes soient le cœur de Dog Star Man : la
naissance et le sexe sont les sujets respectifs de Part 2 et de Part 3 ; la mort est toujours latente
dans le long-métrage (elle est particulièrement visible dans la lutte que livre le héros, qui
souvent le met à terre et le touche au cœur) ; et en ce qui concerne la quête de Dieu, il n’y a
qu’à constater la similitude entre l’action du héros et la Passion du Christ (dans les deux cas
ils affrontent le martyre pour leurs semblables).
Le rôle important que peuvent jouer ces thèmes dans le film indique un trait essentiel
de l’évolution du cinéaste : Dog Star Man est construit sur des idées, de la même manière que
les courts-métrages qui le précédent, alors que les films qui suivent seront construits sur des
actes. Cela veut dire qu’après Dog Star Man, Brakhage se rapproche nettement du réel : par
exemple le thème de la mort est ici traité de façon symbolique, alors que dans un film comme
The Act of Seeing with One’s Own Eyes le cinéaste la prend à même le corps, en filmant des
autopsies. Brakhage développe cette idée dans une interview avec Richard Grossinger :
“That’s just like The Art of Vision has to do with an idea, much more than these new films
[The Pittsburgh Trilogy (1971)], and that’s why critics can write about the Dog Star Man or
The Art of Vision, because it’s premised on ideas, which are different than acts. […] From
Songs I become very concerned with event as something totally distinct from drama.159”
On peut se demander pourquoi Brakhage attendra plus de vingt ans avant de refaire un
film dramatique (il y reviendra en 1987 avec Faustfilm). On peut supposer qu’il ait eu le
sentiment après Dog Star Man d’être arrivé à un sommet, et d’avoir en quelque sorte épuisé
cette question. En outre le film lui offrait de nouvelles pistes de recherche, dans une direction
radicalement opposée.
Cet effet de rupture se retrouve aussi au niveau esthétique. En effet Dog Star Man, en
terme de montage, marque une acmé dans l’œuvre de Brakhage. Lorsque la surimpression
culmine en quatre bobines, le cinéaste atteint un point de saturation visuelle qu’il ne
reproduira plus par la suite. Au contraire après ce long-métrage, il accordera au montage un
rôle de moins en moins important, celui-ci se réduisant souvent au simple choix des plans.
David James attribue la raison de ce changement à l’acquisition en 1964 d’une caméra 8 mm :
“Though the Songs often contain similar work on the exposed film [as Dog Star Man], in
general the move to 8 mm coincided with an increasing reliance on shooting alone, such that
159
Stan Brakhage, Brakhage Scrapbook: Collected Writings 1964-1980, New York, Documentext, 1982, p.199.
105
in the late sixties Brakhage’s control over the camera and especially over single-framing was
so supple that the editing process became largely a matter of selection.160” Toutefois nous
pouvons aussi considérer cette évolution comme le corollaire de sa décision de s’intéresser
aux actes plutôt qu’aux idées, puisque le montage est du côté de la virtualité alors que le
filmage est du côté du réel. C’est par conséquent en toute logique qu’il a fait basculer sa
pratique cinématographique du côté du filmage.
160
David James, op. cit., p.41.
106
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109
Annexe A
(Biographie n°1)
Cette première annexe est une biographie succincte de Stan Brakhage, construite à
partir de sources diverses, qui s’arrête à son installation dans le Colorado, au début des
années 1960. Ainsi ce texte est avant tout une articulation d’appels de note.
Stanley Brakhage est né le 14 janvier 1933 dans un orphelinat de Kansas City
(Missouri). Le 4 février, il est adopté par Ludwig et Clara Brakhage, un couple qui espère
sauver un mariage cahotant en ayant un fils. Cela n’est malheureusement pas le cas et ils se
séparent alors que l’enfant n’a que six ans. Après le divorce, Stanley et sa mère déménagent
pour Denver (Colorado), où il passe le reste de son enfance jusqu’au lycée.
Durant sa jeunesse il voit de nombreux films, car l’envoyer au cinéma est pour sa mère
moins onéreux que de le faire garder par un baby-sitter161. De 4 à 13 ans il apprend à chanter
et à faire du piano (il est soprano dans la chorale de la cathédrale St. John à Denver et
participe à quelques enregistrements sur disques et à la radio). Il est asthmatique dès un an et
développe rapidement de nombreuses maladies (certainement la somatisation d’une enfance
difficile, voire hostile et oppressante)162. L’asthme, entre autres, le suivra une bonne partie de
sa vie163.
161
“Like for instance during the war, the Second World War, as I was a kid, I was given money to go to movies
because it was cheaper than paying babysitters. So movies were my mother’s way to inexpensively board me out
across a day, like three double features with hot dogs in between, and so on. Among those were newsreel
movies. […] They weren’t babysitters; they were family. They were my family across the given day. They were
also my culture; they were my church. And I felt them that way.” (Bruce Kawin, Interview with Stan Brakhage,
op. cit., première partie).
162
“Someone asked me recently, Why have you struggled so hard to end up so different from your neighbors…
or something… who do you think you are? I said quite truly, To save my life! I knew they were trying to kill me
and so when I first knew this I developed asthma at one year old. Which gave my mother a lot of other things to
do. She was trying to use me because she had adopted me to save the marriage; and I’d failed. So she had for her
efforts a child constantly wheezing. Then I moved to protect my skin surface – I was very fat, so I was again
buffered against all this use as much as possible. Then I developed sinus trouble which shut off the nose. Ear
aches, glasses. Get the picture? By the time I was six… I escaped sports because I developed a hernia. The
problem was that life wasn’t worth living with all these tactics. So the next thing to do was get it all together and
stop all this disease. In this society I think, for many, illness has been the only way to get through. And it may be
one reason I have this back problem at this moment. Because the pressure is very heavy on me at this time. […]
110
Au lycée, à la South High School de Denver, lui et ses amis forment une sorte de club,
qu’ils baptisent les « Gadflies » (les « taons » : les casses pieds). Plusieurs d’entre eux, dont le
réalisateur Larry Jordan, le compositeur James Tenney et l’acteur Robert Benson seront plus
tard des artistes reconnus. Desistfilm, réalisé en 1954, témoigne de l’atmosphère d’alors et de
leur esprit d’indépendance (certes aussi un peu naïf).
Artistiquement, la première ambition de Brakhage est de devenir poète, comme il
l’explique dans un interview : « Dans ma vie, la correspondance la plus riche aura
probablement été celle que j’ai eu avec les poètes. Compositeurs, musiciens, peintres,
cinéastes, personnes de théâtre, acteurs... J’ai été en relation avec des gens de tous les arts,
parfois même avec des architectes. Mais les poètes auront été les plus importants,
certainement parce que je voulais en être un depuis l’âge de neuf ans. Je me souviens
clairement qu’à dix ans je pensais être un poète, et du reste je faisais tout pour le devenir. J’ai
découvert Pound grâce à des amis du lycée164. Ils me prêtèrent son livre Cantos un peu
comme une blague, en pensant « voilà un livre qu’il ne sera pas capable de lire. » Et
effectivement je le trouvai difficile : au départ je n’étais peut-être capable que de comprendre
It has been – what I’m trying to say is that is has been a desperate struggle to keep alive. And to keep alive to me
meant that I had to be personal, which is all that I could be. […]
And I think came to be able to make that [art] because I had, was so locked in, that I was exploding with things.
With feelings and thoughts that I wanted to get out.” (Stan Brakhage, «The Seen », dans Brakhage Scrapbook:
Collected Writings 1964-1980, op. cit., p.209-210).
163
Il raconte ainsi à propos du tournage d’Anticipation of the Night: « Depuis des mois, j’étais de plus en plus
malade, atteint de malaises névrotiques de plus en plus nombreux, dont certains, comme l’asthme, font partie de
l’histoire de ma vie, et d’autres étaient complètement nouveaux. A cette époque, l’annulaire et l’auriculaire de
ma main gauche, c’est-à-dire celui du mariage et celui de la mort, étaient complètement déformés par l’arthrite ;
je ne pouvais plus les bouger et j’étais presque impotent (à l’âge de 26 ans, imagine un peu) ; j’allai d’échec en
échec dans toutes mes relations affectives, dans mes désirs de sortir de moi-même, sauf dans mes relations au
cinéma. » (P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.3).
164
Il développe ailleurs cette anecdote : “When I was going trough school I was always carrying a poetry book –
I was very interested in poetry and still am – and so I got a bad reputation as a kid carrying books when he didn’t
have to. When I had my sixteenth birthday party, a bunch of my friends as a joke got together – well first of all
they were going to buy me a birthday present – and what else but a book. While they were downtown looking for
a present, they found a book that was so absurd and ridiculous and impossible that even I would be defeated at
trying to read it. They were doubling over with laughter at the thought of giving me this book that would truly
defeat me. And sure enough came this all wrapped in tissue paper, and I was delighted because I loved books
and they were sensible enough to give me a book; and I opened the paper and there was a strange book indeed.
First of all it seemed to be English, but at least a third of it was in other languages; and it made references to the
gods. Just to get thru some of the courses at school I can remember writing on my arm in indelible ink, Mercury,
Zeus, Jupiter and having little definition of what all these were. It annoyed me to have references to a whole
pack of gods from elsewhere; the final incredible thing was that this gift book was filled with Chinese. This of
course was Ezra Pound’s Cantos, which is, if I must choose one book, the single most important book in my
life.” (Stan Brakhage, «Poetry and film », dans Essential Brakhage, op. cit., p.128).
111
une phrase sur cinq (avec tous ces mots étrangers et toutes ces tournures complexes), mais j’ai
persisté, et d’ailleurs je persiste toujours.165 »
Alors qu’il est toujours lycéen il voit Orphée de Jean Cocteau, un film qui le marque
intensément et qui lui fait prendre conscience du potentiel poétique du cinéma166. Il est aussi
très influencé par Eisenstein, qu’il lit avec assiduité à la bibliothèque municipale167. Il tourne
alors son premier film, en récupérant par le biais de l’armée du matériel non utilisé168.
Après des études secondaires rapidement avortées (en 1951 il quitte au bout de deux
mois l’université de Dartmouth, pour cause de dépression), il fait un détour chez son père qui
accepte de lui donner le reste de l’argent destiné à son éducation pour qu’il puisse s’acheter
du matériel cinématographique. Il revient un temps à Denver, puis décide faire le grand saut et
part en Californie poursuivre ses études, en s’orientant définitivement dans le cinéma.
Il y intègre la California School of Fine Art, à San Francisco, mais n’y reste que peu
car la section cinématographique vient de fermer suite au départ de l’enseignant pour lequel il
était venu, le cinéaste Sidney Peterson. Néanmoins Brakhage rentre rapidement en contact
avec le milieu artistique de San Francisco. Jean-Michel Bouhours le raconte dans l’avantpropos de Métaphores et vision : « Débarquant en Californie en 1953, Brakhage est hébergé
par le poète Robert Duncan et se trouve immédiatement en relation avec des membres de la
San Francisco Renaissance : Robert Duncan et Robert Creeley, transfuges du Black Mountain
College – cette université transdisciplinaire de Caroline du Nord où passèrent nombres
165
Colin Still, Brakhage On Brakhage II, op. cit., extrait (traduit) tiré de 0’00’’ à 1’20’’.
“I first realized (senior year of high school in Denver, Colorado) that “the movies” MIGHT / (possibly) be an
Art Form, during my third or fourth viewing of Cocteau’s Orpheus, followed similarly that summer of 1949 by
sub-titled screenings of Beauty and the Beast of Cocteau, then De Sica and Rossellini features, Dreyer’s Day of
Wrath, in several Denver neighbourhood movie houses. […] But I must confess that (excepting only Eisenstein
and Cocteau) I was not, in my youth, particularly affected by cinema’s “Europeans” – only, rather, INdirectly
affected trough my U.S. contemporaries… and, of that, only finally deeply by N.Y.C.’s Marie Menken and
Joseph Cornell. This is perhaps because I, early on, developed an aversion to Surrealism – finding it an
altogether inadequate (highly symbolic) envisionment of dreaming. What DID rivet my attention (and must be
particularly distinguished) was Jean-Isidore Isou’s Venom and Eternity: as a creative polemic it has no peer in
the history of cinema.” (Stan Brakhage, « Inspirations », dans Essential Brakhage, op. cit., p.208-209).
167
“Meanwhile, there was one copy of Jay Leyda’s Eisenstein in the Denver Public Library. I checked that out
and was reading and re-reading and re-reading it, and thinking and brooding and being loving.” (Bruce Kawin,
op. cit., première partie).
168
“We got some war-surplus out-dated Dupont gun-camera film in fifty foot spools. And we had to sit in the
dark with pencils and unreel it onto spools and make a splice in the dark so we could get hundred foot rolls. And
we then borrowed several cameras; also, we rented a camera for a couple of weekends. By the time, two years
later, we got a sound track on it, I suppose Interim had cost something like five hundred dollars. This is how I
made that first film; it seemed to me too expensive.” (Stan Brakhage, « Eight Questions », dans Essential
Brakhage, op. cit., p.118).
166
112
d’artistes et non des moindres, et dont Charles Olson fut le recteur de 1951 à 1956 – auxquels
se joignent des poètes de la Beat Generation (Allen Ginsberg, Philip Lamantia, Jack
Kerouak). A leur contact, le cinéaste se met à écrire ses premiers poèmes en prose,
puissamment métaphoriques.169 »
P. Adams Sitney relate dans la suite de Métaphores et vision la même arrivée à San
Francisco, un peu différemment : « Un concours de circonstances fortuit a conduit Brakhage à
louer, en 1953, un appartement jusque-là occupé par le cinéaste et poète James Broughton170
situé dans la maison de San Francisco de Robert Duncan, lui-même illustre poète
charismatique. A cette époque, Duncan se consacrait intensément à l’étude des œuvres de
Gertrude Stein ; il a même délibérément copié le style de Stein pour écrire son propre livre
Writing Writing. L’influence de Duncan se manifeste dans la plupart des premières œuvres
poétiques de Brakhage consacrées au cinéma. A l’époque où Brakhage et Duncan étaient en
contact permanent, le poète a écrit Poetry before Language. On peut y lire : « Je veux décrire
la Poésie, telle qu’elle était avant les mots ou les signes, avant la beauté, l’éternité ou le sens.
La Poésie ne permettrait pas au cerveau de falsifier ce qu’elle était en lui donnant un mot ou
un sens… Les organes du corps ne se contentaient pas de communiquer, mais, ensemble,
faisaient des choses. L’acte était une danse, son résultat la Danse, la Poésie. Au cours de cette
sorte de danse, l’œil et la main ont dansé ensemble. Ainsi la main a pu voir les cailloux et les
bâtons, et l’œil a su les toucher. »171 »
Ce fantasme de revenir à un langage originel, d’avant le verbe, se retrouvera dans
toute la suite de l’œuvre de Brakhage et notamment au tournant des années 1960, que ce soit
dans ses films ou dans son écrit théorique majeur, Metaphors on Vision (1963). Durant cette
période il retourne plusieurs fois à Denver, où il monte avec des amis une petite troupe de
théâtre qui joue des pièces de Tchékhov, Wedekind ou Strindberg, et qui lui fournit les acteurs
de ses deux films suivants : Unglassed Windows Cast a Terrible Reflection (1953) et
Desistfilm (1954)172. L’influence du théâtre se fait d’ailleurs ressentir dans ses premiers
courts-métrages, essentiellement des psychodrames, comme par exemple dans Reflections on
Black (1955).
169
Stan Brakhage, « Avant-propos », dans Métaphores et vision, op. cit., p.4-5.
« C’est en fréquentant le milieu artistique de San Francisco qu’il fera la connaissance de Broughton – qui lui
prêtera sa chambre pendant un voyage en Europe – et de Peterson, qui lui fait cadeau de sa lentille déformante
utilisée dans The Lead Shoes. » (Dominique Noguez, op. cit., p.98).
171
Stan Brakhage, « Introduction rétrospective : 1996 », dans Métaphores et vision, op. cit., p.11.
172
“When I began my third film I had no money at all. I still wasn’t convinced that I was a filmmaker. Like Jean
Cocteau, I was a poet who also made films. That was how I thought of myself: I was Denver’s Jean Cocteau.”
(Stan Brakhage, « Eight Questions », dans Essential Brakhage, op. cit., p.119).
170
113
Fin 1954 il part pour New York, où il est hébergé par Maya Deren173. C’est une
période de grandes difficultés économiques174. Il y fait la rencontre de nombreux artistes, dont
John Cage, Edgard Varèse ou Joseph Cornell. Ce dernier lui commande en 1955 un film sur
une ligne de métro aérienne, amenée à disparaître. En résulte Wonder Ring, qui fait date dans
la carrière de Brakhage puisque c’est son premier film non dramatique, exclusivement
formel175.
Fin 1955 il décide d’aller tenter sa chance à Hollywood, mais ne réussit pas à percer
dans le milieu de l’industrie cinématographique176. Il abandonne et retourne finalement à
Denver durant l’été 1956. Il y tourne l’année suivante Anticipation of the Night, un film qui
marque une évolution stylistique importante177. Il rencontre durant le tournage Jane Collom,
avec laquelle il se marie le 28 décembre 1957. Celle-ci prend immédiatement une place
considérable dans le processus créatif de Brakhage178.
173
“Well, Maya Deren picked up stray cats, and I was certainly the strayest cat that she could find at that time.
And she would immediately take you up to her apartment and give you a coat. […] So I edited. I was then
editing films in her crazy apartment with her wild voodoo cats yowling and screeching about.” (Bruce Kawin,
op. cit., seconde partie).
174
« Brakhage m’a dit une fois que quand il est venu à New York en 1955, il était si pauvre qu’il ramassait des
restes de sandwichs dans les poubelles. » (Jonas Mekas, Entretiens avec Jonas Mekas, Paris, Editions Paris
Expérimental, 2006, p.13).
175
« Cet exercice imposé, qui est son premier film sans fiction, sans personnages, où toute l’importance, comme
chez Cornell, est accordée à ce qu’il y a de formes, de lueurs, d’hiéroglyphes visuels dans un paysage (ici
urbain), va marquer dans son œuvre un tournant essentiel. » (Dominique Noguez, op. cit., p.100)
176
“In fall 1956, when he was twenty-three, Brakhage came to Hollywood hoping to work with Charles
Laughton, then slated to direct The Naked and the Dead. By the time he arrived, Laughton had been replaced on
that project, but Brakhage did obtain an interview with the president of MCA and was offered a salaried position
to train under Hitchcock as a director for the Alfred Hitchcock Presents television series. Two incidents aborted
this apprenticeship and conclusively turned Brakhage from the industry to the amateur cinema […].
Instead he took odd jobs with commercial filmmaking house, where he perfected his technical skills to satisfy
himself that the idiosyncrasies of his personal films could not be attributed to incompetence. In return for room
and board he worked as a projectionist and janitor for Raymond Rohauer at the Coronet, the city’s leading art
theatre, and also as a sometime lecturer for programs of experimental films there, including one of his own.”
(David James, « Amateurs in the Industry Town: Stan Brakhage and Andy Warhol in Los Angeles », dans Stan
Brakhage - Filmmaker, Philadelphie, Temple University Press, 2005, p.83-84).
177
« Tout ceci culmine dans un chef-d’œuvre qui se détache et fait date non seulement dans l’œuvre personnelle
de Brakhage, mais dans l’histoire entière du cinéma « expérimental » : Anticipation of the Night. En une
quarantaine de minutes, ce film développe splendidement les caractéristiques apparues dans les films
précédents : absence ou presque de « personnage », retournement du psychologisme des sketches narratifs en
subjectivisme intégral, sensualisme visuel, fluidité des mouvements et du montage, passion pour la couleur. »
(Dominique Noguez, op. cit., p.102).
178
James Tenney décrit ainsi leur rapport avec l’art : “The relationship of Stan and Jane, in that work, in the first
decade or so, was very much a collaborative one. It seemed to mo that they were constructing a kind of a world
of their own, in which the idea of making art was very much attached to dailyness, daily life. And there were
clearly an idea that making art was very much like making babies. And vice versa. That this creative energy
could manifest itself in many ways. And that they would be creating a world in which their art and their non
art… more seamless. There were no division… between.” (Jim Shedden, op. cit., extrait situé à 12’00”).
114
Ils déménagent alors à Princeton, dans le New Jersey. C’est une période
financièrement difficile pour Brakhage, qui survit en réalisant divers travaux alimentaires179.
En 1958 ils ont leur premier enfant (quatre suivront), dont Brakhage filme la naissance dans
Window Water Baby Moving.
Ils retournent au Colorado en 1959, et après être passés d’une maison à l’autre ils
s’installent en 1964 à Lump Gulch, une ville de montagne à 9000 pieds d’altitude où ils
resteront jusqu’à leur divorce, dans le milieu des années 80. Leur situation se stabilise, mais
les problèmes d’argent persistent180.
179
“Like Blanche, I was dependent upon the kindness of strangers. Someone would give me a job and I could
manage to pull it through. I was never funky about it or mean spirited. I always tried to do the best job that I
possible could. And I usually failed in some way or other, but somehow managed to keep going. And meantime,
there would be little scraps that would be left over that nobody wanted that I could take home and make a little
film out of, like Desistfilm or like any of these films. […] Yeah, commercials. In Denver, everywhere I lived,
wherever I could get a job I’d do a commercial. People took pity on me in some way. I think it was in some
cases just a total incompetence of this creature that they’d say, oh, for God’s sake, give him a break, you know.”
(Bruce Kawin, op. cit., deuxième partie).
180
« D’une lettre de Stan Brakhage, datée d’octobre 1964 : Mais à présent le maudit problème d’argent nous
assaille de toute part, un mauvais vent s’attaque à notre maison ici – toutes les possibilités sont à envisager
maintenant pour notre survie, me forçant à prendre en considération la solution des tournées de conférences
(quand, en réalité, les conférences ne font que reculer un peu les échéances), n’importe quoi pour n’avoir pas
encore à déménager avec toute la famille, fatigué comme je suis, comme nous sommes tous, de déménager,
déménager, nous trimballer ici et là à travers le paysage dévasté et infernal de ce pays. » (Jonas Mekas, CinéJournal – Un nouveau cinéma américain (1959-1971), trad. fr., Paris, Edition Paris Expérimental, 1992, p.155).
115
Annexe B
(Biographie n°2)
Cette deuxième annexe est la traduction, jusqu’à The Art of Vision, d’une biographie
anglaise parue dans le catalogue Stan Brakhage – An American Independent Filmmaker181.
- 1950 : Au lycée. Membre des « Gadflies », un groupe d’amis qui lisent et discutent de
musique, de théâtre ou d’autres écrits de l’avant-garde internationale.
- 1951 : Eté : Devient bachelier.
Automne : Etudiant au Darmouth College pendant un semestre.
- 1952 : Termine son premier film : Interim (25 min, n&b, bande-son de James Tenney).
- 1953 : Printemps : Etudiant à l’Institute of Fine Art de San Francisco, en classe avec le
photographe Minor White.
Eté : Se rend à Central City (Colorado) et tourne Unglassed Windows Cast A Terrible
Reflection (35 min, n&b) dans la ville fantôme de Nevadaville.
Dirige la compagnie de théâtre « Yellow Door » (qui comprend Larry Jordan, réalisateur de
Trumpet (1954-1956) et de One Romantic Adventure of Edward (1952-1964), dans lesquels il
apparaît en tant qu’acteur).
Monte des pièces de Maeterlinck, de Wedekind, de Tchekhov.
Automne : Habite à San Francisco, dans le sous-sol de la maison du poète Robert Duncan et
du peintre Jess Colins.
Rencontre Zukofsky, Rexroth, Patchen, Mc Clure et d’autres poètes.
The Boy and the Sea (2min, n&b), aujourd’hui perdu, est le premier film photographié par
Brakhage lui-même.
Hiver : Fait l’acquisition d’une caméra 16mm ainsi que du matériel de montage et de
projection, retourne à Denver et tourne Desistfilm (terminé en 1954, 7min, n&b, sonore).
181
Simon Field, « An American Chronology », dans Stan Brakhage – An American Independent Film-maker,
Arts Council of Great Britain, 1979.
116
- 1954 : Printemps et été : A San Francisco. Filme The Extraordinary Child (10 min, n&b) et
In Between, avec Jess Colins en acteur et Prepared Piano de John Cage en bande-son (terminé
en 1955, 10 min).
The Way To Shadow Garden (10 min, n&b, bande-son de Brakhage) est filmé dans le soussol de Duncan et de Collins.
Automne et hiver : Part à New York. Rencontre et étudie avec les compositeurs John Cage et
Edgar Varèse.
Projections dans le loft du Living Theatre. Se lie d’amitié avec les cinéastes Willard Maas et
Marie Menken (il devient membre de leur « Gryphon Group »), ainsi qu’avec Maya Deren.
Tourne Reflections on Black (terminé en 1955, 12 min, n&b, bande-son de Brakhage).
Reçoit la commande de Joseph Cornell d’aller filmer le métro new-yorkais El, de la troisième
avenue. En résulte The Wonder Ring de Brakhage et Gnir Rednow de Cornell (terminés en
1955, 6 min). De la même manière, il tourne la matière première de Centuries of June de
Cornell.
Reçoit l’Award of Creative Film Foundation, un prix mis en place par Maya Deren pour
récompenser les cinéastes « expérimentaux » et leur offrir un peu d’argent.
- 1955 : Printemps : Retour à Denver. Tourne Zone Moment (3min, aujourd’hui perdu).
Automne : Se rend à Los Angeles. Travaille au Coronet, le cinéma de Raymond Rohauer. Il y
fait le ménage et parfois présente les séances, en échange d’un hébergement et d’un accès à la
collection de films de Rohauer.
Tourne Flesh of Morning (terminé en 1956, 22 min, n&b, sonore).
Hiver : Commence à tourner Nightcats (terminé en 1956, 8 min).
- 1956 : Eté : Retourne à Denver.
Automne : Tourne Daybreak à New York et Whiteye à Bennington (Vermont) (terminé en
1957, 8 min assemblés, n&b, sonore).
- 1957 : Printemps : A Denver.
Réalise Loving, avec Carolee Schneeman et James Tenney (6 min).
Eté et automne : Tourne Anticipation of the Night (terminé en 1958, 40 min).
28 décembre : Marrie Jane Collom à Central City.
Tourne Wedlock House : An Intercourse (terminé en 1959, 11 min, n&b).
Travail publicitaire : Martin Missil Quaterly Reports.
- 1958 : Printemps : A New York.
Eté : Va à Princeton (New Jersey) ; tourne Cats Cradle à Bennington (Vermont) (terminé en
1959, 5 min).
117
Automne et hiver : Tourne des plans pour Window Water Baby Moving (terminé en 1959, 12
min) et pour Sirius Remembered (terminé en 1959, 12 min).
Se rend deux fois en Europe. La première pour le festival de cinéma expérimental de
Bruxelles - Knokke-le-Zoute, où il obtient le prix du jury pour l’ensemble de son travail. La
deuxième pour un travail alimentaire à Genève. Passe par Paris, y tourne The Dead (terminé
en 1960, 11 min).
Réalise Opening (30 sec) pour G.E. Television Theatre.
- 1959 : Automne : Part à Boulder Canyon (Colorado).
Commence à travailler sur Dog Star Man et fait deux films pour l’Etat du Colorado : The
Colorado Legend et The Ballad of the Colorado Ute.
Parmi les travaux alimentaires réalisés cette année, contribution à un film 35mm sur
Pittsburgh sous le pseudonyme de James Stanley (y participent également Len Lye, Gene
Smith, Stan Vanderbeek, Weegee).
- 1960 : Printemps : Va à Lafayette (Colorado) et y tourne la matière de Black Vision
(terminé en 1965, 3 min, n&b, sonore).
Automne : Part à Crisman (Colorado), pour deux ans. Tourne Films by Stan Brakhage : An
Avaant-Garde Home Movies (terminé en 1961, 5min) et Thigh Line Lyre Triangular (terminé
en 1961, 5min).
Termine également le projet alimentaire Mr. Tomkins Inside Himself, un film éducatif
scientifique, réalisé en collaboration avec George Gamow, qui sera en partie réutilisé dans
Dog Star Man.
- 1961 : Termine Prelude : Dog Star Man (25 min). Projections au Province-town Playhouse
et au Charles Theatre, à New York.
Filmwise I (montage de P. Adams Sitney) est consacré à son travail. Y collaborent Maas,
Boultenhouse, Tyler, Landow et Sitney.
- 1962 : Tourne Blue Moses, avec l’acteur Robert Benson (11 min, n&b, sonore).
Automne : A San Francisco, termine Dog Star Man: Part 1 (35 min) et Silent Sound Sense
Stars Subtonick And Sender (2min, n&b, aujourd’hui perdu).
Reçoit le quatrième Independent Film Award de Film Culture pour Prelude : Dog Star Man et
pour The Dead.
- 1963 : Printemps : Retourne à Boulder Canyon.
Termine Dog Star Man : Part 2 (7 min), qui incorpore le non abouti Meat Jewel et Oh Life –
A Woe Story – The A Test News (5 min, n&b). Commence à travailler sur Mothlight (3 min).
118
Eté : A Denver. Tourne Fire Of Waters (terminé - avec une bande-son - en 1965, 10 min,
n&b).
Automne : Se rend à Custer (South Dakota) pour travailler pour Naumon’s Films (il y fait des
films sur le mont Rushmore, sur Sitting Bull, et participe à la prise de vue d’un film sur
Korzcak Ziolkowski).
Continue Dog Star Man, dont Part 3 (terminé en 1964, 11 min). Commence à rassembler du
matériel pour Scenes From Under Childhood. Film Culture 29 publie une longue
correspondance sur le son et le cinéma entre Brakhage, Tenney et Markopoulos. Film Culture
30 est consacré à ses écrits regroupés dans Metaphors on Vision.
Le festival de Knokke-le-Zoute présente six de ses films en compétition.
Reçoit la bourse Avon Foundation Grant. C’est la dernière année où il a à participer à des
films « alimentaires ». Désormais il gagnera sa vie en faisant des conférences, en enseignant,
en louant ses films et en touchant des subventions.
- 1964 : Printemps : A New Yok. Achète un « 4-gang synchroniser » et travaille sur les
peintures à la main de Dog Star Man : Part 4 (5 min).
Retourne à Boulder Canyon après s’être fait volé à New York son matériel 16mm de montage
et de projection. Achète une caméra 8 mm ainsi que du matériel de montage182 et commence
les Songs, avec Song 1 (4 min).
1 juillet : déménage à Rollinsville (Colorado), où il restera jusqu’à son divorce. Réalise cette
année de nombreux films en 8mm : Songs 2 and 3 (7min), Song 4 (5 min), Song 5 (6 min),
Songs 6 and 7 (6 min) et Song 8 (5 min).
Film Culture 35 comporte sa longue lettre On Splicing, plus tard publiée dans A Moving
Picture Giving And Taking Book.
- 1965: Termine The Art of Vision, le développement de Dog Star Man (270 min).
182
Brakhage raconte dans une lettre à Jonas Mekas son acquisition d’un matériel 8 mm : « Hier, je suis sorti avec
mes derniers trente dollars en poche avec l’intention de remplacer la visionneuse-colleuse qui nous a été volée
dans la voiture à New York le dernier soir pendant que nous étions tous en train de visionner des films ; et je suis
rentré avec, à la place, un équipement complet de 8mm acquis pour exactement 30 dollars à une vente aux
enchères qui tombait à pic à Boulder. Impossible de trouver le moindre élément de matériel de montage 16mm, à
quelque prix que ce soit, dans tout Boulder, mais je suis rentré avec ce qui sert à me remettre en tête plusieurs
déclarations que j’ai faites ces derniers mois : je rencontrerai mes amis dans des salles à manger au moyen de
films de famille en 8mm, je peux être autonome et refaire des projections jusqu’à l’accomplissement de la vision
amateur, à savoir de l’engagement conduisant au mariage, à savoir de l’amour avec lequel on doit vivre, à savoir
de l’amour intérieur. » (Jonas Mekas, Ciné-Journal, op. cit., p.134-135).
119
Annexe C
(Elaboration de Dog Star Man)
1 – Origine de Dog Star Man
Dans son entretien avec Bruce Kawin, en avril 2002, Brakhage raconte l’anecdote qui lui a
inspiré l’idée du Dog Star Man.
Lorsqu’ils découvrent Dog Star Man, les gens pensent généralement : « Oh, une
épopée, qu’est-ce que j’y connais moi aux épopées, comment pourrais-je comprendre quelque
chose comme ceci? Et puis ces références à Homère, à Pound, à tous ces autres auteurs… »
Or ce qu’il faut bien comprendre à propos de Dog Star Man, c’est qu’il provient de quelque
chose de très simple : chaque soir, en rentrant du lycée, je m’arrêtais dans un drugstore pour
acheter un coca au chocolat. Et dans ce drugstore se trouvait une pile de petits livres de poche,
dans laquelle je farfouillais. J’y ai par exemple déniché Portrait de l’artiste en jeune homme
de James Joyce, mais je pouvais très bien tomber la semaine suivante sur un Faith Baldwin ou
un Edna Ferber183.
Et un jour, parmi ce petit stock, j’ai trouvé un livre intitulé Dog Star Man. Sur la
couverture on y voyait un cow-boy l’air pas content, torse nu (dans le style des peintures de
Thomas Hart Benton), assis sur un lit avec une femme en jupon rose, une guitare à la main. Et
j’ai pensé « Oh, ça ça peut ressembler à du Steinbeck ». Je l’ai ensuite ouvert, j’ai commencé
à le lire, et j’étais horrifié par la pauvreté de cette prose de romans de gare. Je trouvais ça
affreux et je me suis dit qu’il était terrible qu’un livre avec un aussi beau titre soit à ce point
mauvais. Et c’est de là que vient Dog Star Man (L’Homme de l’étoile du Chien).184
Ecrivains américains de romans populaires, à « l’eau de rose », de la première moitié du XXème siècle.
“See, you have to know about Dog Star Man, and anyone that’s approaching it and thinks: oh, an epic, what
do I know about epics and how can I understand this? And it’ll have all these references to Homer and Pound
and to all these people. People really need to know what the origin of Dog Star Man actually is. And that it is: on
the way home from high school, there was a drugstore where I used to stop every day and get a chocolate Coke.
And in that drugstore was a rack of little paperbacks which included some nice Signets and so on, from which I
plucked and read Portrait of the Artist as a Young Man by James Joyce, among other examples. But I might just
as well the next week have plucked Faith Baldwin or Edna Ferber, or whatever…
183
184
120
2 - Genèse du film
Brakhage commence vraisemblablement à travailler sur un projet intitulé Dog Star
Man dès le milieu des années 50, comme en témoigne une première ébauche de scénario datée
de 1954, publiée dans Métaphores et vision et écrite à Denver185. A cette époque il vit entre
cette ville et San Francisco, tout porte donc à croire qu’il rédigea ce premier jet lors d’un
séjour chez sa mère (certainement l’espace d’un week-end ou d’une soirée, étant donné la
brièveté du texte). Il écrit l’année suivante une nouvelle version du scénario alors qu’il se
trouve à Central City (là aussi dans le Colorado), intitulée « version définitive » dans
Métaphores et vision186. Cette fois-ci le scénario est plus abouti. C’est visiblement le fruit
d’une recherche plus longue : Brakhage a dû laisser l’embryon de film évoluer en lui et
gagner en complexité. Entre les deux versions du scénario quasiment rien ne persiste, si ce
n’est un titre similaire. Il semble donc que le cinéaste ait continué à travailler une idée, à la
remanier de fond en comble, comme si du reste il la cherchait encore.
Brakhage commence à travailler sur le film que l’on connaît à partir de 1959, alors
qu’il retourne au Colorado (précisément à Boulder Canyon). L’année précédente il a tourné
Sirius Remembered (1959) qui est sans aucuns doutes déterminant dans la mise en place
définitive du projet187. Ce film montre la décomposition progressive, dans la forêt, du cadavre
du chien des Brakhage. De plus de part son titre, le court-métrage introduit dans l’œuvre du
cinéaste le nom de Sirius (l’étoile principale de la constellation du Grand Chien). Sirius
Remembered amène ainsi Brakhage à relier trois éléments essentiels de Dog Star Man : la
forêt, le chien et la Dog Star, alias Sirius188.
On that rack one day was a book called Dog Star Man. And that rack showed a kind of unhappy looking cowboy
with his shirt off, sort of Thomas Hart Benton aesthetic of painting, sitting on a bed with a woman in her pink
slip and him with his guitar in hand. And I thought, oh, this looks a little like John Steinbeck or something... And
I opened it up and started reading it, and I was horrified at the tawdriness of the pulp prose. It was just awful and
I thought how terrible that book with such a beautiful title would have such a lousy writing and such a bad story.
And that’s where Dog Star Man comes from.” (Bruce Kawin, op. cit., troisième partie).
185
Stan Brakhage, « His Story/History », dans Métaphores et vision, op. cit., p.69-70.
186
Ibid., p.70-73.
187
Brakhage l’explique à P. Adams Sitney : « Il y a des thèmes qui reviennent en permanence dans chacune de
mes oeuvres, mais certains sont plus facilement repérables que d’autres dans Sirius Remembered. Un exemple
serait l’arbre. La caméra passe alternativement du cadavre à l’arbre. Je ne comprenais pas alors pourquoi je
faisais ça, mais maintenant je vois que j’étais en train de semer les premières graines de mon attirance pour
l’image de l’arbre blanc, thème qui domine Dog Star Man ». (P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage,
op. cit., p.14).
188
“Shortly after we left Princeton New Jersey we went back to Colorado and I began Dog Star Man. Dog Star
Man of course is deeply connected to Sirius, for the Dog Star is Sirius and sits with Orion in the heavens to guide
him. Something in this beginning of Sirius Remembered evolves into this epic you will be seeing across the
whole spate of programs here. This is something I never lost sight of because by that time we had another dog,
121
Le tournage de Dog Star Man est fait rapidement, en l’espace de quelques mois189. Il
filme seul ou avec sa femme, dans la montagne, aux alentours de chez lui. Il n’utilise pas de
scénarios pour le guider dans le tournage (du moins il n’a pas écrit l’équivalent des deux
scénarios de 1954 et 1955), ce qui l’amène à improviser sur place190.
Toutes les images de Dog Star Man ne sont toutefois pas issues de ce premier
tournage. Brakhage ajoute des plans de provenances diverses : des images qu’il avait tourné
pour d’anciens projets191 ou pour des films de commande, des plans filmés dans un
observatoire, etc. Plus largement il se débrouille et expérimente avec tout ce qu’il peut avoir
sous la main (il peint à même la pellicule ou fait diverses expériences de collages), Brakhage
n’hésitant pas à réajuster sa démarche artistique selon les modifications qui s’opèrent dans sa
vie192.
the ‘brown dog,’ who we picked up at the dog pound and drove crazy over the next few months as the star of this
film [Dog Star Man].” (Stan Brakhage, « Stan Brakhage at the Cinémathèque Québecoise », (page consultée le
24 août 2007), [En ligne], Adresse URL :
http://www.horschamp.qc.ca/new_offscreen/brakhage_montreal.html).
189
Jane Brakhage évoque le tournage du film dans une interview de 2002 : “I think it was 1959 or 1960 that we
filmed Dog Star Man. When he was making a documentary for the State of Colorado, they let him use a camera,
which we used for shooting Dog Star Man. […] We photographed it at the place behind Silver Spruce, West
Boulder. However, Boulder Canyon is perhaps a better way to say because there are lots of driving shots taken in
Boulder Canyon.” (Jane Wodening, op. cit.).
190
Brakhage en discute avec P. Adams Sitney : « Quand je me mis au montage de The Dead, j’avais tourné la
plus grande partie du matériel de Dog Star Man. Avec Jane, nous sommes allés sur la montagne où elle a filmé
toutes les images de moi et, sans que j’ai besoin de lui dire comment faire, elle trouva facilement et rapidement
la forme qui m’intéressait. Ce que nous avions en commun était tellement fort que nous n’avions pas besoin de
nous donner des instructions. Elle était là et moi je pouvais gesticuler frénétiquement et elle attrapait mon image
tout de suite filmant d’une manière qui s’accordait tout à fait à la mienne.
Tu dis que tu avais tourné tout Dog Star Man. Tu veux dire la 1ère Partie et le Prélude ?
Non. Je veux dire tout le matériel pour Dog Star Man. […] A l’époque, j’étais convaincu d’avoir tout ce qui me
serait utile pour ce que j’imaginais être un travail de près de quatre heures et demi. Maintenant, j’en suis moins
sûr. Je ne suis même pas sûr de pouvoir finir ce film. Avant tout, à chaque fois que je devais être filmé de loin,
c’est Jane qui devait le faire. Puis, parfois, elle sortait avec la caméra pour filmer des choses dont je pensais
qu’elle pourrait les filmer mieux et avec plus d’inspiration que moi. Un jour que j’étais malade et que je ne
pouvais pas sortir pour filmer le coucher de soleil et que je sentais que c’était important pour le film, Jane courut
dehors le filmer et me ramena bien plus que ce que j’espérais. C’est ainsi que je lui laissais toujours plus de
possibilités d’ajouter sa vision à la mienne pour un résultat plus complet. » (P. Adams Sitney, Pour présenter
Stan Brakhage, op. cit., p.18-19).
191
Le photogramme C4 par exemple semble provenir des rushes de Cat’s Cradle (1959).
192
« J’ai toujours veillé à ce que la progression de Dog Star Man soit en harmonie avec les changements dans
notre vie. En travaillant au film, je n’ai jamais laissé une idée empiéter sur mon mode de vie présent. Je n’ai
jamais construit ou permis que ne s’installe autour de moi une tour d’ivoire pour poursuivre l’idée originale de
Dog Star Man au détriment des changements inhérents à l’œuvre en fonction de la vie que nous menions. » (P.
Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.188).
122
Le montage est l’étape la plus fastidieuse de la création de Dog Star Man193. Encore
plus que pour le tournage, la présence et l’avis de sa femme sont particulièrement importants
pour le cinéaste194. Brakhage profite également de la possibilité que lui offrait un travail dans
un laboratoire de développer à moindre coût toute la pellicule qu’il souhaite, ce qui lui permet
d’imprimer la somme considérable de rushes qu’il vient de tourner195.
Le film fut présenté au public progressivement, au fur et à mesure de l’accomplissement de
ses différentes parties :
- En 1961 Brakhage projette pour la première fois Prelude à New York.
- En 1962, Part 1 est terminé. Film Culture décerne son Independent Film Award à Prelude.
- En 1963, Part 2 est terminé. Prelude est présenté au festival de Knokke le Zoute.
- En 1964, Part 3 et Part 4 sont terminés. Part 2 et Part 3 sont présentés à New York (c’est
durant ce séjour que Brakhage se fait voler l’ensemble de son matériel 16 mm).
- En 1965 : première de Dog Star Man dans son intégralité. The Art of Vision est terminé.
193
« Parfois, alors que je travaillais sur le montage de Prelude, je m’endormais l’après-midi. J’étais franchement
découragé. On était très pauvre, avec deux enfants et peu d’argent ; j’essayais désespérément de garder mon
travail pour une chaîne de télévision pédagogique à Denver, mais je n’arrivais pas à joindre les deux bouts. Tout
était si difficile, même de trouver de l’argent pour manger et payer le loyer, sans compter le reste : c’était
difficile et j’étais constamment écrasé de fatigue. Je travaillais et puis je tombais de sommeil jusqu’au moment
de me lever et de retourner au travail. Je m’endormais parfois en fin d’après-midi jusqu’à sept heures du matin,
et au moment d’aller au boulot je tombais sous l’emprise d’un sentiment de malheur et d’impuissance. »
(Donatello Fumarola, op. cit., p.22-23).
194
Il le raconte ainsi à Sitney : « Jane et moi avons travaillé ensemble au montage de ce film, comme aucun autre
film. […] Une fois que j’avais avancé dans une certaine direction en faisant plusieurs collures, Jane et moi
regardions ensemble le film et nous commencions à parler à fond des différents niveaux du film.
C’était une copie de travail que vous regardiez ?
Non, l’original. Je travaille toujours avec l’original. Je n’ai pas les moyens de me payer une copie de travail ;
ainsi, je me suis habitué à travailler dans ces conditions. Jane et moi parlions pendant des heures de, mettons, dix
collures. C’était comme si nous étions engagés dans une direction qui contenait nos intérêts les plus profonds à
tous les deux. Parfois je prenais une direction qui me semblait en relation parfaite avec ce que je ressentais ; et
toutes les collures fonctionnaient d’une manière profondément énigmatique, qui satisfaisait à mes préoccupations
métaphysiques. Mais cette direction ne contenait pas sa vision à elle. A l’inverse, parfois je me laissais trop
influencer par ce qu’elle disait ; et je prenais une direction qui la satisfaisait elle, mais qui ne contenait pas ma
vision. Nous ne faisions aucuns compromis jusqu’à ce que nous trouvions la voie unique et juste qui contenait la
vision totale et permettait d’aboutir à quelque chose de nouveau. A cause de cette procédure lente, laborieuse et
tourmentée, nous avons mis un an et demi pour finir le montage de la 1ère Partie. » (P. Adams, Sitney, Pour
présenter Stan Brakhage, op. cit., p.28-29).
195
“So you see, each film comes in a different way. Dog Star Man (of which you’ll see the Prelude tonight) was
made while I had a job at a lab that agreed to process my film at cost while I was on the job. They never realized
that I was to put through six thousand feet in two months’ time. Also at this studio we had high speed cameras.
So we had super equipment, and all that footage at a very minimal cost. And so it goes.” (Stan Brakhage, « Eight
Questions », dans Essential Brakhage, op. cit., p.119).
123
3 – Compte-rendu de la première de Prelude
Jonas Mekas consacre deux pages de son Ciné-Journal à la première de Prelude196.
26 octobre 1961
SUR STAN BRAKHAGE
C’est la semaine Stan Brakhage – deux soirées consacrées à ses films ayant lieu au
Provincetown Playhouse et une au Charles Theatre. Brakhage était présent pour « expliquer »
son œuvre. Il a laissé ses collines pour venir à New York montrer ce qu’il a fait dans son exil ;
il a vécu à Denver (Colorado) les quatre ou cinq dernières années.
Depuis sa première projection au vieux Living Theatre (dans le nord de la ville), il y a
sept ou huit saisons, le nom de Brakhage a été étroitement lié au cinéma d’avant-garde en
Amérique. Il en a toujours été le participant le plus controversé ; son nom a été utilisé et est
encore utilisé par beaucoup pour dénoncer le mouvement du cinéma expérimental en son
entier. Il y a seulement quelques numéros, le Film Quaterly le dénonçait violemment comme
un amateur et un charlatan. Les garçons du New York Film Bulletin ne l’ont pas décrit en
meilleurs termes. Même ceux qui avaient l’habitude d’encenser ses premières œuvres,
critiques aussi bien qu’amis, se sont retournés contre ses dernières tentatives, regrettant la
« perte » d’un artiste « de talent ».
Après avoir eu la chance de voir la plupart des films récents de Brakhage, je me sens
prêt à confier au papier mes propres impressions, réactions et déclarations sur son œuvre.
Pour rendre furieux les critiques « Nouvelle Vague », je commencerai par déclarer que
Brakhage est l’un des quatre ou cinq ciné-artistes les plus authentiques oeuvrant dans le
monde, et peut-être le cinéaste le plus original en Amérique aujourd’hui.
Je dirai ensuite que les trois derniers films de Brakhage, Anticipation of the Night, The Dead
et Prelude sont parmi les plus beaux films faits ces dernières années, une tête au moins audessus de tout ce qui est provenu depuis de n’importe quelle Nouvelle ou Vieille Vague. […]
Il n’y a qu’un ou deux autres ciné-artistes oeuvrant aujourd’hui (et vous serez surpris
d’entendre leurs noms) qui puissent transformer la réalité en art avec autant de succès que
Brakhage. Un paysage, un visage, une tache de lumière – tout se transforme sous son œil en
quelque chose d’autre, en l’essence de soi-même, au service de sa vision personnelle. […]
Dans Prelude, le nouveau Brakhage atteint vraiment son sommet et donne au cinéma moderne
un de ses authentiques et incontestables chefs-d’œuvre, un film qui est un poème, une pensée
métaphysique, une symphonie visuelle, je ne sais comment dire – c’est au-delà de la
description avec des mots, c’est du pur cinéma. Après avoir vu Prelude, quelqu’un s’est
exclamé : « Maintenant toutes les Nouvelles Vagues peuvent se carapater dans les collines et
y rester ! ».
196
Jonas Mekas, Ciné-Journal, op. cit., p.48-49.
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