la race comme crime civique
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LA RACE COMME CRIME CIVIQUE Loïc Wacquant érès | Revue internationale des sciences sociales 2005/1 - n° 183 pages 135 à 152 ISSN 0304-3037 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Wacquant Loïc , « La race comme crime civique » , Revue internationale des sciences sociales , 2005/1 n° 183, p. 135-152. DOI : 10.3917/riss.183.0135 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour érès. © érès. 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WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 135 La race comme crime civique Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès La conception extrêmement particulière de la laquelle « tous les hommes sont créés égaux » et « race » en tant que « principe national de vision dotés de « certains droits inaliénables » avec la et de division sociales » (Bourdieu, 1989), que violation pure et simple de cette même vérité par l’Amérique a inventée et dont la rigidité et le la servitude de millions de Noirs. caractère systématique sont pratiquement sans Le régime de Jim Crow remania la frontière équivalent dans le monde, est une conséquence racialisée entre esclave et libre pour en faire une directe de la collision décisive entre esclavage et séparation rigide de castes entre « Blancs » et démocratie qui s’est produite après que le ser- « Nègres » – ces derniers comprenant toutes les vage eut été établi comme la forme principale de personnes de descendance africaine connue, si conscription et de contrôle de la main-d’œuvre minime ou si (in)visible fût-elle – qui infecta les dans une colonie sous-peumoindres aspects du système plée abritant un système social et de la culture d’après Loïc Wacquant est professeur à l’Univeragrarien de production comla Sécession dans le Sud. sité de Californie à Berkeley et chercheur au Centre de sociologie européenne à mercialisée (Fields, 1982). Avec l’abolition, la « ségréParis. Ses travaux portent sur la marginaAucune autre société n’a gation de statut » ancrée lité urbaine, l’État pénal, l’incarnation et combiné ces deux principes dans la division entre mainla théorie sociale. Il a récemment publié contraires d’organisation d’œuvre libre et mainThe Mystery of Ministry : Pierre Boursociale et politique : le serd’œuvre non libre se transdieu and Democratic Politics (2005), Das Janusgesicht des Ghettos und vage fut aboli dans la coloforma en un « système social andere Essays (2006), et Parias urbains. nie du Cap en 1834, sept vertical de super- et subordiGhetto, banlieues, État (2006). Son livre décennies avant que celle-ci nation » qui « intégrait les Punishing the Poor : The New Governne fusionne avec la Répucommunautés ethniquement ment of Social Insecurity paraîtra en 2007. Il est cofondateur et directeur de la blique sud-africaine naisdivisées en une unité polirevue transdisciplinaire Ethnography. sante ; les Français rétablitique » et favorisait la persisEmail : [email protected] rent l’esclavage sous tance d’une monopolisation Napoléon en 1802 après de l’honneur par les Blancs l’avoir supprimé en 1794, mais il ne concernait (Weber, 1920, p. 934). Le ghetto, à son tour, que des colonies lointaines et il fut éliminé imprimait cette dichotomie dans la disposition en 1848, longtemps avant que la Troisième Répu- spatiale et les schémas institutionnels de la blique n’établisse fermement ses principes démo- métropole industrielle. Et ce, d’autant plus que, à cratiques ; le Brésil conserva l’esclavage plus la suite des « émeutes urbaines » des longtemps, mais c’était une institution moribonde années 1960, qui à la vérité étaient des soulèvequi persista jusqu’en 1888 sous un régime monar- ments contre une subordination de caste et une chique. Le fait que les États-Unis, et eux seuls, subordination de classe qui se recoupaient, les fussent une république esclavagiste reposant sur mots « urbain » et « noir » devinrent presque la doctrine des droits naturels explique qu’ils synonymes dans le langage des décideurs comme aient élaboré une conception aversive et globali- dans celui de la vie de tous les jours. Et la sante de la « race » en tant qu’ethnicité refusée « crise » de l’« inner city », qui avait alors remafin de concilier la « vérité allant de soi » selon placé, dans la conscience collective de la nation, RISS 183/Mars 2005 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès Loïc Wacquant 18/01/07 18:32 Page 136 136 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès la « ville de tous les vices » de la fin du XIXe siècle comme incarnation de la terreur urbaine et de la désagrégation socio-morale, en vint à être l’expression de la contradiction persistante entre le caractère individualiste et compétitif de la vie américaine, d’une part, et le maintien d’une exclusion socio-spatiale de cette vie pour les Afro-Américains, d’autre part. Avec l’aube d’un nouveau siècle, c’est à une autre « institution particulière », née de la rencontre de l’hyperghetto avec le système carcéral, qu’il revient de maintenir l’isolement social et spatial de leurs occupants et de redéfinir la signification sociale de la « race » selon les impératifs de l’économie dérégulée et de l’État post-keynésien (Wacquant, 2000). Pendant longtemps, l’appareil pénal a servi de complice à la domination ethno-raciale en aidant à stabiliser un régime en butte à des attaques ou à combler les solutions de continuité entre régimes successifs. C’est ainsi que les « Codes noirs » des années 1860 ont servi à maintenir en place la main-d’œuvre afro-américaine après l’abolition de l’esclavage (Myers, 1998), de même que la pénalisation des manifestations pour les droits civils dans le Sud au cours des années 1950 visait à retarder l’agonie de Jim Crow (O’Brien, 1999). Mais aujourd’hui, le rôle de l’institution carcérale est différent du fait que, pour la première fois dans l’histoire des ÉtatsUnis, elle a été élevée au rang de moteur principal pour la « fabrication de la race ». Le bâillonnement qu’elle opère sur le plan matériel et l’activité classificatrice qu’elle déploie ont revêtu une importance et une ampleur qui sont sans aucun précédent dans l’histoire américaine et dont on ne trouve non plus aucun équivalent dans toutes les autres sociétés du monde. La dangerosité résurgente de la « blackness » Parmi les effets multiples du mariage du ghetto et de la prison en un maillage carcéral élargi, le plus lourd de conséquences est peut-être la résurrection pratique et la consolidation officielle de l’association séculaire de la « blackness » avec la criminalité et la violence fourbe. La condamnation de la négrophobie dans la sphère publique n’a pas éteint la peur et le mépris couramment ressentis par les Blancs envers un groupe qu’ils continuent à considérer avec suspicion et dont ils assimilent pratiquement les membres faisant partie de la classe inférieure à l’incarnation du Loïc Wacquant désordre social, de la dépravation sexuelle, de la détérioration scolaire, de l’utilisation abusive de l’aide sociale, du déclin de certains quartiers, de la régression économique et, ce qui est le plus important, des crimes et délits violents (Terkel, 1992 ; Hurwitz et Peffley, 1998). Les enquêtes sur la peur des agressions ont invariablement montré que les Américains sont plus effrayés d’être victimes d’inconnus Noirs que Blancs ; de même, des études sur les déterminants de la criminalité perçue dans les grandes villes ont montré une corrélation entre le pourcentage des Noirs jeunes du sexe masculin et la conviction que les agressions sur la voie publique constituent un problème grave, sans distinction de caractéristiques individuelles ou de quartier (St John et Bates, 1995 ; Quillian et Pager, 2001). De surcroît, l’assimilation des Afro-Américains anonymes de sexe masculin aux dangers sur la voie publique ne se limite pas aux quartiers blancs ni aux habitants des grandes villes coupées en deux. Dès les années 1980, une « mentalité obsidionale » s’était répandue dans les quartiers noirs, incitant leurs habitants à « se méfier des Noirs inconnus qu’ils rencontraient » dans les lieux publics (Anderson, 1990: 5). D’où il résulte que, partout, la stratégie dominante pour assurer sa sécurité physique dans l’espace urbain est d’éviter les jeunes Afro-Américains. Dans la métropole duale, le slogan élogieux « Black is beautiful » (le noir, c’est beau) a été bel et bien supplanté par l’adage vitupérant « le noir, c’est dangereux ». Parallèlement au retour des mythologies à la Lombroso sur l’atavisme criminel et à la large diffusion des métaphores animales dans les domaines du journalisme et de la politique (où il est courant de voir mentionnés les « superprédateurs présociaux », les « meutes de loups » et autres bêtes), la sur-incarcération massive des Noirs a fourni une puissante justification de bon sens à « l’utilisation de la couleur comme synonyme de dangerosité » (Kennedy, 1997, p. 136). Au cours des dernières années, les tribunaux américains ont constamment autorisé la police à recourir à la race comme à « un signal négatif de risque accru de criminalité », attitude que des juristes se sont empressés d’approuver comme « une adaptation rationnelle à la démographie de la criminalité », mise en évidence et confirmée, pour ainsi dire, par le rapide « noircissement » de la population carcérale après les émeutes des ghettos des années 1960, et bien que cette pra- Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 137 La race comme crime civique Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès tique prête le flanc à de graves critiques du point de vue du droit constitutionnel (Kennedy, 1997, p. 143, 146). Dans tout le système judiciaire pénal urbain, la formule « jeune + noir + masculin » est couramment assimilée à un faisceau d’indices graves et concordants (« probable cause » au sens de la procédure pénale) justifiant l’arrestation, l’interrogatoire, la fouille au corps et la détention de millions d’hommes mâles afroaméricains chaque année (Gaynes, 1993). Dans son arrêt Terry v. Ohio de 1968, juste au moment où les émeutes raciales déferlaient sur les métropoles, la Cour suprême des États-Unis autorisait la police à effectuer des interpellations et des fouilles quand il y avait un « soupçon raisonnable » qu’une activité criminelle se préparait, soupçon fondé sur une simple présence dans une zone à criminalité élevée et sur un comportement évasif. Au cours des décennies qui se sont écoulées depuis lors, l’abaissement constant du seuil de la preuve fixé par les tribunaux pour satisfaire à cette condition (« emplacement et attitude évasive ») a eu pour résultat « des interpellations et fouilles d’habitants des « inner cities » – avant tout indigents, Afro-Américains et HispanoAméricains – hors de toute proportion avec leur nombre et souvent sans justification » (Harris, 1994, p. 622-623), déclenchant un cercle vicieux permanent, la police arrêtant des habitants du ghetto pour la raison principale que ceux-ci l’évitent en raison précisément du harcèlement permanent auquel ils sont soumis par la police. Des organisations de défense des droits civils en sont venues à considérer cette pratique comme tellement « normale » qu’elles ont pris l’initiative de donner aux adolescents noirs des grandes villes une formation sur la manière de se comporter en cas de vérifications de routine, de campagnes d’interpellation et de fouille et de rafles sur la voie publique. C’est ainsi que dans les faubourgs de Washington situés dans le Maryland, la section locale de la NAACP et l’association des avocats noirs ont organisé dans les écoles secondaires, conjointement avec les enseignants et la police, des cours permettant aux adolescents de « répéter » avec de vrais policiers leur arrestation future probable, les fouilles corporelles et les interrogations qu’ils subiraient afin de réduire le plus possible le risque d’incidents graves et de blessures (Miller, 1997, p. 100-101). Mais la conjonction de la « blackness » et de la criminalité ne se limite pas au périmètre des centres urbains racialisés : dans d’autres districts 137 des métropoles, la police a élaboré et les tribunaux ont approuvé la doctrine out of place (« pas à sa place ») selon laquelle un agent de la force publique est en droit de trouver suspecte une personne d’un groupe ethnique donné observée dans une zone principalement peuplée par un autre groupe. Ainsi, quand des hommes noirs entrent dans un quartier blanc, leur « race » est considérée comme un signe extérieur d’une activité potentiellement illégale et est utilisée comme une justification pour les interpeller, les questionner et les fouiller. En revanche, quand des Blancs entrent dans le ghetto, la police suppose ou bien qu’ils se livrent à une activité délictuelle, le plus souvent consommation de drogue ou prostitution, ou bien qu’ils se sont égarés et qu’ils ont besoin d’une assistance pour ne pas être attaqués. (Quand nous allions jusqu’à la salle de boxe du quartier de Woodlawn dans le ghetto de Chicago où j’ai pendant trois ans effectué une enquête ethnographique ou quand nous en revenions, mon entraîneur DeeDee me demandait toujours de rouler à bonne allure de crainte que la police ne nous arrête au motif qu’un jeune Blanc et un vieux Noir circulant là ensemble dans une Plymouth Valiant déglinguée ne pouvaient que préparer un mauvais coup.) La doctrine out of place appliquée dans les quartiers blancs et les interpellations et rafles « au hasard » pratiquée dans les quartiers noirs « montrent à quel point la race est souvent le seul élément retenu pour décider des suspects à arrêter » (Johnson, 1995, p. 656 ; sur l’importance du préjugé racial dans les interpellations et rafles sur la voie publique, les arrêts de véhicules, la lutte contre la toxicomanie et les mesures visant à protéger la qualité de vie, voir également Cole, 2000). S’ajoutant à la pratique de la surinculpation pandémique, l’acceptation généralisée par les tribunaux de la « race » comme indice d’activité criminelle et l’abandon progressif de l’exigence d’une « cause probable » formulée dans l’arrêt Terry garantissent que les Afro-Américains pauvres des villes se trouvent pris dans les engrenages du système pénal en nombres et avec une intensité hors de toute proportion avec leur participation effective à des crimes ou délits (Maclin, 1998 ; Roberts, 1999). La conjonction de la « blackness » et du crime dans l’imaginaire collectif et dans la politique judiciaire (l’autre face de cette situation étant la conjonction de la « blackness » et du bénéfice de l’aide sociale dans le débat sur la politique sociale) réactive ainsi la « race » en donnant un Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 138 138 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès exutoire légitime à l’expression d’un sentiment anti-noir sous la forme de la vitupération publique des criminels et des prisonniers. Comme l’observe l’écrivain John Edgar Wideman (1995, p. 504) : Il est tout à fait respectable de passer les criminels au goudron et aux plumes, de réclamer qu’on les enferme en jetant la clé. Ce n’est pas raciste d’être contre le crime, même si le criminel archétypique, dans les médias et dans l’imaginaire collectif, a presque toujours le visage de « Willie » Horton [un condamné noir, coupable du viol d’une Blanche lors d’une libération anticipée, dont le Parti républicain avait sans vergogne utilisé l’image pour symboliser son opposition au « laxisme » envers le « crime » lors de la campagne présidentielle de George Bush en 1988]. Petit à petit, « urbain » et « ghetto » sont devenus des noms de code pour désigner ces endroits terrifiants où seuls des Noirs résident. La « prison » est en train d’être rapidement « relexicalisée » selon le même procédé ségrégationniste. Civiliter mortuus : la triple exclusion des détenus En occupant un rôle central dans le gouvernement post-keynésien de la race et de la pauvreté au carrefour du marché du travail à bas salaire dérégulé, d’un dispositif de « welfare-workfare » remanié destiné à soutenir l’emploi précaire et des vestiges du ghetto, le système carcéral surdimensionné des États-Unis est devenu par luimême un moteur essentiel de production symbolique 1. Ce n’est pas seulement l’institution prééminente qui signifie et impose la « blackness », tout comme l’esclavage pendant les trois premiers siècles de l’histoire des États-Unis. De même que la servitude assurait la « mort sociale » des captifs africains importés et de leurs descendants sur le sol américain en les arrachant à toutes les relations sociales reconnues (Patterson, 1982), l’incarcération de masse provoque aussi la mort civique de ceux qu’elle piège en les excluant du pacte social et en les privant ainsi de leurs droits de citoyen. Les prisonniers sont la cible d’un triple mouvement d’enfermement et d’exclusion suscité d’en haut par l’État et soutenu d’en bas par la classe moyenne Loïc Wacquant apeurée et par des fractions de la classe ouvrière en proie au ressentiment. 1. Les prisonniers sont privés d’accès au capital culturel institutionnalisé : au moment même où la possession de titres universitaires devient une condition sine qua non d’embauche dans le secteur (semi-)protégé du marché du travail, les détenus ont été éliminés de l’enseignement supérieur en étant rayés d’office du programme de bourses Pell (principal programme fédéral qui réduit les droits d’inscription universitaires pour les étudiants à faibles revenus), interdiction qui a frappé successivement les condamnés pour infraction à la législation sur les stupéfiants en 1988, les détenus condamnés à mort ou à la détention à perpétuité sans possibilité de liberté conditionnelle en 1992 et enfin, en 1994, tous les autres détenus des prisons d’État et des prisons fédérales. Cette exclusion de l’enseignement supérieur fut votée par un Congrès qui avait délibérément choisi d’ignorer les innombrables preuves attestant que les programmes d’enseignement supérieur à l’intention des détenus réduisaient fortement les récidives tout en contribuant à maintenir l’ordre carcéral, et ce à seule fin d’illustrer spectaculairement la ligne de démarcation entre les délinquants condamnés et les « citoyens respectueux de la loi » (on trouvera chez Page, 2004, un compte rendu historique et analytique détaillé de la campagne visant à supprimer le financement public des programmes d’enseignement supérieur dans les prisons des États-Unis). Le mouvement d’exclusion fut prolongé quelques années plus tard par une disposition de la loi de 1998 sur l’enseignement supérieur, qui interdit aux étudiants reconnus coupables d’un délit dans une affaire de drogue de bénéficier de toute aide publique (bourse, prêt ou assistance au travail). Dans les débats législatifs et médiatiques, les adversaires d’une assistance fédérale à l’enseignement supérieur dans les prisons ont démesurément exagéré l’ampleur et le coût de celle-ci, prétendant que les bourses aux détenus avaient connu une « augmentation exponentielle » pour atteindre 200 millions de dollars et qu’elles franchiraient rapidement le cap du milliard de dollars ; ils ont prétendu aussi que, par suite de cette générosité déplacée, les « Américains honnêtes et travailleurs » étaient « chassés » de l’université. Sans craindre le ridicule, le sénateur Kay Bailey Hutchinson du Texas allait jusqu’à dire que des délinquants astucieux commettaient désormais Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 139 La race comme crime civique Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès des crimes à seule fin d’obtenir gratuitement un diplôme universitaire derrière les barreaux (voir Congressional Record, US Senate, 103rd Congress, vol. 139, n. 157 [novembre 1993], 1st Session, mardi 2 novembre 1993). En réalité, au moment où ils ont été définitivement exclus du programme, les délinquants bénéficiant d’un crédit fédéral d’études étaient au nombre non pas de 200 000 (comme l’affirmaient leurs détracteurs), mais de 27 000 pour un montant total de 35 millions de dollars, soit 0,5 % du crédit total de 6,3 milliards de dollars ouvert au titre des bourses Pell. Outre cette exagération grossière, les adversaires de l’enseignement supérieur en prison se sont lancés dans un discours parfaitement fallacieux sur l’opposition entre les détenus et les « enfants de travailleurs à faible revenu » : tout d’abord, les prisonniers eux-mêmes sont pour la plupart originaires des couches inférieures de la classe ouvrière et, d’autre part, leur accès à des bourses d’études ne prive pas les autres postulants puisque le programme des bourses Pell donne pratiquement le droit à un financement à tous les étudiants satisfaisant aux critères de revenu. Mais le tableau cauchemardesque d’un gouvernement dépensant sans compter en faveur de prisonniers (noirs) et privant les Américains ordinaires, épris de travail, de moralité et de respectabilité, de leur part équitable du « rêve américain » s’harmonisait puissamment avec le sentiment, teinté de racisme, d’hostilité à l’Étatprovidence qui se répandait dans tout le pays, ainsi qu’avec le cliché éculé des « criminels dorlotés » dans des « prisons cinq étoiles » (Flanagan et Longmire, 1996 ; Gilens, 1999). Et il exploitait habilement l’angoisse très répandue dans la classe moyenne due à l’augmentation rapide du coût de l’enseignement supérieur et à l’intensité et à l’imprévisibilité croissantes de la concurrence éducative : le coût de l’enseignement supérieur exprimé en nombre d’heures de travail moyennement rétribuées avait doublé entre 1972 et 1992, alors que le nombre total des bourses avait baissé, pour ne rien dire du fait que « l’enseignement supérieur n’offre plus une garantie de sécurité économique » (Mare, 1995). Devenus une condition sine qua non d’appartenance aux classes moyenne et supérieure, les titres universitaires étaient devenus si coûteux que, en 1995, neuf États avaient instauré des programmes de paiement anticipé des frais d’études permettant aux parents de commencer à « acheter » une place 139 future à l’université publique dès la naissance de leur enfant, et la plupart des États avaient institué des « plans 529 » accordant des avantages fiscaux aux familles épargnant de l’argent pour payer les études de leurs enfants. Il est beaucoup plus avantageux politiquement et moins coûteux financièrement pour des élus de stigmatiser le financement d’un enseignement supérieur pour les prisonniers, si négligeable que puisse en être le coût, que de s’en prendre aux sources du phénomène qui fait que les stratégies de reproduction de la classe moyenne par la transmission d’un capital culturel sont devenues de plus en plus coûteuses et de moins en moins rentables. Le plus remarquable dans cet épisode est que les politiciens étaient disposés à ne tenir aucun compte de la recommandation unanime du personnel pénitentiaire et des pénalistes tendant à maintenir un enseignement derrière les barreaux et qu’ils ont supprimé l’un des rares programmes ayant fait les preuves de leur efficacité pour réduire les crimes et délits (le taux de récidive au bout de trois ans des anciens détenus ayant un diplôme de universitaire est de 5 %, contre une moyenne nationale de 40 %), et ce à seule fin de faire étalage d’une rhétorique pénale populiste présentant les plus indignes des pauvres indignes – à savoir les délinquants condamnés – comme des parasites sociaux infestant un État-providence surdimensionné et absorbant les « impôts durement gagnés » de citoyens honnêtes qui, bien qu’ils travaillent et qu’ils économisent, ont du mal à transmettre leur statut de membres de la classe moyenne à leurs rejetons. 2. Les prisonniers sont systématiquement exclus de la redistribution sociale et de l’aide publique à une époque où l’insécurité de l’emploi rend ce type de programmes plus vital que jamais pour ceux qui occupent les régions inférieures de l’espace social. Des lois fédérales interdisent les versements de l’assistance sociale, des primes d’invalidité, des allocations d’anciens combattants et les coupons d’alimentation à quiconque est détenu plus de 60 jours au motif que les détenus reçoivent déjà nourriture, vêtements, abri et soins médicaux des autorités pénitentiaires. Ces lois interdisent aussi aux délinquants condamnés l’accès à de nombreux emplois dans l’administration publique ou dans des entreprises travaillant pour l’État, limitent leurs droits parentaux et les excluent de toute une série d’avantages prévus par la législation fédérale 2. Le Work Opportunity and Personal Responsibility Reconciliation Act Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 140 140 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès de 1996, qui a mis fin à « l’aide sociale telle que nous la connaissons » exclut aussi la plupart des anciens repris de justice de l’accès à l’aide médicale gratuite (Medicaid), aux logements sociaux, aux « Section 8 vouchers » (subvention publique pour le paiement des loyers) et autres formes d’assistance aux plus démunis. Cette loi exclut également de l’aide publique les personnes ayant enfreint les conditions mises à leur libération provisoire (quelle que soit la condition qu’ils aient violée) et refuse toute assistance pendant dix ans à quiconque est reconnu coupable d’avoir fait une fausse déclaration de domicile pour obtenir une aide. La section 115 de la loi institue même une interdiction à vie d’accès à l’Assistance temporaire aux familles nécessiteuses (programme qui a succédé à l’aide aux familles avec enfants à charge) et aux logements sociaux pour toutes les personnes reconnues coupables d’un délit d’usage ou de vente de drogues, aucune exception n’étant prévue, même pour les cas les plus désespérés comme celui des femmes enceintes et des mères toxicomanes dans des familles monoparentales (Hirsch, 2001). Cette interdiction fédérale, qui frappe uniquement les délinquants ayant enfreint la législation sur les drogues (et non pas, par exemple, les meurtriers ou les violeurs en série), a fait l’objet au Sénat d’un débat d’une durée totale de deux minutes (une minute pour chaque parti) et n’a fait l’objet d’aucun débat à la Chambre des représentants avant d’être adoptée à une énorme majorité par les deux Chambres. Bien que la loi leur accorde la possibilité de ne pas appliquer cette mesure, la plupart des États ont décidé de l’adopter : 22 appliquent l’interdiction sans aucune réserve et 20 autres en ont seulement modifié certains aspects, dix d’entre eux subordonnant l’octroi d’une assistance à l’obligation pour les toxicomanes de subir régulièrement des tests ou de suivre un traitement (Rubinstein et Mukamal, 2002). La perte des allocations compromet gravement la possibilité pour les femmes pauvres de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants, ce qui accroît pour ceux-ci la probabilité d’être placés dans des foyers d’État, conformément à l’Adoption and Safe Famlily Act de 1997, qui accélère la suppression des droits parentaux pour les femmes purgeant des peines minimales obligatoires (typiques de la législation fédérale sur les drogues). Elle réduit aussi leurs chances d’échapper à la toxicomanie : en effet, elles ne peuvent pas entrer dans un centre de désintoxica- Loïc Wacquant tion après une condamnation puisqu’elles ne reçoivent plus l’allocation qui leur permettrait d’y payer leur pension comme elles l’auraient pu auparavant. Pour l’ensemble du pays, cette disposition a frappé environ 92 000 femmes et 135 000 enfants, dont plus de la moitié sont des Afro-Américains et des Hispaniques (Allard, 2002). D’autres lois fédérales votées en 1996 et en 1998 à la suite de la « réforme de l’assistance sociale » fixent des critères stricts pour l’admission et pour l’expulsion dans les logements sociaux en application d’une politique nouvelle, fièrement annoncée en 1996 par le Président Clinton en personne et dite « One Strike and You’re Out » (un seul écart et vous êtes dehors). Ces règles nouvelles, adoptées rapidement par les trois quarts des offices HLM du pays, confèrent à ceux-ci une grande latitude pour éjecter les locataires reconnus coupables d’une infraction en rapport avec la drogue et même pour expulser toute une famille en raison de délits commis par l’un quelconque de ses membres à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe d’immeubles. Certains offices sont même allés jusqu’à expulser des familles après qu’un résident avait eu si peu que ce soit maille à partir avec les autorités, fût-ce une simple arrestation par la police non suivie d’une mise en examen pour un crime ou un délit (Rubinstein et Mukamal, 2002, p. 48). Cette politique officielle d’exclusion des logements sociaux n’a touché jusqu’à présent qu’une population relativement peu nombreuse, qui s’élevait à quelque 20 000 personnes vers le milieu de 2002, mais son effet est draconien puisqu’elle aggrave leur instabilité sociale et rend la réunification de la famille après une incarcération infiniment plus aléatoire et difficile. Et le message qu’elle exprime est d’une parfaite limpidité : commettez une infraction à la législation sur les drogues à l’échelon le plus bas de l’ordre des classes et des castes et vous vous excluez de la communauté civique et vous privez éventuellement de toit votre famille. Il convient de souligner qu’aucune interdiction comparable de la redistribution des aides publiques n’est en vigueur à l’autre extrémité de l’éventail social, comme pourrait l’être par exemple la suppression des déductions fiscales sur les paiements d’intérêts hypothécaires pour les ménages des classes moyenne et supérieure dont des membres se seraient rendus coupables d’infractions à la législation sur les drogues ou d’autres « délits de prospérité » comme la fraude fiscale, les délits d’initiés ou les fraudes Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 141 La race comme crime civique Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès financières. Il convient en outre de noter que les efforts considérables déployés par l’administration de la sécurité sociale (le système de retraite publique) pour déceler les cas de paiements indus du Supplemental Security Income (allocation sous condition de ressources aux personnes âgées, aveugles ou infirmes pour les aider à couvrir leurs besoins essentiels) ont été ciblés sur les seules personnes incarcérées, négligeant celles qui se trouvaient dans d’autres institutions publiques, telles qu’hôpitaux, cliniques, maisons de santé, foyers et centres de réadaptation pour drogués et pour alcooliques, que la loi prive aussi du bénéfice de l’aide mais qui appartiennent pour la plupart à la classe moyenne (USGAO, 1995, p. 2-3). 3. Les détenus sont interdits de toute participation politique par le truchement de la déchéance pénale des droits civiques (criminal disenfranchisement) pratiquée sur une échelle et avec une vigueur inimaginables dans tout autre pays. Tous les États de l’Union, à l’exception du Maine et du Vermont, privent du droit de vote les adultes sains d’esprit détenus dans des prisons d’État et quarante-quatre étendent cette interdiction aux détenus des autres prisons. En outre, trente-quatre États interdisent aux condamnés avec sursis d’exercer leurs droits politiques et vingt-neuf interdisent aussi aux condamnés en liberté conditionnelle d’accéder aux urnes. Dans quatorze États, la plupart ou la totalité des anciens repris de justice sont déchus du droit de vote même lorsqu’ils ne sont plus sous aucune forme de contrôle judiciaire, et ce à vie dans neuf d’entre eux (Alabama, Floride, Iowa, Kentucky, Mississipi, Nevada, Tennessee, Virginie et Wyoming 3) . Du fait de ces restrictions considérables du droit de vote fondées sur les sanctions pénales et des taux astronomiques de condamnation, on estimait que, fin 2000, 4,7 millions d’Américains – soit un adulte sur quarante-trois – avaient temporairement ou définitivement perdu leur droit de vote, 1,8 million d’entre eux n’étant pas derrière les barreaux et 1,7 million encore ayant déjà purgé leur peine en totalité, ce qui fait des condamnés et anciens condamnés « le groupe le plus nombreux de citoyens américains auquel la loi interdit » de prendre part aux élections (Keyssar, 2000, p. 308). Les estimations chiffrées varient selon les sources ; celles qui précèdent sont empruntées à l’Appendice A de Uggen et Manza, 2002 (tableau p. 797). Étant donné la composition ethniquement biaisée de la population sous contrôle de la justice pénale, les textes 141 en vigueur portent un coup particulièrement sévère à la capacité électorale des Noirs : sur 1,2 million de détenus privés du droit de vote se trouvant dans les prisons fédérales ou les prisons d’État, 632 000 environ sont des Afro-Américains ; sur les 1,6 million d’anciens condamnés interdits de vote, plus d’un demi-million sont des Noirs. Trente années seulement après avoir finalement accédé à l’isoloir grâce à la Révolution des droits civils, il n’y a pas moins de 1,84 million d’Afro-Américains – soit un Noir sur six à l’échelon du pays tout entier – qui ne peuvent participer aux élections du fait de prohibitions pénales. En 1997, sept États avaient privé définitivement du droit de vote plus du quart de leur population noire de sexe masculin (Fellner et Mauer, 1998, p. 8). L’impact disproportionné des lois de déchéance des droits civiques en fonction de la couleur, les Afro-Américains représentant la proportion effarante de 40 % de toutes les personnes ainsi privées de l’accès aux bureaux de vote, ne devrait pas surprendre car le long historique de ces lois est intimement lié à l’histoire de la domination raciale aux États-Unis. Bien que ces textes ne comportent pas en apparence la moindre considération relative à la couleur de peau, la plupart ont leur origine dans les stratégies d’endiguement racial mises en œuvre par les législatures du Sud vers la fin des années 1860 et au cours des années 1870, à une époque où le refus du droit de vote à de vastes catégories de condamnés était un procédé commode pour exclure les Noirs tout en respectant officiellement le 15e amendement à la Constitution des ÉtatsUnis qui interdit les restrictions au droit de vote fondées sur « la race, la couleur ou un état antérieur de servitude 4 ». À titre d’exemple, on citera la Convention constitutionnelle de 1890 au Mississippi, qui avait pour objectif explicite d’interdire la « domination nègre » aux élections et qui institua pour le vote des conditions à remplir expressément choisies pour interdire avant toute chose l’accès des Noirs aux urnes : la « résidence » fut choisie parce que les Blancs pensaient que les anciens esclaves étaient une race fondamentalement « sans racines » et « migratoire » ; la taxe électorale fut instituée parce qu’on pensait que les Noirs étaient naturellement imprévoyants et sans moyens d’existence ; les exigences en matière d’alphabétisme furent dûment choisies pour exclure les membres d’une communauté à laquelle on refusait l’accès à l’éducation ; enfin, Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 142 142 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès « la liste des délits entraînant l’exclusion – qui comprenait l’incendie volontaire, la bigamie, la fraude et les petits larcins, mais non pas le meurtre, le viol ou le vol qualifié – fut rédigée sur mesure, dans l’opinion de la Cour suprême de l’État, pour interdire l’accès des Noirs, « peuple patient et docile […] enclin plutôt aux délits occasionnels qu’aux crimes proprement dits des Blancs » (McMillen, 1989, p. 42-43 5). Avec la discrimination, l’intimidation et la répression violente, ces mesures firent chuter le nombre des électeurs noirs de 87 000 en 1868 à 9 000 en 1892 (et à un chiffre dérisoire de 28 000, en 1964 encore) alors que le nombre des électeurs blancs se stabilisait à 70 000 (il atteignait un demi-million au moment de l’adoption du Voting Rights Act de 1965). Même à son maximum, le nombre des Noirs inscrits sur les listes électorales n’atteignit jamais 10 % du nombre des Afro-Américains en âge de voter au Mississippi. Une analyse historique événementielle sophistiquée, utilisant les données décennales provenant des recensements de 1850 à 2002, confirme « l’existence d’un rapport étroit et constant entre la menace raciale mesurée par le pourcentage des détenus d’État non blancs et les lois restreignant le droit de vote des personnes condamnées » : les États ayant les proportions les plus élevées d’Afro-Américains derrière les barreaux ont été les plus enclins à adopter des législations très englobantes interdisant aux détenus et anciens détenus l’accès aux urnes après avoir opéré un contrôle statistique en fonction de la région, de la date, de la compétition économique, de l’importance respective des partis politiques, de la composition de la population et du taux d’incarcération (Behrens, Uggen et Manza, 2003). Même dans les États où la déchéance des droits civiques pour les condamnés n’avait pas été adoptée à des fins d’exclusion raciale, ses effets avaient été si spectaculairement divergents en fonction de la couleur de peau que le directeur de la Commission des droits civils des États-Unis avait fait observer dès 1974 que, quel qu’eût été leur objectif, ces lois « instauraient une discrimination raciale injuste contre des citoyens appartenant à une minorité » (cité dans Hench, 1998, p. 768). Le fait que la privation généralisée du droit de vote fît partie d’un ensemble de mesures adoptées pendant et après la Reconstruction pour consolider la suprématie blanche en restreignant ou en supprimant le droit de vote des Noirs Loïc Wacquant contribue à expliquer que beaucoup d’États aient redonné ce droit à d’anciens condamnés au cours des années 1960 et 1970 après l’effondrement du régime Jim Crow et après que les ghettos urbains du Nord avaient été ébranlés jusque dans leurs fondements par l’attaque frontale des Noirs et de leurs alliés progressistes dans un domaine politique devenu momentanément sensible aux pressions d’en bas en raison des impératifs extérieurs de la Guerre froide (Dudziak, 2000) et de la « pacification » du Viet Nam. Cela explique pourquoi les lois électorales libérales ont connu un nouveau reflux au cours des années 1980 et 1990, de nombreux États rétablissant des mesures restrictives alors que se manifestait un choc en retour anti-Noir et que l’engagement public contre les inégalités raciales s’affaiblissait (Steinberg, 1995 ; Reed, 2001). Enfin, l’enchevêtrement des divisions de castes et des restrictions légales explique aussi le fait que la pratique étatsunienne de déchéance des droits civiques pour les condamnés soit unique au monde par sa sévérité et son ampleur. Nombreuses sont les démocraties libérales, comme la Suède, l’Irlande, l’Australie et l’Espagne, qui autorisent leurs détenus à voter, mais là n’est pas le vrai facteur de différenciation ; ce qui distingue l’Amérique est l’exclusion politique des condamnés qui ne sont pas sous écrou et des anciens condamnés qui ont purgé leur peine. Beaucoup de pays occidentaux, comme la Belgique, l’Italie et le Canada, imposent des restrictions pénales au droit de vote des personnes placées en liberté provisoire ou conditionnelle, mais ces restrictions sont limitées dans le temps et sont dûment diversifiées en fonction du délit : les privations de droits civiques sont infligées comme une sanction pénale concurremment avec d’autres peines et ne frappent qu’un petit nombre de délinquants. Quelques autres pays, dont la France et l’Allemagne, privent par jugement certains anciens condamnés de leur droit de vote, mais, là encore, uniquement en cas de violations graves du code électoral ou de délits civiques comme la trahison, et encore n’est-ce que pendant quelques années après que la condamnation à la prison ou à une autre peine a été purgée. Les États-Unis sont le seul pays de ce qu’on appelle le Monde libre qui prive du droit de vote, par la loi et sans possibilité de recours judiciaire, de larges catégories d’anciens détenus, quelles que soient la nature de leur infraction et leurs circonstances personnelles et, a fortiori, qui les en prive à vie. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 143 La race comme crime civique Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès En outre, tout comme elles recourent abondamment à l’incarcération pour une large gamme d’infractions qui, dans d’autres sociétés avancées, sont le plus souvent punies par une obligation de travaux d’intérêt général ou des peines de prison avec sursis (Tonry et Frase, 2001), les autorités américaines ne réservent pas la privation des droits civiques aux seuls criminels « professionnels » violents qui, comme on pourrait raisonnablement le soutenir, se sont pratiquement séparés eux-mêmes de la communauté des citoyens. Dans plusieurs États, la déchéance des droits civiques est prononcée pour des délits qui ne sont pas passibles d’emprisonnement, comme dans le cas de ce résident du Mississippi qui découvrit qu’il était interdit de vote à vie parce qu’il avait plaidé coupable pour avoir émis un chèque sans provision de 150 dollars (Fellner et Mauer, 1998, p. 5). Ce qui met en évidence une dernière particularité qui distingue encore plus les États-Unis d’autres démocraties libérales qui prononcent parfois par jugement une suspension limitée des droits civiques, à savoir le caractère furtif et presque invisible de la mise en œuvre. Chaque année, des dizaines de milliers d’Américains sont privés de leur droit de vote sans même le savoir, en raison de la généralisation du « plaider coupable » qui comporte pour corollaire muet et distant la perte de ce droit civique fondamental. Tel est particulièrement le cas de la justice des mineurs « lorsqu’un adolescent de 18 ans accepte de plaider coupable pour bénéficier d’une peine bénigne et sans emprisonnement (comme le font presque tous ceux qui sont inculpés pour la première fois, qu’ils soient coupables ou non) risque sans le savoir de sacrifier à jamais son droit de vote » et sans en avoir même été informé par le ministère public (Shapiro, 1997, p. 62). Enfin, la plupart des États de l’Union qui excluent des personnes ayant un casier judiciaire ont bien des procédures permettant à celles-ci de solliciter une indulgence et un rétablissement de leurs droits, mais elles sont généralement si complexes, si coûteuses et si lourdes que rares sont les anciens détenus qui recouvrent le droit de pénétrer dans l’isoloir. En Floride, État qui abrite à lui seul un tiers des Américains privés de leur droit de vote, le seul volume de la paperasse exigée d’un ancien condamné sollicitant le rétablissement de son droit de vote suffit, pour citer un avocat spécialisé dans cette procédure, « à remplir deux classeurs, avec une cinquantaine de sources couvrant de vingt à cinquante années de 143 la vie du demandeur » (Dugree-Pearson, 2002, p. 381), avec notamment une documentation complète sur son parcours éducatif, sur ses domiciles successifs et sur ses emplois (avec les noms de tous ses supérieurs hiérarchiques) pendant un quart de siècle, des copies de toutes ses archives financières, bancaires et fiscales, ainsi que tous les documents judiciaires de toutes le juridictions devant lesquelles il a comparu (y compris toutes les contraventions infligées au cours de sa vie entière accompagnées d’une preuve du paiement pour chacune). Après que son dossier a été constitué et étudié, le demandeur doit être personnellement entendu par le gouverneur et les membres de son cabinet, après quoi le gouverneur a le pouvoir discrétionnaire de prendre la décision finale. Toute cette procédure prend environ deux ans et coûte plusieurs milliers de dollars, somme qui dépasse de beaucoup les possibilités de l’ancien condamné moyen, lequel, en outre, a rarement les compétences culturelles voulues pour naviguer au sein de la bureaucratie et le loisir de passer des semaines et des mois à voyager d’un bureau à l’autre pour réunir les documents nécessaires. Cela explique pourquoi, chaque année, quelque 40 000 nouvelles personnes domiciliées en Floride sont privées de leur droit de vote, alors que moins de 2 000 le récupèrent (Dugree-Pearson, 2002, p. 382-383). Cela étant, il est permis de penser que le caractère le plus extraordinaire de cette privation massive des droits civiques pour les anciens condamnés aux États-Unis est qu’elle est totalement dépourvue de rationalité d’un point de vue général ou pénologique. Les législateurs, les juristes et les magistrats ne sont jamais parvenus à s’entendre sur sa nature et sur sa finalité. Il est facile de montrer que la raison officiellement invoquée, basée sur « la crainte que les anciens détenus n’utilisent leur bulletin de vote pour modifier la nature ou l’application du droit pénal » (Harvard Law Review Association, 1989, p. 1301) est dépourvue de tout fondement. En premier lieu, il n’a jamais été prouvé que les anciens condamnés voteraient d’une manière différente des autres électeurs sur les questions de crime et de justice et, même si c’était le cas, ils représentent une fraction si infime de l’électorat (environ 0,8 % pour l’ensemble des États-Unis avec les chiffres record d’aujourd’hui) qu’il ne leur est guère possible d’influer sur les sanctions pénales. En second lieu, une mesure d’exception générale interdisant à tous les anciens condamnés Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 144 144 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès d’accéder aux urnes pour éviter une récidive de ceux qui avaient été condamnés pour des violations du droit électoral serait à la fois excessive (parce que disqualifiant des masses d’anciens détenus qui n’ont jamais commis de fraude électorale) et insuffisante (plusieurs États en effet ne privent pas du droit de vote ceux qui ont enfreint les lois électorales). Les justifications philosophiques plus larges d’une exclusion civique des anciens détenus sont également faibles et peu convaincantes. L’argument du contrat social, procédant du libéralisme de Locke, et l’argument se réclamant du civisme et du républicanisme selon lequel les anciens condamnés devraient être exclus parce qu’ils ont donné la preuve de leur « turpitude morale » qui les rend « impropres à exercer le privilège du suffrage, ou à occuper des fonctions, sur un pied d’égalité avec les hommes libres qui sont revêtus par l’État de la toge de la citoyenneté politique » (Harvard Law Review Association, 1989, p. 1083-1084) se révèlent après examen pareillement dépourvus de fondement 6. En particulier, l’idée selon laquelle « la finalité manifeste » du refus du droit de vote aux anciens détenus est « de préserver la pureté des urnes, qui est le seul fondement sûr de la liberté républicaine » (selon les termes de l’arrêt historique rendu en 1894 par la Cour suprême d’Alabama dans l’affaire Washington v. State) est incompatible avec l’engagement fondamental de l’État moderne en faveur de l’inclusion et de l’égalité. Et le déséquilibre racial causé par la déchéance des droits civiques pour les condamnés viole effectivement la clause de l’égalité de protection du Quatorzième Amendement en raison de son impact manifestement disproportionné sur une section identifiable de la population nationale, impact qui, effectivement, « amoindrit avec le temps le pouvoir électoral d’une communauté minoritaire » (Hench, 1998, p. 787). Un examen attentif des traditions américaines, tant libérales que républicaines, rejoint la comparaison à l’échelle de la nation tout entière pour aboutir à la conclusion que la déchéance généralisée et illimitée des droits civiques pour les criminels et délinquants ne sert aucun intérêt essentiel de la société et est fondamentalement « incompatible avec une conception moderne de la citoyenneté, du vote et de la justice pénale » (Ewald, 2002, p. 1134-1135). Et que cette politique généralisée d’excommunication civique des détenus rejoint la rigide division raciale du pays, passée et présente. Loïc Wacquant La « race » comme crime civique Les justifications pénologiques de l’extirpation civique des anciens détenus sont plus faibles encore que les justifications politiques ou philosophiques. La mesure ne saurait avoir d’effet dissuasif étant donné qu’elle est presque invisible et étant donné aussi que l’électorat des classes inférieures, qui est sa cible première, participe peu, et de moins en moins, au processus électoral (Teixeira, 1992). C’est une « extension incohérente de la théorie du châtiment » dans la perspective d’une réhabilitation car elle ne tient aucun compte de l’éventualité d’une récidive et « ne comporte pour le délinquant aucune possibilité de réintégration dans la société » (JohnsonParris, 2003, p. 136 ; Keyssar, 2000, p. 162-163, 307-308). Elle est également dépourvue de valeur si son propos est de mettre les anciens délinquants hors d’état de nuire puisque ceux-ci restent libres de commettre toutes sortes de crimes et délits en dehors du bureau de vote. Et elle viole de façon flagrante les principes de proportionnalité et de modération inséparables de la doctrine de « juste rétribution » en appliquant la même exclusion globale à tous les délinquants quels que soient la gravité et le caractère civique de leur infraction (von Hirsch, 1993, p. 6-19). Tout comme les doctrines du libéralisme et du républicanisme ne sauraient fournir qu’un mince vernis rhétorique pour embellir la déchéance massive des droits civiques pour les délinquants actuels et passés, aucune théorie cohérente du châtiment ne saurait valider et, moins encore, rendre obligatoire cette pratique, surtout à l’échelle et avec la sévérité qui sont devenues les siennes au seuil du XXIe siècle. La même remarque vaut pour les politiques d’exclusion révocation pénale des titres universitaires et de la redistribution sociale publique. Ces formes de bannissement infligées aux détenus passés et présents procèdent toutes trois non pas de considérations pénologiques pratiques ou théoriques, mais de l’impératif politique visant à tracer des frontières symboliques très marquées qui intensifient et étendent la stigmatisation pénale en dotant les délinquants d’une altérité morale pérenne qui les constitue, à bien des égards, en une sorte de caste inférieure. L’étymologie de « felony » (crime ou délit grave), mot qui vient du latin médiéval fello, signifiant scélérat ou méchant et désignant un être mauvais, et qui en est venu à s’appliquer ensuite au reponsable Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 145 La race comme crime civique Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès d’un crime abject, nous rappelle que la déchéance des droits civiques des délinquants est fondamentalement « un acte symbolique de bannissement politique, une affirmation du pouvoir qu’a l’État d’exclure ceux qui ont violé les normes en vigueur » (Keyssar, 2000, p. 163). Mais il faut alors se demander quelles sont les normes en vigueur et de quelle manière elles sont enfreintes. On en arrive ici à ce que, dans les premières lignes de son livre Les âmes du peuple noir (The Souls of Black Folk, 1903, p. 3), W.E.B. Du Bois appelle mélancoliquement « l’étrange signification d’être noir ici » en Amérique. Depuis la naissance de la colonie jusqu’au jour présent, encore qu’avec des variations d’intensité et d’ampleur, les Noirs ont dû interpréter le rôle d’antithèse vivante de l’« Américain modèle », même lorsque, quand on leur en donnait la possibilité, ils faisaient leurs les valeurs et les mythes de base de la nation avec plus d’enthousiasme et de conviction que n’importe quel autre groupe. Après que la séparation sociale et symbolique des domestiques européens et des esclaves africains se fut concrétisée dans les dernières décennies du XVIIe siècle, les esclaves furent incorporés à une masse compacte et sans visage considérée comme n’étant pas digne de confiance, mais débauchée et fainéante – en bref, la négation même de l’idéal protestant, à la fois civique et religieux, du « travailleur digne de confiance, discipliné et industrieux » que les Puritains cherchaient à créer en créant la République, et inversement (Kolchin, 1993, p. 68). Pendant la période révolutionnaire, les citoyens de la nouvelle nation apprirent à assimiler l’expression « homme libre » à la liberté politique et à l’indépendance économique, là encore par opposition avec l’esclave à la peau sombre, qui se voyait refuser par la force ces prérogatives jumelles d’appartenance, sous le prétexte fallacieux qu’il (ou elle) était congénitalement incapable de les assumer. Vers le milieu du XIXe siècle, la formation d’une classe ouvrière s’opéra par le biais d’une consolidation raciale fusionnant « blackness » et servilité comme l’antithèse haïssable de l’américanité authentique, « les périls et l’orgueil de la citoyenneté républicaine » étant définis par opposition à une population noire dépeinte comme l’incarnation du « style de vie pré-industriel, érotique et insouciant que le travailleur blanc haïssait et désirait tout à la fois », à mesure qu’il se voyait poussé dans la sphère du travail salarié et soumis à une discipline industrielle qui l’écrasait (Roedi- 145 ger, 1991, p. 11 et 14). Pendant la majeure partie du XXe siècle, la variété raciste de l’américanisme qui voit la nation « comme un peuple uni par le même sang et la même couleur de peau et par une capacité innée à se gouverner lui-même » prévalut alors même que les forces universalistes du nationalisme civique gagnaient du terrain (par exemple, la loi de 1790 limitant la naturalisation américaine aux « personnes libres et blanches » ne fut officiellement abrogée qu’en 1952, alors même qu’une loi de 1870 avait fait figurer les « personnes de naissance africaine et d’origine africaine » dans les catégories pouvant bénéficier de la naturalisation). L’acceptation lente et à contrecœur dans le « creuset de Dieu » d’immigrants d’Europe méridionale et orientale confirma et renforça la marginalité socio-symbolique persistante des Afro-Américains, cependant que les politiciens libéraux qui professaient le principe de l’inclusion sans distinction de couleur « réintroduisaient périodiquement des éléments racistes dans leurs discours et leurs politiques » (Gerstle, 2001, p. 5). La « race » ou, pour être plus précis, la « blackness » – car, depuis les origines, c’est la présence d’êtres déshonorés à la peau foncée amenés enchaînés d’Afrique qui a nécessité la (ré)invention et la perpétuation de la vision et de la division raciales – doit se comprendre comme le crime civique primordial (primeval civic felony) de l’Amérique. Non pas dans un sens rhétorique ou métaphorique, mais en plein accord avec la conception durkheimienne du crime comme « un acte » qui « offense des états forts et définis de la conscience collective » de la société (Durkheim, [1893] 1930, p. 47 7), en l’occurrence des façons imputées d’être et de se comporter qui heurtent la représentation idéalisée que l’Amérique se fait d’elle-même comme la terre promise de la liberté, de l’égalité et de l’autodétermination. Pendant près de quatre siècles, les Noirs ont été constamment construits symboliquement et traités institutionnellement, non pas simplement comme des non-citoyens situés en dehors du pacte social inaugural de la république, mais comme de véritables « anticitoyens » (Roediger, 1991, p. 57) se dressant au-dessus de lui et contre lui. Cela explique la récurrence de projets et de mouvements visant à les extirper du corps social en les faisant retourner en Afrique, depuis l’idée de Thomas Jefferson préconisant leur déportation après une émancipation finale jusqu’à la création par des philanthropes blancs de l’American Colo- Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 146 146 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès nialization Society en 1816 et au succès populaire de l’Universal Negro Improvement Association de Marcus Garvey avec son plan de rapatriement des Afro-Américains au Libéria un siècle plus tard. Cela explique aussi l’interdiction faite aux Noirs de s’engager dans l’armée américaine jusqu’en 1862 et l’impact socio-symbolique cataclysmique de leur service sous les drapeaux pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle, qui fit plus pour ébranler les fondations sociales et mentales de l’ordre de castes des États-Unis que tous les mouvements internes de protestation qui avaient eu lieu jusque là en effaçant la démarcation entre les Noirs et les Blancs au sein de l’organe le plus honorifique de l’appareil d’État, l’armée (Gerstle, 2001, chapitres 5-6 ; Klinkner et Smith, 1999, p. 200-201 ; McAdam, 1989). Les Noirs ne faisaient pas partie de ce « Nous, le peuple » qui formait une « union plus parfaite » pour « obtenir les bienfaits de la liberté pour eux-mêmes et leur postérité », pour citer le préambule de la Constitution des États-Unis. L’esclave africain et afro-américain, puis le métayer nègre et le prolétaire industriel noir et aujourd’hui le membre odieux de l’« underclass » du centre ville ont été constamment dépeints et traités dans le discours national et la politique publique comme des ennemis de la nation – comme les esclaves l’ont été tout au long de l’histoire du monde 8. Richard Wright a très bien montré ce sentiment d’être à la fois un étranger et un scélérat dans Un enfant du pays (Native Son), le remarquable portrait allégorique de la condition de l’Américain noir au milieu du XXe siècle, déchiré entre la glorieuse appartenance à la démocratie et la sinistre réalité de la domination de caste. Dans la scène du procès de Bigger Thomas (jeune Noir maladroit qui, en proie à la confusion et au ressentiment racial, tue accidentellement une jeune beauté blanche, fille bohème d’une grande famille patricienne de Chicago) l’avocat de celui-ci prononce le plaidoyer suivant pour le meurtrier et violeur supposé (car les Blancs ne peuvent imaginer que le meurtre ne soit pas sexuellement motivé) qui, à cause de l’énormité même de son crime (après avoir étouffé sa victime sous l’effet de la panique, il lui coupe la tête pour jeter son corps dans la chaudière de l’hôtel particulier de ses parents), doit représenter tous les Noirs d’Amérique. Exclu de notre société et non assimilé par elle, aspirant cependant à satisfaire des impulsions similaires aux nôtres, mais pri- Loïc Wacquant vées de ces objectifs et moyens d’expression qui sont l’œuvre d’une société constituée depuis des siècles, chaque jour au lever du soleil comme à la tombée de la nuit, il s’est rendu coupable d’actions subversives. Chaque mouvement de son corps est une protestation inconsciente. Chacun de ses désirs et de ses rêves, si intimes et si personnels soientils, est un complot, une conspiration. Chacun de ses regards est une menace. Son existence même est un crime contre l’État. (Wright, 1939, p. 821 ; souligné dans l’original ; édition française 1988, p. 492-493) D’où le recours banalisé, particulièrement marqué dans les périodes de transition entre des configurations de domination raciste, à l’appareil pénal pour faire en sorte que « le spectre basané reste assis dans son siège habituel au festin de la nation » (Du Bois, 1903, p. 10 9). D’où aussi le refus persistant, dans l’application du droit pénal comme plus généralement dans le discours public, d’individualiser les Noirs, qui se trouvent ainsi amassés en un type collectif défini par le statut et les actes non pas du membre moyen, mais du plus bas et du plus effrayant de tous (Walton, 1992, p. 397-401) – si bien que les Noirs risquent toujours d’être traités de la façon la plus humiliante chaque fois qu’ils ne peuvent pas fournir de preuve tangible, par leur apparence, leur conduite ou leurs titres, qu’ils méritent de se voir accorder le minimum de dignité convenant à un citoyen, comme dans l’histoire survenue au professeur noir de Harvard qui ne pouvait pas héler un taxi en ville la nuit. À part l’emploi du mot « inacceptable », le juriste George Fletcher est donc sur la bonne voie lorsqu’il soutient que « la privation catégorique des droits de vote introduit un élément inacceptable de caste dans le système politique américain » dans la mesure où il traite les anciens détenus « comme intrinsèquement indignes de confiance non seulement pour ce qui est de voter, mais encore de témoigner sous serment à un procès », comme des personnes dont le statut social est définitivement amoindri par des condamnations antérieures. Avec la conjonction accélérée de la « blackness » et de la criminalité, la privation des droits civiques des délinquants est effectivement un « prolongement de l’infamia » (Fletcher, 1999, p. 1895-1908) exploitant le discrédit de l’esclavage et la souillure subséquente de la séparation en castes par l’intermédiaire de Jim Crow et du ghetto urbain réactivée par une sanction pénale indélébile. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 147 La race comme crime civique Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès Quand on replace les tendances pénales actuelles dans l’arc complet de la domination ethno-raciale, on voit apparaître aussitôt l’étroite parenté entre la rhétorique et la politique d’exclusion politique des délinquants et ex-délinquants à la fin du XXe siècle, d’une part, et, d’autre part, la théorie et la pratique de la division raciale dans les deux périodes décisives du soulèvement révolutionnaire contre la Couronne britannique et des décennies ayant suivi la guerre de Sécession, c’est-à-dire dans les deux conjonctures historiques au cours desquelles les règles de déchéance des droits civiques pour les criminels furent d’abord introduites, puis élargies 10. Dans les deux cas, la notion de « pureté » – du bulletin de vote dans le premier et de la communauté blanche dans le second – est le trésor national à préserver. Dans les deux cas, la réduction des « droits naturels » et l’affaiblissement de la protection constitutionnelle sont vigoureusement mis en œuvre pour extirper du corps social des catégories considérées comme intrinsèquement mauvaises et porteuses d’une souillure permanente. (Dans l’arrêt Washington v. State de 1884, la Cour suprême d’Alabama avait codifié la doctrine de la « pureté du vote », les délinquants étant assimilés à des « débiles mentaux, aliénés et mineurs », c’est-à-dire à des individus qui, par leur nature même, sont dépourvus des « qualités voulues de jugement et de libre arbitre qui les rendraient aptes » à voter.) Dans les deux cas encore, la catégorie ainsi frappée d’une exclusion publique est transformée en un groupe extérieur subordonné en permanence et tenu pour responsable de sa marginalité civique et de son statut juridique inférieur, ce qui absout le groupe supérieur et le dispense de sa responsabilité dans l’établissement même de ce régime d’exclusion. Comme dans l’imposition d’une frontière de castes en matière de naturalisation, « la déchéance des droits civiques des anciens délinquants justifie l’idée (tout en étant justifiée par elle) que les déviants sont la source et l’incarnation de la corruption, de la pollution et de la turpitude morale ; qu’ils peuvent et qu’ils doivent être isolés, mis à l’écart et stérilisés politiquement » (Harvard Law Review Association, 1989, p. 1314-1315 et 1316). L’aliénation pénale des détenus d’aujourd’hui fait d’eux des équivalents sociaux, sinon des répliques légales, des esclaves d’avant la guerre de Sécession d’un autre point de vue encore : bien qu’il soient exclus d’une participa- 147 tion civique, ils n’en ont pas moins un poids sur la scène politique à l’instigation et au bénéfice de ceux qui régissent leurs corps, tout comme les esclaves dans les plantations apportaient un avantage à leurs maîtres en vertu de la clause des « trois cinquièmes » de la Constitution des ÉtatsUnis. Étant donné que les prisonniers sont comptabilisés dans le recensement comme domiciliés dans les comtés où ils purgent leur peine, ils gonflent artificiellement le nombre d’habitants tout en abaissant le revenu moyen des bourgs ruraux où se trouvent la plupart des prisons. De ce fait, ces bourgs se voient conférer une importance politique accrue pour ce qui est de la représentation à la législature de l’État, et ils peuvent également obtenir un supplément de subventions fédérales destinées à remédier à la pauvreté : des fonds publics qui devraient normalement financer des services comme l’éducation et les soins médicaux et des subventions au transport et au logement pour les Noirs pauvres de l’« inner city » sont détournés au profit de la population à majorité blanche des communes où se trouve la prison. On estime que, pendant la décennie en cours, le comté de Cook aura perdu 88 millions de dollars de financement fédéral parce qu’environ 26 000 habitants de Chicago (dont 78 % de Noirs) sont comptabilisés comme domiciliés dans les districts où ils sont incarcérés. De même, le décompte des détenus transfère l’influence politique de l’endroit où ils habitaient à l’endroit où ils sont incarcérés, diminuant ainsi le poids électoral des Noirs et des Latinos domiciliés dans les districts métropolitains dont la plupart des prisonniers sont originaires, et ce d’autant plus que les établissements pénitentiaires sont situés plus loin des grandes villes. Ainsi, 80 % des prisonniers de l’État de New York sont des Afro-Américains et des Hispaniques dont les deux tiers sont originaires de la ville de New York, mais 91 % d’entre eux sont incarcérés dans le nord de l’État, dans les districts conservateurs purement blancs où tous les nouveaux pénitenciers construits depuis 1982 sont situés. L’assimilation des prisonniers urbains à la population rurale à des fins de représentation (bien que la Constitution de l’État spécifie que l’emprisonnement n’entraîne pas de perte ou de changement de domicile) viole la règle « un homme, une voix » et se traduit par une perte nette de 43 740 résidents pour la ville de New York, perte dont on a calculé qu’elle aurait coûté aux Démocrates urbains deux sièges dans chacune des deux Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 148 148 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès Chambres de la législature de l’État (Wagner, 2002, p. 10-12). Et, de même que le décompte des esclaves accroissait la puissance politique des États du Sud et leur permettait d’asseoir plus fermement l’esclavage en contrôlant la vie politique nationale, la population « fantôme » de prisonniers noirs et bruns renforce l’influence politique des politiciens blancs dont le programme social et pénal va à l’encontre des intérêts des habitants du ghetto. Ces élus, en particulier, ont désormais intérêt à la perpétuation des politiques punitives de criminalisation de la pauvreté et de recours croissant à l’incarcération qui permettent la reconstitution du stock de Noirs indisciplinés garantissant des emplois dans l’administration pénitentiaire, des recettes fiscales et des subventions pour leurs communautés, ainsi qu’une influence politique dans celles-ci, au détriment direct des districts urbains ségrégués qui fournissent les détenus en question. À la lumière du fiasco qui avait couronné l’élection présidentielle de 2000, ce n’est pas sans ironie que, pour illustrer l’impact de plus en plus restrictif des codes électoraux américains concernant les délinquants, on notera que la Floride arrive en tête de tous les États de l’Union avec 827 000 détenus et ex-détenus déchus de leurs droits civiques, qui se répartissent entre 71 200 prisonniers, 131 100 prisonniers en liberté surveillée, seulement 6 000 prisonniers en liberté conditionnelle (ce qui atteste de la rigueur de la politique pénale de l’État) et pas moins de 613 500 anciens délinquants qui, bien qu’ils aient entièrement payé leur dette envers la société, ne pourront jamais remplir un bulletin de vote pour le reste de leur vie. En novembre 2000, plus de 256 000 de ces électeurs potentiels interdits de vote étaient noirs. Si Albert Gore, Jr, le candidat démocrate avait obtenu les voix de 1 % seulement de ces électeurs – dont beaucoup étaient illégalement interdits de vote en raison des erreurs d’enregistrement et de traitement des données commis par la firme privée avec laquelle le Bureau des élections de Floride avait passé contrat pour vérifier les qualifications d’anciens délinquants qui avaient franchi les frontières de l’État 11 – il aurait aisément obtenu la majorité en Floride et conquis la présidence. Mais la défaite infligée à Gore par les tribunaux n’est pas sans comporter une certaine justice poétique si l’on se souvient qu’il avait été pendant huit ans vice-président dans une administration qui avait contribué à accroître le nombre des détenus et ex-détenus Loïc Wacquant avec un zèle et une efficacité sans précédent dans toute l’histoire américaine (Wacquant, 2005). L’interdiction de vote des ex-délinquants des années après avoir purgé leur peine a contribué bien davantage à fausser les résultats des élections que toutes les défectuosités matérielles, comme les « hanging chads » et les « butterfly ballots » du comté de Broward, qui avaient absorbé l’attention du public pendant les semaines et les mois ayant suivi l’élection avortée de Floride. Cet épisode a donné un regain d’énergie aux militants sociaux et aux analystes qui dénoncent la violation apparente du caractère sacro-saint du pacte démocratique dans cette affaire. Dans une étude systématique de l’impact des lois portant déchéance des droits civiques des condamnés sur les résultats des élections depuis trois décennies, Uggen et Manza (2002) ont confirmé que, parce qu’elles frappent avant tout les électeurs potentiels noirs et pauvres, les interdictions pénales de vote enlèvent plus de voix au camp démocrate qu’au camp républicain et que, en restreignant le vote des minorités, elles ont, selon toute probabilité, inversé les résultats de sept élections au Sénat des États-Unis en plus de leur influence sur les résultats de l’élection présidentielle de 2000. Mais cette inquiétude légitime devant le caractère faussé des résultats électoraux tend à faire oublier la signification plus profonde du processus d’exclusion des délinquants, qui est d’imposer et de généraliser le statut amoindri des détenus en transformant ceux-ci en des sortes de parias de la communauté civique américaine, quelle que soit l’influence de cette situation sur telle ou telle élection. Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici que, pendant la phase d’imposition des restrictions raciales qui aboutirent peu à peu au régime de Jim Crow, l’opposition au vote des Noirs dans le Sud ségrégationniste n’était pas proportionnelle au poids réel ou potentiel des Noirs aux élections. Il s’agissait bien plutôt d’une opposition de principe fondée sur le syllogisme (ou plutôt le paralogisme) racial, à savoir que le vote signifie l’égalité politique, laquelle implique l’égalité sociale, laquelle à son tour incite aux agressions sexuelles contre les Blanches, c’est-à-dire menace le mythe sociétal de la pureté raciale des Blancs (Litwack, 1998, p. 221). Ce ne sont pas tant les expédients politiques que les nécessités de caste qui commandèrent l’exclusion politique des descendants des esclaves. Il en va peut-être de même aujourd’hui des délinquants, dont on a fait le dernier avatar historique du « sale nègre ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 149 La race comme crime civique 149 À vrai dire, pour que les lois racialement biaisées privant les délinquants de leurs droits civiques cessent d’apparaître comme une anomalie, il suffit de rompre avec l’idéologie dominante de l’universalisme civique. Selon celle-ci, exprimée dans les écrits d’Alexis de Tocqueville, jusqu’à ceux de Gunnar Myrdal, de Louis Hartz et de leurs épigones tardifs, la citoyenneté américaine aurait été dès l’origine accessible à tous ceux qui étaient disposés à faire leurs les idéaux libéraux et les institutions républicaines. Force est de reconnaître au contraire, avec l’histoire politique révisionniste récente, que la démocratie des États-Unis a été fondée depuis ses commencements sur un pacte restrictif pour les méritants auquel seuls étaient parties ceux qui étaient ethniquement et spirituellement dignes 12. Loin de « porter atteinte à la démocratie », comme le déplorent leurs critiques, ces lois en réactivent et en mettent à jour l’un des ressorts les plus profonds et nous rappellent que la division en castes a été un élément central et non pas marginal de la société des États-Unis, une donnée constitutive et non pas tératologique du républicanisme américain. Les mesures excluant les délinquants de la distribution d’un capital culturel précieux, de la redistribution de l’aide sociale et du droit de vote se conjuguent pour perpétuer une « sphère d’exclusivisme de groupe » – pour rappeler la définition très large que Herbert Blumer (1958, p. 4) a donnée du préjugé racial – et porter témoignage du caractère stratifié et restrictif de la citoyenneté américaine à l’aube du nouveau millénaire. Traduit de l’anglais Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès Notes * Cet article est la version abrégée d’une présentation portant le même titre au Colloque sur l’inégalité et la culture du Département de sociologie de l’Université de Princeton le 1er mars 2004, préparée avec les conseils rédactionnels de Daniel Sabbagh. Il emprunte au chapitre 4 de mon ouvrage Deadly Symbiosis: Race and the Rise of The Penal State (Cambridge, Polity Press, sous presse). Je suis reconnaissant à Bruce Western de son invitation et aux participants du colloque de leur patiente attention et de la vigueur de leurs questions. 1. Je suis redevable pour cet argument à l’explication de David Garland pour qui « la pénalité est un ensemble de pratiques signifiantes », lesquelles « contribuent à produire des subjectivités, des formes d’autorité et des relations sociales » en général (Garland, 1991). 2. En 1997, le bulletin d’information publié par le Bureau of Justice Assistance sous le titre Denial of Federal Benefits Program and Clearinghouse énumérait 750 programmes pour lesquels la possibilité de bénéficier d’avantages sociaux pouvait être compromise par le fait d’être ou d’avoir été délinquant (Olivares et al., 1996). 3. Pour un examen plus détaillé qu’il n’est possible de le faire ici sur des aspects juridiques complexes et évolutifs des exclusions pénales, le lecteur pourra se reporter à Harvard Law Review Association (2002) et aux ouvrages qui y sont cités. 4. On trouvera dans Kousser (1974) un exposé historiographique approfondi sur la déchéance des droits civiques imposée aux Noirs pendant et après la période de la Reconstruction. Les Noirs libres avaient déjà été la cible d’un vaste mouvement d’excommunication politique pendant le demi-siècle qui précéda la guerre de Sécession, de même que les indigents, les vagabonds et les délinquants (Keyssar, 2000, p. 54-65). 5. Lorsque des Noirs protestèrent en faisant valoir que ces mesures revenaient à annuler les 13e, 14e et 15e amendements à la Constitution des États-Unis, le gouverneur James K. Vardaman répliqua sans ambages que la Convention avait été « tenue à seule fin d’éliminer le nègre de la politique ; non pas « l’ignorant et le méchant comme certains voudraient vous le faire croire, mais le nègre ». Pour bien mettre les points sur les « i », le principal journal de l’État, le Clarion-Ledger, fit écho à ces propos en écrivant : « Ils ne s’opposent pas au vote des Noirs à cause de leur ignorance, mais à cause de leur couleur » (McMillen, 1998, p. 43-44). 6. Pour une discussion plus approfondie et une réfutation de l’argument selon lequel « l’objectif manifeste » du refus du droit de vote aux anciens détenus est « de préserver la pureté des urnes, qui est le seul fondement sûr de la liberté républicaine » (selon les termes de l’arrêt historique rendu en 1894 par la Cour suprême d’Alabama dans l’affaire Washington v. State), voir Wacquant (2005a, chapitre 5). 7. Durkheim poursuit en ces termes : « Nous ne devons pas Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès 10 L. WACQUANT 18/01/07 18:32 Page 150 Loïc Wacquant 150 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 02/09/2011 08h21. © érès dire qu’un acte blesse la conscience commune parce qu’il est criminel, mais qu’il est criminel parce qu’il blesse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce que c’est un crime ; bien plutôt, c’est un crime parce que nous le réprouvons. » (1930, p. 48). 8. « Aucun maître, que ce fût dans la Rome ancienne, dans la Toscane du Moyen Age ou dans le Brésil du XVIIe siècle, ne pouvait oublier que le domestique obséquieux pouvait être aussi un “ ennemi intime ” tenté par le vol, l’empoisonnement ou l’incendie. Tout au long de l’histoire, il a été dit que les esclaves, même s’ils pouvaient à l’occasion être aussi loyaux et fidèles que de bons chiens, étaient pour la plupart paresseux, irresponsables, fourbes, rebelles, peu dignes de confiance et sexuellement immoraux » (Brion Davis, 1976, p. 40-41). On notera que cette litanie d’adjectifs comprend les épithètes le plus communément appliquées à l’« underclass » urbaine dans l’Amérique des années 1980. 9. On se souviendra que, pour Durkheim, le châtiment est une fonction sociale qui intervient « chaque fois qu’un pouvoir autoritaire s’établit » et « que sa fonction première et principale est de […] défendre la conscience commune contre tous les ennemis de l’intérieur comme de l’extérieur » (1930, p. 51). 10. Au cours de la période initiale allant de 1776 à 1830, les incapacités civiques étaient liées au fait d’avoir commis des crimes ou délits graves, conformément au droit anglais et à l’ancien droit romain, et elles frappaient aussi les indigents et les vagabonds ; entre 1870 et 1920, la déchéance pénale des droits civiques a été généralisée dans les divers États et étendue à des délits moins graves (Keyssar, 2000, p. 61-63, 162-163). 11. La Division électorale de l’État a radié des listes électorales les électeurs dont le nom et la date de naissance ressemblaient simplement à ceux de personnes inscrites dans les bases de données concernant les criminels et délinquants, et ce bien que ses propres experts eussent averti que cette façon de procéder se traduirait automatiquement par l’élimination illégale de milliers de personnes en droit de voter. Une étude récente a révélé que les électeurs noirs ont été ainsi radiés dans des proportions dix fois plus élevées que les électeurs blancs (Donziger, 2002, p. 2). 12. Voir en particulier Smith (1999) sur l’« américanisme inégalitaire » fondé sur la race, les origines nationales et le sexe ; Gerstle (2001) sur le « nationalisme racial » et sur ses rapports conflictuels avec le « nationalisme civique » ; et King (2002) sur l’engagement durable en faveur de ce qui est blanc considéré comme critère de la désirabilité différentielle et de l’« assimilabilité » de groupes cherchant à obtenir la nationalité américaine. BOURDIEU, P. 1987. « Espace social et pouvoir symbolique », dans Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, p. 147-166. COLE, D. 2000. No Equal Justice : Race and Class in the American Criminal Justice System, New York, New Press. DAVIS, D.B. 1976. The Problem of Slavery in the Age of Revolution, 1770-1823, Oxford, Oxford University Press. DONZIGER, S. 2002. America’s Modern Poll Tax : How Structural Disenfranchisement Erodes Democracy, Washington, DC, Advancement Project. DU BOIS, W.E.B. 1903. 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