la race comme crime civique

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la race comme crime civique
LA RACE COMME CRIME CIVIQUE
Loïc Wacquant
érès | Revue internationale des sciences sociales
2005/1 - n° 183
pages 135 à 152
ISSN 0304-3037
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Wacquant Loïc , « La race comme crime civique » ,
Revue internationale des sciences sociales , 2005/1 n° 183, p. 135-152. DOI : 10.3917/riss.183.0135
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La conception extrêmement particulière de la laquelle « tous les hommes sont créés égaux » et
« race » en tant que « principe national de vision dotés de « certains droits inaliénables » avec la
et de division sociales » (Bourdieu, 1989), que violation pure et simple de cette même vérité par
l’Amérique a inventée et dont la rigidité et le la servitude de millions de Noirs.
caractère systématique sont pratiquement sans
Le régime de Jim Crow remania la frontière
équivalent dans le monde, est une conséquence racialisée entre esclave et libre pour en faire une
directe de la collision décisive entre esclavage et séparation rigide de castes entre « Blancs » et
démocratie qui s’est produite après que le ser- « Nègres » – ces derniers comprenant toutes les
vage eut été établi comme la forme principale de personnes de descendance africaine connue, si
conscription et de contrôle de la main-d’œuvre minime ou si (in)visible fût-elle – qui infecta les
dans une colonie sous-peumoindres aspects du système
plée abritant un système
social et de la culture d’après
Loïc Wacquant est professeur à l’Univeragrarien de production comla Sécession dans le Sud.
sité de Californie à Berkeley et chercheur
au Centre de sociologie européenne à
mercialisée (Fields, 1982).
Avec l’abolition, la « ségréParis. Ses travaux portent sur la marginaAucune autre société n’a
gation de statut » ancrée
lité urbaine, l’État pénal, l’incarnation et
combiné ces deux principes
dans la division entre mainla théorie sociale. Il a récemment publié
contraires d’organisation
d’œuvre libre et mainThe Mystery of Ministry : Pierre Boursociale et politique : le serd’œuvre non libre se transdieu and Democratic Politics (2005),
Das Janusgesicht des Ghettos und
vage fut aboli dans la coloforma en un « système social
andere Essays (2006), et Parias urbains.
nie du Cap en 1834, sept
vertical de super- et subordiGhetto, banlieues, État (2006). Son livre
décennies avant que celle-ci
nation » qui « intégrait les
Punishing the Poor : The New Governne fusionne avec la Répucommunautés ethniquement
ment of Social Insecurity paraîtra en
2007. Il est cofondateur et directeur de la
blique sud-africaine naisdivisées en une unité polirevue transdisciplinaire Ethnography.
sante ; les Français rétablitique » et favorisait la persisEmail : [email protected]
rent
l’esclavage
sous
tance d’une monopolisation
Napoléon en 1802 après
de l’honneur par les Blancs
l’avoir supprimé en 1794, mais il ne concernait (Weber, 1920, p. 934). Le ghetto, à son tour,
que des colonies lointaines et il fut éliminé imprimait cette dichotomie dans la disposition
en 1848, longtemps avant que la Troisième Répu- spatiale et les schémas institutionnels de la
blique n’établisse fermement ses principes démo- métropole industrielle. Et ce, d’autant plus que, à
cratiques ; le Brésil conserva l’esclavage plus la suite des « émeutes urbaines » des
longtemps, mais c’était une institution moribonde années 1960, qui à la vérité étaient des soulèvequi persista jusqu’en 1888 sous un régime monar- ments contre une subordination de caste et une
chique. Le fait que les États-Unis, et eux seuls, subordination de classe qui se recoupaient, les
fussent une république esclavagiste reposant sur mots « urbain » et « noir » devinrent presque
la doctrine des droits naturels explique qu’ils synonymes dans le langage des décideurs comme
aient élaboré une conception aversive et globali- dans celui de la vie de tous les jours. Et la
sante de la « race » en tant qu’ethnicité refusée « crise » de l’« inner city », qui avait alors remafin de concilier la « vérité allant de soi » selon placé, dans la conscience collective de la nation,
RISS 183/Mars 2005
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la « ville de tous les vices » de la fin du XIXe siècle
comme incarnation de la terreur urbaine et de la
désagrégation socio-morale, en vint à être l’expression de la contradiction persistante entre le
caractère individualiste et compétitif de la vie
américaine, d’une part, et le maintien d’une
exclusion socio-spatiale de cette vie pour les
Afro-Américains, d’autre part.
Avec l’aube d’un nouveau siècle, c’est à une
autre « institution particulière », née de la rencontre de l’hyperghetto avec le système carcéral,
qu’il revient de maintenir l’isolement social et
spatial de leurs occupants et de redéfinir la signification sociale de la « race » selon les impératifs
de l’économie dérégulée et de l’État post-keynésien (Wacquant, 2000). Pendant longtemps, l’appareil pénal a servi de complice à la domination
ethno-raciale en aidant à stabiliser un régime en
butte à des attaques ou à combler les solutions de
continuité entre régimes successifs. C’est ainsi
que les « Codes noirs » des années 1860 ont servi
à maintenir en place la main-d’œuvre afro-américaine après l’abolition de l’esclavage (Myers,
1998), de même que la pénalisation des manifestations pour les droits civils dans le Sud au cours
des années 1950 visait à retarder l’agonie de Jim
Crow (O’Brien, 1999). Mais aujourd’hui, le rôle
de l’institution carcérale est différent du fait que,
pour la première fois dans l’histoire des ÉtatsUnis, elle a été élevée au rang de moteur principal pour la « fabrication de la race ». Le bâillonnement qu’elle opère sur le plan matériel et
l’activité classificatrice qu’elle déploie ont revêtu
une importance et une ampleur qui sont sans
aucun précédent dans l’histoire américaine et
dont on ne trouve non plus aucun équivalent dans
toutes les autres sociétés du monde.
La dangerosité résurgente
de la « blackness »
Parmi les effets multiples du mariage du ghetto et
de la prison en un maillage carcéral élargi, le plus
lourd de conséquences est peut-être la résurrection pratique et la consolidation officielle de l’association séculaire de la « blackness » avec la
criminalité et la violence fourbe. La condamnation de la négrophobie dans la sphère publique
n’a pas éteint la peur et le mépris couramment
ressentis par les Blancs envers un groupe qu’ils
continuent à considérer avec suspicion et dont ils
assimilent pratiquement les membres faisant partie de la classe inférieure à l’incarnation du
Loïc Wacquant
désordre social, de la dépravation sexuelle, de la
détérioration scolaire, de l’utilisation abusive de
l’aide sociale, du déclin de certains quartiers, de
la régression économique et, ce qui est le plus
important, des crimes et délits violents (Terkel,
1992 ; Hurwitz et Peffley, 1998). Les enquêtes
sur la peur des agressions ont invariablement
montré que les Américains sont plus effrayés
d’être victimes d’inconnus Noirs que Blancs ; de
même, des études sur les déterminants de la criminalité perçue dans les grandes villes ont montré une corrélation entre le pourcentage des Noirs
jeunes du sexe masculin et la conviction que les
agressions sur la voie publique constituent un
problème grave, sans distinction de caractéristiques individuelles ou de quartier (St John et
Bates, 1995 ; Quillian et Pager, 2001). De surcroît, l’assimilation des Afro-Américains anonymes de sexe masculin aux dangers sur la voie
publique ne se limite pas aux quartiers blancs ni
aux habitants des grandes villes coupées en deux.
Dès les années 1980, une « mentalité obsidionale » s’était répandue dans les quartiers noirs,
incitant leurs habitants à « se méfier des Noirs
inconnus qu’ils rencontraient » dans les lieux
publics (Anderson, 1990: 5). D’où il résulte que,
partout, la stratégie dominante pour assurer sa
sécurité physique dans l’espace urbain est d’éviter les jeunes Afro-Américains. Dans la métropole duale, le slogan élogieux « Black is beautiful » (le noir, c’est beau) a été bel et bien
supplanté par l’adage vitupérant « le noir, c’est
dangereux ».
Parallèlement au retour des mythologies à la
Lombroso sur l’atavisme criminel et à la large
diffusion des métaphores animales dans les
domaines du journalisme et de la politique (où il
est courant de voir mentionnés les « superprédateurs présociaux », les « meutes de loups » et
autres bêtes), la sur-incarcération massive des
Noirs a fourni une puissante justification de bon
sens à « l’utilisation de la couleur comme synonyme de dangerosité » (Kennedy, 1997, p. 136).
Au cours des dernières années, les tribunaux
américains ont constamment autorisé la police à
recourir à la race comme à « un signal négatif de
risque accru de criminalité », attitude que des
juristes se sont empressés d’approuver comme
« une adaptation rationnelle à la démographie de
la criminalité », mise en évidence et confirmée,
pour ainsi dire, par le rapide « noircissement » de
la population carcérale après les émeutes des
ghettos des années 1960, et bien que cette pra-
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tique prête le flanc à de graves critiques du point
de vue du droit constitutionnel (Kennedy, 1997,
p. 143, 146). Dans tout le système judiciaire
pénal urbain, la formule « jeune + noir + masculin » est couramment assimilée à un faisceau
d’indices graves et concordants (« probable
cause » au sens de la procédure pénale) justifiant
l’arrestation, l’interrogatoire, la fouille au corps
et la détention de millions d’hommes mâles afroaméricains chaque année (Gaynes, 1993).
Dans son arrêt Terry v. Ohio de 1968, juste
au moment où les émeutes raciales déferlaient sur
les métropoles, la Cour suprême des États-Unis
autorisait la police à effectuer des interpellations
et des fouilles quand il y avait un « soupçon raisonnable » qu’une activité criminelle se préparait,
soupçon fondé sur une simple présence dans une
zone à criminalité élevée et sur un comportement
évasif. Au cours des décennies qui se sont écoulées depuis lors, l’abaissement constant du seuil
de la preuve fixé par les tribunaux pour satisfaire
à cette condition (« emplacement et attitude évasive ») a eu pour résultat « des interpellations et
fouilles d’habitants des « inner cities » – avant
tout indigents, Afro-Américains et HispanoAméricains – hors de toute proportion avec leur
nombre et souvent sans justification » (Harris,
1994, p. 622-623), déclenchant un cercle vicieux
permanent, la police arrêtant des habitants du
ghetto pour la raison principale que ceux-ci l’évitent en raison précisément du harcèlement permanent auquel ils sont soumis par la police. Des
organisations de défense des droits civils en sont
venues à considérer cette pratique comme tellement « normale » qu’elles ont pris l’initiative de
donner aux adolescents noirs des grandes villes
une formation sur la manière de se comporter en
cas de vérifications de routine, de campagnes
d’interpellation et de fouille et de rafles sur la
voie publique. C’est ainsi que dans les faubourgs
de Washington situés dans le Maryland, la section
locale de la NAACP et l’association des avocats
noirs ont organisé dans les écoles secondaires,
conjointement avec les enseignants et la police,
des cours permettant aux adolescents de « répéter » avec de vrais policiers leur arrestation future
probable, les fouilles corporelles et les interrogations qu’ils subiraient afin de réduire le plus possible le risque d’incidents graves et de blessures
(Miller, 1997, p. 100-101).
Mais la conjonction de la « blackness » et de
la criminalité ne se limite pas au périmètre des
centres urbains racialisés : dans d’autres districts
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des métropoles, la police a élaboré et les tribunaux ont approuvé la doctrine out of place (« pas
à sa place ») selon laquelle un agent de la force
publique est en droit de trouver suspecte une personne d’un groupe ethnique donné observée dans
une zone principalement peuplée par un autre
groupe. Ainsi, quand des hommes noirs entrent
dans un quartier blanc, leur « race » est considérée comme un signe extérieur d’une activité
potentiellement illégale et est utilisée comme une
justification pour les interpeller, les questionner
et les fouiller. En revanche, quand des Blancs
entrent dans le ghetto, la police suppose ou bien
qu’ils se livrent à une activité délictuelle, le plus
souvent consommation de drogue ou prostitution,
ou bien qu’ils se sont égarés et qu’ils ont besoin
d’une assistance pour ne pas être attaqués.
(Quand nous allions jusqu’à la salle de boxe du
quartier de Woodlawn dans le ghetto de Chicago
où j’ai pendant trois ans effectué une enquête ethnographique ou quand nous en revenions, mon
entraîneur DeeDee me demandait toujours de
rouler à bonne allure de crainte que la police ne
nous arrête au motif qu’un jeune Blanc et un
vieux Noir circulant là ensemble dans une Plymouth Valiant déglinguée ne pouvaient que préparer un mauvais coup.) La doctrine out of place
appliquée dans les quartiers blancs et les interpellations et rafles « au hasard » pratiquée dans les
quartiers noirs « montrent à quel point la race est
souvent le seul élément retenu pour décider des
suspects à arrêter » (Johnson, 1995, p. 656 ; sur
l’importance du préjugé racial dans les interpellations et rafles sur la voie publique, les arrêts de
véhicules, la lutte contre la toxicomanie et les
mesures visant à protéger la qualité de vie, voir
également Cole, 2000). S’ajoutant à la pratique
de la surinculpation pandémique, l’acceptation
généralisée par les tribunaux de la « race »
comme indice d’activité criminelle et l’abandon
progressif de l’exigence d’une « cause probable »
formulée dans l’arrêt Terry garantissent que les
Afro-Américains pauvres des villes se trouvent
pris dans les engrenages du système pénal en
nombres et avec une intensité hors de toute proportion avec leur participation effective à des
crimes ou délits (Maclin, 1998 ; Roberts, 1999).
La conjonction de la « blackness » et du crime
dans l’imaginaire collectif et dans la politique
judiciaire (l’autre face de cette situation étant la
conjonction de la « blackness » et du bénéfice de
l’aide sociale dans le débat sur la politique
sociale) réactive ainsi la « race » en donnant un
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exutoire légitime à l’expression d’un sentiment
anti-noir sous la forme de la vitupération
publique des criminels et des prisonniers. Comme
l’observe l’écrivain John Edgar Wideman (1995,
p. 504) :
Il est tout à fait respectable de passer les criminels au goudron et aux plumes, de réclamer qu’on les enferme en jetant la clé. Ce
n’est pas raciste d’être contre le crime,
même si le criminel archétypique, dans les
médias et dans l’imaginaire collectif, a
presque toujours le visage de « Willie » Horton [un condamné noir, coupable du viol
d’une Blanche lors d’une libération anticipée, dont le Parti républicain avait sans vergogne utilisé l’image pour symboliser son
opposition au « laxisme » envers le
« crime » lors de la campagne présidentielle
de George Bush en 1988]. Petit à petit,
« urbain » et « ghetto » sont devenus des
noms de code pour désigner ces endroits terrifiants où seuls des Noirs résident. La « prison » est en train d’être rapidement « relexicalisée » selon le même procédé ségrégationniste.
Civiliter mortuus :
la triple exclusion des détenus
En occupant un rôle central dans le gouvernement post-keynésien de la race et de la pauvreté
au carrefour du marché du travail à bas salaire
dérégulé, d’un dispositif de « welfare-workfare »
remanié destiné à soutenir l’emploi précaire et
des vestiges du ghetto, le système carcéral surdimensionné des États-Unis est devenu par luimême un moteur essentiel de production symbolique 1. Ce n’est pas seulement l’institution
prééminente qui signifie et impose la « blackness », tout comme l’esclavage pendant les trois
premiers siècles de l’histoire des États-Unis. De
même que la servitude assurait la « mort
sociale » des captifs africains importés et de
leurs descendants sur le sol américain en les
arrachant à toutes les relations sociales reconnues (Patterson, 1982), l’incarcération de masse
provoque aussi la mort civique de ceux qu’elle
piège en les excluant du pacte social et en les privant ainsi de leurs droits de citoyen. Les prisonniers sont la cible d’un triple mouvement d’enfermement et d’exclusion suscité d’en haut par
l’État et soutenu d’en bas par la classe moyenne
Loïc Wacquant
apeurée et par des fractions de la classe ouvrière
en proie au ressentiment.
1. Les prisonniers sont privés d’accès au
capital culturel institutionnalisé : au moment
même où la possession de titres universitaires
devient une condition sine qua non d’embauche
dans le secteur (semi-)protégé du marché du travail, les détenus ont été éliminés de l’enseignement supérieur en étant rayés d’office du programme de bourses Pell (principal programme
fédéral qui réduit les droits d’inscription universitaires pour les étudiants à faibles revenus),
interdiction qui a frappé successivement les
condamnés pour infraction à la législation sur les
stupéfiants en 1988, les détenus condamnés à
mort ou à la détention à perpétuité sans possibilité de liberté conditionnelle en 1992 et enfin,
en 1994, tous les autres détenus des prisons d’État et des prisons fédérales. Cette exclusion de
l’enseignement supérieur fut votée par un
Congrès qui avait délibérément choisi d’ignorer
les innombrables preuves attestant que les programmes d’enseignement supérieur à l’intention
des détenus réduisaient fortement les récidives
tout en contribuant à maintenir l’ordre carcéral, et
ce à seule fin d’illustrer spectaculairement la
ligne de démarcation entre les délinquants
condamnés et les « citoyens respectueux de la
loi » (on trouvera chez Page, 2004, un compte
rendu historique et analytique détaillé de la campagne visant à supprimer le financement public
des programmes d’enseignement supérieur dans
les prisons des États-Unis). Le mouvement d’exclusion fut prolongé quelques années plus tard
par une disposition de la loi de 1998 sur l’enseignement supérieur, qui interdit aux étudiants
reconnus coupables d’un délit dans une affaire de
drogue de bénéficier de toute aide publique
(bourse, prêt ou assistance au travail).
Dans les débats législatifs et médiatiques,
les adversaires d’une assistance fédérale à l’enseignement supérieur dans les prisons ont démesurément exagéré l’ampleur et le coût de celle-ci,
prétendant que les bourses aux détenus avaient
connu une « augmentation exponentielle » pour
atteindre 200 millions de dollars et qu’elles franchiraient rapidement le cap du milliard de dollars ; ils ont prétendu aussi que, par suite de cette
générosité déplacée, les « Américains honnêtes et
travailleurs » étaient « chassés » de l’université.
Sans craindre le ridicule, le sénateur Kay Bailey
Hutchinson du Texas allait jusqu’à dire que des
délinquants astucieux commettaient désormais
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des crimes à seule fin d’obtenir gratuitement un
diplôme universitaire derrière les barreaux (voir
Congressional Record, US Senate, 103rd
Congress, vol. 139, n. 157 [novembre 1993],
1st Session, mardi 2 novembre 1993). En réalité,
au moment où ils ont été définitivement exclus du
programme, les délinquants bénéficiant d’un crédit fédéral d’études étaient au nombre non pas de
200 000 (comme l’affirmaient leurs détracteurs),
mais de 27 000 pour un montant total de 35 millions de dollars, soit 0,5 % du crédit total de
6,3 milliards de dollars ouvert au titre des bourses
Pell. Outre cette exagération grossière, les adversaires de l’enseignement supérieur en prison se
sont lancés dans un discours parfaitement fallacieux sur l’opposition entre les détenus et les
« enfants de travailleurs à faible revenu » : tout
d’abord, les prisonniers eux-mêmes sont pour la
plupart originaires des couches inférieures de la
classe ouvrière et, d’autre part, leur accès à des
bourses d’études ne prive pas les autres postulants puisque le programme des bourses Pell
donne pratiquement le droit à un financement à
tous les étudiants satisfaisant aux critères de
revenu.
Mais le tableau cauchemardesque d’un gouvernement dépensant sans compter en faveur de
prisonniers (noirs) et privant les Américains ordinaires, épris de travail, de moralité et de respectabilité, de leur part équitable du « rêve américain » s’harmonisait puissamment avec le
sentiment, teinté de racisme, d’hostilité à l’Étatprovidence qui se répandait dans tout le pays,
ainsi qu’avec le cliché éculé des « criminels dorlotés » dans des « prisons cinq étoiles » (Flanagan
et Longmire, 1996 ; Gilens, 1999). Et il exploitait
habilement l’angoisse très répandue dans la
classe moyenne due à l’augmentation rapide du
coût de l’enseignement supérieur et à l’intensité
et à l’imprévisibilité croissantes de la concurrence éducative : le coût de l’enseignement supérieur exprimé en nombre d’heures de travail
moyennement rétribuées avait doublé entre 1972
et 1992, alors que le nombre total des bourses
avait baissé, pour ne rien dire du fait que « l’enseignement supérieur n’offre plus une garantie de
sécurité économique » (Mare, 1995). Devenus
une condition sine qua non d’appartenance aux
classes moyenne et supérieure, les titres universitaires étaient devenus si coûteux que, en 1995,
neuf États avaient instauré des programmes de
paiement anticipé des frais d’études permettant
aux parents de commencer à « acheter » une place
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future à l’université publique dès la naissance de
leur enfant, et la plupart des États avaient institué
des « plans 529 » accordant des avantages fiscaux
aux familles épargnant de l’argent pour payer les
études de leurs enfants. Il est beaucoup plus avantageux politiquement et moins coûteux financièrement pour des élus de stigmatiser le financement d’un enseignement supérieur pour les
prisonniers, si négligeable que puisse en être le
coût, que de s’en prendre aux sources du phénomène qui fait que les stratégies de reproduction
de la classe moyenne par la transmission d’un
capital culturel sont devenues de plus en plus
coûteuses et de moins en moins rentables. Le plus
remarquable dans cet épisode est que les politiciens étaient disposés à ne tenir aucun compte de
la recommandation unanime du personnel pénitentiaire et des pénalistes tendant à maintenir un
enseignement derrière les barreaux et qu’ils ont
supprimé l’un des rares programmes ayant fait les
preuves de leur efficacité pour réduire les crimes
et délits (le taux de récidive au bout de trois ans
des anciens détenus ayant un diplôme de universitaire est de 5 %, contre une moyenne nationale
de 40 %), et ce à seule fin de faire étalage d’une
rhétorique pénale populiste présentant les plus
indignes des pauvres indignes – à savoir les
délinquants condamnés – comme des parasites
sociaux infestant un État-providence surdimensionné et absorbant les « impôts durement
gagnés » de citoyens honnêtes qui, bien qu’ils travaillent et qu’ils économisent, ont du mal à transmettre leur statut de membres de la classe
moyenne à leurs rejetons.
2. Les prisonniers sont systématiquement
exclus de la redistribution sociale et de l’aide
publique à une époque où l’insécurité de l’emploi
rend ce type de programmes plus vital que jamais
pour ceux qui occupent les régions inférieures de
l’espace social. Des lois fédérales interdisent les
versements de l’assistance sociale, des primes
d’invalidité, des allocations d’anciens combattants et les coupons d’alimentation à quiconque
est détenu plus de 60 jours au motif que les détenus reçoivent déjà nourriture, vêtements, abri et
soins médicaux des autorités pénitentiaires. Ces
lois interdisent aussi aux délinquants condamnés
l’accès à de nombreux emplois dans l’administration publique ou dans des entreprises travaillant
pour l’État, limitent leurs droits parentaux et les
excluent de toute une série d’avantages prévus
par la législation fédérale 2. Le Work Opportunity
and Personal Responsibility Reconciliation Act
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de 1996, qui a mis fin à « l’aide sociale telle que
nous la connaissons » exclut aussi la plupart des
anciens repris de justice de l’accès à l’aide médicale gratuite (Medicaid), aux logements sociaux,
aux « Section 8 vouchers » (subvention publique
pour le paiement des loyers) et autres formes
d’assistance aux plus démunis. Cette loi exclut
également de l’aide publique les personnes ayant
enfreint les conditions mises à leur libération provisoire (quelle que soit la condition qu’ils aient
violée) et refuse toute assistance pendant dix ans
à quiconque est reconnu coupable d’avoir fait une
fausse déclaration de domicile pour obtenir une
aide. La section 115 de la loi institue même une
interdiction à vie d’accès à l’Assistance temporaire aux familles nécessiteuses (programme qui
a succédé à l’aide aux familles avec enfants à
charge) et aux logements sociaux pour toutes les
personnes reconnues coupables d’un délit
d’usage ou de vente de drogues, aucune exception n’étant prévue, même pour les cas les plus
désespérés comme celui des femmes enceintes et
des mères toxicomanes dans des familles monoparentales (Hirsch, 2001).
Cette interdiction fédérale, qui frappe uniquement les délinquants ayant enfreint la législation sur les drogues (et non pas, par exemple, les
meurtriers ou les violeurs en série), a fait l’objet
au Sénat d’un débat d’une durée totale de deux
minutes (une minute pour chaque parti) et n’a fait
l’objet d’aucun débat à la Chambre des représentants avant d’être adoptée à une énorme majorité
par les deux Chambres. Bien que la loi leur
accorde la possibilité de ne pas appliquer cette
mesure, la plupart des États ont décidé de l’adopter : 22 appliquent l’interdiction sans aucune
réserve et 20 autres en ont seulement modifié certains aspects, dix d’entre eux subordonnant l’octroi d’une assistance à l’obligation pour les toxicomanes de subir régulièrement des tests ou de
suivre un traitement (Rubinstein et Mukamal,
2002). La perte des allocations compromet gravement la possibilité pour les femmes pauvres de
subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs
enfants, ce qui accroît pour ceux-ci la probabilité
d’être placés dans des foyers d’État, conformément à l’Adoption and Safe Famlily Act de 1997,
qui accélère la suppression des droits parentaux
pour les femmes purgeant des peines minimales
obligatoires (typiques de la législation fédérale
sur les drogues). Elle réduit aussi leurs chances
d’échapper à la toxicomanie : en effet, elles ne
peuvent pas entrer dans un centre de désintoxica-
Loïc Wacquant
tion après une condamnation puisqu’elles ne
reçoivent plus l’allocation qui leur permettrait
d’y payer leur pension comme elles l’auraient pu
auparavant. Pour l’ensemble du pays, cette disposition a frappé environ 92 000 femmes et
135 000 enfants, dont plus de la moitié sont des
Afro-Américains et des Hispaniques (Allard,
2002).
D’autres lois fédérales votées en 1996 et
en 1998 à la suite de la « réforme de l’assistance
sociale » fixent des critères stricts pour l’admission
et pour l’expulsion dans les logements sociaux en
application d’une politique nouvelle, fièrement
annoncée en 1996 par le Président Clinton en personne et dite « One Strike and You’re Out » (un
seul écart et vous êtes dehors). Ces règles nouvelles, adoptées rapidement par les trois quarts des
offices HLM du pays, confèrent à ceux-ci une
grande latitude pour éjecter les locataires reconnus
coupables d’une infraction en rapport avec la
drogue et même pour expulser toute une famille en
raison de délits commis par l’un quelconque de ses
membres à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe
d’immeubles. Certains offices sont même allés jusqu’à expulser des familles après qu’un résident
avait eu si peu que ce soit maille à partir avec les
autorités, fût-ce une simple arrestation par la
police non suivie d’une mise en examen pour un
crime ou un délit (Rubinstein et Mukamal, 2002,
p. 48). Cette politique officielle d’exclusion des
logements sociaux n’a touché jusqu’à présent
qu’une population relativement peu nombreuse,
qui s’élevait à quelque 20 000 personnes vers le
milieu de 2002, mais son effet est draconien puisqu’elle aggrave leur instabilité sociale et rend la
réunification de la famille après une incarcération
infiniment plus aléatoire et difficile. Et le message
qu’elle exprime est d’une parfaite limpidité : commettez une infraction à la législation sur les
drogues à l’échelon le plus bas de l’ordre des
classes et des castes et vous vous excluez de la
communauté civique et vous privez éventuellement de toit votre famille. Il convient de souligner
qu’aucune interdiction comparable de la redistribution des aides publiques n’est en vigueur à
l’autre extrémité de l’éventail social, comme pourrait l’être par exemple la suppression des déductions fiscales sur les paiements d’intérêts hypothécaires pour les ménages des classes moyenne et
supérieure dont des membres se seraient rendus
coupables d’infractions à la législation sur les
drogues ou d’autres « délits de prospérité » comme
la fraude fiscale, les délits d’initiés ou les fraudes
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financières. Il convient en outre de noter que les
efforts considérables déployés par l’administration
de la sécurité sociale (le système de retraite
publique) pour déceler les cas de paiements indus
du Supplemental Security Income (allocation sous
condition de ressources aux personnes âgées,
aveugles ou infirmes pour les aider à couvrir leurs
besoins essentiels) ont été ciblés sur les seules personnes incarcérées, négligeant celles qui se trouvaient dans d’autres institutions publiques, telles
qu’hôpitaux, cliniques, maisons de santé, foyers et
centres de réadaptation pour drogués et pour
alcooliques, que la loi prive aussi du bénéfice de
l’aide mais qui appartiennent pour la plupart à la
classe moyenne (USGAO, 1995, p. 2-3).
3. Les détenus sont interdits de toute participation politique par le truchement de la
déchéance pénale des droits civiques (criminal
disenfranchisement) pratiquée sur une échelle et
avec une vigueur inimaginables dans tout autre
pays. Tous les États de l’Union, à l’exception du
Maine et du Vermont, privent du droit de vote les
adultes sains d’esprit détenus dans des prisons
d’État et quarante-quatre étendent cette interdiction aux détenus des autres prisons. En outre,
trente-quatre États interdisent aux condamnés
avec sursis d’exercer leurs droits politiques et
vingt-neuf interdisent aussi aux condamnés en
liberté conditionnelle d’accéder aux urnes. Dans
quatorze États, la plupart ou la totalité des
anciens repris de justice sont déchus du droit de
vote même lorsqu’ils ne sont plus sous aucune
forme de contrôle judiciaire, et ce à vie dans neuf
d’entre eux (Alabama, Floride, Iowa, Kentucky,
Mississipi, Nevada, Tennessee, Virginie et Wyoming 3) . Du fait de ces restrictions considérables
du droit de vote fondées sur les sanctions pénales
et des taux astronomiques de condamnation, on
estimait que, fin 2000, 4,7 millions d’Américains
– soit un adulte sur quarante-trois – avaient temporairement ou définitivement perdu leur droit de
vote, 1,8 million d’entre eux n’étant pas derrière
les barreaux et 1,7 million encore ayant déjà
purgé leur peine en totalité, ce qui fait des
condamnés et anciens condamnés « le groupe le
plus nombreux de citoyens américains auquel la
loi interdit » de prendre part aux élections (Keyssar, 2000, p. 308). Les estimations chiffrées
varient selon les sources ; celles qui précèdent
sont empruntées à l’Appendice A de Uggen et
Manza, 2002 (tableau p. 797). Étant donné la
composition ethniquement biaisée de la population sous contrôle de la justice pénale, les textes
141
en vigueur portent un coup particulièrement
sévère à la capacité électorale des Noirs : sur
1,2 million de détenus privés du droit de vote se
trouvant dans les prisons fédérales ou les prisons
d’État, 632 000 environ sont des Afro-Américains ; sur les 1,6 million d’anciens condamnés
interdits de vote, plus d’un demi-million sont des
Noirs. Trente années seulement après avoir finalement accédé à l’isoloir grâce à la Révolution
des droits civils, il n’y a pas moins de 1,84 million d’Afro-Américains – soit un Noir sur six à
l’échelon du pays tout entier – qui ne peuvent
participer aux élections du fait de prohibitions
pénales. En 1997, sept États avaient privé définitivement du droit de vote plus du quart de leur
population noire de sexe masculin (Fellner et
Mauer, 1998, p. 8).
L’impact disproportionné des lois de
déchéance des droits civiques en fonction de la
couleur, les Afro-Américains représentant la proportion effarante de 40 % de toutes les personnes
ainsi privées de l’accès aux bureaux de vote, ne
devrait pas surprendre car le long historique de
ces lois est intimement lié à l’histoire de la domination raciale aux États-Unis. Bien que ces textes
ne comportent pas en apparence la moindre
considération relative à la couleur de peau, la plupart ont leur origine dans les stratégies d’endiguement racial mises en œuvre par les législatures du Sud vers la fin des années 1860 et au
cours des années 1870, à une époque où le refus
du droit de vote à de vastes catégories de
condamnés était un procédé commode pour
exclure les Noirs tout en respectant officiellement
le 15e amendement à la Constitution des ÉtatsUnis qui interdit les restrictions au droit de vote
fondées sur « la race, la couleur ou un état antérieur de servitude 4 ». À titre d’exemple, on citera
la Convention constitutionnelle de 1890 au Mississippi, qui avait pour objectif explicite d’interdire la « domination nègre » aux élections et qui
institua pour le vote des conditions à remplir
expressément choisies pour interdire avant toute
chose l’accès des Noirs aux urnes : la « résidence » fut choisie parce que les Blancs pensaient
que les anciens esclaves étaient une race fondamentalement « sans racines » et « migratoire » ;
la taxe électorale fut instituée parce qu’on pensait
que les Noirs étaient naturellement imprévoyants
et sans moyens d’existence ; les exigences en
matière d’alphabétisme furent dûment choisies
pour exclure les membres d’une communauté à
laquelle on refusait l’accès à l’éducation ; enfin,
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« la liste des délits entraînant l’exclusion – qui
comprenait l’incendie volontaire, la bigamie, la
fraude et les petits larcins, mais non pas le
meurtre, le viol ou le vol qualifié – fut rédigée sur
mesure, dans l’opinion de la Cour suprême de
l’État, pour interdire l’accès des Noirs, « peuple
patient et docile […] enclin plutôt aux délits
occasionnels qu’aux crimes proprement dits des
Blancs » (McMillen, 1989, p. 42-43 5). Avec la
discrimination, l’intimidation et la répression
violente, ces mesures firent chuter le nombre des
électeurs noirs de 87 000 en 1868 à 9 000 en 1892
(et à un chiffre dérisoire de 28 000, en 1964
encore) alors que le nombre des électeurs blancs
se stabilisait à 70 000 (il atteignait un demi-million au moment de l’adoption du Voting Rights
Act de 1965). Même à son maximum, le nombre
des Noirs inscrits sur les listes électorales n’atteignit jamais 10 % du nombre des Afro-Américains
en âge de voter au Mississippi.
Une analyse historique événementielle
sophistiquée, utilisant les données décennales
provenant des recensements de 1850 à 2002,
confirme « l’existence d’un rapport étroit et
constant entre la menace raciale mesurée par le
pourcentage des détenus d’État non blancs et les
lois restreignant le droit de vote des personnes
condamnées » : les États ayant les proportions les
plus élevées d’Afro-Américains derrière les barreaux ont été les plus enclins à adopter des législations très englobantes interdisant aux détenus et
anciens détenus l’accès aux urnes après avoir
opéré un contrôle statistique en fonction de la
région, de la date, de la compétition économique,
de l’importance respective des partis politiques,
de la composition de la population et du taux
d’incarcération (Behrens, Uggen et Manza,
2003). Même dans les États où la déchéance des
droits civiques pour les condamnés n’avait pas
été adoptée à des fins d’exclusion raciale, ses
effets avaient été si spectaculairement divergents
en fonction de la couleur de peau que le directeur
de la Commission des droits civils des États-Unis
avait fait observer dès 1974 que, quel qu’eût été
leur objectif, ces lois « instauraient une discrimination raciale injuste contre des citoyens appartenant à une minorité » (cité dans Hench, 1998,
p. 768).
Le fait que la privation généralisée du droit
de vote fît partie d’un ensemble de mesures adoptées pendant et après la Reconstruction pour
consolider la suprématie blanche en restreignant
ou en supprimant le droit de vote des Noirs
Loïc Wacquant
contribue à expliquer que beaucoup d’États aient
redonné ce droit à d’anciens condamnés au cours
des années 1960 et 1970 après l’effondrement du
régime Jim Crow et après que les ghettos urbains
du Nord avaient été ébranlés jusque dans leurs
fondements par l’attaque frontale des Noirs et de
leurs alliés progressistes dans un domaine politique devenu momentanément sensible aux pressions d’en bas en raison des impératifs extérieurs
de la Guerre froide (Dudziak, 2000) et de la
« pacification » du Viet Nam. Cela explique pourquoi les lois électorales libérales ont connu un
nouveau reflux au cours des années 1980 et 1990,
de nombreux États rétablissant des mesures restrictives alors que se manifestait un choc en
retour anti-Noir et que l’engagement public
contre les inégalités raciales s’affaiblissait (Steinberg, 1995 ; Reed, 2001). Enfin, l’enchevêtrement des divisions de castes et des restrictions
légales explique aussi le fait que la pratique étatsunienne de déchéance des droits civiques pour
les condamnés soit unique au monde par sa sévérité et son ampleur. Nombreuses sont les démocraties libérales, comme la Suède, l’Irlande,
l’Australie et l’Espagne, qui autorisent leurs détenus à voter, mais là n’est pas le vrai facteur de
différenciation ; ce qui distingue l’Amérique est
l’exclusion politique des condamnés qui ne sont
pas sous écrou et des anciens condamnés qui ont
purgé leur peine. Beaucoup de pays occidentaux,
comme la Belgique, l’Italie et le Canada, imposent des restrictions pénales au droit de vote des
personnes placées en liberté provisoire ou conditionnelle, mais ces restrictions sont limitées dans
le temps et sont dûment diversifiées en fonction
du délit : les privations de droits civiques sont
infligées comme une sanction pénale concurremment avec d’autres peines et ne frappent qu’un
petit nombre de délinquants. Quelques autres
pays, dont la France et l’Allemagne, privent par
jugement certains anciens condamnés de leur
droit de vote, mais, là encore, uniquement en cas
de violations graves du code électoral ou de délits
civiques comme la trahison, et encore n’est-ce
que pendant quelques années après que la
condamnation à la prison ou à une autre peine a
été purgée. Les États-Unis sont le seul pays de ce
qu’on appelle le Monde libre qui prive du droit de
vote, par la loi et sans possibilité de recours judiciaire, de larges catégories d’anciens détenus,
quelles que soient la nature de leur infraction et
leurs circonstances personnelles et, a fortiori, qui
les en prive à vie.
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En outre, tout comme elles recourent abondamment à l’incarcération pour une large gamme
d’infractions qui, dans d’autres sociétés avancées, sont le plus souvent punies par une obligation de travaux d’intérêt général ou des peines de
prison avec sursis (Tonry et Frase, 2001), les
autorités américaines ne réservent pas la privation des droits civiques aux seuls criminels « professionnels » violents qui, comme on pourrait raisonnablement le soutenir, se sont pratiquement
séparés eux-mêmes de la communauté des
citoyens. Dans plusieurs États, la déchéance des
droits civiques est prononcée pour des délits qui
ne sont pas passibles d’emprisonnement, comme
dans le cas de ce résident du Mississippi qui
découvrit qu’il était interdit de vote à vie parce
qu’il avait plaidé coupable pour avoir émis un
chèque sans provision de 150 dollars (Fellner et
Mauer, 1998, p. 5). Ce qui met en évidence une
dernière particularité qui distingue encore plus
les États-Unis d’autres démocraties libérales qui
prononcent parfois par jugement une suspension
limitée des droits civiques, à savoir le caractère
furtif et presque invisible de la mise en œuvre.
Chaque année, des dizaines de milliers d’Américains sont privés de leur droit de vote sans même
le savoir, en raison de la généralisation du « plaider coupable » qui comporte pour corollaire muet
et distant la perte de ce droit civique fondamental. Tel est particulièrement le cas de la justice des
mineurs « lorsqu’un adolescent de 18 ans accepte
de plaider coupable pour bénéficier d’une peine
bénigne et sans emprisonnement (comme le font
presque tous ceux qui sont inculpés pour la première fois, qu’ils soient coupables ou non) risque
sans le savoir de sacrifier à jamais son droit de
vote » et sans en avoir même été informé par le
ministère public (Shapiro, 1997, p. 62).
Enfin, la plupart des États de l’Union qui
excluent des personnes ayant un casier judiciaire
ont bien des procédures permettant à celles-ci de
solliciter une indulgence et un rétablissement de
leurs droits, mais elles sont généralement si complexes, si coûteuses et si lourdes que rares sont
les anciens détenus qui recouvrent le droit de
pénétrer dans l’isoloir. En Floride, État qui abrite
à lui seul un tiers des Américains privés de leur
droit de vote, le seul volume de la paperasse exigée d’un ancien condamné sollicitant le rétablissement de son droit de vote suffit, pour citer un
avocat spécialisé dans cette procédure, « à remplir deux classeurs, avec une cinquantaine de
sources couvrant de vingt à cinquante années de
143
la vie du demandeur » (Dugree-Pearson, 2002,
p. 381), avec notamment une documentation
complète sur son parcours éducatif, sur ses domiciles successifs et sur ses emplois (avec les noms
de tous ses supérieurs hiérarchiques) pendant un
quart de siècle, des copies de toutes ses archives
financières, bancaires et fiscales, ainsi que tous
les documents judiciaires de toutes le juridictions
devant lesquelles il a comparu (y compris toutes
les contraventions infligées au cours de sa vie
entière accompagnées d’une preuve du paiement
pour chacune). Après que son dossier a été constitué et étudié, le demandeur doit être personnellement entendu par le gouverneur et les membres
de son cabinet, après quoi le gouverneur a le pouvoir discrétionnaire de prendre la décision finale.
Toute cette procédure prend environ deux ans et
coûte plusieurs milliers de dollars, somme qui
dépasse de beaucoup les possibilités de l’ancien
condamné moyen, lequel, en outre, a rarement les
compétences culturelles voulues pour naviguer
au sein de la bureaucratie et le loisir de passer des
semaines et des mois à voyager d’un bureau à
l’autre pour réunir les documents nécessaires.
Cela explique pourquoi, chaque année, quelque
40 000 nouvelles personnes domiciliées en Floride sont privées de leur droit de vote, alors que
moins de 2 000 le récupèrent (Dugree-Pearson,
2002, p. 382-383).
Cela étant, il est permis de penser que le
caractère le plus extraordinaire de cette privation
massive des droits civiques pour les anciens
condamnés aux États-Unis est qu’elle est totalement dépourvue de rationalité d’un point de vue
général ou pénologique. Les législateurs, les
juristes et les magistrats ne sont jamais parvenus
à s’entendre sur sa nature et sur sa finalité. Il est
facile de montrer que la raison officiellement
invoquée, basée sur « la crainte que les anciens
détenus n’utilisent leur bulletin de vote pour
modifier la nature ou l’application du droit
pénal » (Harvard Law Review Association, 1989,
p. 1301) est dépourvue de tout fondement. En
premier lieu, il n’a jamais été prouvé que les
anciens condamnés voteraient d’une manière différente des autres électeurs sur les questions de
crime et de justice et, même si c’était le cas, ils
représentent une fraction si infime de l’électorat
(environ 0,8 % pour l’ensemble des États-Unis
avec les chiffres record d’aujourd’hui) qu’il ne
leur est guère possible d’influer sur les sanctions
pénales. En second lieu, une mesure d’exception
générale interdisant à tous les anciens condamnés
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d’accéder aux urnes pour éviter une récidive de
ceux qui avaient été condamnés pour des violations du droit électoral serait à la fois excessive
(parce que disqualifiant des masses d’anciens
détenus qui n’ont jamais commis de fraude électorale) et insuffisante (plusieurs États en effet ne
privent pas du droit de vote ceux qui ont enfreint
les lois électorales).
Les justifications philosophiques plus larges
d’une exclusion civique des anciens détenus sont
également faibles et peu convaincantes. L’argument du contrat social, procédant du libéralisme
de Locke, et l’argument se réclamant du civisme
et du républicanisme selon lequel les anciens
condamnés devraient être exclus parce qu’ils ont
donné la preuve de leur « turpitude morale » qui
les rend « impropres à exercer le privilège du suffrage, ou à occuper des fonctions, sur un pied
d’égalité avec les hommes libres qui sont revêtus
par l’État de la toge de la citoyenneté politique »
(Harvard Law Review Association, 1989,
p. 1083-1084) se révèlent après examen pareillement dépourvus de fondement 6. En particulier,
l’idée selon laquelle « la finalité manifeste » du
refus du droit de vote aux anciens détenus est « de
préserver la pureté des urnes, qui est le seul fondement sûr de la liberté républicaine » (selon les
termes de l’arrêt historique rendu en 1894 par la
Cour suprême d’Alabama dans l’affaire Washington v. State) est incompatible avec l’engagement
fondamental de l’État moderne en faveur de l’inclusion et de l’égalité. Et le déséquilibre racial
causé par la déchéance des droits civiques pour
les condamnés viole effectivement la clause de
l’égalité de protection du Quatorzième Amendement en raison de son impact manifestement disproportionné sur une section identifiable de la
population nationale, impact qui, effectivement,
« amoindrit avec le temps le pouvoir électoral
d’une communauté minoritaire » (Hench, 1998,
p. 787). Un examen attentif des traditions américaines, tant libérales que républicaines, rejoint la
comparaison à l’échelle de la nation tout entière
pour aboutir à la conclusion que la déchéance
généralisée et illimitée des droits civiques pour
les criminels et délinquants ne sert aucun intérêt
essentiel de la société et est fondamentalement
« incompatible avec une conception moderne de
la citoyenneté, du vote et de la justice pénale »
(Ewald, 2002, p. 1134-1135). Et que cette politique généralisée d’excommunication civique des
détenus rejoint la rigide division raciale du pays,
passée et présente.
Loïc Wacquant
La « race » comme crime civique
Les justifications pénologiques de l’extirpation
civique des anciens détenus sont plus faibles
encore que les justifications politiques ou philosophiques. La mesure ne saurait avoir d’effet dissuasif étant donné qu’elle est presque invisible et
étant donné aussi que l’électorat des classes inférieures, qui est sa cible première, participe peu, et
de moins en moins, au processus électoral
(Teixeira, 1992). C’est une « extension incohérente de la théorie du châtiment » dans la perspective d’une réhabilitation car elle ne tient
aucun compte de l’éventualité d’une récidive et
« ne comporte pour le délinquant aucune possibilité de réintégration dans la société » (JohnsonParris, 2003, p. 136 ; Keyssar, 2000, p. 162-163,
307-308). Elle est également dépourvue de valeur
si son propos est de mettre les anciens délinquants hors d’état de nuire puisque ceux-ci restent libres de commettre toutes sortes de crimes et
délits en dehors du bureau de vote. Et elle viole
de façon flagrante les principes de proportionnalité et de modération inséparables de la doctrine
de « juste rétribution » en appliquant la même
exclusion globale à tous les délinquants quels que
soient la gravité et le caractère civique de leur
infraction (von Hirsch, 1993, p. 6-19). Tout
comme les doctrines du libéralisme et du républicanisme ne sauraient fournir qu’un mince vernis
rhétorique pour embellir la déchéance massive
des droits civiques pour les délinquants actuels et
passés, aucune théorie cohérente du châtiment ne
saurait valider et, moins encore, rendre obligatoire cette pratique, surtout à l’échelle et avec la
sévérité qui sont devenues les siennes au seuil du
XXIe siècle.
La même remarque vaut pour les politiques
d’exclusion révocation pénale des titres universitaires et de la redistribution sociale publique. Ces
formes de bannissement infligées aux détenus
passés et présents procèdent toutes trois non pas
de considérations pénologiques pratiques ou
théoriques, mais de l’impératif politique visant à
tracer des frontières symboliques très marquées
qui intensifient et étendent la stigmatisation
pénale en dotant les délinquants d’une altérité
morale pérenne qui les constitue, à bien des
égards, en une sorte de caste inférieure. L’étymologie de « felony » (crime ou délit grave), mot qui
vient du latin médiéval fello, signifiant scélérat
ou méchant et désignant un être mauvais, et qui
en est venu à s’appliquer ensuite au reponsable
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d’un crime abject, nous rappelle que la déchéance
des droits civiques des délinquants est fondamentalement « un acte symbolique de bannissement
politique, une affirmation du pouvoir qu’a l’État
d’exclure ceux qui ont violé les normes en
vigueur » (Keyssar, 2000, p. 163).
Mais il faut alors se demander quelles sont
les normes en vigueur et de quelle manière elles
sont enfreintes. On en arrive ici à ce que, dans les
premières lignes de son livre Les âmes du peuple
noir (The Souls of Black Folk, 1903, p. 3), W.E.B.
Du Bois appelle mélancoliquement « l’étrange
signification d’être noir ici » en Amérique.
Depuis la naissance de la colonie jusqu’au jour
présent, encore qu’avec des variations d’intensité
et d’ampleur, les Noirs ont dû interpréter le rôle
d’antithèse vivante de l’« Américain modèle »,
même lorsque, quand on leur en donnait la possibilité, ils faisaient leurs les valeurs et les mythes
de base de la nation avec plus d’enthousiasme et
de conviction que n’importe quel autre groupe.
Après que la séparation sociale et symbolique des
domestiques européens et des esclaves africains
se fut concrétisée dans les dernières décennies du
XVIIe siècle, les esclaves furent incorporés à une
masse compacte et sans visage considérée
comme n’étant pas digne de confiance, mais
débauchée et fainéante – en bref, la négation
même de l’idéal protestant, à la fois civique et
religieux, du « travailleur digne de confiance, discipliné et industrieux » que les Puritains cherchaient à créer en créant la République, et inversement (Kolchin, 1993, p. 68). Pendant la période
révolutionnaire, les citoyens de la nouvelle nation
apprirent à assimiler l’expression « homme
libre » à la liberté politique et à l’indépendance
économique, là encore par opposition avec l’esclave à la peau sombre, qui se voyait refuser par
la force ces prérogatives jumelles d’appartenance, sous le prétexte fallacieux qu’il (ou elle)
était congénitalement incapable de les assumer.
Vers le milieu du XIXe siècle, la formation d’une
classe ouvrière s’opéra par le biais d’une consolidation raciale fusionnant « blackness » et servilité
comme l’antithèse haïssable de l’américanité
authentique, « les périls et l’orgueil de la citoyenneté républicaine » étant définis par opposition à
une population noire dépeinte comme l’incarnation du « style de vie pré-industriel, érotique et
insouciant que le travailleur blanc haïssait et désirait tout à la fois », à mesure qu’il se voyait
poussé dans la sphère du travail salarié et soumis
à une discipline industrielle qui l’écrasait (Roedi-
145
ger, 1991, p. 11 et 14). Pendant la majeure partie
du XXe siècle, la variété raciste de l’américanisme
qui voit la nation « comme un peuple uni par le
même sang et la même couleur de peau et par une
capacité innée à se gouverner lui-même » prévalut alors même que les forces universalistes du
nationalisme civique gagnaient du terrain (par
exemple, la loi de 1790 limitant la naturalisation
américaine aux « personnes libres et blanches »
ne fut officiellement abrogée qu’en 1952, alors
même qu’une loi de 1870 avait fait figurer les
« personnes de naissance africaine et d’origine
africaine » dans les catégories pouvant bénéficier
de la naturalisation). L’acceptation lente et à
contrecœur dans le « creuset de Dieu » d’immigrants d’Europe méridionale et orientale
confirma et renforça la marginalité socio-symbolique persistante des Afro-Américains, cependant
que les politiciens libéraux qui professaient le
principe de l’inclusion sans distinction de couleur
« réintroduisaient périodiquement des éléments
racistes dans leurs discours et leurs politiques »
(Gerstle, 2001, p. 5).
La « race » ou, pour être plus précis, la
« blackness » – car, depuis les origines, c’est la
présence d’êtres déshonorés à la peau foncée
amenés enchaînés d’Afrique qui a nécessité la
(ré)invention et la perpétuation de la vision et de
la division raciales – doit se comprendre comme
le crime civique primordial (primeval civic
felony) de l’Amérique. Non pas dans un sens rhétorique ou métaphorique, mais en plein accord
avec la conception durkheimienne du crime
comme « un acte » qui « offense des états forts et
définis de la conscience collective » de la société
(Durkheim, [1893] 1930, p. 47 7), en l’occurrence
des façons imputées d’être et de se comporter qui
heurtent la représentation idéalisée que l’Amérique se fait d’elle-même comme la terre promise
de la liberté, de l’égalité et de l’autodétermination. Pendant près de quatre siècles, les Noirs ont
été constamment construits symboliquement et
traités institutionnellement, non pas simplement
comme des non-citoyens situés en dehors du
pacte social inaugural de la république, mais
comme de véritables « anticitoyens » (Roediger,
1991, p. 57) se dressant au-dessus de lui et contre
lui. Cela explique la récurrence de projets et de
mouvements visant à les extirper du corps social
en les faisant retourner en Afrique, depuis l’idée
de Thomas Jefferson préconisant leur déportation
après une émancipation finale jusqu’à la création
par des philanthropes blancs de l’American Colo-
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nialization Society en 1816 et au succès populaire
de l’Universal Negro Improvement Association
de Marcus Garvey avec son plan de rapatriement
des Afro-Américains au Libéria un siècle plus
tard. Cela explique aussi l’interdiction faite aux
Noirs de s’engager dans l’armée américaine jusqu’en 1862 et l’impact socio-symbolique cataclysmique de leur service sous les drapeaux pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle, qui
fit plus pour ébranler les fondations sociales et
mentales de l’ordre de castes des États-Unis que
tous les mouvements internes de protestation qui
avaient eu lieu jusque là en effaçant la démarcation entre les Noirs et les Blancs au sein de l’organe le plus honorifique de l’appareil d’État, l’armée (Gerstle, 2001, chapitres 5-6 ; Klinkner et
Smith, 1999, p. 200-201 ; McAdam, 1989).
Les Noirs ne faisaient pas partie de ce
« Nous, le peuple » qui formait une « union plus
parfaite » pour « obtenir les bienfaits de la liberté
pour eux-mêmes et leur postérité », pour citer le
préambule de la Constitution des États-Unis.
L’esclave africain et afro-américain, puis le
métayer nègre et le prolétaire industriel noir et
aujourd’hui le membre odieux de l’« underclass »
du centre ville ont été constamment dépeints et
traités dans le discours national et la politique
publique comme des ennemis de la nation –
comme les esclaves l’ont été tout au long de l’histoire du monde 8. Richard Wright a très bien montré ce sentiment d’être à la fois un étranger et un
scélérat dans Un enfant du pays (Native Son), le
remarquable portrait allégorique de la condition
de l’Américain noir au milieu du XXe siècle,
déchiré entre la glorieuse appartenance à la
démocratie et la sinistre réalité de la domination
de caste. Dans la scène du procès de Bigger Thomas (jeune Noir maladroit qui, en proie à la
confusion et au ressentiment racial, tue accidentellement une jeune beauté blanche, fille bohème
d’une grande famille patricienne de Chicago)
l’avocat de celui-ci prononce le plaidoyer suivant
pour le meurtrier et violeur supposé (car les
Blancs ne peuvent imaginer que le meurtre ne
soit pas sexuellement motivé) qui, à cause de
l’énormité même de son crime (après avoir
étouffé sa victime sous l’effet de la panique, il lui
coupe la tête pour jeter son corps dans la chaudière de l’hôtel particulier de ses parents), doit
représenter tous les Noirs d’Amérique.
Exclu de notre société et non assimilé par
elle, aspirant cependant à satisfaire des
impulsions similaires aux nôtres, mais pri-
Loïc Wacquant
vées de ces objectifs et moyens d’expression
qui sont l’œuvre d’une société constituée
depuis des siècles, chaque jour au lever du
soleil comme à la tombée de la nuit, il s’est
rendu coupable d’actions subversives.
Chaque mouvement de son corps est une protestation inconsciente. Chacun de ses désirs et
de ses rêves, si intimes et si personnels soientils, est un complot, une conspiration. Chacun
de ses regards est une menace. Son existence
même est un crime contre l’État. (Wright,
1939, p. 821 ; souligné dans l’original ; édition française 1988, p. 492-493)
D’où le recours banalisé, particulièrement
marqué dans les périodes de transition entre des
configurations de domination raciste, à l’appareil
pénal pour faire en sorte que « le spectre basané
reste assis dans son siège habituel au festin de la
nation » (Du Bois, 1903, p. 10 9). D’où aussi le
refus persistant, dans l’application du droit pénal
comme plus généralement dans le discours public,
d’individualiser les Noirs, qui se trouvent ainsi
amassés en un type collectif défini par le statut et
les actes non pas du membre moyen, mais du plus
bas et du plus effrayant de tous (Walton, 1992,
p. 397-401) – si bien que les Noirs risquent toujours d’être traités de la façon la plus humiliante
chaque fois qu’ils ne peuvent pas fournir de
preuve tangible, par leur apparence, leur conduite
ou leurs titres, qu’ils méritent de se voir accorder
le minimum de dignité convenant à un citoyen,
comme dans l’histoire survenue au professeur
noir de Harvard qui ne pouvait pas héler un taxi en
ville la nuit. À part l’emploi du mot « inacceptable », le juriste George Fletcher est donc sur la
bonne voie lorsqu’il soutient que « la privation
catégorique des droits de vote introduit un élément inacceptable de caste dans le système politique américain » dans la mesure où il traite les
anciens détenus « comme intrinsèquement
indignes de confiance non seulement pour ce qui
est de voter, mais encore de témoigner sous serment à un procès », comme des personnes dont le
statut social est définitivement amoindri par des
condamnations antérieures. Avec la conjonction
accélérée de la « blackness » et de la criminalité,
la privation des droits civiques des délinquants est
effectivement un « prolongement de l’infamia »
(Fletcher, 1999, p. 1895-1908) exploitant le discrédit de l’esclavage et la souillure subséquente de
la séparation en castes par l’intermédiaire de Jim
Crow et du ghetto urbain réactivée par une sanction pénale indélébile.
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Quand on replace les tendances pénales
actuelles dans l’arc complet de la domination
ethno-raciale, on voit apparaître aussitôt l’étroite
parenté entre la rhétorique et la politique d’exclusion politique des délinquants et ex-délinquants à
la fin du XXe siècle, d’une part, et, d’autre part, la
théorie et la pratique de la division raciale dans
les deux périodes décisives du soulèvement révolutionnaire contre la Couronne britannique et des
décennies ayant suivi la guerre de Sécession,
c’est-à-dire dans les deux conjonctures historiques au cours desquelles les règles de
déchéance des droits civiques pour les criminels
furent d’abord introduites, puis élargies 10. Dans
les deux cas, la notion de « pureté » – du bulletin
de vote dans le premier et de la communauté
blanche dans le second – est le trésor national à
préserver. Dans les deux cas, la réduction des
« droits naturels » et l’affaiblissement de la protection constitutionnelle sont vigoureusement mis
en œuvre pour extirper du corps social des catégories considérées comme intrinsèquement mauvaises et porteuses d’une souillure permanente.
(Dans l’arrêt Washington v. State de 1884, la
Cour suprême d’Alabama avait codifié la doctrine de la « pureté du vote », les délinquants
étant assimilés à des « débiles mentaux, aliénés et
mineurs », c’est-à-dire à des individus qui, par
leur nature même, sont dépourvus des « qualités
voulues de jugement et de libre arbitre qui les
rendraient aptes » à voter.) Dans les deux cas
encore, la catégorie ainsi frappée d’une exclusion
publique est transformée en un groupe extérieur
subordonné en permanence et tenu pour responsable de sa marginalité civique et de son statut
juridique inférieur, ce qui absout le groupe supérieur et le dispense de sa responsabilité dans
l’établissement même de ce régime d’exclusion.
Comme dans l’imposition d’une frontière de
castes en matière de naturalisation, « la
déchéance des droits civiques des anciens délinquants justifie l’idée (tout en étant justifiée par
elle) que les déviants sont la source et l’incarnation de la corruption, de la pollution et de la turpitude morale ; qu’ils peuvent et qu’ils doivent
être isolés, mis à l’écart et stérilisés politiquement » (Harvard Law Review Association, 1989,
p. 1314-1315 et 1316).
L’aliénation pénale des détenus d’aujourd’hui fait d’eux des équivalents sociaux, sinon
des répliques légales, des esclaves d’avant la
guerre de Sécession d’un autre point de vue
encore : bien qu’il soient exclus d’une participa-
147
tion civique, ils n’en ont pas moins un poids sur
la scène politique à l’instigation et au bénéfice de
ceux qui régissent leurs corps, tout comme les
esclaves dans les plantations apportaient un avantage à leurs maîtres en vertu de la clause des
« trois cinquièmes » de la Constitution des ÉtatsUnis. Étant donné que les prisonniers sont comptabilisés dans le recensement comme domiciliés
dans les comtés où ils purgent leur peine, ils gonflent artificiellement le nombre d’habitants tout
en abaissant le revenu moyen des bourgs ruraux
où se trouvent la plupart des prisons. De ce fait,
ces bourgs se voient conférer une importance
politique accrue pour ce qui est de la représentation à la législature de l’État, et ils peuvent également obtenir un supplément de subventions fédérales destinées à remédier à la pauvreté : des
fonds publics qui devraient normalement financer
des services comme l’éducation et les soins médicaux et des subventions au transport et au logement pour les Noirs pauvres de l’« inner city »
sont détournés au profit de la population à majorité blanche des communes où se trouve la prison.
On estime que, pendant la décennie en cours, le
comté de Cook aura perdu 88 millions de dollars
de financement fédéral parce qu’environ 26 000
habitants de Chicago (dont 78 % de Noirs) sont
comptabilisés comme domiciliés dans les districts où ils sont incarcérés.
De même, le décompte des détenus transfère
l’influence politique de l’endroit où ils habitaient
à l’endroit où ils sont incarcérés, diminuant ainsi
le poids électoral des Noirs et des Latinos domiciliés dans les districts métropolitains dont la plupart des prisonniers sont originaires, et ce d’autant plus que les établissements pénitentiaires
sont situés plus loin des grandes villes. Ainsi,
80 % des prisonniers de l’État de New York sont
des Afro-Américains et des Hispaniques dont les
deux tiers sont originaires de la ville de New
York, mais 91 % d’entre eux sont incarcérés dans
le nord de l’État, dans les districts conservateurs
purement blancs où tous les nouveaux pénitenciers construits depuis 1982 sont situés. L’assimilation des prisonniers urbains à la population
rurale à des fins de représentation (bien que la
Constitution de l’État spécifie que l’emprisonnement n’entraîne pas de perte ou de changement
de domicile) viole la règle « un homme, une
voix » et se traduit par une perte nette de 43 740
résidents pour la ville de New York, perte dont on
a calculé qu’elle aurait coûté aux Démocrates
urbains deux sièges dans chacune des deux
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Chambres de la législature de l’État (Wagner,
2002, p. 10-12). Et, de même que le décompte des
esclaves accroissait la puissance politique des
États du Sud et leur permettait d’asseoir plus fermement l’esclavage en contrôlant la vie politique
nationale, la population « fantôme » de prisonniers noirs et bruns renforce l’influence politique
des politiciens blancs dont le programme social et
pénal va à l’encontre des intérêts des habitants du
ghetto. Ces élus, en particulier, ont désormais
intérêt à la perpétuation des politiques punitives
de criminalisation de la pauvreté et de recours
croissant à l’incarcération qui permettent la
reconstitution du stock de Noirs indisciplinés
garantissant des emplois dans l’administration
pénitentiaire, des recettes fiscales et des subventions pour leurs communautés, ainsi qu’une
influence politique dans celles-ci, au détriment
direct des districts urbains ségrégués qui fournissent les détenus en question.
À la lumière du fiasco qui avait couronné
l’élection présidentielle de 2000, ce n’est pas sans
ironie que, pour illustrer l’impact de plus en plus
restrictif des codes électoraux américains concernant les délinquants, on notera que la Floride
arrive en tête de tous les États de l’Union avec
827 000 détenus et ex-détenus déchus de leurs
droits civiques, qui se répartissent entre
71 200 prisonniers, 131 100 prisonniers en liberté
surveillée, seulement 6 000 prisonniers en liberté
conditionnelle (ce qui atteste de la rigueur de la
politique pénale de l’État) et pas moins de
613 500 anciens délinquants qui, bien qu’ils aient
entièrement payé leur dette envers la société, ne
pourront jamais remplir un bulletin de vote pour
le reste de leur vie. En novembre 2000, plus de
256 000 de ces électeurs potentiels interdits de
vote étaient noirs. Si Albert Gore, Jr, le candidat
démocrate avait obtenu les voix de 1 % seulement de ces électeurs – dont beaucoup étaient
illégalement interdits de vote en raison des
erreurs d’enregistrement et de traitement des données commis par la firme privée avec laquelle le
Bureau des élections de Floride avait passé
contrat pour vérifier les qualifications d’anciens
délinquants qui avaient franchi les frontières de
l’État 11 – il aurait aisément obtenu la majorité en
Floride et conquis la présidence. Mais la défaite
infligée à Gore par les tribunaux n’est pas sans
comporter une certaine justice poétique si l’on se
souvient qu’il avait été pendant huit ans vice-président dans une administration qui avait contribué
à accroître le nombre des détenus et ex-détenus
Loïc Wacquant
avec un zèle et une efficacité sans précédent dans
toute l’histoire américaine (Wacquant, 2005).
L’interdiction de vote des ex-délinquants des
années après avoir purgé leur peine a contribué
bien davantage à fausser les résultats des élections
que toutes les défectuosités matérielles, comme
les « hanging chads » et les « butterfly ballots »
du comté de Broward, qui avaient absorbé l’attention du public pendant les semaines et les mois
ayant suivi l’élection avortée de Floride. Cet épisode a donné un regain d’énergie aux militants
sociaux et aux analystes qui dénoncent la violation apparente du caractère sacro-saint du pacte
démocratique dans cette affaire. Dans une étude
systématique de l’impact des lois portant
déchéance des droits civiques des condamnés sur
les résultats des élections depuis trois décennies,
Uggen et Manza (2002) ont confirmé que, parce
qu’elles frappent avant tout les électeurs potentiels noirs et pauvres, les interdictions pénales de
vote enlèvent plus de voix au camp démocrate
qu’au camp républicain et que, en restreignant le
vote des minorités, elles ont, selon toute probabilité, inversé les résultats de sept élections au Sénat
des États-Unis en plus de leur influence sur les
résultats de l’élection présidentielle de 2000. Mais
cette inquiétude légitime devant le caractère
faussé des résultats électoraux tend à faire oublier
la signification plus profonde du processus d’exclusion des délinquants, qui est d’imposer et de
généraliser le statut amoindri des détenus en transformant ceux-ci en des sortes de parias de la communauté civique américaine, quelle que soit l’influence de cette situation sur telle ou telle élection.
Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici que, pendant la phase d’imposition des restrictions raciales
qui aboutirent peu à peu au régime de Jim Crow,
l’opposition au vote des Noirs dans le Sud ségrégationniste n’était pas proportionnelle au poids
réel ou potentiel des Noirs aux élections. Il s’agissait bien plutôt d’une opposition de principe fondée sur le syllogisme (ou plutôt le paralogisme)
racial, à savoir que le vote signifie l’égalité politique, laquelle implique l’égalité sociale, laquelle
à son tour incite aux agressions sexuelles contre
les Blanches, c’est-à-dire menace le mythe sociétal de la pureté raciale des Blancs (Litwack, 1998,
p. 221). Ce ne sont pas tant les expédients politiques que les nécessités de caste qui commandèrent l’exclusion politique des descendants des
esclaves. Il en va peut-être de même aujourd’hui
des délinquants, dont on a fait le dernier avatar
historique du « sale nègre ».
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À vrai dire, pour que les lois racialement
biaisées privant les délinquants de leurs droits
civiques cessent d’apparaître comme une anomalie, il suffit de rompre avec l’idéologie dominante de l’universalisme civique. Selon celle-ci,
exprimée dans les écrits d’Alexis de Tocqueville,
jusqu’à ceux de Gunnar Myrdal, de Louis Hartz
et de leurs épigones tardifs, la citoyenneté américaine aurait été dès l’origine accessible à tous
ceux qui étaient disposés à faire leurs les idéaux
libéraux et les institutions républicaines. Force
est de reconnaître au contraire, avec l’histoire
politique révisionniste récente, que la démocratie
des États-Unis a été fondée depuis ses commencements sur un pacte restrictif pour les méritants
auquel seuls étaient parties ceux qui étaient ethniquement et spirituellement dignes 12. Loin de
« porter atteinte à la démocratie », comme le
déplorent leurs critiques, ces lois en réactivent et
en mettent à jour l’un des ressorts les plus profonds et nous rappellent que la division en castes
a été un élément central et non pas marginal de la
société des États-Unis, une donnée constitutive
et non pas tératologique du républicanisme américain. Les mesures excluant les délinquants de
la distribution d’un capital culturel précieux, de
la redistribution de l’aide sociale et du droit de
vote se conjuguent pour perpétuer une « sphère
d’exclusivisme de groupe » – pour rappeler la
définition très large que Herbert Blumer (1958,
p. 4) a donnée du préjugé racial – et porter témoignage du caractère stratifié et restrictif de la
citoyenneté américaine à l’aube du nouveau millénaire.
Traduit de l’anglais
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Notes
* Cet article est la version abrégée
d’une présentation portant le
même titre au Colloque sur
l’inégalité et la culture du
Département de sociologie
de l’Université de Princeton le
1er mars 2004, préparée avec les
conseils rédactionnels de Daniel
Sabbagh. Il emprunte au
chapitre 4 de mon ouvrage Deadly
Symbiosis: Race and the Rise of
The Penal State (Cambridge,
Polity Press, sous presse). Je suis
reconnaissant à Bruce Western de
son invitation et aux participants
du colloque de leur patiente
attention et de la vigueur de leurs
questions.
1. Je suis redevable pour cet
argument à l’explication de David
Garland pour qui « la pénalité est
un ensemble de pratiques
signifiantes », lesquelles
« contribuent à produire des
subjectivités, des formes d’autorité
et des relations sociales » en
général (Garland, 1991).
2. En 1997, le bulletin
d’information publié par le Bureau
of Justice Assistance sous le titre
Denial of Federal Benefits
Program and Clearinghouse
énumérait 750 programmes pour
lesquels la possibilité de bénéficier
d’avantages sociaux pouvait être
compromise par le fait d’être ou
d’avoir été délinquant (Olivares
et al., 1996).
3. Pour un examen plus détaillé
qu’il n’est possible de le faire ici
sur des aspects juridiques
complexes et évolutifs des
exclusions pénales, le lecteur
pourra se reporter à Harvard Law
Review Association (2002) et aux
ouvrages qui y sont cités.
4. On trouvera dans Kousser
(1974) un exposé
historiographique approfondi sur
la déchéance des droits civiques
imposée aux Noirs pendant et
après la période de la
Reconstruction. Les Noirs libres
avaient déjà été la cible d’un vaste
mouvement d’excommunication
politique pendant le demi-siècle
qui précéda la guerre de
Sécession, de même que les
indigents, les vagabonds et les
délinquants (Keyssar, 2000,
p. 54-65).
5. Lorsque des Noirs protestèrent
en faisant valoir que ces mesures
revenaient à annuler les 13e, 14e et
15e amendements à la Constitution
des États-Unis, le gouverneur
James K. Vardaman répliqua sans
ambages que la Convention avait
été « tenue à seule fin d’éliminer
le nègre de la politique ; non pas
« l’ignorant et le méchant comme
certains voudraient vous le faire
croire, mais le nègre ». Pour bien
mettre les points sur les « i », le
principal journal de l’État, le
Clarion-Ledger, fit écho à ces
propos en écrivant : « Ils ne
s’opposent pas au vote des Noirs à
cause de leur ignorance, mais à
cause de leur couleur »
(McMillen, 1998, p. 43-44).
6. Pour une discussion plus
approfondie et une réfutation de
l’argument selon lequel
« l’objectif manifeste » du refus
du droit de vote aux anciens
détenus est « de préserver la
pureté des urnes, qui est le seul
fondement sûr de la liberté
républicaine » (selon les termes de
l’arrêt historique rendu en 1894
par la Cour suprême d’Alabama
dans l’affaire Washington v. State),
voir Wacquant (2005a, chapitre 5).
7. Durkheim poursuit en ces
termes : « Nous ne devons pas
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dire qu’un acte blesse la
conscience commune parce qu’il
est criminel, mais qu’il est
criminel parce qu’il blesse la
conscience commune. Nous ne le
réprouvons pas parce que c’est un
crime ; bien plutôt, c’est un crime
parce que nous le réprouvons. »
(1930, p. 48).
8. « Aucun maître, que ce fût dans
la Rome ancienne, dans la Toscane
du Moyen Age ou dans le Brésil
du XVIIe siècle, ne pouvait
oublier que le domestique
obséquieux pouvait être aussi un
“ ennemi intime ” tenté par le vol,
l’empoisonnement ou l’incendie.
Tout au long de l’histoire, il a été
dit que les esclaves, même s’ils
pouvaient à l’occasion être aussi
loyaux et fidèles que de bons
chiens, étaient pour la plupart
paresseux, irresponsables, fourbes,
rebelles, peu dignes de confiance
et sexuellement immoraux »
(Brion Davis, 1976, p. 40-41). On
notera que cette litanie d’adjectifs
comprend les épithètes le plus
communément appliquées à
l’« underclass » urbaine dans
l’Amérique des années 1980.
9. On se souviendra que, pour
Durkheim, le châtiment est une
fonction sociale qui intervient
« chaque fois qu’un pouvoir
autoritaire s’établit » et « que sa
fonction première et principale est
de […] défendre la conscience
commune contre tous les ennemis
de l’intérieur comme de
l’extérieur » (1930, p. 51).
10. Au cours de la période initiale
allant de 1776 à 1830, les
incapacités civiques étaient liées
au fait d’avoir commis des crimes
ou délits graves, conformément au
droit anglais et à l’ancien droit
romain, et elles frappaient aussi
les indigents et les vagabonds ;
entre 1870 et 1920, la déchéance
pénale des droits civiques a été
généralisée dans les divers États et
étendue à des délits moins graves
(Keyssar, 2000, p. 61-63, 162-163).
11. La Division électorale de
l’État a radié des listes électorales
les électeurs dont le nom et la date
de naissance ressemblaient
simplement à ceux de personnes
inscrites dans les bases de données
concernant les criminels et
délinquants, et ce bien que ses
propres experts eussent averti que
cette façon de procéder se
traduirait automatiquement par
l’élimination illégale de milliers
de personnes en droit de voter.
Une étude récente a révélé que les
électeurs noirs ont été ainsi radiés
dans des proportions dix fois plus
élevées que les électeurs blancs
(Donziger, 2002, p. 2).
12. Voir en particulier Smith
(1999) sur l’« américanisme
inégalitaire » fondé sur la race, les
origines nationales et le sexe ;
Gerstle (2001) sur le
« nationalisme racial » et sur ses
rapports conflictuels avec le
« nationalisme civique » ; et King
(2002) sur l’engagement durable
en faveur de ce qui est blanc
considéré comme critère de la
désirabilité différentielle et de
l’« assimilabilité » de groupes
cherchant à obtenir la nationalité
américaine.
BOURDIEU, P. 1987. « Espace
social et pouvoir symbolique »,
dans Choses dites, Paris, Éditions
de Minuit, p. 147-166.
COLE, D. 2000. No Equal Justice :
Race and Class in the American
Criminal Justice System, New
York, New Press.
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of Slavery in the Age of
Revolution, 1770-1823,
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