études - Editions Oxus
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JUIL/AOUT 13 Mensuel Surface approx. (cm²) : 592 N° de page : 95-97 14 RUE D'ASSAS 75281 PARIS CEDEX 06 - 01 44 39 48 48 Page 1/3 Lorca, poète anti-flamenco ? LINE AMSELEM* EDERICO Garcia Lorca est le poète du flamenco. Il a puisé une partie de son inspiration dans le chant et la danse de son Andalousie natale et, depuis qu'il les a magnifiés, les chanteurs et danseurs andalous s'inspirent à leur tour de son théâtre et de sa poésie. Ce lien est parvenu au grand public par le cinéma lorsqu'Antonio Saura a filmé l'interprétation d'Antonio Gades de la pièce Noces de sang (1981). Certains vers et les ressorts dramatiques imaginés par Lorca appartiennent désormais à une mythologie flamenca. Pourtant, ce qui paraît évident aujourd'hui a été l'objet d'une polémique au moment de sa création. Dans la conférence-récital qu'il donne en 1933 sur les Complaintes gitanes (Romancero Gitano), Lorca précise: « le livre est un retable d'Andalousie [...] Et, je vais le dire clairement. Un livre anti-pittoresque, anti-folklorique, anti-flamenco. » L'humeur que l'on perçoit dans ces phrases est due à la confusion dont Lorca tente de se dégager. Malgré toute la hauteur et la profondeur qu'il voit dans le peuple gitan, il doit souvent indiquer qu'il n'est pas un Gitan lui-même. Il lui faut lutter contre les idées reçues qui l'atteignent jusque dans son entourage le plus proche. Son ami Salvador Dali, avec lequel il a voyagé en Catalogne, a utilisé comme une scie l'image d'un art andalou fait de sensiblerie rétrograde, de telle façon qu'à la sortie du film Un Chien andalou en 1929, Lorca se sent personnellement pris à parti par ce titre méprisant. On l'aura compris, lorsque le poète qualifie son recueil d'« anti-flamenco », il ne se démarque pas de l'art andalou, mais revendique, au contraire, son expression la plus authentique. Pour Lorca, il s'agit du cante jondo (chant profond), la partie la plus ancienne du répertoire flamenco. En 1922, il avait organisé avec le compositeur Manuel de Falla un concours de cante jondo et avait formule alors la distinction qu'il faisait entre ce chant et le flamenco: « L'un est un chant imprégné de la couleur mystérieuse des premiers âges ; lautre est un chant relativement moderne, dont l'intérêt émotionnel disparaît devant le précédent. » * Maître de conférences à l'Université de Valenciennes, auteur, traductrice, dernier ouvrage paru À la Rencontre de Federico Garcia Lorca, Escalquens, Oxus, 2013 TRAJECTOIRE 6458986300524/CLA/AJR/2 Eléments de recherche : OXUS ou EDITIONS OXUS : toutes citations JUIL/AOUT 13 Mensuel Surface approx. (cm²) : 592 N° de page : 95-97 14 RUE D'ASSAS 75281 PARIS CEDEX 06 - 01 44 39 48 48 Page 2/3 Face au flamenco, né au xvm6 siècle, le cantejondo est exalté comme véritable expression de l'Andalousie, riche de ses origines indiennes venues avec les Gitans, des influences arabes et juives, romaines et byzantines. Le concours recherchait une prise de conscience des deux dangers qui menaçaient le cantejondo : sa disparition à la mort de chacun de ses dépositaires et sa dégradation entre les mains de ceux qui le souilleraient en l'approchant avec maladresse. Naturellement, le poète rend hommage aux interprètes, les cantaores : « La différence entre le bon cantaor et le mauvais - dit-il - réside dans le fait que le bon a du [duende], ce qu'ils appellent duende, et le mauvais n'y parvient pas. » Mais qu'est-ce que le duende? Si l'on s'en tient aux dictionnaires, c'est un esprit malin qui prend possession des maisons en y causant des dégâts, (son étymologie « dueho de la casa » signifie « maître de la maison) ; un chardon épineux du Sud de l'Espagne ou un charme ineffable, en particulier dans le chant et la danse d'Andalousie. Dans toutes ses acceptions, le duende est insaisissable. Au fil des années, Lorca élabore une réflexion à partir de ce terme mystérieux. Elle aboutit à la conférence Jeu et théorie du duende prononcée à Buenos Aires et à Montevideo en 1933 et 1934. La plus célèbre et la plus riche des conférences de Lorca, sans doute, parce quelle associe deux des questionnements majeurs du poète : un désir de cerner la singularité andalouse, d'une part, et d'autre part, une recherche des mécanismes les plus secrets de la création artistique. Lorca annonce à son public américain « une leçon simple sur l'esprit caché de la douloureuse Espagne », mais en revient très vite à l'Andalousie. Pour montrer le duende, il échafaude une théorie générale de l'art qui distingue trois types de moteurs pour la création : l'ange, la muse et le duende qui passe par le sang et par le corps. Il applique, en quelque sorte, la tripartition âme-esprit-corps à l'élan créateur. Néanmoins, le lecteur/spectateur ne doit pas s'attendre à un traité rigoureux ; si Lorca emploie la forme d'une démonstration scientifique, son objet et ses arguments demeurent uniquement poétiques. En définitive, le duende se trouverait peut-être moins dans le corps, par opposition à l'esprit ou à l'âme, que dans la tension entre ces trois puissances, comme le propose Christopher Maurer, qui a établi l'édition critique espagnole des conférences (Madrid, Alianza, 1984). Lorca ne confronte pas la Catalogne et l'Andalousie, la modernité et la tradition, mais fonde son argumentation sur des références précises ; un artiste, une œuvre, un détail, un moment. La conférence multiplie les exemples variés dans le temps et dans lespace, et les offre sans nul besoin d'érudition, les auteurs reconnus sont évoqués (Descartes, Socrate, Vélasquez, le poète Herrera), comme une jeune fille qui chante ou une TRAJECTOIRE 6458986300524/CLA/AJR/2 Eléments de recherche : OXUS ou EDITIONS OXUS : toutes citations JUIL/AOUT 13 Mensuel Surface approx. (cm²) : 592 N° de page : 95-97 14 RUE D'ASSAS 75281 PARIS CEDEX 06 - 01 44 39 48 48 Page 3/3 vieille femme qui danse. Ce sont moins des citations que des anecdotes racontées, elles font des Gitans l'égal de Giotto et de Thérèse d'Avila un torero ou une danseuse inspirée. Lesprit de l'Andalousie devient universel, il est décelable dans toute expression artistique quels que soient le lieu ou l'époque de son avènement. Pour traduire le duende, l'art incarné, en mouvement, insaisissable, Lorca ne nous demande pas de le croire (avec notre âme), ni de le comprendre (avec notre esprit), mais d'en faire I expérience par la musique et le rythme de son texte (avec notre corps et par son propre corps). La conférence est ellemême une démonstration de duende. Le morceau de bravoure en est l'évocation de la célèbre cantaora Pastora Pavôn surnommée la Nina de los Peines se produisant à Cadix, avec talent, jusqu'à ce qu'un spectateur lui manifeste son impatience en criant « Vive Paris ! », comme un défi : Alors, La Nina de los Peines s'est levée comme une folle, pliée en deux comme une pleureuse médiévale, et elle a avalé d'un trait un grand verre d'anis de Cazalla, brûlant comme le feu, et là elle s'est rassise pour chanter sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge enflammes, mais... avec duende. Elle avait réussi à tuer tous les échafaudages de la chanson pour laisser place à un duende furieux et dévastateur, ami des vents charges de sable, qui poussait les gens de l'auditoire à déchirer leurs habits, presque selon le rythme des Noirs antillais de rite lucumi, quand ils se les arrachent pelotonnés devant une statue de sainte Barbe.' La conférence ne définit pas le duende, elle lui offre une tribune et c'est dans une brèche, au détour du récit poétique qu'il vient se faufiler pour nous saisir. Les journalistes qui témoignent de la prestation de Lorca ne s'y trompent pas et parlent de sa voix marine, de son accent, de son corps de boxeur. L'un d'entre eux a eu l'exclusivité d'une confidence du poète qui lui racontait comment un duende facétieux lui était apparu au pied de son lit et il raconte le rire de Lorca, bien décidé à dompter le lutin à sa prochaine apparition. Or, le jeu avec le duende est périlleux, il prend place « sur la margelle du puits », « au bord du ravin », il engage l'artiste dans une lutte à mort. Lorca évoque le profil découpe dans le crépuscule des morts, plus morts en Espagne que partout ailleurs au monde. Le lecteur ne peut oublier le destin tragique du poète car, à aucun moment, il n'est extérieur à son propos. Il nous entraîne avec lui, par notre humanité, jusqu'au vertige, dans un mélange d'exaltation poétique et de profonde compassion. « Laissant des traces de sang, Laissant des traces de larmes.2 » 1. Federico Garcia Lorca, Jeu et théorie du duende/fuego y teoria del duende, traduction de Line Amselem, Pans, Allia, 2008, p. 27-29 2. Federico Garcia Lorca, « Complainte somnambule/Romance Sonambulo », Complaintes gitanes/Romancero gitan, traduction de Lme Amselem, Pans, Allia, 2003, p 38-39 TRAJECTOIRE 6458986300524/CLA/AJR/2 Eléments de recherche : OXUS ou EDITIONS OXUS : toutes citations